SotDH T1 - Chapitre 1 : Partie 4

Homme et Démon (4)

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Traduction : Calumi
Correction : Vrael / Raitei
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La mère de Shirayuki, Yokaze, perdit la vie alors que Shirayuki n’avait que neuf ans. Son père, Motoharu, donna sa vie pour abattre le démon qui avait dévoré sa femme, laissant Shirayuki orpheline.

La nuit suivant les modestes funérailles de Motoharu et Yokaze, Shirayuki et Jinta se rendirent sur la colline surplombant la rivière Modori, non loin du village. Le ruissellement de l’eau scintillait sous le reflet des étoiles. La lueur des lucioles, ou était-ce celle des feux follets, ondulait près de la rive. Au-dessus d’eux le clair de lune emplissait le ciel. Tandis qu’ils contemplaient le paysage ensemble, le cœur de Jinta battait plus vite que d’ordinaire.

— Je vais devenir la prochaine Itsukihime, dit Shirayuki sans prévenir sur un ton monotone, comme s’il s’agissait d’un simple commentaire.

Le rôle d’Itsukihime avait été assumé par sa lignée depuis des générations, il était donc naturel qu’elle devienne la prochaine Dame du Feu. Mais Jinta ne pouvait pas comprendre. « Comment peux-tu dire cela ? » pensa-t-il, l’air atterré. Sa mère, la défunte Itsukihime, avait été dévorée par un démon, et son père avait sacrifié sa vie pour la venger. Il ne comprenait pas pourquoi Shirayuki voulait suivre les traces de sa mère alors que ses parents avaient connu une fin aussi cruelle. Il voulait dire quelque chose, la questionner. Mais, sentant sa détermination silencieuse, il ne put se résoudre à la confronter.

Elle poursuivit :

— J’aime le Kadono que ma mère a protégé. Je veux être sa force si j’en suis capable.

Son visage de profil était dépourvu de son innocence habituelle. Ce qu’elle était en train de contempler restera un mystère, mais ce devait être quelque chose de magnifique, bien plus que la rivière qui s’écoulait devant eux. Il fallait que ce soit ça.

— Mais cela signifie que nous ne pourrons plus nous voir, ajouta-t-elle.

Elle savait qu’elle ne pourrait plus voir Jinta et Suzune aussi facilement si elle devenait Itsukihime, mais elle l’acceptait. Elle aimait cette terre qu’elle appelait son foyer et sa mère qui l’avait protégée. Elle était prête à faire des sacrifices pour le bien de Kadono.

—  Non, je viendrai quand même te voir. 

Les mots étaient sortis de la bouche de Jinta avant qu’il ne s’en rende compte. Pour la première fois, il pouvait voir à quel point la fille qu’il connaissait depuis son enfance était sublime. Il voulait qu’elle vive pour elle-même, surtout après ce qui était arrivé à la précédente Itsukihime. Pourtant Shirayuki faisait le choix de suivre le même chemin que sa mère, en sachant la fin qu’elle avait connu, un vœu désintéressé qui contrastait tant avec son jeune âge. C’était sublime – elle était sublime – et Jinta voulait protéger cela.

—  Je suis faible, mais je deviendrai fort, dit-il.

C’étaient les mots d’un enfant, mais il les pensait sincèrement. Il croyait sincèrement qu’il pourrait la protéger de tout, à condition d’en avoir la force.

—  Je deviendrai fort. Assez fort pour vaincre n’importe quel démon. Je deviendrai le gardien de la prêtresse et je reviendrai te voir.

Ses mots formèrent une prière dans son cœur : Faites que je devienne fort. Faites que je devienne un homme capable d’égaler sa force.

— Et à ce moment-là, je serai celui qui te protégera.

Des larmes ruisselaient sur ses joues. Ses yeux humides brillaient d’une lueur différente. Sans prendre la peine d’essuyer ses larmes, elle sourit doucement, et dit :

— Hey, Jinta ? Savais-tu que Mère avait rencontré et épousé Père après être devenue Itsukihime ?

Son sourire apaisa Jinta. Tout irait bien. À eux deux, ils surmonteraient cet obstacle, aussi haut soit-il.

— Je te choisirai comme gardien de la prêtresse quand je deviendrai Itsukihime, alors…

Une brise souffla, agitant les arbres.

— Je veux que tu me choisisses comme épouse un jour !

Ses mots s’effacèrent dans le ciel nocturne alors qu’une pâle lune se reflétait sur l’eau. La brise du début de l’été qui parcourait la forêt effleurait leurs doigts, emportant leur chaleur avec elle à leur grand désarroi. Sans se concerter, contemplant la voute céleste, ils joignirent leurs mains.

Tout comme ses mots s’étaient fondus dans le néant, cette nuit-là, leurs cœurs s’étaient fondus en un seul.

***

— Jinta, c’est déjà le matin. Réveille-toi.

Jinta émergea lentement de sa torpeur. C’était une chaude matinée et la tentation de s’endormir à nouveau était grande.

— Suzune… ? gémit-il.

Il aurait voulu dormir éternellement s’il l’avait pu, mais ce n’était pas le cas. Luttant contre sa léthargie, il parvint à ouvrir ses lourdes paupières lourdes avant de se redresser. Il s’apprêtait à remercier sa petite sœur de l’avoir réveillé lorsqu’il remarqua que quelque chose ne tournait pas rond.

— Bien dormi ?

Celle qui l’avait réveillé avait une longue chevelure de jais qui captivait son regard, une peau aussi blanche que neige, des yeux légèrement tombants et une voix douce et enivrante emplissant son esprit endormi.

— Bon sang, Jinta. Tu ne peux décidément rien faire sans ta grande sœur. Tu es toujours aussi lent à démarrer ?

La personne devant lui était quelqu’un qui ne pouvait raisonnablement pas être ici. Incrédule, il murmura :

— Shira…yuki ?

Impossible. Pourquoi ? Comment ?  Son esprit précédemment endormi avait été pleinement réveillé par la surprise pourtant, il n’arrivait toujours pas à comprendre ce qui se passait. Byakuya, qui ne pouvait pas quitter le sanctuaire, le réveillait. De plus, elle ne portait pas sa tenue habituelle de jeune prêtresse, mais un kimono couleur pêche. Ses longs cheveux noirs étaient également attachés. Pourquoi avait-elle cette apparence ?

— Mauvaise réponse ! Tu devrais plutôt dire que je suis mignonne.

Elle sourit, devinant précisément ses pensées. Elle semblait s’amuser. Elle effectua une pirouette, peut-être euphorique de porter quelque chose de différent.

Jinta ne pouvait qu’admettre qu’elle était mignonne. Mais ce n’était pas le moment. Il se rapprocha d’elle et s’exclama,

—  Qu-Quoi, tu… Qu’est-ce que tu fais ici ?!

Son esprit était si confus qu’il avait dû rassembler toutes ses forces pour aligner ces mots.

Elle, en revanche, restait parfaitement calme.

— Huh ? Tu ne te souviens pas de ce dont nous avons parlé hier soir ? Je suis venue ici comme convenu.

— Comment ça ?

Jinta était sous le choc. Itsukihime ne devait pas être vue par n’importe qui. C’était une règle qui avait pour but de préserver son caractère sacré de vierge du sanctuaire. Pourquoi se promenait-elle à l’extérieur ?

— Ce n’est pas grave, les seuls qui savent à quoi je ressemble désormais sont les serviteurs du sanctuaire, le chef du village, Kiyomasa et toi, et bien sûr Suzu-Chan. Je suis sûre que personne ne me remarquera dans cet accoutrement, répliqua-t-elle doucement, devinant une fois de plus les pensées de Jinta.

Il n’était clairement pas de cet avis. Son inquiétude extrême contrastait avec le sourire insouciant de la jeune femme.

— Mais les démons en ont après toi, non ?

— Je ne connais pas plus sûr que d’être à tes côtés.

— Je dois partir à leur recherche, tu le sais bien.

— Tu n’as rien à faire tant que nous ne savons pas avec certitude où ils sont, tu t’en rappelles ? C’est ce que nous avons décidé hier. Je pense que tu vas être en stand-by pour au moins une journée.

— Mais si le chef l’apprend ?

— Ne t’en fais pas, j’ai déjà son accord.

Jinta ne trouva rien à y redire. Elle avait parfaitement préparé son coup.

— Alors ? demanda-t-elle avec un sourire satisfait, parfaitement consciente de sa victoire.

— Non, rien. Je capitule, murmura-t-il avec un froncement de sourcils dépité.

— Nous devrions manger quelque chose de plus élaboré aujourd’hui, puisque nous avons Itsukihime avec nous, grommela Suzune, mécontente de leur habituel repas d’orge et de riz bouillis accompagnés de légumes marinés.

Maintenant qu’elle était réveillée, ils pouvaient commencer leur petit déjeuner tous les trois.

— Oh, allez. Arrête de râler, dit Jinta.

— C’est parce que tu es incapable de te servir de tes dix doigts, se plaignit-elle. 

— Y’a des claques qui se perdent.

Jinta ne savait pas cuisiner alors c’était une voisine qui leur préparait l’orge et le riz bouillis en plus de ses propres repas. L’entendre directement de la bouche de Suzune le blessa légèrement. Byakuya regardait les frères et sœurs se chamailler. Avec un grand sourire, elle chuchota la chose suivante : 

— Ça c’est ce que tu dis.

— Comment ça ? demanda Jinta.

— Tu es trop gentil pour ça. Il n’y a aucun monde où tu toucherais Suzu-chan, dit-elle sans en démordre.

Elle semblait penser qu’il était trop protecteur pour correctement réprimander sa sœur.

Il répondit en grommelant.

— J’admets que je couve un peu Suzu-chan, mais je peux quand même la réprimander quand c’est nécessaire, voire lever la main s’il le faut.

— Oui oui, allez, dit-elle, visiblement peu convaincue.

Elle mâchonna ses légumes marinés, ignorant délibérément ses paroles.

— Jinta ne ferait jamais ça… dit Suzune en se faufilant à côté de Byakuya.

Les deux avaient chuchoté tout juste assez fort pour que Jinta les entende, lui jetant des coups d’œil à l’occasion.

— Oh, on est bien d’accord, Suzu-chan ? dit Byakuya.

— Mhmmm. Même s’il ne veut pas l’admettre.

— Je commencerais à courir si j’étais vous, dit-il d’un ton menaçant sans parvenir à réprimander un sourire.

Il y avait une ambiance nostalgique dans l’air. Ces trois-là avaient eu des conversations similaires un nombre incalculable de fois durant leur enfance. Bien sûr, Jinta savait qu’elles ne faisaient que plaisanter. Mais il n’était plus un enfant et aussi retourna-t-il sagement à son repas.

— Ah oui, vraiment ? Vas-y, frappe-moi pour voir.

Déconcerté, Jinta tourna le regard et vit sa sœur qui penchait sa petite tête dans sa direction.

Cette gamine est vraiment mal élevée. Il est grand temps d’y remédier.

Il serra légèrement le poing. Mais Suzune le regarda droit dans les yeux. Lentement, comme un lacet emmêlé se défaisant, son visage se détendit en un doux sourire.

Échec et mat, en un seul coup. Il laissa retomber son poing sur ses genoux.

— Tu disais ? taquina Byakuya.

— …Eh bien, ce n’est pas comme si elle avait vraiment fait quelque chose de mal, répondit-il

— Oui, oui c’est ça, dit-elle, son sourire montrant qu’elle n’était pas dupe.

Pas une seule fois il n’avait été capable d’avoir le dernier mot avec Byakuya, ou même Suzune au demeurant. Il soupira, réalisant qu’il n’était pas plus fort aujourd’hui que par le passé.

— Amusez-vous bien ! cria Suzune avec énergie, les accompagnant à l’entrée avec un sourire radieux.

Après avoir terminé le petit déjeuner, elle avait pressé Jinta à se préparer.

— …Tu as l’air heureuse, dit Jinta, trouvant quelque peu étrange que sa sœur soit aussi enjouée.

— C’est parce que je le suis ! Tu vas passer toute la journée avec Itsukihime, n’est-ce pas ? Je suis contente pour toi !

— Pourquoi ça te rend heureuse ?

— Parce que tu es la personne que je préfère dans le monde entier ! Ton bonheur est mon bonheur !

Est-ce que j’ai l’air si heureux avec Byakuya ? pensa Jinta en rougissant. Il voulait creuser plus en profondeur, mais il se dit que ça ne valait pas la peine de gâcher la bonne humeur de sa sœur.

— Je, hum, vois… Pardon de te laisser seule à la maison.

— Mais non ! Allez-vous amuser ! Elle agitait sa main comme une folle, et Jinta lui fit un léger signe en retour.

Bon sang… L’énergie de cette gamine, pensa-t-il.

— Elle est si adorable, dit Byakuya.

Il était d’accord avec elle, mais il aurait aussi aimé que sa sœur pense plus à elle-même de temps en temps.

Néanmoins elle lui laissait l’occasion d’être seul avec Shirayuki, alors il n’allait pas la laisser passer. Shirayuki et lui partagèrent un sourire avant de commencer à s’éloigner de la maison. Ils étaient trop loin pour entendre Suzune murmurer tristement…

— Amusez-vous bien…

— Oh, Jinta-sama. Qui est cette demoiselle ?

Les deux complices se promenaient sur la route lorsque deux passants les interpellèrent. Ils avaient bien sûr reconnu Jinta, le protecteur du village, mais étaient surpris de le voir marcher main dans la main avec une jeune femme inconnue.

Le couple avait déjà été arrêté à plusieurs reprises, avec à chaque fois le même regard de surprise et les mêmes commentaires taquins. Cela commençait franchement à peser sur Jinta, mais il n’en laissait rien paraître.

Il répondit :

— Une vieille connaissance.

— Cela fait longtemps que je ne suis pas venue, alors il me fait visiter les lieux, ajouta Byakuya.

Techniquement, aucune de ces deux affirmations étaient fausses. Byakuya était effectivement une vieille connaissance, et cela faisait longtemps qu’elle ne lui avait pas rendu visite.

— Bonne nouvelle, Jinta-sama. Tu as trouvé une charmante jeune femme. Nous commencions à nous inquiéter car nous n’avions jamais vu la moindre rumeur te concernant.

— Bonté divine, tu as décidément bien grandi. Je me souviens encore quand tu n’étais qu’un petit garçon qui courait partout. Comme le temps passe vite.

Les deux hommes se regardèrent en hochant la tête, se remémorant le passé.

Kadono était un petit village où tout le monde se connaissait, c’est pour ça qu’ils pouvaient taquiner Jinta de la sorte. Byakuya en rajouta une couche en serrant le bras de Jinta comme s’ils étaient vraiment en couple.

— Tu as entendu ça ? Tu as de la chance de m’avoir.

Rougissant de surprise, Jinta baissa les yeux seulement pour voir qu’elle le regardait avec un sourire malicieux. Mais pour les spectateurs, ils avaient l’air d’un vrai couple. Les deux hommes les regardaient en souriant chaleureusement.

— Hey-

— Non !

Elle le devança avant même qu’il ne puisse lui dire de lâcher prise.

Le fait d’avoir son bras enlacé devant les autres était un peu trop embarrassant pour Jinta. Il pouvait également sentir la chaleur de son corps mais sa poitrine était un peu plate, alors la sensation n’était pas aussi douce qu’il ne l’avait imaginé.

— Je sais à quoi tu pensais, accusa-t-elle en le pinçant sur le côté.

— Mais arrête…

Son pincement n’eut évidemment aucun effet sur son physique endurci, mais cela ne l’empêcha pas de se sentir vexé.

— Même un gardien du sanctuaire ne peut pas résister à sa femme. Oh le pauvre garçon, elle le fait marcher au pas. Non pas que ce soit un problème. Pas du tout, c’est même le secret d’un long et heureux mariage. 

— Oh mon Dieu, Chitose va pleurer en l’apprenant. Peut-être même que la prêtresse aura le cœur brisé elle aussi.

Après avoir échangé quelques dernières remarques taquines, les deux hommes repartirent satisfaits. Jinta se sentait encore plus épuisé qu’après son affrontement avec les démons. Mais il était aussi quelque peu soulagé, l’identité de Shirayuki n’avait pas été découverte.

— …La prêtresse en question est juste ici, marmonna-t-il.

— Qu’est-ce que je t’avais dit ? Ils n’y ont vu que du feu.

Il ne s’attendait pas à ce que les choses se passent aussi bien, même si personne ne l’avait reconnue, mais il ne pouvait s’empêcher de rester inquiet. Après une longue réflexion, il dit : 

— Bon, ça ne sert à rien de trop y penser.

— Bien sûr, bien sûr, ne t’inquiète pas pour ça ! dit-elle en se rapprochant encore plus de lui.

Son parfum réconfortant devint encore plus clair, et son cœur s’accéléra un peu.

— Oh, Jinta-sama ! Bien…venu ?

Les deux complices visitèrent l’unique salon de thé de Kadono. En général, une ville sidérurgique de cette taille ne possédait pas ce genre d’établissement, mais il y a de nombreuses générations, un gardien du sanctuaire avait insisté pour fournir des loisirs aux habitants et en avait ordonné la construction. Aujourd’hui encore, il s’agit de l’un des rares lieux de détente à Kadono.

— Bonjour Chitose, dit Jinta à la jeune fille aux yeux écarquillés.

Ils s’étaient vus la veille, après qu’elle ait signalé avoir repéré les démons, et voilà qu’il se rendait à son salon de thé le lendemain. Jinta ne venait pas souvent au salon de thé. Après que la relation entre Chitose et Suzune se soit tendue, il s’était naturellement retrouvé à visiter de moins en moins les lieux.

Le caractère inattendu de sa visite, associé à la vue d’une femme inconnue à ses côtés, choqua Chitose.

— Hum, qui peut bien être cette demoiselle ? demanda-t-elle.

— Une connaissance, répondit-il. S’il te plaît, restons-en là.

— D’accord… dit-elle, peu convaincue. Oh, heu, Navré. Qu’est-ce qu’il vous faudra ?

Byakuya tendit la main vers le ciel.

— Donnez-nous, euh… dix brochettes de dango !

— Deux suffiront. Et du thé, s’il te plaît, corrigea Jinta.

— Quuuoi ? se plaignit Byakuya.

— Tu veux encore te rendre malade ?

Jinta s’empressa d’intervenir, l’ayant vue souffrir de sa gourmandise un nombre incalculable de fois. Byakuya avait tendance à se goinfrer de sucreries, peut-être parce qu’elle avait rarement l’occasion d’en manger. Cependant, elle n’était généralement pas une grande mangeuse, si bien qu’elle souffrait toujours de maux d’estomac après s’être gavée de sucreries et finissait par avoir besoin de cette infusion de mouron blanc.

— Bien… Euh, je vous apporte ça tout de suite monsieur. —— Père ! 

— Oui, j’ai entendu ! 

Le père de Chitose répondit avec un grand enthousiasme, et elle disparut dans le salon de thé. Byakuya la regarda partir, puis murmura :

— Huh, alors même Chitose ne s’en est pas rendue compte.

Il y avait une pointe de tristesse dans son commentaire. Chitose avait été une amie proche de Suzune, et toutes deux avaient joué avec Byakuya de temps en temps. Elle était un peu triste de voir qu’une ancienne amie ne la reconnaissait pas.

— Ne lui en veux pas. Elle n’a pas vu ton visage depuis des années.

— Je sais, mais quand même…

Elle comprenait que Chitose n’était pas en faute mais ne pouvait s’empêcher d’être contrariée. Ils s’installèrent côte à côte sur le banc devant la boutique. Jinta la scrutait du coin de l’œil. Elle avait la mine sombre, et battait des jambes comme une enfant qui boude.

— Voici votre commande !

En un rien de temps, Chitose revint avec un petit plateau dans une main, qu’elle posa sur le banc. Il contenait une paire de tasses, deux brochettes de dango et une petite assiette de quelque chose d’autre.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Jinta.

— De l’isobe mochi. C’était votre préféré, non ? répondit Chitose.

En général, Jinta ne pouvait manger du mochi qu’aux alentours du Nouvel An. C’est peut-être parce que ces occasions étaient rares, qu’à chaque fois qu’on lui demandait son plat favori, il répondait toujours « mochi ». Son type de mochi préféré était l’isobe, figurant dans nombre de ses souvenirs les plus précieux. Il se souvenait en avoir fait part à Chitose, il y a longtemps.

— Je suis surpris que tu t’en souviennes, dit-il, les yeux écarquillés.

L’isobe mochi était une attention spécifiquement destinée à son vieil ami « Jinta-nii », et non au gardien du sanctuaire qu’il était désormais. Chitose lui répondit par un sourire gêné. Elle hocha vigoureusement la tête et dit :

—  O-Oui. Par chance, nous en avions préparé, alors je me suis dit que j’allais vous en servir.

— Chitose… Merci.

— Ce n’est rien, bon appétit.

Chitose disparut à nouveau dans la boutique. Un léger sourire se dessina sur le visage de Jinta. Il était heureux pour l’isobe mochi, bien sûr, mais c’est surtout le fait qu’elle s’en souvienne qui le touchait.

— Ce n’est pas juste que tu sois le seul à bénéficier d’un traitement de faveur, dit Byakuya en soufflant, gonflant ses joues alors qu’elle mangeait sa brochette de dango.

Elle était vexée que Chitose se souvienne du plat préféré de Jinta alors qu’elle ne la reconnaissait pas du tout.

— Je te l’ai déjà dit, ça fait des années qu’elle ne t’a pas vue.

— Je sais, mais c’est plus fort que moi. D’ailleurs, c’est moi ou elle était un peu tendue avec toi ?

Byakuya semblait trouver déconcertantes les tentatives maladroites de Chitose pour utiliser un langage formel. Jinta aussi, mais il en connaissait les raisons.

— C’est parce que je ne suis plus Jinta-nii pour elle, mais Jinta-sama maintenant.

—  Ah… Je vois, dit-elle en fronçant les sourcils.

Leur statut était différent maintenant. Ils n’étaient plus les enfants qu’ils avaient été. Même si un gardien du sanctuaire n’était pas aussi vénéré qu’Itsukihime, cela restait un rôle qui imposait le respect.

— Heh, je comprends un peu ce que tu ressens maintenant, plaisanta-t-il en haussant les épaules, en partie pour tenter de changer de sujet.

Comprenant son intention, elle lui répondit en plaisantant :

— Ce n’est pas trop tôt, Jinta-sama.

— Ha ha. Arrête.

Itsukihime. Gardien du sanctuaire. Tous deux avaient perdu la liberté d’être eux-mêmes.

Ils ne pouvaient plus revenir aux jours qu’ils avaient vécus sans se soucier de rien. La phrase fétiche de Motoharu sonnait d’autant plus juste maintenant : Rien n’est immuable.

—  Rien ne reste jamais tel quel, hein ? murmura Jinta.

Ni moi, ni le monde qui m’entoure.

Byakuya resta muette. Elle connaissait cette cruelle vérité mieux que quiconque.

Après le sanctuaire, le deuxième endroit le plus remarquable du village était un grand bâtiment appelé simplement l’Atelier. C’était l’endroit où l’acier était fabriqué à l’aide d’un grand fourneau tatara[1].

Pour le fabriquer, on mettait du sable de fer et du charbon dans le four et on faisait fonctionner le soufflet à pied[2] pendant plusieurs jours sans interruption. Naturellement, l’intérieur de l’atelier était très chaud. Il suffisait de s’approcher du bâtiment pour sentir la chaleur.

— Tu veux entrer ?

— Mmm… Je passe mon tour. Je ne veux pas déranger.

Byakuya jeta un dernier coup d’œil à l’Atelier avant de repartir dans l’autre sens, l’air joyeux. Ils pouvaient entendre les voix des hommes maniant les soufflets, leur chant indiscernable mais leur ferveur rivalisant avec la chaleur du four.

— Tu as l’air heureuse, dit Jinta.

— C’est vrai. Je suis heureuse de voir que le village que ma mère protégeait se porte toujours bien.

D’un pas léger et rythmé, elle avançait en sautillant. Elle semblait assez heureuse pour se mettre à fredonner si on lui en donnait l’occasion. Byakuya poursuivit :

— J’aime beaucoup le fait que Kadono fabrique de l’acier. Parce que pour en faire du bon, il faut les efforts de nombreuses personnes. Je serais ravie si le fait d’être Itsukihime pouvait aider tous ces gens, ne serait-ce qu’un peu.

Elle semblait plus mature que d’habitude en disant cela, et plus belle aussi.

« J’aime le Kadono que ma mère a protégé. Je veux être sa force si j’en suis capable ». Les mots qu’elle avait prononcés ce jour-là, il y a bien longtemps, étaient encore valables aujourd’hui. Elle priait pour le bonheur des autres comme si c’était ce qu’on attendait d’elle. Bien sûr, son abnégation était précisément la raison pour laquelle Jinta avait juré de la protéger.

— Ne sois pas si modeste, dit-il. — Tu es le pilier de Kadono. Tout le monde se sent rassuré par ta présence.

— Héhé, merci. Mais je pourrais dire la même chose de toi.

— Eh bien, je ne sais pas…

— Qu’est-ce que vous dites, Jinta-sama ? Ne me dites pas que vous êtes gêné ?

— Hé, ça suffit ! Sérieusement !

Les deux se promenaient en paix dans cet environnement familier. Jinta sentait qu’il commençait à comprendre ce que Yokaze s’était évertuée à entretenir et ce que Motoharu s’était efforcé de protéger. Ce vieux village paisible devait leur être terriblement cher. Servir Kadono leur a donné un petit bonheur tellement banal, mais un bonheur d’un charme éblouissant aux yeux de Jinta.

— Hé, on devrait… ?

— Oui, c’est ça. Allons voir père et mère.

Comme instinctivement, leurs regards se rencontrèrent au même moment. Byakuya sourit. Sans dire mot, ils avaient compris où se trouverait leur prochaine destination. Il était temps de se rendre là où reposait Yokaze et Motoharu.

La crémation était coutumière à Kadono, car le feu était sacré dans ce village sidérurgique. Les flammes de la crémation purifiaient les restes des morts.

Les os qui en résultaient étaient ensuite réduits en cendres et dispersés dans les profondeurs de la forêt d’Irazu pour nourrir les arbres. Les arbres étaient ensuite abattus et transformés en charbon de bois qui servirait à la production de l’acier. Tels étaient les rites funéraires à Kadono. Pas simplement un deuil des disparus, mais un rituel de mort et de renaissance par le feu.

Ce même rituel était utilisé pour toutes les Itsukihime et leurs gardiens. Cela signifiait également qu’ils n’avaient aucune sépulture à visiter. Le mieux que l’on pouvait faire était de contempler la forêt d’Irazu et de penser aux défunts.

— On n’ira pas plus loin, prévint Jinta.

— Je sais, je sais.

Dans l’état actuel des choses, Jinta voulait éviter que Byakuya n’entre dans la forêt. Elle le comprenait et se contenta de l’observer de loin.

— Une telle occasion ne se représentera probablement pas. Je suis heureuse d’être venue, déclara-t-elle.

Les cendres de ses parents avaient été dispersées au cœur de la forêt devant eux, ce qui donnait à l’endroit une signification personnelle particulière. Bien sûr, Jinta y attachait également une grande importance. De nombreuses années s’étaient écoulées, désormais leurs cendres ne faisaient plus qu’un avec la terre. Pourtant, il se sentait toujours sentimental en contemplant la forêt.

— Tu viens parfois ici ? demanda-t-elle.

— Parfois.

— Je vois.

Il n’était pas du genre à réciter des prières pour le repos des âmes, mais il lui arrivait parfois de se rendre à la forêt d’Irazu sur un coup de tête. Motoharu l’avait adopté et Yokaze avait fait en sorte qu’il vive à Kadono. Il leur devait beaucoup à tous les deux. Motoharu était même devenu son mentor à l’épée, ainsi que son prédécesseur en tant que gardien du sanctuaire. Du plus profond de son cœur, Jinta respectait cet homme réservé mais inébranlable.

— Tu aimais beaucoup mon père, n’est-ce pas ?

— Ce n’est pas le mot que j’aurais utilisé. C’était mon maître d’arme. Je le respectais.

Jinta ne détestait pas son vrai père. Il avait été strict mais gentil, comme un bon père devrait l’être, mais Jinta n’aurait jamais pu accepter les abus de son père à l’égard de Suzune. À cet égard, Jinta admirait vraiment la façon de faire de Motoharu.

— Rien n’est immuable…

— Oh, c’est ce que mon père disait toujours.

— Oui. Les leçons de Motoharu-san avaient beau être difficiles, et franchement souvent incompréhensibles, mais il essayait toujours de m’apprendre quelque chose d’important.

Un jour, il y a si longtemps qu’il ne parvenait même plus à se souvenir, Motoharu avait dit : « Tout peut changer avec le temps : les saisons, les paysages, les jours que nous prenons pour acquis, et même nos cœurs liés par des vœux éternels. Aussi triste ou douloureuse que soit cette vérité, le changement est inévitable. »

« Rien n’est immuable. » Peut-être que Motoharu lui-même détestait le changement plus que quiconque. C’est peut-être pour cela qu’il essayait si fort d’y résister. Jinta avait l’impression d’avoir enfin grandi maintenant qu’il pouvait comprendre les actions de Motoharu.

— J’ai l’impression d’avoir toujours essayé de le rattraper, dit-il.

Même aujourd’hui, après être devenu gardien du sanctuaire et être devenu bien plus fort, il sentait toujours qu’il n’était pas à la hauteur de Motoharu. Il n’en était pas amer pour autant. C’était simplement la marque du respect qu’il éprouvait pour cet homme.

— Ha ha, oh vraiment ?

— Hm ? Pourquoi tu rigoles ?

— Je suis heureuse. Qui ne le serait pas lorsque son père est encensé ainsi.

Byakuya afficha un sourire sincère, tourna le dos à la forêt d’Irazu et regarda en direction de Kadono.

— J’espère que nous pourrons conserver la sérénité de ce village, comme l’ont fait Père et Mère.

Jinta ne put s’empêcher de laisser échapper un petit sourire. Il ressentait un doux picotement à l’idée de partager le même rêve qu’elle. Mais les derniers mots de son père adoptif lui revinrent à l’esprit : « Jinta. Deviens un homme capable de faire de sa haine une force ».

Qu’est-ce que Motoharu avait voulu dire au juste ?

Après avoir évoqué leurs souvenirs de Yokaze et Motoharu, le couple se promena dans le village, parlant de temps à autre de la pluie et du beau temps. Ils n’avaient pas de but précis, et de toute manière, le village n’offrait que peu de distractions. Malgré tout, Byakuya s’amusait beaucoup, sans doute de bonne humeur car il s’agissait de sa première sortie depuis longtemps. Jinta se laissa entraîner par son entrain et profita pleinement de la journée, ayant l’impression de retomber en enfance.

Mais il y avait tout de même quelque chose qui le rongeait : Byakuya avait l’habitude de se forcer à paraître de bonne humeur pour éviter de parler d’un sujet difficile.

Le soleil s’enfonçait sous l’horizon et le ciel s’assombrit, prenant la teinte orangée du crépuscule. Fatigués et transpirant à cause de la marche, le couple quitta le village pour se rafraîchir. Ils arrivèrent sur une colline surplombant la rivière Modori, à l’endroit même où ils avaient un jour rêvé d’un avenir lointain ensemble.

— Le vent est agréable… songea Byakuya.

La brise tiède du soir caressait sa peau diaphane et parcourait sa splendide chevelure d’ébène. Le vent se faufilait entre les feuilles, bruissant tel l’ondulation des vagues.

— Merci pour cette journée.

— Pas de souci. Je me suis bien amusé aussi, répondit Jinta.

— Oh, loués soit les dieux. J’avais peur d’avoir été trop égoïste en te demandant tout cela.

— Pourquoi ? J’ai l’habitude de tes caprices.

—  Très drôle…

Son expression s’assombrit. L’insouciance qu’elle affichait auparavant disparut, laissant derrière elle une fille qui semblait pouvoir disparaître à la moindre brise. Les reflets du soleil couchant scintillaient sur la rivière, les éblouissant de sa couleur d’ambre.

— Tu te sens prête maintenant ? demanda Jinta calmement.

Byakuya savait ce qu’il voulait dire : il était temps de dévoiler ce qu’elle avait gardé dans l’ombre.

— …Oui.

Sa voix était sombre. Le temps se figea dans un silence avant qu’elle ne réussisse à rassembler son courage.

Détournant son regard de la rivière, elle lui fit face sans broncher, les yeux habités d’une détermination inébranlable.

— Je voulais te le dire ici, là où tout a commencé pour moi. Peux-tu écouter ce que j’ai à dire ?

— …Bien sûr.

— Très bien. Merci.

Elle sourit, mais ce n’était que le mouvement de ses lèvres. Il n’y avait aucune joie pour illuminer son visage.

Le vent se leva de nouveau. Byakuya semblait pouvoir se fondre dans le ciel, qui du haut de leur petite colline, semblait tellement plus proche.

Peut-être était-ce là son souhait, s’effacer dans le ciel. Ne devenir qu’un avec le silence de cette étendue sans fin.

Retenant à peine ses larmes, mais toujours déterminée, elle sourit à nouveau et annonça :

— Je vais épouser Kiyomasa.

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[1] Bas fourneau traditionnel japonais utilisé pour la production d’acier et de fer.
Plus d’infos ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tatara

[2] Tembin fuigo (天秤鞴)

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