SotDH T1 - Interlude
Ce qu’il reste
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Et ainsi, le temps s’écoulait.
Ce qui suit est un conte du passé.
Il était une fois une princesse de village et un jeune homme qui était toujours à ses côtés, son protecteur. Le jeune homme et elle étaient proches, amis depuis l’enfance. Grâce à lui, la princesse pouvait mener une vie heureuse, même si elle n’avait que rarement le droit de sortir de chez elle.
Mais, à leur insu, deux autres personnes les observaient de loin. L’un d’eux était le fils du chef du village. Épris de la princesse, il haïssait donc le jeune homme et le traitait avec cruauté.
L’autre observatrice était la jeune sœur du jeune homme. Amie d’enfance de la princesse, elle aussi, était attristée à l’idée que son cher frère parte, car elle savait ô combien il l’aimait. Pourtant, elle vivait comme si de rien n’était.
Un jour, deux démons attaquèrent le village. Pensant qu’ils étaient venus enlever la princesse, le jeune homme se lança à leur poursuite. Il retrouva l’un des démons au fond de la forêt, mais l’autre lui échappa et se dirigea vers le village.
Après un rude combat, il parvint à tuer le premier démon et se précipita vers le village. Mais il ignorait encore que les démons n’étaient pas son seul ennemi.
— C’est l’occasion ou jamais !
Ravi de l’absence du jeune homme, le fils du chef du village complota pour s’approprier la princesse. Profitant de sa position dans le village, il força la princesse à l’épouser. En l’absence de son protecteur, la princesse ne pouvait pas s’opposer au mariage. C’est ainsi que le fils du chef du village réussit. La princesse accepta d’être son épouse.
Mais la sœur du jeune homme en fut témoin et devint furieuse. Mais sa colère ne fut pas dirigée contre le fils du chef du village.
— Comment as-tu pu trahir mon frère de la sorte ?
La sœur en voulait plutôt à la princesse d’avoir fait du mal à son cher frère, mais ce n’était pas une décision qu’elle avait prise d’elle-même. Car, à ses côtés, se tenait l’autre démon, celui qui avait subtilement orienté sa fureur vers la princesse.
Même s’il s’agissait d’un complot ourdi par un démon, rien ne pouvait arrêter la haine de la sœur. Son cœur fut consumé par la jalousie. Elle se transforma en Démon Écarlate et tua son amie, la princesse.
— Ma sœur, qu’as-tu fait ?
Le jeune homme revint au pire moment et vit sa sœur tuer la femme qu’il aimait. Son cœur brûla de rage et il devint le Démon Bleu. Il tua alors le démon qui avait trompé sa sœur et attaqua à son tour le Démon Rouge. Affolée de se voir haïe par son frère, la Démone rouge s’enfuit.
— Je t’aimais. Et si tu me hais, alors ce monde…je n’en ai plus besoin.
Un jour, je reviendrai pour le détruire tout entier.
Elle disparut, ne laissant derrière elle qu’une malédiction de mauvais augure. C’est ainsi que le démon Bleu perdit la femme qu’il aimait, sa famille et lui-même.
On raconte qu’il quitta alors le village, déclarant que lui, démon, n’avait plus le droit de vivre parmi les humains. On dit aussi qu’il partit à la recherche de la Démone Rouge dont la localisation restait introuvable.
Quoi qu’il en soit, personne ne sut où il alla.
Cependant, il existait quelques rares récits d’un héros d’Edo connu sous le nom de « Demon de l’épée ». Certains pensaient qu’il s’agissait du Démon Bleu, qui s’était arrêté à Edo au cours de son voyage. D’autres croyaient aussi que l’âme de la princesse l’avait rejoint sur sa route.
Telle était l’histoire de La Princesse et le Démon Bleu, telle qu’elle avait été transmise dans le village de Kadono (aujourd’hui la ville de Kadono, dans la préfecture de Hyogo).
——— La Princesse et le Démon Bleu – Contes spirituels du Japon ancien.
édité chez Kono Publishing.
Février 2009
Je vivais sur le terrain d’un sanctuaire quelque peu réputé localement pour ses cerisiers en fleurs. Mon père était le prêtre en chef (kannushi), et ma mère était la prêtresse du sanctuaire. D’après ce qu’on disait, notre sanctuaire existait depuis l’époque Edo. Pour être tout à fait honnête, je ne connaissais pas grand-chose de son histoire et je n’avais pas vraiment envie d’en apprendre davantage.
Ce dimanche matin-là, il y avait peu de visiteurs. J’avais remarqué que de nombreuses feuilles jonchaient le sol du sanctuaire et, ayant du temps à tuer, je m’étais mis à les balayer avec un balai en bambou.
Je pensais que cela me prendrait du temps de tout nettoyer seule, mais, à ma surprise, j’avais terminé en moins d’une heure. J’avais rassemblé une belle et haute montagne de feuilles dans un coin du terrain.
— Pfiou, il fait si froid aujourd’hui… grommelai-je.
Je soufflai de l’air chaud sur mes mains engourdies pour les réchauffer. Mon souffle s’éleva, blanc et visible dans l’air glacé. Un vent hivernal souleva une légère vague de poussière. Le ciel, alourdi de nuages sombres semblables à des taches d’encre, plongeait le paysage dans une ambiance morne. En plein cœur de l’hiver, tout semblait décoloré et un peu mélancolique.
— Oh, Miyaka-chan ? Tu as nettoyé l’enceinte pour moi ? dit une voix.
Je me retournai et trouvai ma mère en train de regarder joyeusement les lieux.
— Je suis désolée, je suis sûre que tu préférerais faire autre chose de ton jour de repos.
— Pas du tout. Ce n’est pas comme si j’avais quelque chose d’autre à faire, répondis-je brusquement.
Elle sembla deviner que je n’étais pas si contrariée qu’en apparence et me fit ensuite un sourire.
— Merci, ma chérie. Dis, pourquoi ne pas jouer le jeu ?
— Heu, sans façon.
Par « Ne pas jouer le jeu », elle voulait dire enfiler l’uniforme traditionnel de prêtresse (miko) qu’elle portait elle-même. Personnellement, je trouvais ça super gênant. Sur elle, ça allait, elle paraissait jeune pour son âge et elle était plutôt jolie. Mais moi ? Non merci. Et si mes amies passaient par là, je n’ose même pas imaginer les moqueries. Bon, ma meilleure amie dirait sûrement que ça me va bien… mais rien que ça, c’est encore plus embarrassant.
— Allons, ne fais pas ta difficile ! Allez hop !
— Hein, Maman ?!
Comme d’habitude, mon avis ne comptait pas vraiment. Elle allait de toute façon me traîner jusque dans l’uniforme. Malgré son sourire doux et paisible, elle savait se montrer très persuasive.
— Et c’est reparti… soupirai-je, résignée.
Ma mère me regardait avec un sourire radieux. Et, inévitablement, je me retrouvai vêtue de la tenue de prêtresse. Elle m’allait toujours parfaitement, à croire qu’elle la retouchait régulièrement sans me le dire. C’était sans doute attentionné de sa part… enfin, j’imagine.
— Tu es magnifique, Miyaka-chan.
Je voyais bien que ses compliments étaient sincères, mais cela me gênait encore plus. Exaspérée, je soupirai.
— Maman…
— Oui, chérie ?
— Ça fait un moment que je voulais te demander… Pourquoi tu tiens tant à ce que je devienne prêtresse ?
Notre sanctuaire n’était pas particulièrement célèbre, juste assez connu pour apparaître dans les annuaires locaux. Le terrain était suffisamment vaste pour que le prêtre vive sur place, mais ma mère gérait très bien tout le travail de prêtresse toute seule. Bien sûr, j’aidais pendant les périodes de fête, mais on embauchait du monde pour ça, donc je n’étais pas indispensable.
Ne vous méprenez pas ! Ce n’est pas que je ne veux pas aider. C’est juste que… j’ai des réserves, disons, sur toute cette histoire d’uniforme tradi…
— Ah, ça ? Eh bien… je suppose que c’est parce que c’est le devoir des filles nées dans ce sanctuaire de devenir prêtresses, répondit ma mère avec un doux sourire.
Même en étant sa fille, je devais admettre qu’elle était vraiment belle. Ses longs cheveux noirs lui donnaient des airs de beauté japonaise classique. Une femme comme elle attirerait toujours les visiteurs du sanctuaire. Moi, en revanche… Trop grande. Les cheveux longs, mais avec des reflets un peu bruns. Pas du tout le style idéal pour ce rôle, selon moi.
Elle ajouta :
— Bien sûr, je ne te forcerai pas à reprendre le travail du sanctuaire après le lycée, dit-elle. — Tu devrais vivre ta vie comme tu l’entends. Mais d’ici là, j’aimerais que tu continues à être une prêtresse.
Elle jeta un coup d’œil en biais vers les cerisiers du sanctuaire. Mais ses yeux semblaient fixés sur quelque chose de bien plus lointain. Pendant un instant, j’eus l’impression qu’elle rêvassait.
Puis, soudainement, elle se dirigea vers la boîte à offrandes, juste devant le bâtiment principal du sanctuaire. Elle me fit signe de la suivre, ce que je fis. Elle fixa sans sourciller le go-shintai — l’objet physique qui abritait la divinité du sanctuaire — placé derrière la boîte à offrandes et visible à travers la grille en bois.
Si ma mémoire était bonne, on appelait cet objet le Miroir du Renard.
Il avait été transféré dans notre sanctuaire après qu’un sanctuaire secondaire eut été détruit dans un incendie. Pourquoi on l’avait installé chez nous, en revanche… honnêtement, je n’en avais pas la moindre idée.
— J’ai deux règles à te faire respecter, dit ma mère.
Son ton était toujours aussi doux, mais je pouvais sentir la gravité dans sa voix.
— Premièrement, si tu donnes naissance à une fille, son nom doit contenir le caractère « yo » ou « ya », comme dans celui de la « nuit ». Deuxièmement, ne laisse pas la lignée des prêtresses s’éteindre. Telles sont les règles que nos ancêtres ont fixées. Ma grand-mère me les a transmises avec insistance, pour que je les fasse passer à mon tour à la génération suivante.
— Pourquoi ? demandai-je.
— J’sais pas.
Sa réponse me prit au dépourvu. Je fis une grimace. Je m’étais attendue à ce que la raison de toutes ces traditions soit quelque chose de très sérieux, alors la voir balayer toutes ces attentes d’un haussement d’épaules indifférent me déstabilisa.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je ne sais pas pourquoi ces traditions sont les nôtres, et je ne veux pas vraiment le savoir. Quand ma grand-mère m’en a parlé, elle semblait s’amuser. C’est la seule raison pour laquelle j’ai choisi de les maintenir.
Elle sembla réfléchir un instant, se laissant aller à la nostalgie. Je n’avais jamais rencontré sa grand-mère, c’est-à-dire mon arrière-grand-mère. Je me demandais comment elle était.
Ma mère poursuivit :
— De plus, même si nous ne comprenons pas nous-mêmes ces traditions, je suis sûre qu’elles étaient très importantes pour ceux qui les ont créées il y a longtemps. Alors, maintenons-les. Les traditions existent pour être préservées, non pas parce qu’elles ont elles-mêmes un sens, mais parce que les sentiments qu’elles véhiculent ont une valeur.
Elle se retourna pour me regarder droit dans les yeux. Son visage avait la même douceur mais le sérieux était là.
— C’est pourquoi nous avons continué à hériter de ce caractère dans nos noms. Pour que les sentiments lointains de ceux qui nous ont précédés aient un endroit où revenir après toutes ces longues années.
Si je puis dire, en tant que sa propre fille, je la trouvai particulièrement belle à ce moment-là. Je ne savais pas comment le décrire, mais elle dégageait la même énergie vivifiante qu’un ciel clair.
— La prochaine à donner à ces sentiments lointains un endroit où retourner à l’avenir sera toi… Miyaka-chan.
Elle sourit chaleureusement avec une douceur inégalée. Le secret de cette douceur résidait-il dans la façon dont elle avait protégé les sentiments d’inconnus pendant tout ce temps ?
— Maman…
— Oh, il est temps de commencer à préparer le déjeuner.
Après avoir dit ce qu’elle voulait dire, elle retourna à la maison. Son brusque revirement me laissa si perplexe que je me demandai si toute cette solennité que je venais de ressentir n’était pas qu’un malentendu de ma part.
— …C’était quoi tout ça ?
Incapable d’y voir clair, je restai sur le terrain du sanctuaire, hébétée. Finalement, je me dis que ce n’était pas la peine d’y réfléchir et je décidai de continuer à nettoyer jusqu’à l’heure du déjeuner.
Alors que je continuais de nettoyer, un visiteur arriva au sanctuaire. C’était plutôt rare d’avoir des gens qui passaient aussi tôt un dimanche matin, donc ça attira mon attention. Il était grand et portait ce qui semblait être un uniforme scolaire flambant neuf. Je me dis qu’il devait être un lycéen.
Il avait un sac pour un sabre de bambou à la main — sans doute un membre du club de kendo ou quelque chose comme ça. L’insigne sur le col de son uniforme était celui du lycée de la rivière Modori, celui que j’allais bientôt intégrer moi aussi.
Il avait l’air un peu plus âgé que moi, donc c’était peut-être un senpai venu acheter une amulette porte-bonheur pour la rentrée ?
Alors que j’étais perdue dans mes pensées, le garçon s’approcha de moi directement, sans détour. Allait-il… me draguer ? Ou peut-être me demander de lui prendre une photo ?
— Êtes-vous la prêtresse du sanctuaire ? Si c’est le cas, j’aimerais vous demander quelque chose.
Je restai perplexe un instant avant de réaliser, avec un certain choc, que je portais encore ma tenue de prêtresse. Pas étonnant qu’il ait cru que je travaillais ici. Wow, j’avais vraiment laissé passer ça. Autant répondre à ses questions. Mais avant cela, il fallait que je corrige une chose.
— Non, je ne suis pas vraiment une prêtresse, mais une Itsukihime.
— Une… Itsukihime… ? Répéta le garçon, visiblement confus.
Rien d’étonnant à cela. Ce mot ne signifiait rien pour la plupart des gens. Habituée à ce genre de réaction, j’affichai mon meilleur sourire commercial et expliquai :
— C’est ainsi que l’on appelle les prêtresses du sanctuaire ici. Personne ne sait vraiment pourquoi, mais c’est une coutume ancienne.
Oui, personne ne savait exactement pourquoi, mais les servantes de ce sanctuaire s’appelaient Itsukihime. Peut-être que cela avait une signification pour les gens du passé, comme le disait ma mère. En y pensant, je souris.
— Je vois…
Le garçon sembla ruminer le mot quelques instants. Puis il demanda, d’un ton poli :
— Excusez-moi, mais pourriez-vous me dire le nom de ce sanctuaire ?
Je penchai légèrement la tête, un peu perplexe. Le nom était pourtant inscrit sur la porte torii à l’entrée… Mais peut-être qu’il ne l’avait pas vu ? C’est vrai qu’on pouvait facilement passer à côté sans y prêter attention.
Trouvant tout de même la question un peu étrange, je répondis :
— Bien sûr. C’est le sanctuaire de Jinta.
Son nom remontait à l’époque où la ville de Kadono était un village sidérurgique prospère. Jinta était le gardien du village, et le sanctuaire avait apparemment été établi pour soutenir et protéger l’endroit, tout comme l’avait fait cette personne, Jinta.
— Je vois…
Le garçon ferma les yeux, pensif. Puis, une unique larme coula sur sa joue.
J’étais stupéfaite. Voir un garçon de mon âge pleurer ainsi, sans chercher à se cacher, me troubla. Pourtant, ce n’était pas une larme de tristesse. C’était autre chose, un trop-plein d’émotions accumulées qui débordait enfin. Je n’avais jamais vu quelqu’un exprimer ses sentiments de cette manière, et je restai figée, fascinée par la beauté de cet instant.
— Chef… vous m’avez vraiment laissé un endroit où retourner.
Il murmura quelque chose d’une voix trop basse pour que je comprenne. Mais ce qui était certain, c’est qu’il parlait avec une profonde émotion. Puis, avec un sourire clair et ensoleillé, il déclara :
— Merci beaucoup. Je vais maintenant vous laisser tranquille.
— Hein ? Euh… Vous ne vouliez pas me poser une question ?
— J’ai déjà eu mes réponses. Vous m’avez donné les mots que j’espérais entendre.
Je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait dire. Il me gratifia d’un doux sourire, puis tourna les talons et s’éloigna sans se retourner. À première vue, il semblait avoir mon âge, et pourtant, en le regardant partir, son dos me parut incroyablement large.
— …Qu’est-ce que c’était que tout ça ?
Je me retrouvai seule dans l’enceinte, incapable de donner un sens à ce qui venait de se passer. Je fixai l’horizon, songeuse. La seule conclusion qui me vint à l’esprit fut que ce monde était peuplé de gens étranges.
C’est alors que ma mère apparut.
— Miyaka-chan, le déjeuner est prêt… Quelque chose ne va pas ?
— Non, ce n’est rien.
J’oubliai rapidement le garçon et rentrai chez moi.
Levant les yeux vers le ciel lointain, je constatai que, sans que je m’en aperçoive, les minces nuages s’étaient dissipés, baignant le terrain sous l’éclat du soleil d’hiver.
Ainsi passe le temps.
Les sentiments des anciens se perdent dans la nuit des temps, condamnés à s’évanouir comme des bulles à la surface de l’eau. Rien n’est immuable, et pourtant, de minuscules fragments subsisteront toujours.
Le voyage qu’il a entrepris était désespérément long. Mais les émotions qu’il a ressenties autrefois demeurent intactes.
Le jour où ils se retrouveront approche.