SotDH T1 : Chapitre 1 : Partie 8

Homme et Démon (8)

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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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Sa conscience était trouble, comme si quelque chose venait s’y mêler, obscurcissant ses pensées. Il sentait son identité lui échapper, remplacée par autre chose—quelque chose qui se fondait en lui, le pressant, le poussant vers une destination inconnue. Il y avait de la chaleur. Il y avait du froid. Les bribes de ce qu’on aurait pu appeler un ordre se désagrégeaient. Son être morcelé perdait toute forme reconnaissable.

— Humain, dans quel but manies-tu ta lame ? murmura une petite voix.

La réponse vint facilement. À quoi d’autre pourrait-elle servir, sinon à protéger ? Cette lame a toujours été utilisée pour protéger les autres.

Sa réponse était sincère, mais il sentit la pitié qui émanait de l’autre présence.

Pourquoi me regardes-tu avec tant de pitié ?

— Pardonne-moi. Nous n’avons eu d’autre choix que de vous utiliser tous les deux, ta sœur et toi, pour réaliser notre désir le plus cher.

Attends. Ne pars pas. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ce cadeau d’adieu est le moins que je puisse faire pour toi. Je suis sûr qu’un jour tu en auras besoin.

Qu’est-ce que tu veux dire ? Il voulait interroger la voix, mais il n’avait pas de corps. Nulle réponse ne vint, nulle main ne se tendit. Il flottait simplement entre deux mondes.

Finalement, la voix ne dit plus rien et s’évanouit dans la lumière noire. Ce qu’elle voulait transmettre demeura un mystère, mais sa conscience, son existence même, s’étaient sans l’ombre d’un doute éteintes en lui.

Finalement, sa propre conscience se dilua dans la blanche obscurité.

— Nn…gh…

Jinta se réveilla sur un sol froid. Il avait l’impression d’avoir fait un rêve étrange, mais tous les souvenirs s’effacèrent alors que son esprit embrumé retrouvait peu à peu sa clarté. Il n’y prêta pas attention — un rêve n’était qu’un rêve, après tout — et souleva son corps lourd et engourdi de la terre.
Avec un effort considérable, il parvint à se remettre sur pied.

Où suis-je ?

Il regarda autour de lui la grotte sans lumière. Les torches que le démon avait préparées s’étaient éteintes, laissant l’environnement dans le noir complet. L’odeur d’œuf pourri, cependant, était restée, ce qui lui indiquait qu’il était toujours dans la même grotte.

… Je suis vivant. D’une certaine manière.

Ses yeux s’ajustèrent peu à peu, et il regarda à nouveau autour de la grotte, confirmant que le cadavre du démon n’était plus là. La main qui avait saisi son cou avait également disparu. Il semblait que le démon était mort plus vite qu’il n’avait pu s’étouffer. Un coup de chance.

Alors qu’il se réjouissait de sa survie, les dernières paroles du démon ressurgirent des profondeurs de son esprit : Leur cible était Suzune, pas Byakuya. Il sursauta et s’écria :

— Suzune !

Suzune, sa seule famille, celle qui l’avait réconforté lorsqu’il était impuissant en lui disant qu’elle était suffisamment heureuse à ses côtés, se trouvait en grand danger. Il devait protéger sa chère sœur. Après tout, elle faisait partie des raisons pour lesquelles il maniait sa lame.

Il n’était pas blessé et ne ressentait aucune douleur. Dans cet état, il pouvait affronter un autre démon. Il n’avait pas d’épée, mais ce détail importait peu : il devait rejoindre Kadono au plus vite.

Craignant le pire, il se hâta. La grotte sans lumière l’empêchait de voir ce qui l’attendait. Il n’avait jamais pensé à se demander pourquoi son corps était intact et entier. Jinta courut ainsi à travers la forêt luxuriante, ses pieds s’enfonçant dans le sol humide du sentier animalier qui le ramenait à Kadono. Le soleil s’était couché depuis longtemps.

Les étoiles scintillaient à travers les fissures de la canopée. Il avait été inconscient pendant un moment. Amer face à sa propre négligence, il se mordit la lèvre. Suzune serait-elle en sécurité ? Ce soir-là, les hommes du village étaient postés autour du sanctuaire pour protéger Byakuya, ce qui signifiait que tout le reste était laissé sans défense. Il ne pouvait se défaire d’un sentiment d’inquiétude.

Faites qu’elle soit en sécurité… pria-t-il en courant sans relâche. Sa vitesse le surprenait. Il ne ressentait ni essoufflement, ni fatigue. Son corps se sentait en meilleure condition qu’il ne l’avait jamais été auparavant.

Il se faufila entre les arbres et arriva au village avant de se diriger vers sa maison. Ce village, qui aurait dû lui être si familier, avait une allure inquiétante dans la pénombre.

Finalement, il aperçut sa maison en toit de paille.

— Suzune !

Jinta ouvrit la porte coulissante et entra en courant sans prendre la peine d’enlever ses sandales de paille. Mais il n’y avait personne à l’intérieur. Jinta fit coulisser la porte avec fracas et entra sans même retirer ses sandales de paille. Mais il n’y avait personne à l’intérieur.

L’inquiétude monta en lui, et ses pensées s’emballèrent.
Où avait-elle bien pu aller ? La maison ne montrait aucun signe d’effraction, donc elle n’avait sans doute pas été enlevée. Était-elle partie de son propre chef, alors ? Mais elle sortait à peine… à cause de son œil rouge, et de son apparence d’enfant qui ne changeait jamais. Mais si elle était allée quelque part… alors ce ne pouvait être qu’un seul endroit…

— Le sanctuaire.

C’était le seul endroit où elle aurait pu aller, du moins le seul qui lui venait à l’esprit. De toute façon, il devait vérifier si Byakuya allait bien — alors aller d’abord au sanctuaire avait du sens. Il n’était pas loin de chez lui.

S’accrochant à un mince espoir, il se précipita vers le sanctuaire.
L’inquiétude le poussait à avancer, et il courut comme un forcené. Lorsqu’il atteignit la porte torii, il s’immobilisa net devant ce qu’il vit au-delà.

— C’est quoi ce délire… ?

Il avala difficilement sa salive. L’odeur du sang emplissait l’air, épaisse, âcre, écœurante. Elle lui tournait la tête. Devant le sanctuaire, une douzaine de cadavres gisaient au sol, la chair arrachée, éparpillée… des crânes fendus, béants. Kadono était un petit village. Il connaissait chacun de ces visages.

« Bonne nouvelle, Jinta-sama. Tu as trouvé une charmante jeune femme. Nous commencions à nous inquiéter car nous n’avions jamais vu la moindre rumeur te concernant. »

« Bonté divine, tu as décidément bien grandi. Je me souviens encore quand tu n’étais qu’un petit garçon qui courait partout. Comme le temps passe vite »

Les deux hommes qui l’avaient taquiné étaient là. Ces âmes bienveillantes, qui avaient accueilli Suzune et lui au village, gisaient maintenant dans des mares de sang et de viscères.

— Jinta-sama…

Parmi les cadavres, un seul homme restait encore en vie — ou plutôt, à l’agonie. Jinta s’approcha et soutint son corps, mais il était évident qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps. Ses entrailles avaient été arrachées, ses yeux écrasés, et il avait perdu une quantité de sang effroyable. Il s’accrochait à la vie… de justesse.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Jinta. Aaah…Suzune…

— Suzune ?

— Avec le démon…

C’est tout ce que put dire l’homme avant de rendre l’âme.

Jinta reposa délicatement le cadavre de l’homme sur le sol et lui adressa une prière silencieuse, bien que brève. Il ramassa l’épée d’un homme sur le sol. Il en aurait besoin pour combattre le démon. Il se sentait mal de prendre quelque chose à un mort, mais il n’avait pas le temps de s’éterniser.

— Pardonnez-moi, je vous l’emprunte. Vous aurez tous un enterrement digne de ce nom bientôt.

Il se dirigea à la hâte vers le sanctuaire, qui n’était plus qu’à une courte distance. Il courut jusqu’à la porte en bois et, sans s’arrêter et la défonça pour entrer.

— Shirayuki ! Suzune !

Bakuya était là, tremblant devant une démone aux cheveux dorés qui atteignait presque le sol. Le démon tenait une épée en direction de Byakuya et semblait sur le point d’attaquer à tout moment.

Il ne reconnaissait pas ce démon, mais il n’avait pas le temps de s’arrêter pour réfléchir. La distance qui le séparait de Byakuya était d’un peu moins de trois ken[1], pas trop loin. Il pouvait y arriver.

Sans s’arrêter, il s’élança vers l’avant.

— Jinta… Murmura Byakuya.

Ça va aller maintenant, pensa-t-il. Ne t’inquiète pas. Je vais m’occuper de tout.

Elle se leva et s’approcha d’un pas inquiet. Elle lui tendit la main, et il lui tendit la sienne à son tour.

Ces quelques trois ken avait déjà semblé si atrocement long ? Pour une raison quelconque, la démone n’avait pas encore bougé, se contentant d’observer la scène d’un air hébété. Son intention était un mystère pour Jinta, mais si elle ne bougeait pas alors c’était pour le mieux.

Ils étaient proches. Encore un peu. Il se mit à sprinter de toutes ses forces, jusqu’à en ressentir des douleurs dans tout son corps.

— Shirayuki !

Il l’atteignit.

Sa main gauche attrapa la sienne et la tira vers lui. Un vent passa entre eux deux alors qu’il la serrait contre lui avec force — comme s’il refusait de la laisser partir. Il pouvait sentir son doux parfum Il pouvait sentir son parfum doux… krrishk… mêlé à l’odeur du fer.

Il y était parvenu.

Un soupir de soulagement s’échappa de ses lèvres. Le pire du pire avait été évité. Il ne connaissait pas la force de ce démon, mais il se dit qu’il devrait au moins pouvoir gagner assez de temps pour permettre à Byakuya de s’échapper. Il était désavantagé, mais cela n’avait pas d’importance. Il avait juré — peut-être de manière insensée — de protéger la beauté qu’il avait vue en Byakuya, ce jour-là, il y a si longtemps… Il ne lui restait qu’une seule chose à faire : Terrasser le démon à la chevelure d’or.

Les yeux brûlants de conviction, il lança un regard furieux au démon.

— Huh ?

Elle n’était pas là. L’espace devant lui était vide, toute trace de l’esprit avait disparu. Il se rendit compte que Byakuya n’avait même pas bougé dans ses bras. Craignant qu’elle ne soit blessée, il relâcha son étreinte et vérifia son état.

— Ah… ?

Il se figea. Il avait voulu vérifier son teint, mais il n’y avait rien à vérifier. Elle restait inerte dans ses bras, son visage…sa tête… avaient disparu.

— Shira…yu… ?

Il n’y avait plus rien au-dessus de son cou.

— Ah, ahh… ?

Il n’arrivait pas à accepter la réalité. Ne l’avait-il pas atteinte à temps ?
Son sourire… n’aurait-il pas dû l’attendre ici ? Sa vision devint rouge.

Puis plus rouge encore. Un picotement remonta lentement au fond de son crâne. Il entendit un bruit sourd derrière lui. Il se retourna d’un coup et, surpris, murmura :

— Hein… ?

La démone aux cheveux d’or était à peine deux sun[2] derrière lui, à moins d’une longueur de main. Elle ne lui portait aucune animosité. En fait, elle regardait Jinta avec de l’inquiétude dans les yeux.

— Tu ne devrais pas toucher ça, dit-elle. — C’est sale.

Dans sa main droite, elle tenait une épée à l’envers, en prise inversée : Yarai, l’épée sacrée transmise de génération en génération par Itsukihime.

Qu’est-ce que tu fais là ? pensa Jinta, au moment où l’épée devint floue. Elle avait dû être dégainée. Elle bougeait plus vite que ses yeux ne pouvaient suivre. La seule chose qu’il vit fut l’instant où elle s’enfonça dans la poitrine de Byakuya. Le poids supplémentaire de la lame fit glisser son corps hors des bras de Jinta.

Elle s’effondra au sol dans un bruit sourd, transpercée en plein cœur.
La lame la clouait au plancher. Il fixa son corps sans tête. Sa peau pâle.
Sa fine sous-robe blanche, qui se teintait peu à peu de rouge. L’épée plantée dans sa poitrine se dressait comme une fleur offerte devant une tombe.

Il resta là, à regarder, à chercher, encore et encore — mais nulle part il ne trouva le sourire familier qu’il espérait. La vérité finit par le rattraper.

Byakuya était morte.

— Ce n’est…pas possible.

Sa voix n’avait pas son ton rigide habituel. Il parlait sans sophistication, comme s’il était retourné en enfance.

« Qu’est-ce qui ne va pas, Jinta ? »

Mais la chaleur de sa jeunesse ne reviendrait jamais. Elle ne lui parlerait plus jamais. Elle ne sourirait plus jamais pour lui. Elle ne le taquinerait plus jamais.

« Franchement, Jinta. Tu ne peux rien faire sans ta grande sœur. »

Elle n’était plus de ce monde.

Il était abasourdi et sans défense devant le démon. Il savait que c’était idiot, mais son corps ne bougeait pas. Le choc de la mort de Byakuya faisait passer tout le reste au second plan.

— Contente de te revoir. Tu n’es pas blessé ?

Sa somptueuse chevelure dorée contrastait violemment avec sa robe noire, sombre et de mauvais augure. Il émanait d’elle une affabilité étrange, presque enfantine, une innocence déconcertante, qui tranchait avec la beauté mature et harmonieuse de son visage et de sa silhouette.

Elle souriait.

Elle osait sourire, alors que la tête de Byakuya pendait entre ses doigts.  Quand Jinta réalisa ce qu’il voyait, une colère monta en lui — une rage venue d’un endroit qu’il ne connaissait pas lui-même.

Son esprit entra en ébullition, et sa fureur mit ses membres en mouvement. Avant même de s’en rendre compte, il abattait son épée sur la tête de la démone.

— Whoa.

À l’opposé de sa rage, le démon restait impassible, presque amusée.
Elle leva simplement la main droite et écarta négligemment son épée.
Le geste semblait manquer de force, et pourtant, l’arme et le corps de Jinta furent déviés si brusquement qu’il chancela vers l’avant. Il retrouva rapidement son équilibre et se retourna d’un bond.

Son épée n’était pas brisée, son bras allait bien. C’était naturel, la démone avait été douce, traitant son attaque avec la même désinvolture qu’un adulte ferait face aux jeux d’un enfant turbulent.

— Hé, fais attention. Qu’est-ce qui t’arrive tout d’un coup ?

Elle ne semblait toujours pas lui témoigner d’animosité. Il ne ressentait aucune colère de sa part, ni haine émanant d’elle.

Il comprit ce que cela signifiait. Pour elle, il n’était même pas un adversaire. De la même manière que les gens n’ont que peu de mal à l’égard des mouches ou des moustiques, il était trop insignifiant pour être considéré comme un adversaire.

Elle n’avait donc pas disparu tout à l’heure, pas vraiment. Elle avait dû se déplacer plus vite qu’il ne l’avait perçu pour arracher la tête de Byakuya. Elle avait une puissance qu’aucun entraînement ne pouvait atteindre, une puissance qu’aucun art martial ne pouvait enseigner. L’écart entre eux deux étaient évident.

Mais… et alors ?

Il prit une posture de combat, tenant son épée à l’horizontale sur sa droite.
Il affûta son esprit comme une lame, fixant son adversaire avec intensité. Il savait que c’était sans espoir. Il ne vaincrait pas ce démon. Il attaquerait, et deviendrait un cadavre de plus, jeté sur le tas.

Mais… et alors ?

Et alors ? Même s’il ne pouvait pas gagner – « En échange, je continuerai à te protéger, en tant que gardien du sanctuaire ». il pouvait au moins mourir en combattant.

Prêt à mourir, il avança et…

— Qu’est-ce qui ne va pas, Jinta ? Il s’est passé quelque chose ?

Son esprit s’arrêta net. Même maintenant, la démone aux cheveux d’or le regardait avec inquiétude. De plus, elle connaissait son nom, et elle le prononçait sans honorifique. Rares étaient ceux qui utilisaient son nom aussi simplement. Il regarda à nouveau son visage, voyant maintenant les contours de quelqu’un de familier. Il y avait là une profonde affection, qu’il n’avait pas réussi à percevoir auparavant dans le brouillard de sa rage.

Hésitant, il se risqua à dire :

— Suzune… ?

— Oui !

Elle sourit avec une jubilation enfantine. De manière adorable, comme elle le faisait toujours.

Son sourire lui faisait mal maintenant. Il n’arrivait même pas à trouver la capacité de considérer sa transformation soudaine. Son esprit ne pouvait contenir qu’une seule question :

— Tu es… vraiment… Suzune ?

— Mooo !

Elle fit la moue. Ses manières enfantines ne correspondaient pas à son apparence d’adulte, mais il les reconnaissait comme étant celles de Suzune, et cela lui brisa le cœur.

— Pourquoi… ?

Il voulait demander « si tu es Suzune, pourquoi as-tu tué Byakuya ? » Les deux étaient aussi proches que des sœurs. Comment l’une aurait-elle pu tuer l’autre ? Mais tout ce qu’il put trouver, ce fut,

— Toi, pourquoi, comment as-tu pu…

Il ne pouvait pas donner un sens à ses actions, bien sûr. Tout comme il avait des sentiments pour Byakuya, Suzune, elle, était consumée par ceux qu’elle éprouvait pour lui. Il était tout pour elle, et tout le reste ne signifiait rien pour elle. Il n’avait pas conscience de cette réalité et considérait ce qu’elle avait fait comme de la simple folie. Il ne connaissait pas la haine que les profondeurs de son amour avaient fait naître.

— Tu vas bien ? demanda-t-elle. — J’ai tué la Princesse, tu sais ? Pourquoi n’es-tu pas plus heureux ?

De même, Suzune ne pouvait pas comprendre les sentiments de son frère. Pour elle, Byakuya était une trainée qui avait essayé de blesser son cher frère. Suzune l’avait donc tuée.

Maintenant qu’il n’y avait plus personne qui pouvait lui faire du mal, il devait sourire. Avec l’innocence d’un enfant, elle y croyait sincèrement. Leur incompréhension était mutuelle. Ils s’aimaient, c’est certain — comme une famille. Mais il y avait eu une faille fatale : une dissonance profonde dans la façon dont chacun aimait l’autre.

— Je ne… Qu’est-ce que tu dis ? dit-il.

— Oh, c’est vrai. La princesse a dit qu’elle allait épouser quelqu’un d’autre. Elle faisait seulement semblant de t’aimer ! Ce n’est pas méchant, ça ?

Non. Ce n’est pas ça. Elle… Nous

Il tenta de parler, mais sa bouche refusait de s’ouvrir. Suzune et lui s’étaient enfuis ensemble d’Edo, survivant en se soutenant mutuellement. Toujours côte à côte. Pourtant, il y avait un fossé infranchissable entre eux, un fossé que sa voix ne parvenait pas à combler.

— Elle s’est même déshabillée, pour coucher avec un autre homme ! C’est affreux. Tu devrais l’oublier. Elle n’en vaut pas la peine.

En entendant cela, Jinta eut l’impression que son estomac allait se retourner. Il savait qu’elle devrait un jour coucher avec un autre homme, bien sûr, et il avait même donné son approbation indirecte. Il pouvait l’accepter. Il chérissait la volonté de Shirayuki, le village de Kadono, et même Suzune, comme personne d’autre, et il était prêt à donner n’importe quoi pour protéger tout cela. Alors pourquoi en était-il arrivé là ?

— S’il te plaît… arrête…

Sa voix n’était plus qu’un grincement aigu, presque plaintif.
Il ne pouvait plus supporter d’en entendre davantage — pas venant de Suzune. Même après tout ce qui s’était passé, il voulait qu’elle reste sa chère, très chère sœur… celle qu’il connaissait. Et de tout son être, il la supplia de se taire.

— Jinta… murmura-t-elle, jetant un triste regard vers le bas.

L’amour qu’ils portaient tous deux à leur famille n’avait fait qu’accentuer le fossé entre eux. Suzune interpréta sa supplique comme un signe de chagrin — persuadée qu’il souffrait encore de son amour pour Byakuya. Alors, elle tenta de « régler » le problème.

— Tu aimes toujours la princesse, Jinta ? Es-tu triste qu’elle soit morte, même si c’était une horrible personne ?

Elle tapa dans ses mains, comme pour dire : « Eureka, j’ai trouvé » ! Elle afficha même un sourire très jovial Son frère souffrait et elle savait ce qu’il fallait dire pour le soulager.

La fin de leur famille était proche.

— Mais bon ! Maintenant, tu n’as plus à la voir épouser quelqu’un d’autre, n’est-ce pas ?

La joie pure dans sa voix écrasa Jinta. À cet instant, il pensa enfin ce qu’il s’était efforcé de ne pas penser : Suzune lui avait tout pris. Lui et Byakuya s’aimaient, à leur manière. Ils s’étaient promis de protéger la voie de l’autre, chacun à sa façon, maladroite peut-être, mais sincère.

Ils ne pouvaient s’unir par le mariage, mais ils s’étaient engagés dans quelque chose de plus grand. Aussi insensé que cela ait pu sembler aux yeux des autres, ils étaient certains, tous deux, d’avoir fait le bon choix.

Suzune poursuivit :  

— Tu l’aimais, hein ? Alors t’aimais pas la voir fricoter avec un autre, pas vrai ? T’en fais pas, elle peut plus te faire de mal maintenant qu’elle est morte ! Et puis franchement, t’avais pas besoin d’une catin pareille

Suzune avait détruit tout ce dont Jinta avait jamais tiré fierté.

Elle avait pris leurs vœux et les avait réduits en miettes, tout en prétendant lui rendre service. Elle avait transformé tout ce qu’il avait ressenti en une jalousie mesquine et laide. La détermination de Shirayuki, sa voie si belle, la foi qu’il avait placée en leur choix commun, Suzune avait piétiné tout cela. Et après tout cela, elle osa répondra la chose suivante :

— Hé, rentrons à la maison. Je suis fatiguée.

Le bras gauche de Jinta pulsa violemment. Tout ce en quoi il croyait avait disparu. Son être intérieur était devenu un vortex d’émotion, une émotion unique, pure, limpide. Et pourtant, ses profondeurs étaient trop obscures pour qu’il les comprenne pleinement. Une rage froide, trouble, épaisse, commença à embraser son corps. D’une voix faible, il murmura :

— Tu es… fatiguée ?

— Oui. J’ai dû faire face à beaucoup de choses embêtantes aujourd’hui.

Embêtantes… ?  pensa-t-il. Parlait-elle de Byakuya ou des corps à l’extérieur ? Tous ces gens avaient été si gentils. Ils les avaient acceptés tous les deux, étrangers d’origine douteuse, ignorant même la nature démoniaque évidente de Suzune. Et elle résumait leur mort à « Embêtantes » ?

— Tu trahis le village qui nous a élevés, tu tues Byakuya et… tu dis que c’est embêtant ? demanda-t-il. — Tu as détruit notre deuxième foyer.

— Hein ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

Et pourtant, tu te comportes comme une ignorante. Comment peux-tu me prendre tout ce que je voulais protéger et avoir l’air si joyeuse ?

— Oh, je comprends maintenant, dit-il avec clarté.

La petite sœur qu’il chérissait, la promesse qu’il avait faite, ce soir-là, sous la pluie, de toujours rester son grand frère — tout cela vivait encore en lui. De la même manière qu’il avait vu en la jeune Byakuya une force digne de respect, il avait aussi tenu Suzune en haute estime. Mais cette Suzune-là… celle qui se réjouissait de la mort de Byakuya… Ce n’était plus elle. Elle était devenue un démon. Au sens le plus pur, le plus absolu du mot.

— La sœur que j’ai connue… n’existe plus.

Son bras gauche se contracta. Il y avait de la chaleur. Du froid.
Les fragments de ce qu’on pouvait appeler ordre se disloquaient.
La douleur obscurcit sa vision, l’entraînant vers le noir. Son bras, qui pulsait, dominait tout.

Même les souvenirs de cette nuit pluvieuse, lointaine, s’effaçaient. Il était impuissant. Incapable de réprimer ce qui venait. Il n’avait aucun moyen de résister. Une seule émotion demeurait dans son cœur : La haine.

Une haine cristalline envers le démon qui se tenait devant lui.

Cette haine, bouillonnante, était tout ce qu’il lui restait. Il ne pouvait deviner les véritables sentiments nichés au fond du cœur de Suzune. Tout ce qu’il voyait, c’était une créature répugnante, dévorée par la folie. La seule chose qu’il savait, c’est que sa sœur bien-aimée… n’était plus. Cette entité démoniaque avait, en un seul instant, arraché à Jinta à la fois l’être qu’il aimait… et sa petite sœur.

Le corps de Jinta s’anima. Il s’élança, visant le cou de la démone. Un craquement sec, décevant, retentit. Il s’était élancé sans hésitation ni retenue, mais le coup mortel n’avait pas atteint sa cible et son épée s’était brisée en deux. Le bras pâle et délicat de la démone l’avait frappé à une vitesse inimaginable.

— Jinta… ? dit la démone.

Son attaque surprise ne lui valut qu’une curieuse inclinaison de la tête sur le côté. Elle avait facilement bloqué le coup avec lequel il voulait la tuer. Il ne gagnerait pas cette bataille. Il ne pouvait pas gagner. Chaque fibre de son être le comprenait, mais la haine coulait toujours de son cœur.

Il jeta sa lame brisée de côté. Il n’avait pas d’arme, mais il ne manquait pas de moyens pour se battre. Il le savait d’instinct ce qui ne l’empêcha pas de rire amèrement.

— Je suis tellement pathétique. Je n’ai pas pu protéger la femme que j’aimais, j’ai perdu ma chère famille, mon village est terni, et j’ai été humilié. Il ne me reste plus rien…

Il tendit le bras en avant, sans même prendre position

Il tendit le bras devant lui, sans même prendre de posture défensive. Une rage fiévreuse tourbillonnait en lui. Mais son cœur, pourtant plein de haine, était étrangement paisible.

Ses muscles et ses os craquèrent, gémirent, produisant des sons inhumains.
Son corps — plus précisément, son bras — commença à se transformer. Il ne ressentit aucune stupeur face à ce changement. Le corps n’était qu’un réceptacle pour le cœur.

Et la forme qu’un cœur prenait… dépendait des émotions qu’il abritait. Si les émotions étaient inaltérables, alors le cœur, et donc le corps, le seraient aussi. Mais si ce cœur était corrompu par la haine… alors son contenant prendrait la forme appropriée. Cette transformation était inévitable.

— Non… commença à dire Jinta.

Son bras gauche, à partir du coude, était devenu rouge foncé. Il était maintenant deux fois plus gros et solide, avec des muscles nouvellement développés. Il ressemblait au bras du démon qu’il avait tué dans la grotte.

Humain, voici un cadeau d’adieu. Prends-le avec toi.

Non, ce n’était pas une simple ressemblance. Ce bras était celui du démon.

— Il ne me reste bien une chose.

Ses yeux grands ouverts étaient rouges, couleur sang et rouille. Son temps en tant qu’humain se terminait ici. Il appartenait désormais au monde surnaturel. Jinta, lui aussi, tomba dans la haine.

— …Hein ?

Un souffle échappa à Suzune, soit à cause du changement soudain de son frère, soit à cause de sa déclaration de haine envers elle. Ses yeux se mirent à pleurer.

Sans se soucier de la confusion de sa jeune sœur, Jinta regarda par-dessus son bras gauche et fit un petit signe d’approbation. Enfin, il comprenait ce que ce démon musclé avait voulu dire en affirmant qu’il avait atteint son but malgré la défaite. Le démon n’avait jamais eu l’intention de battre Jinta. Son but se trouvait dans l’autre utilisation inexpliquée de son pouvoir, l’Assimilation.

Si le démon avait pu absorber d’autres êtres vivants avec son corps, alors il était logique qu’il puisse aussi s’intégrer à eux. Le dernier « coup » porté par son bras n’avait pas été une attaque… C’était le démon qui s’était intégré à Jinta. Son véritable objectif avait été, sans aucun doute, d’enclencher la transformation de Jinta en esprit… en démon.

Et il avait réussi.

Jinta, consumé par la haine, était devenu un démon, corps et âme. Leur long affrontement trouvait ici sa véritable conclusion.

La victoire appartenait au démon.

Jinta était parti si fièrement pour le tuer… pour finir par danser dans le creux de sa main. Il fut bien natif.

— Je suis vraiment pathétique…, murmura Jinta.

— Mais je te remercie quand même… pour le cadeau d’adieu.

Il se pencha en avant, puis leva lentement son bras gauche, désormais difforme, pour le pointer vers Suzune.

— Maintenant, je peux tuer cette créature… sans même une épée.

Jinta savait déjà ce dont ce bras était capable. Le démon avait pris soin d’expliquer chaque détail avant de mourir, après tout. En absorbant d’autres démons, le bras en héritait des pouvoirs. Pour l’instant, il n’en avait qu’un seul : « …Force surhumaine. »

Son bras gauche se mit à gonfler encore plus. Ses muscles bouillonnaient et se tordaient, se développant rapidement jusqu’à doubler de volume. Il était très asymétrique, et toute chance de passer pour un humain avait disparu.

— Qu’est-ce qui ne pas pas ? dit Suzune. — Pourquoi…

Pourquoi me regardes-tu avec une telle haine dans les yeux ?

La raison de la colère de son frère lui échappait. Elle ne pouvait que répondre par la confusion. Pour elle, tuer Byakuya n’avait rien d’injustifiable et cette incompréhension ne faisait que nourrir davantage la rage de Jinta.

— Je voulais juste t’aider, dit-elle, tentant maladroitement de retrouver sa place à ses côtés.

Elle s’avança, vacillante, cherchant une excuse, n’importe laquelle.

— Ce… n’était qu’une trainée.

La haine. Tout se résumait à de la haine pure et simple.

— Assez. Tais-toi. » dit-il d’un ton plat, sans appel.

Quelque chose changea en lui à ce moment-là. Son cœur coupa définitivement les ponts avec Suzune. Une haine sans limite montait en lui. Sentant ce changement, Suzune baissa les yeux, les lèvres frémissantes.

— O-oh… Donc toi aussi… tu m’abandonnes ? Je croyais que tu serais toujours là, à mes côtés…

Jinta ne dit rien, se contentant d’aiguiser son regard. Ce fut une réponse suffisante pour Suzune, qui laissa échapper un gémissement déchirant.

— Très bien, alors. J’ai pas besoin de toi. J’ai besoin de personne et de rien. Si tu refuses de m’accepter, alors que ce monde… aille en enfer !

Sa voix perdit toute trace d’innocence enfantine et s’assombrit. Sa rage grondait, perceptible même alors qu’elle gardait les yeux baissés. Elle jeta la tête de Byakuya sur le côté, d’un geste brutal. De la même manière que Jinta avait coupé tout attachement envers elle, son cœur, à elle aussi, avait tranché net.

— Et toi aussi avec !

Elle releva la tête, révélant un visage monstrueux. Ses yeux écarlates luisaient d’une haine vive. Ses doigts jadis fins s’étaient raidis, prolongés par des ongles aussi tranchants que des lames. Les deux adversaires se fixèrent, sans chercher à cacher leur rancune. Ce face-à-face ne dura qu’un instant. D’un coup de pied du pied gauche, Suzune bondit sur lui, réduisant la distance en un seul pas.

L’air siffla alors qu’elle abattait ses griffes dans une attaque brutale.
Jinta réagit, mais ne put esquiver complètement. Sa peau se déchira, sa chair s’ouvrit. Et avant même qu’il puisse contre-attaquer, elle s’était déjà évaporée hors de portée.

Elle était rapide. Bien trop rapide. Ses mouvements étaient maladroits, sans véritable technique, mais cela n’avait aucune importance face à une telle vitesse.

L’air siffla à nouveau.

Elle s’approcha pour le lacérer, puis recula, le laissant avec une nouvelle entaille. Jinta ne chercha même plus à esquiver. Ses yeux démoniaques pouvaient désormais suivre ses déplacements, mais elle était un démon à part entière. Lui, non. Dans l’état actuel des choses, il n’avait aucune chance de l’emporter.

— Satisfait ? Dit-elle après s’être éloignée de lui pleine d’assurance, sûre de sa victoire.

Il comprenait que le combat était perdu d’avance, mais ce n’était pas nouveau. Tout comme il n’avait jamais pu battre Motoharu, il n’avait jamais réussi à empêcher Shirayuki et Suzune de lui courir autour en cercle.

— Nous pouvons en finir ici si tu y tiens…

— Je ne t’ai pas dit de te la fermer ? ajouta-t-il.

Peu importait que les chances de réussite soient inexistantes. Son cœur, possédé par la haine, ne désirait qu’une chose : voir le visage de son ennemi déformé par la souffrance.

— Je vois… Bien.

Elle grimaça de chagrin et de haine.

Elle se prépara. Cette fois, elle allait en finir pour de bon. Elle s’élança, habitée d’une malveillance palpable, et abattit son bras levé dans un geste sauvage.

Ses ongles s’enfoncèrent dans sa poitrine, faisant danser le sang frais dans l’air, mais ce n’était pas un coup fatal. Il avait fait un grand pas vers la gauche, si bien qu’elle ne l’avait qu’effleuré.

Sans hésiter, elle attaqua à nouveau à bout portant, telle une bête sauvage.
Elle était plus rapide que jamais. Cette fois, il ne put esquiver. Mais cela lui convenait. Ses griffes s’enfoncèrent dans son abdomen, suivies d’une douleur insoutenable. Mais il s’en moquait. Il attendait cette douleur. Il n’avait jamais eu l’intention de l’éviter.

Plus tôt, il avait reculé non pas pour esquiver, mais pour armer son propre coup. Il avait reculé une jambe, puis le bras gauche, tourné les hanches, le pied arrière ancré dans le sol. S’il avait été humain, une seule attaque de Suzune aurait suffi à l’abattre. Mais son corps était devenu incroyablement résistant.

Ses griffes avaient déchiré sa peau, entaillé ses organes, et pourtant, il vivait, il bougeait encore. Il avait utilisé cette robustesse nouvelle pour encaisser le coup, emprisonner son bras contre son abdomen, bloquant ses mouvements. Aussi rapide fût-elle, elle devenait une cible facile une fois piégée sans possibilité de bouger.

— Ah…

Réalisant maintenant ce qui s’était passé, elle tenta de retirer son bras, mais il était trop tard. Elle se déplaçait plus vite que lui, certes, mais il avait une longueur d’avance.

— Gaah !

Il poussa un rugissement court, recrachant du sang. Le sol se gondola sous son pied gauche tandis que ses yeux rouges comme la rouille fixaient la silhouette de la démone aux cheveux d’or. Son bras monstrueux fendit l’air. Il ne retint aucune once de sa force surhumaine. Et il abattit son poing sur l’abdomen de la créature haïe.

Une sensation écœurante parcourut son poing.
Il sentit la peau se fendre, la chair s’écraser, les entrailles se broyer — jusqu’à percevoir le choc contre sa colonne vertébrale. Suzune fut projetée en arrière, traversant les airs avant de s’écraser contre le socle où Yarai avait autrefois reposé. Elle n’avait même pas tenté de se défendre contre le coup.

Alors, tu veux essayer ? Vas-y, frappe-moi-

Ou peut-être… était-elle simplement trop stupéfaite pour réagir.
Peut-être croyait-elle encore que Jinta ne pourrait jamais la frapper, peu importe à quel point il était en colère. Un nuage de poussière s’éleva dans le fond du sanctuaire. Jinta ne la quittait pas des yeux. Pas une seule fois. Il n’osait même pas cligner.

La créature maudite gisait au sol, étendue. Mais il le savait — il l’avait senti — ce coup n’avait pas été mortel. Elle se releva. Une béance monstrueuse défigurait son ventre.

— Alors, tu peux encore te tenir debout, dit-il.

Elle ne bougea pas. La tête pendante, inerte. Le sang s’écoulait à flot de son abdomen, sans aucun signe de ralentissement. La blessure était profonde. Trop profonde pour qu’elle continue de se battre. Mais ce n’était pas suffisant pour la tuer. Peu importait sa beauté — elle restait un démon.
Pour la tuer, il faudrait lui prendre le cœur, lui trancher le cou… ou lui broyer la tête.

Alors, il frapperait à nouveau. Jinta avança d’un pas, préparant un nouveau coup. Poussé par sa haine, il balança son poing, visant ce joli petit visage. Suzune ne bougea pas. Elle en était incapable. À une telle distance, il était déjà trop tard pour esquiver. Cette fois, ce serait la fin. Jinta en était certain.

Perdu dans sa propre haine, il porta le coup de grâce.

— Désolé de gâcher la fête une fois de plus.

Une tierce personne intervint. Le démon à la lance à trois pointes. Elle avait dû observer toute la scène, bien qu’elle soit apparue comme par enchantement — tout comme la première fois, dans la forêt, ce qui semblait maintenant appartenir à un lointain passé. Le poing de Jinta était déjà lancé, impossible à retenir. Il frappa. La chair fut écrabouillée sous l’impact.

— Toi…, murmura Jinta.

Le coup destiné à Suzune avait frappé l’autre démone. Son poing s’était abattu droit sur son cœur, l’écrasant. Il tenta de retirer son bras, mais il ne bougea pas. Il tira encore, plus fort cette fois, mais il ne parvenait plus à mobiliser la moindre force dans son bras. La Force Surhumaine s’était dissipée — sans elle, il était redevenu faible. Suzune, elle, ne bougea pas d’un pouce, insensible à tout ce qui l’entourait. À elle, le démon murmura doucement :

— Suzune-chan.

Son cœur était écrasé, et sa vie s’éteindrait bientôt. Un fin voile de vapeur blanche s’élevait déjà de son corps. Et pourtant, elle parla avec une douceur tranquille, malgré sa mort imminente.

— Sauve-toi d’ici. Je suis sûre que tu ressens de la haine. Je suis sûre que tu as envie de tuer. Mais tu dois fuir et soigner tes blessures pour l’instant. Tu ne t’es pas encore éveillée à ton véritable pouvoir. Tous les démons s’éveillent à une capacité unique après avoir vécu un siècle, mais je pense que le tien pourrait s’éveiller encore plus tôt. Quand ce sera le cas, n’hésite pas à réduire en cendre tout ce que tu hais.

Poussée par les braises de sa haine, Suzune bougea enfin. Elle dépassa Jinta, ramassa la tête de Byakuya là où elle l’avait jetée, puis se dirigea vers la sortie.

— Suzune ! hurl aJinta.

Elle s’arrêta, peut-être retenue par le dernier de ses regrets. Son corps se crispa, comme paralysé. Elle ferma les yeux et inspira longuement, repensant au bonheur qu’ils avaient partagé autrefois.

À cette nuit de pluie, désormais lointaine.

À elle-même, abandonnée.

À la main qu’il lui avait tendue ce jour-là.

Depuis cette nuit-là, Jinta était la seule chose qui comptait pour elle. Être à ses côtés suffisait à la rendre heureuse. Même si elle avait été abandonnée par son père et qu’elle ne pouvait pas être avec son amie, le fait de pouvoir tenir sa main était un bonheur suffisant pour elle.

C’est du moins ce qu’elle avait cru. Au final, ce n’était qu’une illusion. Son frère l’avait rejetée, elle aussi. Il n’y avait jamais eu de place pour quelqu’un comme elle depuis le début.

Elle expira lentement.

Ce n’était pas la démone mourante qui lui avait parlé, mais celle née en elle, celle que la haine avait façonnée. Sa véritable nature. Elle hurlait, réclamant une cible. Mais maintenant que Byakuya était morte… que restait-il à haïr ?

Dans les ultimes relents de sa haine, Suzune chercha. Elle pensa un instant… et quand la réponse vint, elle fronça les sourcils. Sa main tendue avait été tout pour elle. Trahie par ce tout, il ne lui restait qu’une seule chose à haïr.

— Je méprise tout. C’est pourquoi je vais tout détruire.

Tel était son choix. Si tout ce qui comptait pour elle l’avait trahie, alors elle haïrait tout, en retour

— Je plongerai l’humanité dans la ruine, ce pays, ce monde, tout ce qui existe. Ce n’est qu’alors que je pourrai continuer à avancer.

Elle se retourna une dernière fois vers son frère. Elle grava son image dans sa mémoire. Elle l’avait vraiment aimé. Être à ses côtés lui suffisait. Alors pourquoi… pourquoi cela devait-il finir ainsi ?

 …Ne m’oublie pas. Peu importe combien de temps s’écoulera… un jour, je reviendrai devant toi.

Ses sentiments se dispersèrent dans le vent. Il était peu probable qu’ils l’atteignent. Mais elle partit. Et ne se retourna pas une seconde fois.

Vraiment, tout ce que je voulais… c’était te voir sourire, Jinta.

Son murmure s’évanouit dans le néant. Personne ne l’entendit.

***

Après avoir confirmé que Suzune était bel et bien partie, la démone clairvoyante se détendit enfin. Jinta retira son bras, et le corps du démon s’effondra, inerte. Un voile de vapeur blanche s’élevait toujours d’elle. La fin était proche.

 Aha… aha ha ha ha ha ha. On l’a fait. On l’a vraiment fait ! Enfin… j’ai accompli mon but ! »

La démone riait, folle, malgré sa mort imminente — comme si elle se vantait d’une victoire certaine. Son rire irrita Jinta. Il cria, sachant très bien qu’il ne faisait que laisser exploser sa colère :

 C’était ça, ton but ? …Ça ?!

Byakuya était morte. Jinta était devenu un démon. Et lui et Suzune avaient tenté de s’entre-tuer. Quel sens y avait-il à provoquer une tragédie aussi absurde ? Il serra les dents si fort qu’on aurait cru entendre l’os craquer… Mais la démone restait impassible.

 Aha ha, oui. C’est bien ça. Je suis désolée pour vous, vraiment.
Mais je n’avais pas le choix.

Un démon ne pouvait fuir sa nature.Lorsqu’il se fixait un objectif, il s’y consacrait, coûte que coûte. C’était pareil pour le démon musclé. Même s’ils ressentaient de la pitié pour leurs victimes, cela ne suffisait jamais à les arrêter. La démone aux portes de la mort semblait en paix.

Elle avait accompli son dessein.

 J’ai vu ce qui nous attendait, grâce à mon pouvoir : la Clairvoyance.
Un jour, ce pays s’ouvrira au monde au-delà de ses frontières, et progressera. Les humains créeront leur propre lumière et illumineront les ténèbres elles-mêmes.

Elle ne riait plus. Sa voix était faible, lasse, mais étrangement paisible, presque élégante dans sa désolation.

Ses yeux mi-clos fixaient quelque chose de lointain, que seul son pouvoir pouvait apercevoir.

 Mais nous, les démons, ne pourrons pas suivre le rythme du temps. Le monde, en avançant, nous rejettera. Nous serons remplacés par cette ère nouvelle, balayés. Et les lumières artificielles de l’humanité finiront par nous voler notre place… Jusqu’au jour où nous ne vivrons plus que dans les contes populaires.

Sa voix calme était tempérée par une puissante détermination. Jinta était déconcerté, ou plutôt absorbé par son changement. Il ne pouvait pas pardonner aux démons ce qu’ils avaient fait, mais pour l’instant, sa colère apaisée, il ne trouva pas les mots pour l’interrompre.

 Mais je refuse d’accepter cet avenir. Hors de question que je laisse l’extinction se produire sans rien faire.

La démone fixa son regard sur Jinta.

— Laisse-moi te dire ce que j’ai vu. Dans cent soixante-dix ans.
Cette fille, Suzune-chan… deviendra une calamité qui menacera l’extinction de l’humanité tout entière. Et toi, tu franchiras le grand gouffre du temps pour la rejoindre, pour reprendre ici même, à Kadono, le duel à mort que vous avez entamé. Et de cette bataille… naîtra notre seigneur des ténèbres éternelles : notre bienveillant protecteur, le Dieu-Démon.

Était-ce pour cela qu’ils avaient éveillé Suzune en tant que démon et transformé Jinta en démon ? Pour préparer le terrain afin que Suzune devienne ce Dieu-Démon, même au prix de leur propre vie ? Jinta grimaça, comprenant qu’il avait dansé au rythme de leur plan depuis le début.

— Tu peux nous détester pour ce que nous avons fait, mais le Dieu-démon protégera mon espèce dans un avenir lointain. Grâce à sa protection, nous n’aurons plus à craindre des lumières des hommes.

Le démon se fendit d’un sourire. Ce n’était pas le même sourire fou qu’avant, mais le sourire calme de quelqu’un sur son lit de mort, satisfait de sa vie. Les dernières traces de colère de Jinta se dissipèrent. Si ce que ce démon disait était vrai, alors elle et le démon musclé n’agissaient pas égoïsme, mais pour protéger ce qui leur était cher. Alors, quelle différence y avait-il entre un humain et un démon ?

— Cela me suffit. Je peux mourir heureuse, en sachant que les miens auront un avenir…

Ne gardant que l’espoir d’un avenir lointain, le corps du démon se dilua dans le néant.

Une partie de Jinta voulait dire quelque chose avant qu’elle ne disparaisse, mais aucun mot ne venait. Il voulait au moins l’appeler par son nom, mais il réalisa qu’il ne le connaissait même pas. En fait, il ne connaissait pas non plus le nom du démon qu’il avait tué dans la grotte. Ces deux-là méritaient sans aucun doute d’être honorés, car ils avaient sacrifié leur vie pour l’avenir de leur espèce, et pourtant il les avait tués comme s’il s’agissait de bêtes sans nom, comme il l’avait fait pour beaucoup d’autres. Cela lui pesait plus qu’il n’aurait pu l’espérer.

Un temps indéterminé s’écoula. La seule personne restée dans le sanctuaire était Jinta, si on pouvait encore appeler cela une personne.

— Shira…yuki…

Il regarda autour du sanctuaire, puis aperçut le corps de Byakuya dans l’obscurité. Il s’en approcha à pas hésitants. Sa tête avait été coupée au niveau du cou, et Yarai lui avait transpercé la poitrine. Il retira l’épée et la jeta de côté. Il s’agenouilla et prit le corps de la jeune femme dans ses bras. Il ne sentait plus son odeur. Seule l’odeur du sang subsistait.

— Ah…

Il enroula ses bras autour de son dos, l’attirant dans une étreinte plus serrée. Le sang qui s’était accumulé sur sa poitrine était humide contre sa peau. C’était une sensation étrange, à la fois froide et chaude. Il avait l’impression de se fondre en elle à cause de la blessure.

Même maintenant, il pouvait entendre sa voix.

« Franchement, Jinta. Tu ne peux rien faire sans ta grande sœur. »

C’était vrai, il ne pouvait rien faire sans elle. Rien du tout. Il avait appris à parler de façon formelle pour éviter de lui donner une mauvaise image en tant que gardien du sanctuaire.

Il s’était entraîné pour vaincre les démons parce qu’il aspirait à une force à la hauteur de la détermination de longue date de Shirayuki, qui voulait protéger Kadono. Même son choix de vie, à laquelle il s’était entièrement consacré, tenait sur une seule chose. Une seule.

— Je t’aimais, Shirayuki…

S’il y avait une chose sincère chez Jinta, c’était bien son amour pour elle. Un amour plus profond que celui de quiconque. Il aurait tout sacrifié, tout abandonné, juste pour pouvoir rester à ses côtés. Mais la réalité était froide et insensible. Son rôle de gardien de prêtresse n’avait plus aucun sens. Ses vœux n’avaient plus aucun sens. Il avait échoué lamentablement, incapable de protéger la femme qu’il aimait et blessant de ses propres mains sa seule famille.

— Shirayuki…

Les larmes jaillirent comme un barrage qui cède. Tout ce que Jinta put faire, ce fut hurler de douleur.

Et dans la nuit, résonna la plainte d’un démon.

Il se vit lui-même : pitoyable, agrippé au corps de sa bien-aimée, incapable de la lâcher.

Incapable de faire quoi que ce soit d’autre.

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[1] Le ken est une unité de mesure japonaise, 3 ken font environ 5,4m.

[2] Unité de longueur utilisée principalement dans la mesure des tissus, des objets, et des constructions traditionnelles. 1 sun = 3,03cm (environs). 2 sun = 6,06cm (environ).

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