SotDH T1 : Chapitre 1 : Partie 9
Homme et Démon (9)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Il fit un rêve. C’était le matin, un matin paisible. Les premiers rayons du soleil le tiraient doucement du sommeil.
— Bonjour, Jinta.
— Shirayuki… Bonjour.
Cette salutation était des plus banales mais elle lui procurait de la joie. Un sourire se dessina sur son visage.
— C’est toujours aussi étrange. Je ne pense pas pouvoir m’habituer à me réveiller avec ton visage tous les matins.
— Pourquoi
— Pourquoi ça ? Nous sommes mariés maintenant. C’est notre nouveau quotidien désormais.
— Effectivement… dit-il faiblement, sombrant dans la tristesse. Le sourire qu’il lui renvoya était timide.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle.
— Non, c’est juste que j’ai fait un rêve. Un cauchemar, en fait.
Une scène hors du temps. Des jours passés à dormir. Un sentiment de vide.
— J’ai rêvé que tu avais disparu, lui dit-il.
— Et ça t’a fait peur ?
— Oui. Beaucoup.
Il lui prit la main et elle la serra en retour. Submergé par sa chaleur, les larmes coulèrent de ses yeux.
— Qu’est-ce qu’il y a, Jinta ? Tu as vraiment besoin d’attention aujourd’hui.
— Pas seulement aujourd’hui. Honnêtement, j’ai toujours envie de te tenir la main.
C’était la vérité. Mais ce souhait n’était plus possible. Pendant un bref instant, le rêve vacilla.
— Je suis surprise que tu puisses dire ça sans sourciller, plaisanta-t-elle.
— Je suis sérieux, tu sais… Même si, en vrai, ça me suffit d’être juste à tes côtés.
Son visage et sa poitrine étaient brûlants.
— Moi aussi, je suis bien heureuse d’être à tes côtés.
— Ça fait plaisir à entendre. Ce serait bien si ces jours pouvaient durer éternellement.
Des jours agréables, baignés de soleil, où ils étaient assez proches pour se toucher. C’était un moment irréel, comme un rêve… mais…
— Mais tu ne vas pas rester ici avec moi, n’est-ce pas, Jinta ?
Tous les rêves ont une fin.
— …Shirayuki.
— Tu n’es pas le genre à rester. Je le sais… parce qu’on est pareils, toi et moi. On est du genre à suivre la voie qu’on s’est choisie, plutôt que de céder à nos sentiments…C’est pour ça que je sais que tu partiras.
Que tu continueras à vivre comme tu l’as toujours fait
Ils avaient toujours été maladroits, hésitants parfois… mais fidèles à leurs convictions. Jinta s’exprima.
— Mais je t’ai perdue. J’ai perdu ma famille, tout ce que j’essayais de protéger, ce pourquoi je maniais ma lame… Je n’ai plus rien.
— Ce n’est pas vrai. Tu as juste perdu de vue ce que tu avais. Il n’y a pas de raison d’avoir peur. Je sais que tu finiras par trouver ta réponse.
Leurs paumes se superposèrent. Et comme un seul être, ils se séparèrent.
Mais leurs cœurs, eux, restaient liés.
— Ne t’inquiète pas. Mes sentiments seront toujours à tes côtés, dit-elle.
Leurs émotions s’étaient transmises, d’un cœur à l’autre, comme elles l’avaient toujours fait.
— Maintenant, va, accomplis ton but.
C’était la fin.
Sa conscience se dissout dans un blanc immaculé, et sa vision se noya dans une lumière éclatante. S’ils avaient pris un autre chemin…
Peut-être qu’un avenir heureux, comme celui de ce rêve, les aurait attendus, un avenir où ils auraient pu se marier. Mais ils n’avaient pas choisi ce bonheur.
Ce tout petit vœu ne serait jamais exaucé.
Dans un ploc presque inaudible, leurs jours éphémères éclatèrent, comme des bulles à la surface de l’eau. Mais son cœur, lui, pourrait y revenir à tout moment, s’il se souvenait de ces instants.
Alors il ne pleurerait pas.
Pour l’instant, il referma les yeux, sous la lumière du soleil filtrant à travers les feuilles des arbres…
et rêva de ce passé lointain.
***
Il se réveilla en sursaut. Son esprit embrumé se dissipa peu à peu, s’extirpant du rêve. Il avait perdu connaissance à un moment donné, après avoir pleuré jusqu’à l’épuisement, dans le sanctuaire.
La blessure à son abdomen, qu’il pensait mortelle, était en train de se refermer. Avec le temps, elle guérirait complètement. C’était un rappel brutal : il n’était plus humain. Pourtant, la douleur persistait. Il la supporta et regarda autour du sanctuaire, la cruelle réalité reprenant ses droits.
Le corps sans vie de Byakuya gisait là, ainsi que l’épée qui l’avait tuée, Yarai.
Il poussa un soupir solitaire, puis se redressa. Son sommeil avait été bref.
L’aube n’avait pas encore pointé. Son corps était glacé d’avoir dormi sur le plancher de bois… et pourtant, il ressentait une étrange chaleur.
Il avait vu un rêve.Un rêve dans lequel il prenait une femme pour épouse, et menait avec elle une vie heureuse. Mais cette femme lui avait dit qu’il n’était pas fait pour rester là.
Et il devait bien l’admettre.
Au bout du compte, il était un homme rigide, attaché à sa voie plus qu’à ses émotions. Et il resterait sans doute cet homme-là… jusqu’au jour de sa mort.
— Shirayuki…
Il murmura le nom de l’être cher qu’il n’avait pas réussi à protéger. Shirayuki avait été son point de repère, sa lumière. Elle lui avait donné une direction, un sens à sa vie. À présent, il était projeté sur la route nocturne sans lanterne, incapable de percevoir quoi que ce soit à travers les ténèbres qui l’entouraient.
Mais sa haine deviendrait son nouveau guide.
Suzune avait juré de tout réduire en cendres. Et lui, il n’avait plus rien. Plus de raison de tirer son épée. Alors il ferait d’elle sa nouvelle raison d’exister. La haine dormante en son cœur avait enfanté une calamité…
Il en assumerait la responsabilité. Et il arrêterait cette calamité.
— J’y vais, Shirayuki.
Avec un nouveau but, Jinta quitta le sanctuaire. Ses larmes s’étaient depuis longtemps taries.
L’aube arriva. Et avec elle, la nouvelle de la mort d’Itsukihime se répandit dans le village. Ce fut un choc immense, d’autant plus que la lignée de Byakuya, qui avait toujours incarné la fonction d’Itsukihime depuis des temps immémoriaux, s’éteignait avec elle.
Les figures d’influence du village organisèrent une cérémonie funèbre pour le corps de Byakuya. Puis, sans tarder, ils commencèrent à débattre : y aurait-il une nouvelle Femme de Feu ? Et si oui, qui ? Ce n’était pas tant la mort de Byakuya qu’ils pleuraient… Mais plutôt celle d’Itsukihime, celle qui priait pour la prospérité de Kadono.
La véritable source de leur deuil, c’était l’absence de ce pilier spirituel. Jinta le comprenait. C’était ainsi que fonctionnait ce monde. Mais cela n’empêchait pas son cœur d’en être blessé.
— …Ça devrait être tout.
Après s’être évanoui dans le sanctuaire pour la nuit, Jinta était rentré chez lui pour se changer. Il portait désormais des bandages de tissu autour des mains et des poignets, des jambières protectrices, un chapeau de jonc et un coupe-vent efficace contre la pluie.
À ses côtés se trouvaient deux baluchons liés par de la ficelle.
À l’intérieur : une serviette de main, quelques rouleaux de fil de chanvre, un éventail pliable, un nécessaire à pinceau et encre portatif, et d’autres petits articles. Il y avait aussi un kimono de rechange, des sandales de paille, des médicaments, une bande de tissu blanc[1], une lanterne de voyage avec une bougie, et un silex pour faire du feu.
Toutes ses économies se trouvaient dans sa poche de poitrine.
Il avait aussi emporté quelques objets métalliques car les produits de Kadono se vendaient bien et pouvaient lui servir une fois à court d’argent.
Il passa l’un des baluchons sur son épaule, équilibrant les deux.
Ainsi préparé, il était prêt à partir.
Idéalement, son épée bien-aimée aurait dû reposer à sa hanche… Mais elle s’était brisée lors de son affrontement avec le démon dans la grotte. Il lui faudrait en trouver une autre, un jour ou l’autre.
Ses préparatifs terminés, Jinta se dirigea vers l’entrée de la maison.
Il enfila ses sandales de paille, se redressa, et jeta un dernier regard vers sa demeure. Il y avait vécu avec Motoharu, Shirayuki… et Suzune.
Ce lieu débordait de souvenirs.
Il se laissa envahir un instant par la nostalgie, puis l’expulsa dans un long soupir. Il avait tourné le dos à ce bonheur de son propre chef.
Il n’avait plus le droit d’y goûter. Et pourtant…
Il avait l’impression de voir encore, quelque part dans cette maison vide, le sourire innocent de Suzune. Mais ce souvenir éveillait en lui quelque chose de sombre. Il écourta ses rêveries inutiles, ouvrit la porte coulissante, et franchit le seuil, quittant à jamais sa maison.
Mais alors qu’il s’apprêtait à partir, le chef du village apparut devant lui.
Dans sa main gauche, il tenait une épée enveloppée dans un sac de tissu.
Son visage était grave.
— Chef…
— J’ai entendu une partie de ce qui s’est passé la nuit dernière, de la bouche de Kiyomasa.
Le chef du village entra directement dans le vif du sujet. Il savait déjà que Suzune était devenue un démon, et pourtant… son visage exprimait de la pitié, non du jugement.
— Tu veux bien me raconter le reste ?
Jinta hésita. Mais en tant que chef du village, cet homme avait le droit de savoir. Alors, il révéla tout, morceau par morceau, sans rien omettre.
Il parla de la manière dont Suzune avait tué Byakuya, de sa propre transformation en démon, et de l’avenir que la démone dotée de clairvoyance avait entrevu.
Le chef écouta ce récit absurde en silence. Lorsqu’il eut tout entendu, il garda le silence un instant, puis leva les yeux vers Jinta et lui demanda :
— Et maintenant ?
La réponse était évidente, bien sûr. Il suffisait de jeter un œil à la tenue de Jinta pour le deviner. Mais la question ne portait pas sur ce qu’il allait faire, elle portait sur la force de sa détermination. Ayant compris cela, Jinta répondit sans hésitation :
— Je vais quitter Kadono.
Ce n’était pas une décision impulsive. Il était tout à fait certain que quitter Kadono était une étape nécessaire. L’avenir viendrait inévitablement, tout comme ses retrouvailles avec sa jeune sœur. Pour préparer la chose, il devait quitter sa ville natale et aller de l’avant.
Jinta continua :
— La démone m’a dit que le Dieu-Démon apparaîtra à Kadono dans cent soixante-dix ans, et que Suzune précipitera le monde vers sa ruine.
Suzune.
Prononcer ce nom suffisait à faire tourbillonner des émotions sombres en lui.
Autrefois si chère, aujourd’hui… objet de haine. Il ferma les yeux, refusant d’affronter les contradictions de son cœur. Dans son esprit flottaient encore les fragments du passé. Il savait que le choix qu’il faisait maintenant piétinait ces souvenirs.
— Heureusement, j’ai maintenant un corps de démon. Je pourrai vivre mille ans si je le veux. J’irai dans le futur… et j’arrêterai le Dieu-Démon à Kadono, ce jour-là.
Il affronterait Suzune dans cet avenir lointain. Il n’avait plus rien à protéger et vivre pour cette confrontation, c’était tout ce qui lui restait. Il avait toujours été un homme qui ne valait que par la lame qu’il portait. C’était la seule façon pour lui… de continuer à exister.
— Je passerai d’abord par Edo. Je dois élargir mes horizons, affûter mon sabre et mon esprit. À Edo, je pourrai rencontrer du monde, me forger une nouvelle voie…
— Es-tu vraiment sûr de vouloir suivre ce chemin ?
Tu sais qui sera ce Dieu-Démon, n’est-ce pas ?
— …Je le sais. Mais je dois corriger cette erreur que j’ai commise. D’une manière ou d’une autre, » répondit Jinta, une émotion perceptible dans sa voix.
D’un ton dur, comme pour l’avertir de ne pas se mentir à lui-même, le chef du village déclara :
— Il n’y a rien de juste dans ce chemin.
Jinta allait affronter un démon menaçant l’humanité entière. En surface, cela semblait noble. Mais au fond… il n’y avait que la haine qu’il portait à Suzune. Entendre cette vérité lui fit mal.
— …Peut-être pas, répondit Jinta.
Il tenta de garder contenance, mais sa tension était palpable. La haine au fond de lui ne voulait pas disparaître.
— Et tu es d’accord avec ça ? Tu vas te laisser consumer par la haine… et abattre ta propre sœur ?
Le chef du village répéta ce qu’il avait dit, sans tourner autour du pot cette fois. Jinta fut surpris par tant de franchise, ne sachant pas vraiment ce que l’homme voulait entendre. Ne sachant que répondre, il afficha un sourire maladroit, déplacé. Et dit simplement la vérité :
— Je ne sais pas, vraiment.
Une brise passa. La chaleur du début d’été effleura sa peau…
mais elle ne réchauffa en rien son cœur.
— Suzune est ma chère famille. Mais je la hais pour avoir tué Shirayu… notre princesse. Même maintenant, ma haine me pousse à vouloir la tuer.
Jinta leva les yeux vers le ciel lointain, comme s’il cherchait la source de la brise. Les nuages dérivaient au-dessus, peints sur une toile bleue, mais rien ne pouvait changer la couleur de son cœur.
— Je n’ai toujours pas l’impression d’avoir eu tort de la frapper. Mais cette absence de culpabilité me ronge.
Suzune avait peut-être tué Byakuya, et piétiné tout ce que Jinta avait de plus cher… Mais l’amour qu’il avait porté à sa sœur était autrefois on ne peut plus réel. Et même maintenant, malgré toute cette haine, il n’était pas certain de vouloir la tuer. Dans son esprit, il contournait la question en se disant qu’il allait l’affronter, pas la tuer. Il savait pourtant qu’il ne pourrait pas repousser ce choix éternellement… Mais il ne pouvait pas non plus choisir d’être quelqu’un qu’il n’était pas.
— Je vois. Tu me rassures.
Étrangement, le chef du village semblait soulagé par cette incertitude.
Jinta baissa les yeux et le vit sourire chaleureusement, la première fois qu’il le voyait ainsi.
— Je craignais que tu ne choisisses la voie du sang maintenant que tu es un démon. Mais il semble qu’il reste encore quelque chose en toi.
Vraiment ? Jinta en doutait. Il avait tout perdu : la femme qu’il aimait, sa famille précieuse, ce qu’il protégeait, la raison d’être de sa lame, et jusqu’à son propre soi. Qu’est-ce qu’il peut bien rester… dans un homme qui hait sa sœur au point de vouloir la tuer ? Qu’est-ce qu’il reste, sinon la haine ?
— Tu ne souhaites pas vraiment tuer Suzune, n’est-ce pas ? demanda le chef du village.
Jinta réalisa qu’il ne pouvait pas répondre. Autant il voulait rester son frère…
autant il voulait la tuer. Les deux désirs étaient purs, sincères — aussi contradictoires soient-ils. Il dit alors :
— C’est une question à laquelle je suis incapable de répondre. Je ne peux pas lui pardonner, mais je suis encore hésitant à la tuer. Je ne sais pas ce que je ferai lorsque nous nous reverrons. Je ne sais pas où diriger toute cette haine. Je ne sais même plus pourquoi je manie mon épée. En vérité… je ne sais plus rien du tout.
Même après avoir tout perdu et n’avoir plus que de la haine, même après avoir décidé d’arrêter le Dieu-Démon, il n’arrivait pas à savoir s’il pouvait ou non tuer Suzune.
— Si c’est possible, je veux trouver un autre moyen, continua-t-il.
Même après être devenu un démon, il n’avait pas abandonné son cœur humain.
— Ma haine demeure, mais les cœurs changent. Un jour viendra peut-être où je pourrai lui pardonner. C’est pourquoi je préfère attendre un peu avant de répondre à cette question.
Il existait peut-être un moyen d’effacer la haine qui l’habitait. Il pourrait alors l’affronter correctement au lieu de la tuer. Jinta ignorait si ce souhait était sincère ou s’il ne s’agissait que de l’illusion d’un attachement persistant.
Mais il voulait y croire. Il voulait croire en un avenir où il pourrait à la fois arrêter le Dieu-Démon et sauver Suzune. Même au plus profond de sa haine, il s’accrochait à ces rêves éphémères.
— Je vois… Alors que feras-tu si Suzune finit par devenir le Dieu-Démon ? demanda le chef du village, confrontant les rêves de Jinta à la dure réalité.
En fin de compte, les rêves n’étaient que de simples rêves et rien de plus. Jinta trouverait peut-être la force de pardonner à Suzune au fil de son voyage, et peut-être qu’ensemble, ils choisiraient la paix. Mais que ferait-il si elle choisissait plutôt la ruine ?
— C’est moi qui l’ai poussée dans ses retranchements alors c’est à moi de réparer ça.
Jinta comprenait ce qu’il devait faire. En tant que frère aîné et en tant que démon, il lui appartenait de régler cette affaire. Que ce soit par le pardon ou par la mort.
— Si, à la fin de mon périple, Suzune choisit la ruine et devient le Dieu-Démon…
Il aurait menti en disant qu’il n’avait aucun doute. Mais il ne chercha pas à les cacher.
— Alors… je devrai sans doute y mettre fin.
Il était prêt à tourner le dos à sa chère famille une seconde fois, si cela s’avérait nécessaire. Cependant, si cela devait arriver, il n’aurait pas le droit de continuer à vivre. Il offrirait alors sa propre tête, tranchée, devant sa tombe en guise d’ultime excuse.
— …Tu irais aussi loin juste pour réparer tes erreurs ?
— Oui. Mais d’ici là, d’ici cent soixante-dix ans, je chercherai encore la réponse à votre question.
Jinta leva les yeux. Il avait trouvé une voie à suivre. Le chef du village opina du chef, compréhensif, puis sortit un long tachi de son sac de tissu.
— Prends-la.
Jinta se figea en voyant l’arme. Il la reconnut immédiatement. Elle reposait dans un fourreau d’acier, forgé à Kadono. Cette épée avait une histoire qui remontait à bien avant la période des Royaumes Combattants. C’était Yarai, l’arme qui avait tué Byakuya.
Pendant des générations, Yarai avait été confiée aux soins des prêtresses Itsukihime. On la vénérait comme symbole de Mahiru-sama. Elle était aussi importante pour le village que la Femme de Feu elle-même. Il était impensable qu’on la retire du sanctuaire — et encore plus impensable qu’on la remette à quelqu’un. Et pourtant, le chef du village le faisait.
— Mille ans peuvent s’écouler, et Yarai ne rouillera pas. Je ne vois pas de meilleure arme pour t’accompagner dans ton voyage, dit-il.
Jinta hésita. Pas parce qu’elle était sacrée — mais parce que c’était elle qui avait ôté la vie à Byakuya. Et pourtant, le chef du village insistait pour qu’il la prenne. Et Jinta ne pouvait pas rester figé devant elle pour toujours.
Hésitant, il tendit la main vers Yarai.
À sa grande surprise, il ne ressentit aucun rejet en la touchant.
Elle avait le poids profond d’un tachi, le froid du métal…
et pourtant, une étrange chaleur en émanait.
— Essaie de la dégainer.
Il s’exécuta. Il dégaina Yarai de son fourreau. Le fil épais de la lame brilla faiblement sous la lumière du soleil. Son hamon[2] courait en lignes parallèles, plutôt qu’en vagues ou en dentelures. Son tranchant était conçu pour la durabilité, pas pour la beauté. Malgré les longues années passées au sanctuaire, cette épée avait clairement été forgée pour le combat, et non pour l’ornement.
— Tu n’auras pas à craindre que Yarai se brise contre des démons de moindre importance, déclara le chef du village.
— Hm… Ainsi, tu es devenu le propriétaire officiel de Yarai. Comme le veut la tradition, tu es désormais connu sous le nom de Jinya.
— Mais je ne peux pas accepter quelque chose d’aussi précieux », protesta Jinta.
— Ce n’est pas grave. Ce n’est qu’un sabre ordinaire, maintenant que la lignée des Itsukihime s’est éteinte. Elle vaut mieux entre tes mains que prenant la poussière dans un sanctuaire vide. Et puis…
Il marqua une pause, hésitant un instant avant d’ajouter à voix basse :
— Je suis sûr que la princesse serait plus heureuse ainsi.
En entendant son ton coupable, Jinta comprit enfin pourquoi l’homme était venu. Il n’était pas ici en tant que chef du village. Il était là en tant que personne, pour voir Jinta. Il s’inclina profondément et s’exclama :
— Pardonne-moi. Je savais que toi et la princesse aviez des sentiments l’un pour l’autre. Mais Kiyomasa aussi l’aimait. J’ai encouragé leur mariage pour lui… sous prétexte d’assurer l’avenir de Kadono. C’est moi qui ai invité cette tragédie.
Jinta fut choqué de le voir s’incliner ainsi. L’homme restait courbé, immobile comme une souris, et son regret était évident. Jinta savait qu’il était sincère.
Il savait aussi que cet homme n’avait fait que se battre pour sa propre famille.
— Je vous en prie, relevez la tête. Il n’y a rien de mal à souhaiter le bonheur de son fils.
La culpabilité se lisait encore dans les yeux de l’homme. Essayant de le mettre à l’aise, Jinta poursuivit :
— Shirayuki était heureuse de protéger la tranquillité du village. Et Kiyomasa l’aimait sincèrement. Il n’y avait rien de mal dans ce choix.
Il avait ressenti une certaine amertume face à leur union, c’était vrai… Mais Jinta croyait sincèrement que ce choix était le bon, même s’il venait du désir égoïste d’un père pour son fils. Même si ce choix l’avait blessé, lui. Car un acte fait pour le bien d’autrui ne pouvait jamais être totalement mauvais.
— Les démons n’étaient pas différents. Ils s’étaient battus pour l’avenir de leur espèce. Il était naturel que chacun lutte pour préserver les siens.
Le bien et le mal étaient relatifs. Chacun voulait simplement protéger ce qui lui était cher. Pourtant, Jinta avait cédé à la haine et tourné le dos à celle qu’il avait juré de protéger. Peut-être était-il le seul véritable démon.
— Malgré tout… j’ai honte.
— C’est du passé maintenant, répondit Jinta. — Plus important : qu’allez-vous faire, vous ?
— Je vais simplement continuer comme avant. En tant que chef, je protégerai Kadono. J’espère que cela permettra à la princesse de trouver le repos. Hm…
La culpabilité quitta peu à peu les yeux du chef. Elle fut remplacée par une lueur d’inspiration. Un sourire malicieux étira ses lèvres.
— Hm, oui… Je pense que je vais créer un sanctuaire. Comme ça, tu auras quelque chose qui t’attendra lorsque tu reviendras à Kadono, à la fin de ton voyage. Et pour le nom du sanctuaire… on l’appellera « Jinta ». Le sanctuaire Jinta. Ha ! Un peu facile, mais ça fera l’affaire.
Il laissa échapper un petit rire — chose que Jinta ne l’avait jamais vu faire. En japonais, un sanctuaire pouvait se dire jinja, alors Jinta Jinja était une sorte de jeu de mots… Pas très fin, certes, mais touchant. Mais l’homme retrouva rapidement son sérieux :
— Le temps est cruel. Dans un siècle, je doute qu’il reste ici quelqu’un qui se souvienne de toi. Peut-être même que tu ne reconnaîtras plus le village. Rien n’est immuable. Nos vies sont si brèves, comparées à celles des démons.
Le chef du village semblait deviner à quoi ressemblerait l’avenir de Kadono. Mais Jinta, lui, n’arrivait pas à imaginer quoi que ce soit. Il ignorait ce que demain lui réservait, alors un siècle plus tard…
— Mais même si nos vies sont courtes, il y a toujours des choses que nous pouvons laisser derrière nous. Permets-moi de laisser ce sanctuaire pour toi. Quand tu reviendras un jour et que tu le trouveras, n’hésite pas à verser une larme.
« Rien n’est immuable ». Motoharu l’avait dit, et maintenant le chef du village aussi. Jinta connaissait ces mots, mais il n’en comprenait pas encore tout à fait le sens, si bien qu’une partie de l’intention du chef du village lui échappait.
Le chef du village s’en alla, et Jinta se trouva incapable de dire quoi que ce soit en le regardant partir. Seul, il regarda Yarai dans ses mains. L’épée avait traversé mille ans sans montrer le moindre signe de vieillissement. Sa présence lui rappela la gravité de sa propre entreprise.
« Le temps est cruel. » Jinta laissa les paroles du chef de village s’imprégner dans son esprit. L’épée semblait un peu plus lourde dans ses mains. Après s’être séparé du chef du village, Jinta se dirigea vers la lisière du village.
— Jinta-sama ! Chitose l’interpela alors qu’il passait devant le salon thé.
Il se retourna et répondit brièvement :
— Oui ?
— U-um, dit-elle en regardant ses pieds. — J’ai appris ce qui est arrivé à la princesse…
Elle hésitait, nerveuse, incapable de trouver ses mots. Le village était petit ; il y avait de fortes chances qu’elle sache aussi pour la disparition de Suzune. Jinta força un léger sourire, dans l’espoir de l’apaiser.
— Jinta-sama…
— S’il te plaît, je ne mérite plus d’être appelé ainsi. Je n’ai pu protéger personne.
Son sourire forcé se mua en une grimace amère. Puis, comme s’il partait simplement en promenade, il ajouta :
— Désolé. Laisse-moi t’épargner ma présence sans attendre.
Incapable d’accepter un tel adieu, Chitose le regarda avec inquiétude et demanda :
— Jinta-nii… reviendras-tu ?
Il évita son regard, surpris par sa franchise. En cet instant, son inquiétude lui était insupportable. Il ne put que lui offrir une réponse pathétique à moitié formulée :
— Si je reviens, j’aimerais goûter à nouveau ton isobe mochi.
Elle hocha la tête avec force. Elle comprenait ce qu’il voulait vraiment dire, mais elle choisit de faire bonne figure malgré tout.
— Très bien. La prochaine fois… on mangera ensemble, d’accord ?
Prends soin de toi…
Ses yeux se remplirent de larmes. Il savait qu’il ne lui avait pas donné la réponse qu’elle espérait « À partir de maintenant, c’est moi qui te protégerai » mais il refusait de faire des promesses qu’il ne pourrait pas tenir. Il tourna les talons et s’éloigna, agitant brièvement la main en guise d’adieu.
Il sentait les regards se poser sur lui alors qu’il quittait le village…
mais il ne s’arrêta pas. À cause de la mort de Byakuya, le village tout entier était en état de choc. De temps à autre, des gens qu’il croisait murmuraient entre eux et lui lançaient des regards lourds de jugement. Sans doute parlaient-ils de cet homme pathétique qui n’avait su protéger personne.
Et c’était leur droit.
Kadono l’avait accueilli à bras ouverts, lui, un étranger. Mais loin de leur rendre leur bonté… il avait semé le malheur, et s’enfuyait maintenant du village.
C’était pitoyable.
Et pourtant, il partait. Il devait avancer. Ou du moins… il l’aurait fait, si sa route n’avait pas été barrée. Devant lui se tenait Kiyomasa, le bras en écharpe. Il le fixait droit dans les yeux. Il l’attendait sans doute depuis un moment.
— Kiyomasa…
Jinta avait entendu dire qu’il avait combattu la démone et qu’il avait perdu. Pourtant, elle ne l’avait pas tué, pour une raison quelconque. Le chef du village avait affirmé qu’elle avait massacré les autres combattants, mais avait épargné Kiyomasa. Pourquoi ? Peut-être qu’elle et le démon musclé avaient voulu éviter un maximum de victimes. En fin de compte, la seule véritable menace pour ce village c’était peut-être…
Jinta chassa cette idée de sa tête. Il ne servait à rien de l’entretenir, ce qui était fait était fait.
— Alors, tu t’en vas, dit Kiyomasa.
Sa voix était sèche mais manquait d’énergie. Son bras cassé devait le faire souffrir. Il semblait vidé de toute vitalité.
— Oui, répondit Jinta.
— Pour aller où ?
— Pour l’instant, Edo. J’ai entendu dire que des démons apparaissaient là-bas. Je vais les chasser et m’entraîner.
— Pour pouvoir tuer Suzune-chan ?
Jinta hésita. Il ne voulait pas la tuer, mais sa haine demeurait. Il n’avait pas de réponse franche à donner, alors il balaya la question d’un revers de la main.
— Ne bouge pas trop. Ce n’est pas bon pour ton bras.
Il tenta de passer devant Kiyomasa, mais fut bloqué encore une fois.
Jinta haussa un sourcil et tenta dire quelque chose, mais il fut assommé par le silence. Kiyomasa pleurait sans même prendre la peine d’essuyer ses larmes. Il dit :
— …Je te déteste. Je déteste tout chez toi. Je déteste ta force, ton calme, ta façon de combattre les démons comme si ce n’était rien.
Je déteste que tu arrives à gagner le respect de tout le monde sans t’appuyer sur personne. Mais par-dessus tout… je déteste que Byakuya t’ait aimé.
Il laissa transparaître ses véritables sentiments, sans se soucier de la honte ou de ceux qui pourraient l’entendre.
— Mais jamais, jamais je n’ai voulu te la prendre. Ça me suffisait d’être à ses côtés. Rien que ça, ça me rendait heureux.
Sa voix vacilla.
Ah, bien sûr, pensa Jinta. La vérité, c’est que Kiyomasa lui-même n’avait jamais souhaité ce mariage. Oui, Kiyomasa l’aimait. Mais ce qu’il voulait avant tout… c’était qu’elle soit heureuse. Même si ce bonheur ne l’incluait pas. Il aurait été satisfait de pouvoir un jour se remémorer de ses sentiments pour elle
comme on se souvient d’un beau rêve lointain. Mais il était le fils du chef du village. Et rien que par son statut, Itsukihime lui revenait.
Dans un triste retournement du destin, ce même statut… l’avait peut-être rendu plus malheureux que s’il n’avait pas été le fils du chef.
— C’était la même chose pour moi, Kiyomasa.
— …Quoi ?
— J’étais heureux simplement d’être à ses côtés. Vraiment, ça m’aurait suffi.
Ils étaient pareils. Jinta aurait été comblé de continuer à servir comme gardien d’Itsukihime, à protéger la détermination que Byakuya lui avait montrée ce jour-là… même s’ils ne pouvaient pas être mari et femme. Simplement… rester à ses côtés, sous n’importe quelle forme. Il poussa un léger soupir. Pour la première fois, parler à Kiyomasa ne l’irritait pas. Au contraire, cela lui apportait une certaine paix.
— Si seulement nous avions parlé un peu plus. Alors peut-être…
Alors peut-être que les choses se seraient terminées différemment, s’apprêtait-il à dire, mais il se ravisa. De telles paroles n’avaient plus de sens maintenant et ne feraient que rejeter la faute sur Kiyomasa. À la place, Jinta esquissa un sourire et déclara :
— Alors peut-être que nous aurions pu être amis.
Il le pensait sincèrement. Ils ressentaient la même chose pour la même personne et partageaient la même douleur. Ils auraient sûrement pu trouver un terrain d’entente.
— Ne sois pas stupide, répliqua Kiyomasa, toujours en larmes.
Mais il avait l’air de s’être libéré d’un poids. Jinta était heureux que le dernier visage qu’il verrait à Kadono soit dans ce contexte apaisé. Grâce à Kiyomasa, il se sentait un peu plus léger.
— Je m’en vais donc. Je doute que nous nous revoyions
Il se dirigea vers la route d’Edo. Ce serait mentir que de dire qu’il n’était pas réticent à partir. Kadono avait été sa maison pendant de nombreuses années. Mais il ne pouvait pas s’arrêter maintenant.
— Jinta ! cria Kiyomasa de derrière.
Il était en larmes, sa voix était faible, et pourtant, il avait sollicité toutes les cordes vocales qu’il possédait.
— Suzune était comme moi… Elle t’aimait de la même façon que j’aimais Byakuya. Les choses se sont peut-être terminées ainsi, mais elle n’a fait qu’agir en fonction de son amour pour toi…
L’image de sa sœur refit surface dans l’esprit de Jinta. Il était sa chère famille, mais les sentiments qu’elle éprouvait pour lui étaient quelque peu différents de ceux qu’il éprouvait pour elle. Dans un sens, leur lien fraternel aurait pu être brisé dès le départ… Non, à quoi bon penser à cela maintenant ?
Jinta repoussa ces pensées dans les recoins de son esprit. Il y avait quelque chose qu’il n’était pas censé savoir qui se cachait au bout de ce train de pensées. Il continua de marcher, comme s’il fuyait sa propre incertitude.
— S’il te plaît… au moins, n’oublie pas ça, supplia Kiyomasa.
Jinta ne se retourna pas, ni même ne répondit. Il ne pouvait pas. Il n’avait aucun moyen de savoir ce que Suzune ressentait vraiment, et il était trop tard pour que cela ait une quelconque importance. Tous deux étaient devenus des démons qui se méprisaient l’un l’autre. C’était tout ce qui comptait.
Dans la grotte, le démon musclé avait dit que c’était la nature d’un démon d’accomplir son but et qu’un démon ne pouvait jamais échapper à sa nature. Devenu démon, Jinta comprenait enfin ce qu’il voulait dire.
Il se souvenait encore du sourire de Suzune lorsqu’elle lui avait dit qu’elle était heureuse d’être simplement à ses côtés. Ces mots l’avaient sauvé lors de cette lointaine nuit pluvieuse. Il se souvenait de leurs jours de bonheur et savait qu’elle lui était toujours chère. Elle était toujours sa précieuse famille. Mais un profond dégoût bouillonnait dans son cœur lorsqu’il repensait à son sourire pur et innocent.
Sa haine ne pouvait même plus être qualifiée d’émotion, mais de fonction corporelle. Tout comme son cœur battait et ses poumons respiraient, sa haine le suivait où qu’il aille. Peu importait à quel point il l’aimait encore où la chérissait. C’était tout simplement le démon qu’il était devenu.
Sous l’ombre de sa haine, et avec son cœur encore accroché à l’humanité, Jinta quitta Kadono avec Yarai comme seule compagnie. La route s’étirait indéfiniment, Edo était encore loin.
— 170 ans, hein ?
Il regarda au-delà du sentier sinueux et pensa à un avenir informe, encore plus lointain que la ville d’Edo elle-même.
Il entendit une voix lointaine :
Humain, dans quel but manies-tu ta lame ?
Mais que ferait-il alors ? Mettrait-il fin à son périple dans la haine démoniaque, et l’abattrait-il ? Ou bien trouverait-il en lui la force de lui pardonner, et de retrouver son humanité perdue ?
Il n’en savait rien.
Alors…plutôt que de chercher la réponse tout de suite,
il pria pour la découvrir avant que ce jour n’arrive.
— La route sera longue.
Jinta, non… Jinya, désormais, posa son regard vers l’avant, et entama son long, très long voyage.
Tandis que des fissures apparaissaient dans l’autorité du shogunat Tokugawa,
le mal se répandait dans le monde. Une tragédie s’était abattue sur Kadono,
un village reculé à cent trente ri[3] d’Edo. La prêtresse du sanctuaire, connue sous le nom d’Itsukihime, avait été tuée par un démon, mettant fin à une lignée sacrée et plongeant le village dans la douleur.
Privé de sa prêtresse, et donc de toute prière à la Déesse du Feu,
Kadono n’avait plus aucun lien avec le monde spirituel… …et était voué à dépérir.
Mais à l’échelle de l’Histoire, un tel événement n’était qu’un grain de poussière. Les vicissitudes d’un petit village isolé ne méritaient pas d’être gravées dans les mémoires. De la même manière, le voyage qu’entama un certain jeune homme n’était qu’une goutte d’eau dans l’océan.
Après la tragédie de Kadono, ce jeune homme quitta le village. Son avenir était inconnu de tous — y compris de lui-même. À l’image des feuilles portées par le courant, il se laissa simplement dériver vers l’avant.
Il ne serait retenu par personne.
Aucun livre d’histoire ne porterait son nom.
C’était le voyage de celui qui errait sur la lisière incertaine entre l’homme et le démon.
Nous étions en la onzième année de l’ère Tenpô. Soit l’an 1840, selon le calendrier grégorien.
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[1] Que l’on nomme en japonais « Sarashi »
[2] Trempe de la lame d’un sabre japonais
[3] 1 ri = env. 4km. 130 ri = env. 520 km