SotDH T1 : Chapitre 1 : Partie 7
Homme et Démon (7)
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Traduction : Calumi
Correction : Gatotsu/Raitei
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— Je m’attendais à ce que tu sois plus âgée que ça au vu de la vision que j’ai eue, mais je suppose que ce n’est pas encore le moment.
Une démone se tenait à l’entrée, inconsciente de sa présence peu naturelle. Elle fixa Suzune, la dévisagant.
— Mais ne t’inquiète pas, ma Clairvoyance ne me trompe jamais. Tu deviendras une magnifique femme, Suzune-chan, bien plus belle que cette princesse.
— Qui êtes-vous, vieille dame ? dit Suzune en s’éloignant lentement, se méfiant de la démone trop amicale.
Elle se demandait comment et pourquoi elle connaissait à la fois son nom et l’apparence de Byakuya.
— Qu’est-ce que… « vieille dame » ? Eh bien, je suppose que par rapport à toi, je suis très âgée. J’existe depuis plus d’un siècle mais cela dit, je suis toujours plus jeune que lui, dit-elle en riant.
Bien qu’elle soit un esprit n’ayant rien d’humain, elle semblait étrangement dépourvue de malice. Elle ne manifestait aucune hostilité et s’exprimait sur un ton empreint de légèreté. Par conséquent, Suzune baissa sa garde et l’idée de fuir ne lui vint même pas à l’esprit. La démone continua :
— Alors, sais-tu ce que je suis ?
— …Une démone.
— C’est vrai, tout comme toi. On fait partie de la même équipe, hein ?
— Non, je suis… humaine, déclara Suzune avec fermeté même si elle n’y croyait pas vraiment au fond.
Son père avait abusé d’elle à cause de sa nature démoniaque après tout. Et c’est pour la même raison qu’elle ne pouvait aux côtés de son amie.
Elle savait depuis longtemps qu’elle n’était pas humaine, et avait accepté cette vérité. Mais malgré cela, elle voulait croire qu’elle l’était. Pour ce frère qui, envers et contre tout, restait aux côtés d’une telle démone qui la protégeait… pour lui, elle voulait croire qu’elle pouvait être humaine.
— Je vois… Ton frère doit être quelqu’un de très gentil, dit la démone avec un soupir chaleureux.
Suzune s’attendait à ce que la démone se moque d’elle. Elle-même pensait que ses propres paroles étaient insensées, après tout. L’aimable réponse de la démone la prit au dépourvu.
— Hein ?
— Tu veux être une humaine pour le bien de ton frère, n’est-ce pas ? Quel sacré bonhomme il doit être.
— Oui c’est le cas ! répondit Suzune sans aucune hésitation.
L’apparence de la démone était suspecte, et il était évident qu’elle complotait quelque chose. De plus, les démons n’étaient rien d’autre que des ennemis pour le village. Pourtant, Suzune ne pouvait s’empêcher de sourire en entendant son frère être complimenté de la sorte, peu importe de qui provenaient ces louanges.
— Tu aimes vraiment ton frère, hein ?
— …Je l’aime, Jinta est tout pour moi !
Ces mots venaient de son cœur, mais ils n’étaient clairement pas ceux d’une enfant. Jinta sera toujours, toujours là pour lui tendre la main. Il était, sans exagération, son tout.
— Une fille reste une fille, même toute petite, hein ? murmura la démone en baissant la tête, le regard assombri.
Elle se reprit bien vite, dissimulant son trouble derrière un sourire forcé avant de reprendre sur un ton faussement enjoué :
— Mais tu sais, il y a quelqu’un, quelque part, qui veut faire du mal à ton frère. Je me disais qu’on pourrait peut-être l’arrêter ensemble.
— …Ensemble ?
— Oui. Viens avec moi un moment. Ne t’inquiète pas, les démons ne mentent pas. Je ne te ferai aucun mal.
La démone tendit la main à Suzune. Démon ou non, les doigts de sa main étaient aussi délicas que ceux d’une femme humaine. Mais ce geste ne fit qu’accroître la méfiance de Suzune.
— …Non.
— Pourquoi pas ?
— Tu ne me feras peut-être pas de mal, mais tu n’as pas dit que tu ne ferais pas de mal à Jinta.
Bien qu’elle ne ressentît aucune malice de la part de la démone, Suzune n’était pas assez stupide pour se contenter de la suivre. La démone s’attendait cependant à ce niveau de résistance, et avait réfléchi à un plan pour convaincre la jeune fille à l’avance.
— Je vois… Alors que dirais-tu de ceci ?
Avec un sourire, elle toucha le front de Suzune avec l’index de son autre main.Suzune n’eut pas le temps de réagir. Elle sentit une chaleur émaner du doigt de la démone, puis quelque chose d’autre s’y ajouta. Cela prit forme dans son esprit, brûlant une image dans sa vision. Ce qu’elle vit la choqua tellement qu’elle ne put même pas crier.
Byakuya se déshabillait devant un homme, quelqu’un d’autre que le frère de Suzune. D’un soubresaut, Suzune s’éloigna de la démone, mais l’image qu’elle avait vue était très claire : Byakuya se livrant un acte indécent, se donnant à un autre homme que Jinta. Elle avait l’impression d’avoir déjà vu cet homme quelque part. Elle tremblait.
Elle ne voulait pas y croire. Sous le choc, elle demanda :
— Qu’est-ce que c’était ?
— Ma capacité, la Clairvoyance. Je peux aussi l’utiliser pour partager les choses que j’ai vues mais seulement un peu.
— Pas ça ! Qu’est-ce que c’était ?
— Ça va vraiment arriver, si c’est ce que tu te demandes, dit la démone d’un sourire mesquin.
— Tu mens…
— Tu ne me crois pas ? Alors pourquoi n’irions-nous pas vérifier ensemble ? La main de la démone était toujours tendue.
Suzune était confuse. La démone mentait-elle ? Elle savait que Byakuya, non, Shirayuki ne ferait jamais une telle chose. Elle ne le ferait pas, n’est-ce pas ? Un petit doute s’installa en elle. L’inquiétude et l’angoisse la rongèrent, précisément parce que cela concernait son cher frère.
En réalité, quel choix avait-elle ?
— Viens avec moi. Pour ton frère.
Jinta était tout pour elle.
— Pour mon frère… répéta-t-elle, hésitante.
La démone attendait, patiemment, sans jamais retirer sa main tendue. Finalement, Suzune la saisit — une main autre que celle de son frère, pour la première fois.
Une pointe de regret traversa alors la démone tandis que Suzune prenait lentement sa main.
Si seulement les humains et les démons pouvaient coexister comme toi et Jinta… peut-être n’aurions-nous pas à commettre de telles cruautés.
***
Au-delà de l’écran de bambou du sanctuaire, Byakuya se tenait seule, pétrifiée par l’inquiétude. Le voile de la nuit était déjà tombé. La seule lumière présente à l’arrière du sanctuaire provenait d’une lanterne en papier.
Un certain temps s’était déjà écoulé depuis le coucher du soleil, mais Jinta n’était toujours pas revenu au village.
— Jinta… murmura-t-elle faiblement.
Elle connaissait sa force, mais ne pouvait s’empêcher de redouter le pire. Et s’il avait perdu ? Et s’il était blessé, quelque part, à attendre qu’on vienne l’aider ? De telles pensées la hantaient, et comme elle n’avait aucun moyen de les apaiser, elle restait là, hébétée, les yeux dans le vide.
Par hasard, son regard se dirigea sur Yarai, l’épée sacrée. Sans réfléchir, elle l’attrapa et la dégaina lentement. Plus épaisse qu’une lame ordinaire, la sienne avait un poids qui s’imposait. La lumière de la lanterne s’y reflétait en un éclat gris. Elle l’avait saisi sur un coup de tête, mais le contact de l’arme l’apaisa. Quelque chose dans le miroitement brut de la lame calmait son cœur.
On disait qu’un vieux forgeron avait forgé Yarai pour sa femme, et que tous deux étaient les parents de Kayo, la toute première Itsukihime. La légende racontait que cet homme, réputé comme le meilleur forgeron de Kadono, avait voulu créer l’arme parfaite en cadeau à celle qu’il aimait. Mais sa femme quitta ce monde avant qu’il n’achève son œuvre. Le sabre fut alors consacré, et protégé par sa fille Kayo et sa lignée, jusqu’à parvenir entre les mains de Byakuya.
Ainsi, Yarai était un présent destiné à l’être aimé, qui ne put jamais être offert.
Vraie ou non, cette histoire laissait songeur. Et l’idée que les peines de cœur existaient déjà en d’autres temps apporta à Byakuya un semblant de réconfort.
À quoi est-ce que je pense ?
Byakuya sourit avec mpéris envers elle-même.
Malgré toute la bravoure dont elle avait fait preuve à l’égard de Jinta, elle osait garder un certain attachement. Elle remit l’épée à sa place, s’efforçant de calmer l’agitation de son cœur avant de soupirer.
Après quelques instants de silence, elle entendit l’écran de bambou s’écarter brusquement.
— Hey.
Un bel homme d’une taille légèrement inférieure à celle de Jinta se tenait là. C’était l’autre gardien du sanctuaire, l’homme qui deviendrait son mari.
— Kiyomasa ? Tu as besoin de quelque chose ?
Elle ignora la douleur de son cœur et fit comme si de rien n’était. Ce fut une réussite car il ne sembla pas remarquer son humeur.
— Non, je m’ennuie, alors je me suis dit que tu me tiendrais compagnie. Ce n’est pas comme si je devais monter la garde alors que le sanctuaire est bien gardé par les hommes du village.
Kiyomasa était l’un des gardiens du sanctuaire, mais il lui parlait toujours de manière décontractée. Même si son attitude envers Jinta pouvait s’améliorer, elle l’aimait tout de même bien dans l’ensemble.
— Tu ne changeras jamais toi. Qu’est-ce qu’il y a alors ? Un nouveau livre ? demanda-t-elle, supposant qu’il était venu au sanctuaire par égard pour elle. Elle cacha son inquiétude pour Jinta par un sourire.
Sa réponse, cependant, fut quelque chose qu’elle n’aurait jamais pu anticiper. Il se mordit la lèvre et grimaça, puis la regarda avec des yeux vide.
— Pas tout à fait, dit-il.
Il la saisit brutalement par les épaules, la poussant contre le mur. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. Sans lui laisser le temps de réagir, il s’approcha, sa respiration lourde résonnant. Dès lors, elle comprit.
— Qu’est-ce que tu crois faire ?!
Elle se débattit, mais il tenait fermement ses poignets, qu’il plaqua sans ménagement contre le mur. Ses lèvres se retroussèrent en un sourire lubrique.
— Quand ton futur mari te demande de lui tenir compagnie, ça ne peut vouloir dire qu’une seule chose, n’est-ce pas ?
L’une de ses mains rugueuses maintenait ses poignets, tandis que l’autre parcourait son corps de haut en bas. Elle ne détestait pas particulièrement Kiyomasa, mais à cet instant précis, la sensation de contact contre sa peau la révoltait. Elle comprit alors que ce n’était pas le toucher qui la dérangeait, mais le fait qu’elle n’aimait pas l’homme qui en était l’auteur. Elle voulait être touchée par l’homme qu’elle aimait. Venant de quelqu’un d’autre, cela lui donnait l’impression que son cœur était violé.
— Pourquoi ? Pourquoi maintenant ?! demanda-t-elle.
Comment pouvait-il faire cela alors qu’il savait qu’elle s’inquiétait pour Jinta ?
— Parce que c’est le meilleur moment, répondit-il — Jinta ne perdra jamais face à ces démons, il n’y a pas lieu de s’inquiéter pour lui. Il accomplira son devoir, alors je dois accomplir le mien comme toi tu dois accomplir le tien.
Un frisson lui traversa le corps. Leur devoir. Porter un enfant. Le but de leur mariage était de concevoir un hériter. De toute évidence, elle savait que cela signifiait qu’il fallait faire... un jour ou l’autre.
— Mais…
— Allez, tu savais que nous aurions à le faire.
Elle le savait. Elle avait accepté le mariage en sachant parfaitement ce qu’il impliquait. Mais le faire maintenant ? N’avait-elle pas le droit de prier pour le bien-être de Jinta ? Elle l’avait déjà trahi par son choix. Elle comprenait qu’elle n’avait plus le droit de l’aimer. Mais elle ne voulait pas se souiller au point de coucher avec un autre homme alors qu’il risquait sa vie.
— S’il te plaît, arrête… Au moins jusqu’à ce que je sache que Jinta soit sain et sauf, implora-t-elle.
— C’est pour son bien que je fais ça, dit Kiyomasa en ricanant. Nous devrons de toute façon faire un enfant. Mais tu es Itsukihime. Tu auras toujours besoin de quelqu’un pour te protéger, même lors de notre nuit de noces. Tu comprends ce que je veux dire, n’est-ce pas ?
Elle sentit un étau se resserrer autour de son cœur. Elle allait mettre au monde un enfant avec Kiyomasa, comme le voulait le village. Quelqu’un devrait veiller sur elle pendant l’acte. Et ce quelqu’un — En échange, je continuerai à te protéger en tant que gardien du sanctuaire — ne pouvait être que Jinta.
— Non.
Elle avait la détermination. Elle avait la résolution. Mais elle manquait d’imagination. Elle avait envisagé un avenir aux côtés d’un autre, mais jamais qu’elle devrait coucher avec un autre homme alors que ce dernier se tenait devant eux.
Son visage pâlit face à cette constatation. Elle oublia complètement son rôle d’Itsukihime et redevint momentanément Shirayuki.
— Bien sûr, si l’idée qu’il entende tes gémissements te plaît, ça ne me dérange pas d’attendre. Quoi qu’il en soit, tu peux faire ce que tu veux, dit Kiyomasa.
Face à cette déclaration, elle frissonna de rage.
— Pourquoi tu…!
— Je te l’ai déjà dit, n’est-ce pas ? C’est le meilleur moment. Il est parti et nous n’avons pas besoin qu’il nous garde. Si on a de la chance, on peut finir ça en une nuit.
Il parlait sans enthousiasme, abattu. Son regard lubrique avait disparu avant qu’elle ne s’en rende compte, remplacé par un regard d’angoisse totale.
— Kiyo…masa ? Se risqua-t-elle à dire.
— C’est la meilleure chose à faire pour toi, n’est-ce pas ? …Mais bon, peu importe, choisis ce que tu veux.
Il y avait une profonde contradiction chez cet homme. Il l’avait acculée tout en semblant haïr chacun de ses propres gestes. Byakuya n’était pas stupide. Elle savait que Kiyomasa éprouvait pour elle une certaine forme d’affection — cela transparaissait clairement dans la façon acerbe dont il traitait Jinta. Il y avait fort à parier que c’était aussi la raison pour laquelle leur mariage avait été précipité.
Alors pourquoi faisait-il tout son possible pour empêcher que naisse entre eux un véritable amour ? Elle n’arrivait pas à lire ses intentions. Elle plongea son regard dans le sien, mais l’âme de Kiyomasa restait trouble, dissimulée derrière un voile impénétrable. Et pourtant, un fait restait indéniable :
Ses paroles, bien qu’emplies de haine, résonnaient d’une certaine vérité. Elle allait devoir partager sa couche avec Kiyomasa un jour. Et Jinta serait alors posté à la porte, en sentinelle de leur nuit — …et cela, elle ne pourrait jamais le supporter.
— …Laisse-moi partir, dit-elle, relâchant ses bras.
— D’accord, dit-il, acceptant de la libérer de son emprise.
— Je déteste l’admettre, mais tu as raison, affirma-t-elle doucement, sa voix dépourvue de toute émotion. — J’ai choisi cette voie pour le bien de Kadono. Je ne peux plus m’y soustraire. Et aujourd’hui, c’est une occasion unique.
Pourtant, elle avait beau se dire que c’était le chemin qu’elle avait choisi, ou que c’était pour le bien de Kadono, la voix sèche de Jinta résonnait encore à ses oreilles.
Je suis désolé, Shirayuki. Je n’aurais pas dû être aussi obstiné. Si distant et détaché, et pourtant attentionné à son égard.
…Non. Tu m’as surpassée. Il se pliait toujours à ses caprices égoïstes,
et malgré tout, prenait la peine de deviner ce qu’elle dissimulait derrière le voile de son cœur.
Et à partir de ce moment-là, c’est moi qui te protégerai. Le jour où elle fit le serment de devenir Itsukihime et renonça à tout espoir d’amour, lui fit une promesse à son tour — comme s’il voyait en ce vœu naïf quelque chose de magnifique.
Je te choisirai comme gardien du sanctuaire quand je deviendrai Itsukihime, alors je veux que tu me choisisses comme ton–
En fin de compte, le vœu de jeunesse qu’ils partagèrent ne fut pas exaucé.
Elle rit tristement,
— Même maintenant, je…toujours…
Même maintenant, elle l’aimait encore ? Même maintenant, son cœur tremblant pensait encore à lui, à sa maladresse, à sa douceur.
Les jours qu’elle avait passés avec lui étaient tout pour Byakuya, pour Shirayuki. Mais ils ne pouvaient plus revenir à cette époque. Son amour demeurait, et son désir d’être avec lui ne s’éteignait pas, mais elle ne pouvait pas changer de voie. Elle ne pouvait pas se permettre de regretter son choix.
Et pourtant, elle avait fini par le regretter.
— Mais… commença-t-elle.
Dans le silence morne du sanctuaire, le froissement des vêtements résonnait avec netteté. La partie inférieure de son hakama rouge tomba au sol dans un doux bruit sourd. Elle tendit la main pour défaire sa robe blanche. Elle ne prit pas la peine de plier ses habits, les laissant simplement s’entasser sans ordre sur les tatamis. Pièce par pièce, elle se déshabilla, jusqu’à ce qu’il ne lui reste qu’une fine sous-robe blanche. Sa silhouette délicate était vaguement visible à travers le tissu.
— Je demeure Itsukihime.
Elle ne pouvait pas renier son devoir de prêtresse du sanctuaire. Le faire aurait été trahir la révérence que Jinta lui portait, ainsi que le respect qu’il avait pour son vœu.
— Merci, Kiyomasa. Tu essayais de m’aider, n’est-ce pas ? Je ne peux pas te donner mon cœur, parce qu’il est avec lui, mais mon corps est à toi, tu peux en faire ce que tu veux
Elle avait déjà renoncé à ce qui lui était le plus cher pour le bien de Kadono, alors pourquoi pas un peu plus ? Elle était même reconnaissante envers Kiyomasa de lui avoir créé une telle opportunité. Elle eut un petit sourire. Pas une once de doute ou de regret ne subsistait dans son cœur.
— Qu’est-ce… ? Qu’est-ce qui ne va pas chez vous deux…
Le visage de Kiyomasa se tordit, non pas de désir, mais dans une grimace farouche, comme un enfant luttant pour retenir ses larmes. Ce n’était pas le visage d’un homme prêt à se jeter sur une femme.
— Non, non, non. Ce… ce n’est pas ce que je voulais. Je… je voulais juste…
Il marmonna quelque chose, embrouillé dans un flot d’émotions confuses, mais sa voix s’étrangla bientôt avant de s’eteindre. Les intentions de Kiyomasa restaient un mystère pour Byakuya, mais à cet instant, il avait l’air misérable, presque suppliant son pardon. Elle était déconcertée, mais lui tendit tout de même la main.
— Oh, quel timing parfait.
Byakuya se figea. Un frisson lui parcourut l’échine alors qu’elle se retournait pour s’apercevoir qu’une silhouette les avait rejoints dans la pénombre du sanctuaire. Ils n’avaient même pas remarqué son entrée.
L’intruse, une femme, se tenait dans un coin et les regardait comme si elle était scandalisée.
— Eh ben. Le pauvre gars se bat dehors au péril de sa vie pendant que la femme qu’il aime couche avec un autre ? C’est pas joli-joli, ça.
Kiyomasa essuya rapidement ses larmes et se redressa d’un coup. Il saisit Yarai et fit un pas en avant pour protéger Byakuya.
— Qui êtes-vous ? demanda Byakuya, remettant ses vêtements du mieux qu’elle pouvait, puis lançant un regard dur à la femme, tentant de garder contenance.
La femme ricana avec mépris. Ses mots étaient tout aussi venimeux.
— Pourquoi jouer les précieuses après avoir été surprise à te comporter comme une traînée ? Et ce n’est pas évident qui je suis, ou plutôt ce que je suis, « Princesse » ??
Elle se tenait là, une lance à trois pointes en main, vêtue d’un kimono indigo orné de flocons de neige hexagonaux. Sa peau était d’une blancheur livide, et ses yeux rouges comme du fer rouillé.
— Un démon… Leur cible était donc Byakuya après tout, dit Kiyomasa.
C’était la conclusion la plus évidente. Tandis qu’un démon occupait Jinta, un autre était venu attaquer Itsukihime. Leurs craintes étaient fondées… ou du moins, tout le laissait croire.
Mais la démone le coupa dans son élan.
— Ce n’est pas tout à fait exact. Ta princesse va bien mourir ici certes, mais ce n’est rien de plus qu’un détail sans importance.
Ses mots étaient d’une froideur implacable, et bien qu’un sourire restât sur son visage, ses yeux rouges ne reflétaient que du mépris.
— Mais vraiment, c’est une bonne chose que nous soyons arrivés ici avant que vous ne commenciez à faire votre petite affaire. Même moi j’hésiterais à montrer ça à une enfant.
— Une enfant… ?
Byakuya fronça légèrement les sourcils. De quoi parlait-elle ? Qui était cette enfant ? Byakuya allait poser la question lorsqu’une petite fille sortit de l’ombre de la démone.
Elle semblait avoir six ou sept ans, le regard caché en partie par un bandage sur l’œil droit. Des mèches brun-roux tombaient sur ses épaules.
Et pourtant… Byakuya la connaissait. Intimement.
— …Suzu-chan ? dit Byakuya.
L’apparition soudaine de Suzune la laissa stupéfaite, comme si elle avait été frappée à la tête. Son esprit s’emballa. Pourquoi Suzune était-elle ici, en compagnie d’une démone ? La démone l’avait-elle amenée ici pour quelque chose ? Suzune avait du sang de démon en elle, mais… Non… Ce n’est pas possible, n’est-ce pas ?
Byakuya mourait d’envie de poser toutes ces questions, mais Suzune prit les devants.
— Pourquoi, Princesse ?
Son seul œil visible brillait d’un mépris que jamais un visage aussi angélique n’aurait dû exprimer.
— Jinta se bat au péril de sa vie. Pour Kadono, pour moi… mais surtout pour toi. Alors pourquoi ?
Son regard était glacial, plein de dégoût.
Byakuya ressentit le besoin de dire quelque chose — n’importe quoi. Elle s’efforça de garder un ton neutre autant qu’elle le pouvait, et répondit :
— C’est mon devoir. En tant qu’Itsukihime, je dois épouser Kiyomasa.
C’était une excuse pitoyable. À quoi bon sortir de telles inepties maintenant ? La vérité n’avait plus aucun sens.
Suzune écarquilla les yeux en regardant Kiyomasa. Une lueur inquiétante brilla lorsqu’elle regarda Byakuya. Son regard contenait quelque chose qui dépassait le dégoût, une profonde haine.
— Quoi… ? C’est si important pour toi de coucher avec un autre homme alors que Jinta se bat pour sa vie ?
— … !
Byakuya commença à parler mais fut rapidement réduite au silence. La pression émanant de la jeune fille écrasait toutes les personnes présentes.
— Je croyais que tu aimais Jinta. Mais en réalité, n’importe quel homme t’aurait convenu !
— Non ! protesta Byakuya, la voix tremblante.
Ce n’est que sur ce point qu’elle ne voulait pas s’avouer vaincue. Elle avait trahi ses sentiments, oui, mais son amour était réel.
— Alors, pourquoi ?!
Suzune éleva la voix à son tour, incapable de contrôler ses émotions. Une fureur cinglante montait dans son timbre, mêlée à une fragilité implacable. Son œil restait voilé de haine, mais sa respiration s’emballait, haletante, comme si elle était au bord des larmes.
— Alors, c’était pour quoi tout ça ?
Peu à peu, la vérité brute, sans le moindre filtre, s’échappa de ses lèvres.
— Pour son bonheur, j’étais prête à tout endurer. J’étais prête à vous donner ma bénédiction, à tous les deux, peu importe combien ça me ferait mal.
Il n’y avait ni logique, ni cohérence dans ses mots. C’était une vague d’émotions pures, incontrôlées, qui déferlait.
— J’aurais pu supporter qu’une autre lui prenne la main… s’il avait pu être heureux… alors pourquoi ?
Ses épaules tremblèrent et elle se mordit la lèvre, ses sentiments désormais mis à nu.
— Suzu-chan…
À ce moment précis, Byakuya comprit enfin ce qui lui avait échappé tout ce temps. Suzune regardait Jinta avec les mêmes yeux qu’elle… non pas ceux d’une sœur, mais ceux d’une femme. C’était sans doute ainsi depuis le commencement.
Sous les gestes tendres d’une petite sœur, Suzune dissimulait l’amour silencieux d’une jeune fille, enveloppé dans un voile d’innocence. Et Byakuya, en réalisant cela trop tard, ne ressentit que le poids écrasant de la culpabilité.
— Suzune… Tu es restée si jeune, tout ce temps, pour lui ?
Elle savait que Suzune avait du sang de démon. Elle avait toujours supposé que c’était pour cela qu’elle ne grandissait jamais — mais ce n’était pas toute l’histoire. Elle avait choisi de rester enfant, de demeurer telle qu’elle était à l’époque de leur passé commun. Son esprit avait dû vieillir, bien sûr… mais elle s’était imposé ce rôle : celui de l’éternelle petite sœur.
C’était limpide, à présent. Elle aimait sincèrement Jinta, mais avait choisi de ne rien en montrer. Elle avait enfermé ses sentiments, accepté d’être simplement la cadette qui espérait un avenir où Jinta serait heureux, marié à Byakuya — comme lui-même le désirait. Elle avait dû ressentir de la jalousie… et pourtant, elle l’avait étouffée pour le bien de celui qu’elle aimait. Depuis tout ce temps.
— Pour toi, j’étais prête à le laisser partir… cria Suzune.
Mais son sacrifice ne servit à rien. Son seul souhait, le bonheur futur de celui qu’elle aimait, fut balayé par la femme qui se tenait maintenant devant elle. Il n’y avait plus de retour en arrière possible.
— Je te prie de m’excuser, sincèrement. Mais quoi qu’on en dise, je ne peux pas changer la voie que j’ai choisie, dit Byakuya.
Elle protégerait Kadono — cette terre que sa mère avait défendue avant elle, cette terre qui avait accueilli Jinta à bras ouverts. Le prix à payer était immense. Elle avait trahi celui qu’elle aimait… et désormais, elle avait piétiné le cœur de son amie d’enfance.
Mais malgré tout, elle avancerait. Revenir en arrière, ce serait salir la beauté que Jinta voyait dans sa détermination.
— Je suis Itsukihime, dit-elle, et personne d’autre.
Il était difficile de changer la voie dans laquelle on s’était engagé. Même si tout s’écroulait, elle s’accrocherait jusqu’au bout à cette beauté que Jinta voyait en elle, le dernier fragment qu’il lui restait de lui. C’était la seule façon de rester la femme dont il était tombé amoureux, la seule façon d’honorer son amour pour elle.
C’est avec une détermination sans faille qu’elle s’exprima en ces termes :
— En tant que Femme du Feu, je continuerai à vivre pour Kadono. C’est la seule façon de rendre à Jinta ses sentiments.
Mais ses paroles tombèrent dans le vide.
— Huh ?
Le visage de Suzune s’assombrit au moment où les mots « pour Kadono » sortirent des lèvres de Byakuya.
— Tu as pris tout ce que j’ai toujours voulu et tu l’as jeté pour ces moins que rien ?
Ses tremblements s’arrêtèrent d’un seul coup. Pas pour Jinta, mais pour Kadono. Ces mots qui l’exaspéraient.
Elle arracha le bandage qui couvrait son œil droit rouge et la fixa. Un rire amer s’échappa de Suzune.
— Me l’enlever n’était pas suffisant ?
Non seulement Byakuya avait jeté ce que Suzune ne pourrait jamais avoir dans un acte de pure arrogance, mais, pire encore, elle avait en plus brisé directement le cœur de celui que Suzune chérissait plus que tout.
Byakuya répondit :
— Tout ce que je…
— Ça suffit. Pas un mot de plus de ta sale bouche !
Le ton enfantin de Suzune avait disparu. Seule une haine sombre, très sombre, émanait d’elle à présent, une haine qui exprimait le désir de tuer, non, pire. Une haine qui voulait éviscérer Byakuya, lui arracher les yeux, lui vider le crâne, lui broyer le corps, ne pas laisser la moindre trace de son âme. L’œil rouge de Suzune traduisait clairement cette haine.
— Qu’est-ce que je t’avais dit ? La princesse est une méchante fille, une méchante fille qui rendra ton frère très triste.
La démone reprit enfin la parole, chuchotant à l’oreille de Suzune. Peu importait l’âge, les esprits comme elle se frayaient un chemin à travers les fissures du cœur des gens.
— Ne l’écoute pas, Suzune-chan ! S’exclama Kiyomasa.
— Oh, le playboy essaie-t-il de dire quelque chose ?
— Toi, tais-toi !
Kiyomasa avait beau essayer d’intervenir, sa voix ne parvenait pas à Suzune. Elle se retourna à peine pour le regarder, comme si sa simple vue la révulsait.
— Alors, que vas-tu faire Suzune-chan ? murmura encore la démone, sa voix douce séduisant l’esprit de la jeune Suzune. Ton cher frère l’aimait, mais la catin a essayé de coucher avec un autre homme. Elle l’a trahi, elle l’a blessé. Et lui, ignorant tout, continue de la protéger pendant qu’elle se joue de lui dans l’ombre.
Bien qu’encouragée par la démone, la haine de Suzune lui était propre. Cela se lisait clairement dans son regard.
— Mais tu sais, j’ai l’impression que ton frère la protégera même après avoir appris la vérité. N’est-ce pas, Suzune-chan ? Tu le connais mieux que moi, dit la démone. Réfléchissons, d’accord ? Que peux-tu faire pour ton frère ?
— Pour Jinta ?
— Oui. Cette horrible fille a fait du mal à ton frère. Quelle est la meilleure chose que tu puisses faire pour lui ?
La démone murmura le coup de grâce.
— Ne penses-tu pas qu’il serait préférable qu’elle n’existe plus ?
Suzune n’hésita même pas. Enlisée dans la haine, elle fut conduite vers la réponse… et s’en empara sans la moindre résistance. Avant que quiconque ne comprenne ce qui se passait, la petite fille n’était plus une petite fille.
— Huh… ?
Impossible de savoir qui s’exclama de surprise.
La transformation de Suzune fut si soudaine que Byakuya et Kiyomasa en restèrent bouche bée. En un clin d’œil, un miasme noir avait enveloppé Suzune, et une jeune femme inconnue avait pris sa place.
La jeune femme se tenait là, inerte, le regard baissé. Ses cheveux, autrefois striés de brun-roux, étaient à présent d’un doré éclatant et fluide, descendant jusqu’à ses talons. Elle semblait avoir seize, peut-être dix-sept ans. Elle mesurait environ cinq shaku, une taille moyenne pour une femme.
Son corps était bien dessiné, et elle portait une robe noire tissée à même le miasme qui l’avait enveloppée quelques instants plus tôt. D’un geste lent, presque paresseux, elle releva le visage et ouvrit les yeux, révélant des iris rouge sang. Ses sourcils fins et son regard perçant lui donnaient un visage glacial — une beauté froide, dissimulant une dangerosité à peine voilée.
— Suzu-chan… ? demanda Byakuya, sans réponse.
Elle savait pourtant que c’était Suzune. Ses cheveux étaient différents, mais son visage ressemblait à s’y méprendre à son anciene figure. Peut-être aurait-elle ressemblé à cela si elle avait grandi normalement.
— Hé, princesse ?
La voix de Suzune était douce comme une cloche, fidèle à la signification de son nom. Elle était apaisante, comme un vent frais soufflant dans la pièce, et elle captiva Byakuya pendant un moment. Suzune avait le même ton enfantin, la même innocence, la même légèreté.
— …Ça te dérangerait de mourir ?
Ses yeux cramoisis brillaient comme des pierres précieuses. Ses deux yeux étaient désormais rouges.
— Byaku… Kiyomasa s’approcha de Byakuya, mais l’autre démone lui barra la route.
— Pas si vite le séducteur. Les hommes ne devraient pas faire irruption dans une bagarre entre femmes.
Avec un claquement de langue irrité, Kiyomasa s’arrêta et s’empara de Yarai. Il sortit la lame de son fourreau avec son pouce et s’apprêta à dégainer, mais…
— Huh… ?
La lame ne bougeait pas. Paniqué, il tenta à plusieurs reprises de dégainer la lame, le bruit de la garde claquant contre l’embouchure du fourreau se répétant en boucle.
La démone ne laissa pas passer cette ouverture fatale. Elle pivota sur sa jambe gauche et donna un coup de pied dans le flanc de Kiyomasa.
— Gah… !
Kiyomasa vola dans les airs, atterrissant contre le sol en bois dur au fond de la section privée du sanctuaire. Il se releva, grimaçant de douleur.
— Tu as du cran, mais j’ai bien peur que tu sois un peu dépassé, là.
Certaines choses ne peuvent être surmontées par la seule force de la volonté. La démone s’approcha de Kiyomasa, attrapa son bras droit et le tordit dans une direction impossible.
— Ahh-agh ?!
Quelque chose craqua distinctement — son bras, ou peut-être son esprit.
Il tomba à genoux sous l’effet de la douleur, puis s’effondra sur le sol.
Sans la moindre hésitation, le démon lui enfonça le pied dans le ventre et le fit glisser sur le sol.
Cette fois, il ne se releva pas. Ignorant Kiyomasa, désormais vaincu, la démone se baissa et ramassa Yarai sur le sol. Elle l’observa avec intérêt, consciente qu’il s’agissait d’un des trésors de Kadono, et tenta de la dégainer. Mais la lame ne bougea pas pour elle non plus, ne produisant qu’un claquement lorsque la garde retomba contre le fourreau.
— C’est étrange. Je ne peux pas la dégainer. Est-ce que c’est un de ces trucs où seuls les élus peuvent le faire ou quelque chose comme ça ? Se dit-elle de manière incompréhensible
Elle abandonna rapidement, lassée, et lança l’épée en direction de Suzune.
— Tiens.
Suzune saisit fermement l’épée, son expression ne demeurant inchangée. Ses yeux froids interrogèrent la démone.
— Autant l’utiliser. Si ce que j’ai vu est correct, tu devrais être capable de dégainer la lame. Je suis sûre que la princesse ici présente sera ravie d’être tuée par l’objet qu’elle révérait.
Elle ramassa Kiyomasa et dit :
— Très bien, je vais vous laisser tous les deux et aller jeter ce garçon quelque part.
La démone porta Kiyomasa sur son épaule et quitta la pièce.
Le décor était planté. Suzune et Byakuya étaient seules dans le sanctuaire. Suzune posa son regard sur le fourreau contenant Yarai et murmura la chose :
— Comme c’est amusant…
Elle passa un doigt sur la poignée du tachi non embellie, puis la dégaina avec aisance. La lame nue scintilla. Pendant un instant, le corps de Suzune vacilla, comme si elle était étourdie. Ses lèvres se retroussèrent en un sourire haineux et joyeux à la fois. Sa malice était encore plus perceptible maintenant qu’elle avait une arme en main. Elle fit un pas en avant, suivi d’un autre, se rapprochant lentement. Byakuya sentait la corde se resserrer autour de son cou à chaque pas de Suzune.
— Suzu-chan…
Byakuya avait peur. Elle connaissait Suzune depuis leur enfance. Elles avaient vécu sous le même toit. Et maintenant, Suzune essayait de la tuer. La peur qu’elle ressentît ne venait pas de sa mort imminente. Elle était prête à donner sa vie depuis le jour où elle avait choisi de devenir Itsukihime.
Non, ce qui faisait trembler son cœur, c’était le fait que Suzune soit celle qui allait la tuer.
Jinta, Shirayuki et Suzune. Ils avaient toujours été ensemble, une véritable famille, ou du moins, c’est ce que Byakuya avait cru. Pourtant, Suzune manifestait désormais une véritable soif de sang à son égard.
C’était cela qui terrifiait le plus Byakuya : l’idée que tous ces précieux souvenirs n’avaient plus aucune valeur aux yeux de Suzune.
— Alors, Princesse… Suzune s’arrêta et fixa Byakuya, les yeux remplis de mépris.
Elle approcha la pointe de l’épée contre la gorge de Byakuya et lui offrit un sourire vraiment démoniaque.
— C’est un adieu.