VIOLET EVER V4 - CHAPITRE 2

La nuit et la poupée de souvenirs automatiques

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Traduction : Raitei
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Tout tournait en rond.

Du passé au présent, et du présent vers le futur. Les corps des défunts, décomposés dans la terre, se dissolvaient en elle, et de cette même terre naissaient de nouvelles créatures. En l’espace de quelques heures, les rideaux étoilés de la nuit se voyaient recouverts par ceux teintés aux couleurs de l’aube.

Les hommes aussi tournaient en rond.

Les enfants naissaient, poussaient leur premier cri, apprenaient à marcher et, dès lors qu’ils prenaient conscience d’eux-mêmes, leurs histoires commençaient. Un cycle où l’on découvrait la passion, où l’on apprenait l’amour, où l’on cessait d’être un enfant et, en s’ouvrant aux autres familles, où l’on donnait naissance à sa propre descendance, comme l’avaient fait nos parents. Un cycle où l’on découvrait le monde, où l’on transmettait son savoir, partageant son héritage avec les plus jeunes sans jamais en retenir une part pour soi, engendrant ainsi de nouvelles générations. Un cycle où l’histoire de l’un devenait la source d’inspiration d’un autre, et où ceux qui étaient inspirés écrivaient à leur tour leurs propres récits.

Tout tournait en rond.

Ici aussi, un cycle existait. L’histoire d’un cycle insignifiant, mais qui pouvait avoir lieu n’importe où dans le monde.

Un homme avait recueilli une bête sauvage sur une petite île où il s’était échoué. Une bête magnifique, déjà façonnée avant même de tomber entre ses mains. Une bête entraînée à tuer sans hésitation et à rechercher la soumission.

Leur première rencontre avait été terrible. Son subordonné, attiré par la beauté de l’animal, avait voulu y porter la main. Comme si cela allait de soi, la bête avait massacré ses nombreux compagnons, ne laissant derrière elle qu’un seul survivant : lui.

En lui offrant à la fois le malheur et le salut, la bête avait cherché à se soumettre à cet homme.

Il avait fui sur cette île où tous, sauf lui, avaient été exterminés. Mais, acculé, il avait fini par accepter la bête. Elle lui était utile, mais aussi impossible à contrôler. Du matin au soir, sa tête n’était emplie que d’elle, son cœur incapable de retrouver son calme.

Cet homme était, à l’origine, quelqu’un qui ne voulait être enchaîné par rien ni personne. Il avait passé son enfance soumis au poids de son foyer et de ses parents. Finalement, il avait fui ses responsabilités et son héritage, plongeant dans l’océan. Né dans une famille portant le nom d’une fleur, il s’en était arraché pour conquérir sa liberté.

Et plus que tout, il aspirait à cette liberté que nul ne pourrait jamais lui arracher. Quitte à abandonner son propre frère pour l’atteindre.

Alors, face à cette bête, il avait agi de la même manière.

Celui qui comptait le plus pour lui, c’était lui-même. Il voulait fuir cette terreur. Il avait très certainement renié l’enfant en détresse qu’il avait été.

Tout tournait en rond.

Ô Seigneur, je voudrais…

Tout.

***

Une voix aux accents de cloche résonna.

— Capitaine, murmura-t-elle, comme pour chatouiller l’oreille de l’homme. Capitaine Dietfried Bougainvillea.

C’était le soir. L’heure où les gens rentraient chez eux.

— Quelle est votre décision ?

Une lumière orangée filtrait à travers la fenêtre incrustée de vitraux. Le soleil couchant se reflétait sur la décoration intérieure ouvragée, donnant à l’endroit l’apparence d’une œuvre d’art à part entière.

— Serait-il possible que, sous l’effet du choc précédent, votre ouïe ait été affectée ?

C’était censé être ainsi. Là où se tenaient ceux qui n’auraient jamais dû se trouver ensemble, dans un lieu où ils n’auraient jamais dû être. Une galerie d’art dont l’aménagement venait à peine d’être achevé, à l’intérieur comme à l’extérieur.

— À d’autres.

— Quel soulagement. Dans ce cas, puis-je vous demander si vous avez un plan ?

Ils étaient à genoux, résignés, dans un endroit où ils n’avaient pas leur place.

— Capitaine.

— …

— Les civils sont en danger.

— …

— Capitaine Dietfried Bougainvillea.

— …

— Quelle est votre décision ?

— …

— Puis-je vous demander si vous avez un plan ?

— …

— Les civils sont en danger.

— …

— Si je puis me permettre, je pourrais dans un premier temps servir d’app…

— Tais-toi, sale monstre. Ne répète pas la même chose en boucle. Ne respire même pas. Je réfléchis !

Dietfried Bougainvillea, capitaine de la marine de Leidenschaftlich, fils aîné de la maison Bougainvillea, lignée de héros nationaux patriotes, l’homme qui avait jadis recueilli Violet Evergarden et l’avait amenée dans ce pays, se couvrait les yeux de ses mains, submergé. Un instant de silence et d’obscurité lui apporta un fugace soulagement, mais les sanglots de quelqu’un, la voix d’un homme en réprimande, puis le bruit brutal d’un corps roué de coups et dégringolant, le ramenèrent violemment à la réalité.

Un mal de tête fulgurant l’assaillit. Était-ce dû à son anxiété ou à sa blessure ? Il n’en savait rien. Il porta la main à l’arrière de son crâne et tâta la plaie, mais seule une mince traînée de sang perlait. Il prit de profondes inspirations, cherchant à expulser l’horrible sensation qui lui nouait l’estomac. L’effet fut temporaire. Dès qu’il ouvrit les yeux et tourna le regard vers la femme à ses côtés, l’impression oppressante revint.

Un mélange incandescent d’inconfort, de rejet et de crainte s’enflamma dans sa poitrine, porté à ébullition dans l’alambic de ses émotions. Pourtant, ce n’était pas ce qu’il ressentait le plus intensément. Celle qui, un instant plus tôt, n’avait cessé de lui parler avec insistance se taisait à présent, retenant même son souffle, comme il le lui avait ordonné.

Violet Evergarden.

Dietfried la fixa longuement. Son apparence avait radicalement changé depuis leur première rencontre. À présent, elle avait l’allure d’une beauté froide d’un éclat saisissant, d’autant plus frappant dans cette situation tendue. Elle lui parut semblable à une sculpture de glace.

Et dire qu’autrefois, tu avais l’odeur fauve d’un animal sauvage…

Désormais, elle ne sentait plus que les fleurs.

Tu es devenue exactement ce que j’avais imaginé.

— Tu es une sirène.

Le silence.

— Mon petit frère a fait exploser une gare rien que pour te garder en vie. Tu es une sirène de bout en bout !

Dietfried souffla, las.

— Je n’ai aucun penchant pour toi, mais il faut croire que mon équilibre mental est en miettes en ce moment… Je ressens bien le poison que ton existence diffuse autour d’elle. Tu es inégalable quand il s’agit de tout foutre en l’air et d’attirer les ennuis.

Il lui avait dit, autrefois, que cette bête pouvait devenir une sirène. Il avait pesé ses mots en englobant bien des choses. Cette jeune femme nommée Violet était une erreur de la nature, une existence née sous une étoile néfaste. Et, à ses côtés, elles étaient nombreuses.

— Maudit fléau incarné que tu es !

Elle attirait les catastrophes, même sans les désirer.

Tout tourne en rond. Absolument tout.

Il avait fui, encore et encore, mais leurs chemins ne cessaient de se croiser. À ce stade, Dietfried ne pouvait s’empêcher d’y voir une sorte de révélation divine. Comme si une force supérieure le poussait à faire face à cette fille qu’il avait jadis rejetée.

Violet restait immobile, la main posée sur sa broche. Il devina sans peine qu’elle lui venait de son frère cadet. L’envie de claquer la langue le prit. Cette fille allait peut-être devenir l’épouse la plus insupportable que son précieux petit frère puisse choisir.

On verra ça plus tard. D’abord, il faut sortir d’ici.

Décidé à affronter la situation, Dietfried porta enfin son attention sur la scène qui s’étendait devant lui.

Des femmes, des hommes, des vieillards, tous agenouillés au sol, une arme braquée sur eux sans distinction. Il en allait de même pour Violet et lui. L’ampleur du danger était telle qu’un faux mouvement, même isolé, était impensable, et encore moins en présence de tant de civils. Par-dessus le marché, Dietfried se retrouvait contraint de protéger un être qu’il ne souhaitait pas sauver. L’idée lui fit grincer des dents.

Peut-être les prenaient-ils pour des amants, car personne ne leur prêta plus d’attention qu’aux autres, malgré leur proximité.

— Hé, tu as vraiment arrêté de respirer ?

Elle ne semblait pas souffrir, mais la voir obéir avec un tel zèle le mit mal à l’aise.

— C’était une blague. Respire.

Les yeux azur de Violet battirent des cils d’un coup sec.

— Oui.

Elle expira enfin, et Dietfried se surprit à ressentir un léger soulagement. Il détesta ça.

— Écoute…

— Oui.

— À partir de maintenant, tu suis mes ordres. Pas d’initiatives personnelles.

— Entendu.

— Je vais sauver les civils. C’est mon devoir. Et puisque je n’ai pas le choix, je te compte aussi dans l’équation… Je ne sais pas ce que ferait mon crétin de frère s’il apprenait que je t’ai laissée crever. Même si ce n’était pas intentionnel, s’il t’arrivait quoi que ce soit dans ces circonstances, je n’ai pas la moindre idée de sa réaction. Il me haïrait sûrement.

— Non, Capitaine, il…

— Un peu de lucidité le monstre. Mon imbécile de frère a rasé une gare pour toi. Cette action insensée sera un sujet de raillerie pour lui jusqu’à la fin des temps. C’est comme ça que tu l’as changé. Maudite sorcière…

Une sorcière. Un outil. Une arme de guerre. Elle était l’orpheline qu’il avait arrachée à une île solitaire, ramenée avec lui, façonnée du mieux qu’il avait pu avant de la rejeter, incapable de la modeler à sa guise.

Quoi que j’en pense, pour l’instant, je dois protéger cette chose et la ramener.

— Je vais te sauver. Alors, sauve-moi aussi, Sorcière.

Le destin tournait en rond, parachevant les rencontres inévitables d’un soupçon d’ironie. À cet instant même, Violet Evergarden et Dietfried Bougainvillea faisaient face à des voleurs, les canons de leurs armes pointés droit sur eux.

— Ça me débecte, mais je vais considérer ta vie comme la priorité absolue. Pas pour toi. Je le fais pour mon frère.

À présent autorisée à parler, Violet s’exprima sans la moindre hésitation :

— Non.

— … Quoi ?

— Ce n’est pas à vous de me protéger, Capitaine. Major… Lord Gilbert tiens à vous

Dietfried cilla. Ses orbes verts furent rivés sur elle depuis le début, au point qu’il aurait pu l’engloutir. Ces prunelles-là étaient des joyaux d’une nuance différente de celles de son cadet. Ces pierres précieuses, ébranlées par le choc, reflétaient le sérieux inébranlable de Violet.

— Peu importe ce qu’il adviendra, je vous protégerai.

Sa voix résonnait avec la solennité d’un serment.

— J’obéirai à vos ordres du mieux possible. Mais si j’estime la situation trop dangereuse, je privilégierai avant tout votre sécurité.

— Hé.

— Je vous ramènerai sain et sauf auprès du Major. Je vous en prie, ne vous éloignez pas de moi, Capitaine.

Dietfried détourna le regard, pestant intérieurement.

— C’est censé être ma réplique, ça, dit Dietfried, tout en ayant malgré tout envie de tuer Violet.

***

Pour que cet échange en arrive à ce stade, tout avait commencé lorsque le matin s’était levé sur Leidenschaftlich. Il s’agissait peut-être d’un retour trop lointain dans le temps pour une clarification, mais tout avait bel et bien débuté à l’aube.

Ce matin-là, le temps débordait de lumière, typique d’un début d’été à Leidenschaftlich. Aux premières heures du jour, des dames matinales formaient des files devant les boulangeries ouvertes à l’aube, tandis que de petits oiseaux voletaient aux abords des magasins, en quête de miettes de pain. Trois boutiques plus loin d’une des boulangeries les plus prisées, se trouvait un café réputé pour ses thés floraux, dont la jeune employée emblématique s’affairait aux préparatifs d’ouverture. Plus loin encore, on pouvait voir une banque et, autour d’elle, une grande avenue bordée d’enseignes de renom.

C’est sur cette avenue qu’avait été érigée une galerie d’art, dont l’ouverture était prévue pour le lendemain. Son nom était « Artemisia », celui de sa propriétaire, artiste de profession.

La galerie Artemisia exposait naturellement les œuvres de sa fondatrice, mais aussi celles d’artistes de Leidenschaftlich et d’ailleurs. On y trouvait également des toiles d’artistes encore inconnus, sélectionnées selon l’intérêt personnel de la propriétaire, qui se consacrait à la découverte et à la promotion de nouveaux talents.

Ce lieu, destiné à devenir le berceau d’un art novateur à Leidenschaftlich, s’apprêtait ce jour-là à accueillir une réception privée avant son ouverture officielle. Dès le matin, le personnel de la galerie avait commencé à nettoyer l’intérieur ainsi que le trottoir devant l’entrée.

Vers midi, un employé d’un restaurant engagé pour l’occasion fit son apparition, apportant vin, amuse-bouche et couverts. Les plats se divisaient en deux catégories : ceux déjà préparés et ceux confectionnés dans la cuisine de la résidence de la propriétaire, située à l’étage supérieur de la galerie. Comme l’objectif n’était pas de proposer un véritable repas, il ne s’agissait que de quoi éviter aux invités de ressentir la faim.

À l’approche du soir, l’agitation s’intensifia au sein de la galerie. Si une personne avait dirigé la scène comme un orchestre, elle aurait sûrement scandé des ordres tels que “Plus vite”, “Avec plus d’élégance”.

Une enveloppe cachetée d’un sceau de cire à l’emblème de l’établissement. Un flot ininterrompu d’invités, invitation en main. Pour une réception privée à la liste restreinte, le nombre d’hôtes était particulièrement élevé. Le personnel trié sur le volet pour l’occasion s’activait sans relâche.

— Apportez-moi un manteau.

— Il n’y a pas assez de boissons.

— Un plat vient de se briser.

— Où se trouve la proprio ?

— Elle est avec les invités.

— Personne pour nous donner des instructions ?

— Bah, débrouillons-nous.

Ainsi, en coulisses, le chaos s’installait.

En temps normal, leur travail consistait à conseiller calmement les visiteurs sur les œuvres exposées. Ce flot d’invités soudain les prit donc au dépourvu. Néanmoins, lorsqu’ils purent observer les convives déambuler avec enthousiasme dans la galerie, une évidence s’imposa à eux :

— En fin de compte, tout se déroule comme d’habitude.

Une fois les invités bien familiarisés avec les lieux, les employés commencèrent à afficher des sourires plus détendus. Parmi les invités de la galerie Artemisia, se trouvait un élément étranger à cet univers.

Une femme. D’une grande beauté, qui plus est.

Si on l’envisageait d’un point de vue purement esthétique, il n’y avait rien à redire : elle aurait pu être l’une des œuvres exposées. Elle était vêtue d’une robe blanche à nœud lavallière, immaculée comme une fleur en pleine floraison sous le soleil d’été. Ses longs cheveux dorés aux ondulations douces cascadaient jusqu’à la taille.

Peut-être venait-elle directement du travail, car elle tenait à la main une valise d’un poids visiblement considérable. Chaque pas qu’elle faisait sur le sol en marbre résonnait d’un clac, clac sous ses bottes brun cacao.

Elle avançait en observant chaque œuvre une à une. Des peintures de paysages bucoliques, des toiles abstraites où l’argenté semblait s’être répandu comme une éclaboussure sur du papier immaculé, des tableaux à l’huile où les personnages semblaient prêts à s’animer d’un instant à l’autre. Des verreries et des céramiques si délicates qu’on craignait de les regarder de trop près. La première partie de l’exposition regroupait les œuvres d’artistes renommés du pays, mais dans une petite salle située plus loin, on trouvait des œuvres d’artistes encore inconnus. C’est devant l’une d’elles que la femme s’arrêta.

Une peinture empreinte d’un imaginaire fantasque.

S’agissait-il d’une mer hivernale ? Elle représentait divers objets chutant et sombrant dans des eaux sombres et glaciales. Une montre à gousset, une plume, un lit, un couteau, une fleur blanche, une chaise. Tous usés, abîmés. À première vue, il était difficile d’en comprendre le message. Seul le jeune garçon peint au centre captivait le regard du spectateur.

Encore adolescent, il possédait des traits presque androgynes. Après un moment d’observation, un sentiment s’imposait : celui qu’il devait être sauvé. Car son expression, tandis qu’il s’enlisait, semblait presque chercher le regard du spectateur. Pourtant, cela ne pouvait arriver. Il coulait à l’intérieur du tableau. Depuis ce monde-ci, il n’y avait rien à faire pour lui. La peinture avait en tout cas l’art de nous mettre dans tous nos états.

— Excusez-moi. C’est moi qui ai peint ce tableau. Y a-t-il un problème avec cette peinture… ?

Une voix l’interpella soudainement par-derrière, telle une pierre lancée dans le calme ambiant. Un timbre grave, tranchant avec la pénombre de la pièce. Jusqu’alors, la femme était seule face à l’œuvre, tous les autres visiteurs se dirigeant vers les artistes les plus en vogue. Le retardataire qui venait d’arriver se trouvait être le créateur de cette peinture et, par un hasard naturel, il s’adressa à la femme qui s’était arrêtée devant son travail. Une rencontre fortuite, et pourtant toute naturelle.

Si leurs statuts et leurs circonstances avaient été différents, peut-être que quelque chose aurait pu naître entre eux. Pas forcément de l’amour, mais quelque chose… quelque chose qui leur appartenait dès l’origine.

— Capitaine Dietfried Bougainvillea.

L’instant où la femme se retourna, un grincement sourd sembla emplir l’espace. Il n’avait en réalité pas résonné, mais pour Dietfried, c’était comme s’il l’avait entendu. Son propre cœur résonna lourdement dans sa poitrine, et un frisson parcourut tout son corps. Un étrange sentiment l’envahit, comme si son sang s’écoulait à contre-courant. L’une des choses qu’il avait fuies toute sa vie se tenait devant lui.

— Qu’est-ce que tu fais là, sale monstre ?

Violet Evergarden.

Devant les yeux émeraude de Dietfried, d’une teinte différente de ceux de son jeune frère, se trouvait une jeune poupée de souvenirs automatiques. La raison pour laquelle il ne l’avait pas reconnue de dos devait être sa chevelure dorée, aujourd’hui librement déliée.

Depuis l’incident des Lettres volantes, il ne l’avait pas revue alors qu’elle avait grandi entre temps. Seules des personnes ayant entretenu de nombreux échanges pouvaient reconnaître quelqu’un rien qu’en voyant son dos.

— J’observais les peintures, Capitaine.

Violet était impassible. Pourtant, sa main chercha instinctivement sa broche d’émeraude et la serra avec force.

— Toi, des peintures ? Tu peux les comprendre ?

D’abord un rire moqueur, puis une attaque verbale d’emblée. Il lui fallait dresser une ligne de défense. Après tout, cette fille avait autrefois été une arme. Une poupée meurtrière automatique.

— Je ne peux pas. C’est juste que… mes yeux et mes jambes se sont arrêtés.

Elle était la seule et unique femme que Dietfried craignait. S’il était tombé sur n’importe qui d’autre, ses émotions n’auraient pas été aussi sens dessus dessous Dietfried avait peur. Cette fille l’effrayait.

— Je vous ai causé du tort la dernière fois

Il savait ce qu’elle avait fait. Il savait qui elle avait tué. Et il se rappelait aussi la façon dont il l’avait traitée, se convainquant que c’était la bonne attitude.

— En vous parlant du Major.

Parce qu’elle n’était qu’un monstre.

Ô Seigneur, je voudrais…

Ces mots vagabondaient dans son esprit. C’étaient ceux qu’il avait autrefois murmurés dans ses prières, destinés à l’entité qu’il rencontrerait sans doute à l’instant de sa mort. Avec du recul, il s’agissait d’un vœu puéril, immature, et désespéré, mais à l’époque, il y avait cru de toutes ses forces. Regarder cette fille faisait remonter à lui l’image de cet enfant ridicule qu’il avait été.

— Je vais me retirer. Capitaine, prenez votre temps.

— Hé.

Violet avait décidé de se retirer et mit sa décision à exécution. Elle jugea que c’était la solution la plus pacifique pour les deux parties et que cela garantirait leur survie mutuelle.

— Hé, attends.

Cependant, Dietfried avait encore quelque chose à dire. À cet appel qui voulait la retenir, Violet suspendit son pas. Puis, elle le fixa du regard. « Pourquoi ? » Ses yeux lui posaient la question.

Son choix de partir devait être une forme de respect. Vu leur relation actuelle et passée, cela relevait d’un jugement avisé. C’est pourquoi elle le regardait, muette et non sans présomption.

Même maintenant, ce « pourquoi » silencieux transperçait Dietfried.

Mais alors que c’était lui qui l’avait arrêtée, Dietfried perdit ses mots. Il avait des tonnes de reproches à lui faire. Ou plutôt, il ne savait lui adresser que des reproches. Il ne lui avait sans doute jamais témoigné de paroles ou de gestes bienveillants. Non, il lui avait au moins ébouriffé les cheveux quand ils s’étaient séparés. Mais qu’est-ce que cela changeait ? C’était tout ce qu’il avait fait. Peut-être était-ce précisément pour cette raison que…

Qu’as-tu pensé de cette peinture ?

Une question aussi simple lui paraissait terriblement difficile à poser. Si ça avait été n’importe qui d’autre, il l’aurait fait avec autant de naturel que de respirer. Il aurait même pu se vanter d’en être l’auteur. Mais avec elle, c’était impossible.

Un silence pesant s’étira entre eux. Un silence terriblement long.

L’atmosphère était semblable à celle de deux bêtes qui se croisant dans la nature, évaluent laquelle allait attaquer en premier. À l’intérieur, ils étaient incomplets contrairement à leur enveloppe corporelle bien accomplie. De l’extérieur, ils ressemblaient à un homme et une femme magnifiques se faisant face, mais l’ambiance autour d’eux rappelait celle d’un champ de bataille.

Dietfried commença à transpirer. Quant à Violet, même sa respiration se fit plus courte. Elle semblait réfléchir à quelque chose. Elle ouvrit et referma la bouche plusieurs fois. Que devait-elle faire dans cette situation ? Quelle était la meilleure décision ? Elle hésitait.

Dietfried aussi s’interrogeait. Mais l’intensité de la réflexion était de loin plus marquée chez Violet. D’ordinaire, elle n’était pas comme ça. Même après avoir écrit tant de lettres, Violet Evergarden ne savait pas comment interagir avec cet homme.

Cet homme nommé Dietfried Bougainvillea.

Peut-être finit-elle par atteindre une conclusion, car Violet posa sa valise et croisa les mains derrière son dos.

— Faites donc.

D’abord, Dietfried ne comprit pas ce qu’elle faisait. Elle semblait lui offrir son corps.

— Hein… ?

Sans la moindre hésitation. Comme si elle n’était qu’un outil.

— Je ne bougerai pas. Faites donc.

« Servez-vous de ma vie », semblait-elle dire. À cet instant, elle se confondait avec la bête du passé.

— Faire quoi, exactement… ?

La bouche de Dietfried était pâteuse, il avait du mal à articuler. Son esprit était encore occupé à chercher comment rattraper la bourde qu’il venait de commettre. Il ne put immédiatement réagir à l’attaque inattendue de Violet.

— Vous ne vous souvenez pas ? Je faisais cela à chaque fois que je devais recevoir des réprimandes ou une punition.

Il ne s’en souvenait pas. Tout ce qui bourdonnait dans la tête de Dietfried jusqu’à présent s’effaça en un instant.

— Toi… qu’est-ce que…

Les yeux bleu clair qui le transperçaient à cet instant lui réservaient toujours des surprises et le malmenaient.

— Je ne savais pas parler à l’époque, alors pour vous montrer que je n’avais aucune intention de vous attaquer, Capitaine, je faisais cela.

Ces yeux.

— Peu importe ce que je dirai, il n’existe probablement aucune rédemption pour moi. Avec le temps, j’ai fini par comprendre les choses que j’ai… accomplies. Et l’ampleur de la terreur que je vous ai infligée. Néanmoins, je vous suis reconnaissante de m’avoir placée sous les ordres de Lord Gilbert. J’aimerais vous en être redevable d’une manière ou d’une autre. Si vous jugez cela inutile, alors, au moins, faites de moi ce qu’il vous plaira.

Pour une raison inconnue, lorsque ces yeux lui demandaient « pourquoi »…

— Que ce soit à coups de poing ou à coups de reproches, ne vous retenez pas.

…sa poitrine lui donnait l’impression d’être transpercée.

— Faites comme bon vous semble.

Si cet endroit n’avait pas été une galerie d’art silencieuse, Dietfried aurait sûrement éclaté en cris de rage, indifférent à la honte ou à sa réputation. Il serra les poings jusqu’à ressentir une douleur et ravala la colère qui voulait s’échapper, mû par sa fierté.

— Je déteste ça, chez toi…

Cette fille le poussait toujours dans des directions inattendues.

— … à en mourir.

À ces mots prononcés d’une voix tremblante, Violet recula d’un pas. Son attitude d’offrande n’avait pas changé, mais son instinct, en alerte, se demandait si elle n’allait pas se faire tuer par cet homme. Voyant cela, Dietfried ricana. « C’est toi qui pourrais m’ôter la vie à tout moment », semblait-il dire.

Un frisson de lucidité parcourut son corps, dissipant la chaleur qui lui était montée à la tête. Ce fut ce pas en arrière qui lui permit de retrouver son calme. Car cela lui rappela que, malgré tout, elle n’était qu’une enfant. Cette innocence et cette posture, semblables à celles d’un enfant face à un adulte, exerçaient une grande influence sur lui et Dietfried exécrait cela.

Lui, qui rejetait toute forme d’attachement, éprouvait à son égard un dégoût tel qu’il en aurait vomi.

Ceux qui avaient connu l’oppression devenaient facilement des bourreaux. Elle en était intérieurement terrifiée. Pourtant, malgré cette peur, elle faisait toujours passer les autres avant elle-même. Cette créature n’était qu’un amas de contradictions.

Que c’est écœurant. Arrête. Meurs. Ne me regarde pas.

Il ne voulait pas se retrouver mêlé à elle. Pourtant, il avait une montagne de choses à lui dire. Mais pouvait-il seulement les exprimer correctement ? Même s’il parvenait à les arracher hors de sa gorge, elles ne deviendraient que des paroles acerbes.

Un immense lac s’étendait entre eux, et tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était fixer l’autre rive, incapables d’en sonder la profondeur. Leur première rencontre était la source de tout. Elle en était la cause.

Ses hommes avaient voulu s’emparer d’elle et elle les avait tous massacrés. Puis, elle l’avait poursuivi, poursuivi encore, pour faire de lui son maître. Malgré la hiérarchie, c’était elle qui détenait sa vie entre ses mains.

Quiconque passait du temps avec cette fille finissait par comprendre que c’était une nécessité pour elle. Elle avait toujours été ainsi, depuis cette île que seuls eux deux connaissaient. Chaque fois que quelque chose se produisait, elle plaçait Dietfried en priorité absolue. Après tout, lorsqu’il l’avait confiée à Gilbert, elle n’avait opposé aucune résistance.

S’il y avait eu un moment où tout aurait pu être changé, c’était celui-là.

Ces deux êtres, condamnés à ne jamais se croiser, s’étaient pourtant rencontrés encore et encore, avançant sur des lignes parallèles. Et chaque fois, accablés par le poids du rejet et de leurs actes passés, ils prenaient la fuite.

Gilbert…

Que penserait l’homme qui les avait réunis, celui qu’ils aimaient plus que tout ?

— Tu… Je…

Si je pouvais changer là, pour Gilbert…

— Capitaine…?

Serait-il plus facile pour lui de respirer ?

Juste au moment où Dietfried s’apprêtait à prendre une décision amère…

— GYAAAAAAAAAH—AAAAAAH—AAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !

Un incident se produisit…Et il était clairement prémédité. Le cri d’Artemisia, la propriétaire, résonna, et lorsque Dietfried et Violet s’élancèrent hors de la salle silencieuse où ils n’étaient que tous les deux. Les braqueurs avaient déjà leurs armes pointées, visant principalement les femmes et les enfants vulnérables, les forçant à se mettre à genoux. Leur exécution était d’une rapidité implacable.

Les yeux écarquillés, Violet fit pivoter sa valise en arrière, prête à la projeter sur eux, mais Dietfried l’en empêcha.

— Tu es stupide ou quoi ?! Il n’y a pas que des adultes ici !

Parmi les otages, une petite fille était prise sous le bras de l’un des assaillants, l’air de ne pas comprendre la situation.

— Je vais les sauver aussi vite que possible et neutraliser les braqueurs.

— Ils ont des armes à feu. Qu’est-ce que tu feras s’ils touchent quelqu’un avec un tir d’intimidation ?! Sans compter les œuvres d’art… Ce n’est pas un champ de bataille pour une brute dans ton genre ! Reste tranquille pour l’instant !

— Mais, Capitai…

— Reste tranquille !

Alors que tous deux s’affrontaient, les braqueurs remarquèrent leur présence.

Dans le grand hall, peut-être pour mieux asseoir leur emprise par la terreur, tous les hommes furent roués de coups sans exception et forcés à s’agenouiller sur le sol. En voyant cela, les femmes, naturellement effrayées, se recroquevillèrent, tremblantes, et commencèrent à sangloter.

Alors que les hurlements emplissaient la salle comme une sinistre mélodie, l’un des braqueurs s’approcha du duo. Son regard indiquait clairement « il restait encore des mauvaises herbes à arracher » D’un geste froid et mécanique, il leva son arme.

Dietfried aurait pu l’éviter. Il l’avait déjà fait maintes fois par le passé. Il pouvait le faire aussi aisément que s’il flottait sur l’eau. Il lui suffisait de se saisir de l’arme à une main et de tirer dessus d’un coup sec pour faire basculer son adversaire sous l’effet de la réaction. Une fois l’arme volée, il pouvait éliminer un à un les membres du gang d’un tir en pleine tête. Ensuite, il y aurait eu une fusillade. Il aurait procédé ainsi s’il avait été seul. Oui, s’il avait été seul.

Pourquoi fallait-il que ce soit maintenant parmi tous les moments possibles ?

Rien n’était plus humiliant qu’un coup que l’on devait encaisser sans riposter. Mais il avait des choses à protéger, au-delà de sa propre dignité.

Il accepta donc l’attaque sans esquiver. S’il déclenchait une bagarre dans cette situation, il doutait que tous les otages en sortent indemnes. Il devait attendre une opportunité. C’était la meilleure chose à faire. Il prit cette décision non seulement pour lui-même, mais aussi pour les autres.

Mais la poupée meurtrière automatique prit une tout autre décision.

Lorsque ses yeux scintillèrent de cette lueur-là, elle se mit à agir littéralement en mode automatique. Elle s’avança, prenant la place de Dietfried. À cet instant, le visage de son jeune frère fut la seule chose qui traversa son esprit.

Gil…

C’était presque comme s’il s’était préparé à cela depuis toujours. C’est ainsi que son bras se tendit instinctivement.

Il enlaça Violet sans crier gare et lui tourna le dos pour encaisser le coup à sa place. Un choc brutal s’abattit sur lui, du dos jusqu’à la tête. Il entendit le souffle de Violet se suspendre brièvement contre lui.

Et c’est ainsi qu’ils en étaient arrivés là.

Dietfried ne pensait pas avoir eu tort d’avoir contenu Violet. Il savait qu’elle que c’était la femme qui avait combattu seule contre des terroristes dans un train en proie aux flammes, mais il était hors de question qu’elle provoque un tel carnage dans la galerie Artemisia.

À cet instant précis, il avait l’impression d’être un maître tentant de réfréner la furie de son chien enragé. Quant à la bête enragée elle-même, elle s’était tue depuis que Dietfried avait reçu le coup, comme si toutes ses fonctions s’étaient arrêtées. Il repoussa ainsi ces mains qui avaient tenté de le secourir. Le moindre faux mouvement, et les braqueurs risquaient de s’en prendre à lui une fois de plus.

Elle, qui avait toujours pris sur elle de protéger les autres, s’était retrouvée protégée. Et, pire encore, elle avait laissé l’autre partie être blessé. Cela avait dû la plonger dans un tel désarroi qu’elle en avait presque cessé de fonctionner. Pourtant, avec le temps, elle avait comme redémarré son système, se ressaisissant à présent pour affronter la situation.

— Je comprends le non usage de la force dans une galerie d’art. Mais ne devrions-nous pas placer les vies humaines au-dessus des œuvres ?

À ton avis, à cause de qui j’ai pris un coup à l’arrière du crâne?

Parce qu’elle énonçait une évidence avec son sérieux habituel, Dietfried lui agrippa le col, entraînant avec lui la broche qui y reposait, sans même réfléchir. Le fil retenant le bouton de la robe à nœud lavallière émit un petit bruit sous la tension. Ce n’était pas un geste qu’un gentleman devait adresser à une dame. Pourtant, Dietfried ne relâcha pas la pression de sa poigne.

— Toi… Tu as encore besoin d’être dressée par moi ? lança-t-il, la voix chargée de colère, si proche que leurs visages se frôlaient. — Tu ferais mieux de voir ça comme un lieu qui ne ressemble à aucun autre… Cet objet t’est précieux, n’est-ce pas ?

Elle cligna des yeux d’un battement sec, entrouvrit la bouche, puis la referma.

Lorsque Dietfried lâcha enfin prise, elle referma ses doigts autour de la broche, comme pour la protéger. Elle se préoccupait davantage du bijou que du haut froissé de sa robe. D’un geste lent, elle le caressa à plusieurs reprises, s’assurant qu’il n’avait subi aucun dommage. Finalement, elle murmura d’une voix absente :

— Je comprends mieux.

— Comme si une idiote pouvait comprendre, rétorqua Dietfried avec un reniflement moqueur.

Mais la poupée de souvenirs automatiques face à lui n’affichait qu’un masque impassible. Peu importe à quel point il la blessait, cela n’avait aucun effet. C’était du moins ce que Dietfried avait toujours pensé.

— J’ai parfaitement compris. J’éviterai le combat ici autant que possible.

Pourtant, sa voix semblait légèrement vacillante.

Dietfried observa Violet du coin de l’œil. La broche revêtait une importance évidente pour elle. Elle la maintenait fermement des deux mains, indiquant ainsi qu’elle ne voulait laisser personne y toucher.

Leur échange se faisait à voix basse, mais son timbre à l’instant était aussi ténu que le bourdonnement d’un moustique. D’une voix légèrement adoucie, Dietfried déclara :

— Tant mieux alors. Je suis redevable envers la propriétaire de cette galerie. Je vais donc faire tout mon possible pour elle aussi.

— D’accord.

— Les vies humaines sont évidemment la priorité. Mais on ne va pas se battre sans une réflexion au préalable.

Comme une enfant, Violet hocha la tête à plusieurs reprises.

— Jusqu’à présent, tu n’as fait que de la protection rapprochée, des assassinats et des opérations militaires, c’est pour ça que tu ne peux pas comprendre. En mer… Dans les batailles navales, on se bat pour protéger. Notre façon de penser est différente des conquérants.

— Protéger…

— Si on ne peut pas les arrêter en mer, les ennemis débarquent sur la terre ferme. Si Leidenschaftlich est qualifiée de nation militaire, ce n’est pas seulement grâce à l’armée de terre. Mais je ne t’ai jamais appris à combattre en mer, n’est-ce pas… Pour l’instant, oublie tes habitudes en matière de neutralisation chaotique et inspire-toi de mes techniques.

— Bien compris.

Dietfried fut intérieurement surpris par cette réponse docile. Plus encore, il était stupéfait qu’il puisse échanger ainsi avec la « bête » et parvenir à se comprendre mutuellement.

Lorsqu’elle était entre ses mains, cette magnifique poupée de souvenirs automatiques n’était qu’une « bête sauvage » qui ne savait pas parler, un simple outil. Une créature incontrôlable, de surcroît.

— Qu’il en soit ainsi. N’oubliez pas que votre bien-être est ma priorité absolue. Je me battrai pour vous protéger, Capitaine. Ne songez pas à me protéger pour Lord Gilbert. Si la nécessité l’exige, je n’hésiterai pas à servir de bouclier. Je peux être remplacée, alors qu’il n’existe aucun substitut à vous.

Si, à cette période-là…

— C’est aussi un moyen pour moi de protéger Lord Gilbert.

…à cet endroit-là…

— Adieu, sale monstre. Cet homme est ton nouveau maître !

…il l’avait éduquée et guidée au lieu de s’en débarrasser, aurait-elle grandi de la même façon ?

— Tais-toi !

Aurait-elle fini par penser ainsi ?

— Tais-toi, monstruosité !

Il ne s’était jamais posé la question. Mais une autre partie de lui répondit immédiatement « non » à ce doute naissant. Une Violet Evergarden élevée par Dietfried Bougainvillea ne serait assurément pas devenue celle qui se tenait devant lui aujourd’hui. Il lui aurait peut-être appris à parler, ne serait-ce que pour éviter les problèmes de communication.

Il lui aurait probablement fourni des vêtements et quelques effets personnels pour la vie quotidienne, ne serait-ce que pour ne pas nuire à sa propre réputation lorsqu’il la faisait sortir avec lui. Mais, de là à lui offrir un objet qu’elle serrerait avec autant de ferveur entre les mains…

Je vois… Elle a la même couleur que les yeux de Gilbert, cette broche…

…il ne l’aurait indéniablement pas fait.

Maintenant que j’y pense, elle me suivait toujours de près, parce qu’elle détestait être seule.

S’il avait eu quoi que ce soit à lui offrir, cela aurait été au mieux un cercueil garni de fleurs, qu’il aurait laissé prêt pour elle.

Son maximum de considération pour elle n’était que le minimum pour Gilbert. Si Violet était restée auprès de Dietfried Bougainvillea, elle serait assurément morte avant lui, et pour lui.

— On va jouer un rôle.

Ah, Gilbert…

— Un rôle ?

Je réalise toujours trop tard à quel point tu es admirable.

— C’est ça. Puisque c’est toi qui en as eu l’idée, tu joueras l’appât.

Tu as réussi à métamorphoser cette bête immonde.

— Bien reçu.

Tu as su la changer à ce point.

— D’abord, prends ça… C’est un peu tard, mais… Tu as des questions sur la manière dont tu vas devoir coopérer avec moi ?

À la question de Dietfried, Violet répondit en penchant la tête :

— Pourquoi en aurais-je… ? Non, je n’en ai pas.

Pour une raison obscure, son ancienne arme n’exprimait des fragments d’émotion que dans ces moments-là. Simplement, avec innocence, inconsciente de la cruauté dont elle faisait preuve.

— Faites bon usage de moi, Capitaine, dit-elle en souriant.

***

Il existait tout un enchaînement d’événements qui avait conduit à un tel déferlement de violence dans cette routine du quotidien. Il serait plus pertinent de commencer par le moment où le tournant dans la vie du chef des braqueurs avait eu lieu. Mais comme ce serait remonter bien loin, résumons brièvement.

Cette affaire était le fait d’un criminel récidiviste.

Les motifs qui poussaient une personne au vol étaient nombreux, mais l’objectif restait unique : obtenir un profit immédiat. Les honnêtes gens gagnaient leur salaire à la sueur de leur front, mais les voleurs ne partageaient pas cette philosophie. L’homme était récompensé lorsqu’il se mettait au service d’autrui. Accumuler une somme conséquente nécessitait du temps et des efforts. Les voleurs refusaient cette réalité. Car dans tout pays, pour réussir, il fallait posséder des compétences.

S’ils pouvaient s’arrêter après un premier méfait, pourquoi recommencer encore et encore ? Beaucoup se posaient cette question à propos des criminels. C’était simple : s’ils avaient réussi une fois, ils pouvaient recommencer. Il leur était possible d’obtenir instantanément ce que d’autres devaient consacrer des années de leur vie à acquérir. Une telle occasion était une tentation irrésistible.

Lorsqu’on s’y habituait, repérer ces opportunités devenait étrangement facile.

Supposons qu’un individu ait développé un talent pour anticiper les pensées des autres. Il pouvait déchiffrer la personnalité de son interlocuteur à travers les mouvements de ses yeux, sa respiration, son intonation, les rapports de force dans son entourage, sa position sociale et bien d’autres indices. Il était ainsi capable de déduire la conduite à adopter pour obtenir la « bonne réponse ». De prime abord, cela pouvait sembler être de la magie, mais il ne s’agissait que du fruit d’années d’observation assidue de ses semblables.

Dans le cas des voleurs, leur stratégie ne s’appliquait pas uniquement à des joutes individuelles : ils devaient également savoir évaluer leur environnement avec précision. Au cours de leurs pérégrinations en ville, ils avaient découvert par hasard qu’une nouvelle galerie allait ouvrir ses portes. La date d’inauguration avait même été annoncée. La veille, un événement privé était prévu, réservé aux seuls concernés.

Quel que soit l’endroit, organiser sans accroc l’ouverture d’un nouvel établissement était un défi. Même si certains employés avaient déjà de l’expérience dans la gestion d’une galerie, la coordination et la maîtrise d’une telle situation étaient bien différentes. Le jour J, le personnel fut débordé. Et comme il s’agissait d’une célébration en comité restreint, il ne faisait aucun doute que la sécurité allait être amoindrie par rapport à son niveau habituel.

Ainsi, les voleurs s’étaient dit : « Ah, si on frappe là, c’est l’effet domino ». Ils n’avaient aucune rancune particulière. Ils avaient simplement estimé que c’était faisable ce qui mena à l’attaque. La vérité était simplement que la galerie Artemisia avait été malchanceuse.

Combien d’épreuves sa propriétaire avait-elle traversées avant de pouvoir ouvrir cet endroit ? Avait-elle vécu sa vie à courber l’échine devant autrui ? Combien d’artistes attendaient avec impatience de voir leurs œuvres exposées dans cette galerie ? Les sentiments de ces personnes pouvaient être mis en pièces sans la moindre pitié à l’instar de mauvaises herbes que l’on écraserait sans faire attention. C’était la cruelle réalité. Sauf que, cette fois, la galerie Artemisia avait eu la chance de leur vie.

— Il y a un problème… Excusez-moi… ! Elle… d’un coup… !

Un capitaine de la marine, épris d’art…

— Ugh…

…et celle que l’on appelait autrefois la Vierge Guerrière de Leidenschaftlich, faisaient partie des otages.

L’homme venant troubler dans un affolement feint, implorait l’un des malfaiteurs et leva les deux mains en signe de non-résistance. Il s’agissait d’un homme aux cheveux longs. Sa chevelure sombre, légèrement ondulée, tombait au-delà de ses épaules. Juste à côté de lui, une femme se tenait, serrant son ventre et tremblant.

— Quoi ?

Quelques hommes armés se rassemblèrent autour d’eux.

— Elle aurait mal au ventre.

— C’est juste ça ? Laisse-là.

— Tu veux pas qu’on la laisse aller aux chiottes ? On doit encore surveiller ces gens, mais c’est une femme. On a juste à l’accompagner. Et sinon c’est quoi la situation ?

— On a empilé la plupart des tableaux, mais il reste encore les ornements. Ça va prendre un peu plus de temps.

Les voleurs avaient un choix à faire. Soit ils la laissaient souffrir en silence, soit ils prenaient la peine de l’emmener aux toilettes. Leur politique semblait être de ne frapper que les hommes. Ils n’hésitaient pas à user de violence lorsque nécessaire, mais dans le cas contraire, il valait mieux éviter d’attiser l’hostilité afin de conclure l’affaire rapidement et discrètement. Cela pouvait paraître chevaleresque, mais ce n’était qu’un raisonnement égoïste.

— On fait quoi ? Le prez est…

— Il est monté dans la voiture en premier. Comme si on pouvait lui demander son avis à chaque fois qu’un truc pareil arrive.

« Ce prez » devait être leur leader. Alors que les échanges feutrés se poursuivaient devant la femme agonisante, celle-ci finit par s’allonger au sol, toujours agrippée à son ventre. L’homme qui avait plaidé pour son état alarmant la secoua par les épaules, l’exhortant à tenir bon.

Comme en réponse à un signal, la femme releva lentement le visage. Ses yeux d’un bleu semblable à des pierres précieuses brillèrent à travers ses mèches d’or en pagaille. Elle couvrait sa bouche, sans doute pour s’empêcher de vomir. Malgré cela, il était aisé de percevoir qu’elle était d’une beauté remarquable.

— Ça va encore prendre un moment, hein. Et puis, on aura besoin des femmes plus tard.

Son regard croisa celui de l’un des voleurs, comme s’il exerçait une force d’attraction sur lui. On ne pouvait comprendre la puissance destructrice d’un tel regard levé vers soi, les prunelles embuées, sans y être confronté directement.

— Dans ce cas, ça devrait aller.

Au sourire malicieux de l’homme qui venait de parler, on pouvait deviner quelles étaient ses intentions. Alors que la femme gardait la main sur sa bouche, le braqueur lui fit signe de se lever en pointant son arme sur elle, puis l’entraîna vers les toilettes.

Après cela, la femme et le voleur ne revinrent pas tout de suite. Puisqu’aucune autre personne n’eut le courage de demander à aller aux toilettes, leur absence se prolongea comme si cela allait de soi. Pendant ce temps, les œuvres de la galerie étaient transportées une à une vers des voitures équipées de barres de toit, garées à l’extérieur de l’établissement. Les voleurs étaient vêtus comme des employés chargés de la manutention, si bien que même les passants ne trouvèrent rien d’anormal à cette scène de travail.

Lorsqu’ils eurent fini d’emporter la plupart des objets de valeur, l’une des voitures quitta la galerie. L’autre, toujours stationnée, était destinée à servir de moyen de fuite à ceux qui montaient la garde. Avec l’intégralité des œuvres réunies pour ce jour dérobée jusqu’à la dernière, la galerie était désormais vide. La propriétaire, Artemisia, n’avait cessé de réprimer ses sanglots, laissant silencieusement couler ses larmes.

Ces braqueurs semblaient être des criminels aguerris. À leur arrivée, ils avaient neutralisé toute résistance par la menace des armes, mais par la suite, tant que chacun obéissait, ils se contentaient de maintenir froidement leur emprise sur les otages, sans même élever la voix. En laissant croire que tout danger serait écarté si l’on se soumettait, ils avaient obtenu une obéissance totale. Leur méthode était sans faille. Bien qu’ils fussent des malfrats, leur manière de traiter les gens relevait d’un art maîtrisé. À leurs yeux, les humains n’étaient pas des humains.

— Excusez-moi… Je voudrais simplement lui prêter un mouchoir. Rien d’autre. Les manches de sa robe sont déjà trempées de larmes. Vous ne pourriez pas au moins me permettre cela ?

En entendant cette voix derrière elle, Artemisia se retourna. Celui qui venait de parler était l’un des artistes qu’elle avait invités pour l’occasion, quelqu’un qu’elle connaissait depuis un certain temps. À cette vision, elle se sentit submergée par la culpabilité, comme si elle lui avait fait vivre quelque chose d’affreux.

Leur première rencontre avait eu lieu dans un complexe récréatif, lorsqu’elle l’avait surpris en train de peindre un paysage. Elle ignorait alors sa profession, mais ils étaient restés en contact et il lui avait montré ses œuvres. Il peignait depuis toujours, comme un simple passe-temps. Il lui avait confié que même ses proches ignoraient son activité et qu’il le faisait uniquement pour lui-même.

Cet homme, au temps si compté, avait pourtant trouvé un moment pour exposer une œuvre qui avait bouleversé tous les sens d’Artemisia. Au début, il avait hésité à répondre à sa demande, mais il avait fini par sourire comme un enfant et accepter avec un air réjoui.

Aah, Seigneur… Rendez-nous cela. Rendez à chacun la joie de cette journée…

Plus encore que la perte des œuvres, Artemisia était anéantie par le regret d’avoir déçu tous ceux qui attendaient ce jour avec impatience. Cette idée seule lui donnait l’impression que sa poitrine allait se fendre.

— Tiens, il t’a dit d’utiliser ça.

Le braqueur lui tendit un mouchoir, qu’il avait pris à l’artiste. Artemisia s’en servit pour sécher ses larmes et, rassemblant tout son courage, croisa enfin son regard. Elle lui murmura un « merci » sans émettre un son.

L’homme sourit. Mais ce n’était pas le sourire qu’elle lui connaissait. Lorsqu’il parlait d’art, il était tout autre. Un frisson lui parcourut l’échine sans même qu’elle ne puisse réfléchir. En effet, son regard ne dégageait aucune chaleur.

— …

L’homme dit quelque chose à Artemisia. Il n’avait que légèrement remué les lèvres, si bien qu’elle ne pouvait affirmer avec certitude qu’elle avait bien déchiffré ses mots. Pourtant, elle en était presque certaine :

— Tout va bientôt se terminer.

Finalement, les voleurs commencèrent à préparer leur départ.

— Prenons une personne avec nous jusqu’au port. Une femme ou un enfant.

T’as une idée de qui choisir ?

— Une femme.

— Ce type jouait avec celle qu’on comptait utiliser, non ? Qu’est-ce qu’il est devenu ?

En supposant qu’ils allaient enfin être libérés, les otages commencèrent à s’agiter. Ils avaient traversé un cauchemar, et les œuvres auxquelles ils avaient consacré leur vie avaient été dérobées. Ce jour de fête avait été souillé par le désespoir. Mais ils étaient en vie. C’était la seule et unique lueur d’espoir de cette journée. Ils ne pouvaient conserver leur raison qu’en se raccrochant à cela. Ils ne désiraient qu’une chose : être libérés au plus vite.

Parmi eux, un homme observait en silence les mouvements des braqueurs depuis le début. C’était celui qui s’était occupé de la femme prise d’un malaise, affichant une inquiétude sincère. Pourtant, une fois la jeune femme emmenée aux toilettes, son visage s’était figé, comme si plus rien ne l’intéressait. Par moments, il allait même jusqu’à bâiller discrètement, comme pris d’un soudain engourdissement.

— Va le chercher. Dis-lui d’utiliser cette femme comme otage. Elle est jeune, elle pourra rentrer à pied si on la jette sur la route.

À ces mots, cet homme éclata de rire comme s’il n’avait pas pu s’en empêcher. Il porta une main à sa bouche avant de hausser les épaules, laissant les braqueurs observer son amusement.

— Désolé, ce n’était pas pour me moquer. Mais tenter de violer ce truc… Peu importe combien de vies vous avez, ce ne sera jamais suffisant.

— Hé, c’est quoi ton problème…? Tu nous cherches ?

L’homme continua de rire, comme si la posture menaçante des voleurs n’était qu’une farce grotesque. De ses yeux, la propriétaire, Artemisia, le supplia d’arrêter de provoquer les criminels. Elle ne pouvait pas se permettre de perdre, en plus des œuvres d’art qu’elle avait rassemblées, l’un des invités qu’elle avait conviés. Pourtant, l’homme cligna d’un oeil dans sa direction et répondit simplement :

— Artemisia, ça ira.

Personne ici ne connaissait son statut social. Ni son passé.

Autrefois, Dietfried Bougainvillea avait été le maître d’une arme qui aurait pu devenir la meilleure du monde. Cette arme lui échappait à présent, mais cela ne signifiait pas que leur lien de maître et serviteur avait été complètement rompu. Cette bête avait un instinct de loyauté élevé, et bien que leurs retrouvailles aient été dues au hasard, elle l’avait reconnu aussitôt.

Lui, l’homme qu’elle avait jadis suivi, quelqu’un digne de lui donner des ordres. Ainsi, la bête lui obéirait jusqu’à épuisement s’il le fallait. Seules de rares personnes pouvaient la dompter. Mais à cet instant précis, Dietfried ressentait quelque chose d’étrange en la voyant revenir sous son contrôle.

— Elle court vite.

— Hein ?

— C’est pour ça que c’est terminé pour vous. Désolé.

— Hé, fermez-lui son claque-merde.

Face à la soudaine prise de parole de Dietfried, les braqueurs eurent naturellement un mouvement de doute.

— Elle est rapide comme une biche. Et ici, c’est la grande rue commerçante, il y a plein d’hôtels à proximité.

— Où tu veux en venir ?

— Mes hommes ne sont pas loin. À l’heure qu’il est, ils doivent être en train de se faire plaisir au bar de leur chambre d’hotel. Parmi eux, certains la connaissent depuis l’époque où elle était encore sous mes ordres. Je lui ai laissé mon ruban pour attacher ses cheveux, ça a dû suffire à les alerter. J’avais prévu que vous transporteriez votre butin jusqu’au port. Quand on fout un tel bordel en plein centre-ville, difficile de fuir sur la terre ferme. La route maritime, en revanche, rend plus difficile la traque. Mais contre moi, ça ne fonctionne pas. Une de vos voitures est partie tout à l’heure, mais ce sera déjà fini pour eux avant même d’atteindre le port. Vous comptiez sortir d’ici là, mais si vous envisagez d’emmener quelqu’un en otage, oubliez. Certains de mes gars sont du genre à s’échauffer rapidement alors évitez de les provoquer. Si ça arrive, vous en payerez les conséquences. Peu importe combien de cadavres tomberont, nous pourrons toujours arranger la situation après coup. Il faudra accorder nos versions, mais les otages d’aujourd’hui choisiront sans doute de coopérer avec moi. Se faire piétiner les œuvres d’une vie, symbole même de nos luttes, c’est une douleur que personne ne peut accepter.

L’homme, dont l’éloquence ne faiblissait pas même en pareille situation, parlait sans reprendre son souffle. Pourtant, aux yeux des autres, cette prestance empreinte de flegme semblait empreinte d’une folie glaçante. Les voleurs réalisèrent soudain que tous les otages regardaient derrière eux. Ils ressentirent alors une présence. Comme un spectre, dissimulant jusqu’à la moindre lueur de vie, attendant simplement les ordres de son maître.

À l’extérieur des fenêtres de la galerie, on entendait des bruits de lutte, venant de la zone où était garée la voiture. En même temps, un souffle léger s’éleva tout près d’eux. La respiration d’une femme essoufflée par sa course leur parvint aux oreilles.

— Vas-y, Violet.

D’un geste rapide, Dietfried leva le pouce et traça un mouvement net le long de sa gorge. Tandis qu’il regardait sa poupée terrasser les braqueurs avec la force écrasante d’un monstre dévorant sa proie, Dietfried se remémora le passé.

Tout revient à son point de départ.

Il se rappela le temps où ils étaient tous les deux bloqués sur cette île isolée. La bête avait eu peur à l’arrivée de la flotte de secours. Lui aussi. Il n’aurait pas supporté que davantage de ses compagnons se fassent massacrer. Alors, il avait saisi la main de la bête et l’avait conduite vers le monde extérieur. Dans son esprit, c’était comme lui passer un harnais.

Il n’y avait plus rien qui la retenait désormais. Plus besoin de la guider par la main lorsqu’ils marchaient. Il n’y avait plus rien entre eux.

Ni amour, ni passion, ni attachement, ni désir.

— Capitaine.

Il n’y avait rien, mais une chose était certaine.

— Capitaine Bougainvillea.

S’il l’appelait, cette poupée de souvenirs automatiques irait probablement jusqu’aux confins du monde pour le sauver. C’était dans sa nature.

— Je suis là. Êtes-vous indemne ?

À cet instant, la bête comprit qu’il avait prononcé son nom pour la toute première fois. Ses yeux s’adoucirent.

— Ouais.

Cette maigre compensation suffisait à faire sourire la bête.

***

Un peu plus tard, Leidenschaftlich s’enveloppa dans la douceur de la nuit.

Les constellations estivales parsemaient le ciel d’encre. Aussi brillant que le jour, le ciel nocturne scintillait avec une telle intensité qu’on aurait pu parler d’un banquet d’étoiles. La journée touchait à sa fin sur Leidenschaftlich. Une journée marquée par le chaos, depuis l’aube.

Sous les regards de la foule amassée, l’arrestation qui s’était déroulée devant la galerie Artemisia arrivait à son dénouement, les procédures et formalités étant transférées à la police militaire. Voyant les œuvres d’art restituées sagement à Artemisia, Dietfried poussa un soupir de soulagement. Son regard dériva alors furtivement sur le côté.

Une poupée de porcelaine délabrée se tenait là. Une femme à la beauté irréelle se tenait là, sous le ciel étoilé. Il devait lui dire quelque chose. Il devait le faire, au moins maintenant. Mais aucun mot ne lui venait.

 «Tu as bien travaillé.» «Ce n’était pas si mal.» «Bon boulot.» «Je te félicite.»… Que dire?

Dans sa tête, les phrases naissaient et s’effaçaient aussitôt. Comme les rêves que devaient faire en cet instant les enfants endormis dans toute la ville. Ils prenaient forme, puis disparaissaient. Finalement, il ouvrit la bouche.

— Tu n’as pas froid ?

— Nous sommes en été, après tout.

Cela ressemblait aux maladresses d’un homme ne sachant comment inviter une femme à sortir. Violet Evergarden, qui avait combattu de manière réfléchie et dans un but de protection, se trouvait toujours aux côtés de Dietfried. Il était juste de dire qu’elle avait été la personne la plus méritante aujourd’hui. Celui qui avait élaboré le plan d’arrestation était Dietfried, mais celle qui avait tout accompli, c’était Violet.

Elle avait d’abord joué le rôle d’une femme ayant mal au ventre pour se faire accompagner aux toilettes par l’un des malfrats. Puis, lorsqu’il avait osé poser une main sur son épaule, elle l’étrangla en toute discrétion avec la force de ses bras mécaniques, le faisant s’évanouir.

Elle s’était échappée en passant par la fenêtre des toilettes. Plutôt que de se rendre à la police militaire, elle se dirigea vers l’hôtel que Dietfried lui avait indiqué pour prévenir les soldats de la marine savourant cigarettes et alcools dans une chambre au dernier étage. L’un d’eux, la reconnaissant, avait d’abord eu un mouvement de frayeur, mais en voyant qu’elle portait le ruban de Dietfried, son expression avait changé. Il avait aussitôt contacté la police militaire et alerté la sécurité du port afin de renforcer les contrôles.

Sans attendre leur préparation, elle était immédiatement repartie en courant vers la galerie Artemisia et y avait infiltré les lieux par la même voie. Plusieurs des voleurs, assez malchanceux pour la croiser, s’étaient écroulés à terre sous un coup de pied ou un coup de poing dans l’abdomen.

C’est ainsi qu’elle fut de retour.

Alors que Violet se tenait derrière les derniers braqueurs, reprenant son souffle, les otages l’observaient comme un signe de la Providence, mais Dietfried, lui, affichait un sourire en coin. Comme ordonné, elle avait géré sans endommager la moindre œuvre d’art.

— À propos de ce qui s’est passé…

— Il vaudrait sans doute mieux ne pas en parler à Lord Gilbert. Il s’inquiéterait.

Voyant la dernière œuvre être ramenée à l’intérieur, Violet ramassa la valise qui gisait à ses pieds. Elle semblait vouloir rentrer seule. Après lui en avoir fait faire autant, Dietfried ressentait à présent une forme de culpabilité. Il ne put s’empêcher d’admettre qu’elle aussi était précieuse aux yeux de quelqu’un.

C’est ce qu’il pensa après la bataille, en la voyant caresser sa broche d’émeraude, comme pour s’assurer qu’elle était toujours là. Elle qui, autrefois, n’était qu’une bête sauvage dont la mort n’aurait attristé personne.

Aah, ce n’est qu’un prétexte, rien d’autre qu’une excuse. S’il en est ainsi, alors je préfère me taire.

À l’époque où elle était sous ses ordres, chaque jour était une plongée dans la folie. Ils erraient sur les champs de bataille, combattant de l’aube au crépuscule, trop habitués à la violence.

Puis la guerre avait pris fin, la paix était revenue, et il avait compris que commençait une ère où l’on pouvait même faire de l’art. Que ces jours passés dans l’ombre étaient une aberration et que ce qu’il ressentait aujourd’hui était la norme.

— Je vais te raccompagner.

— Ce n’est pas nécessaire. Vos hommes doivent vous attendre, alors, je vous en prie, partez sans vous soucier de moi, Capitaine.

— Ça ira, juste pour cette fois.

— Ce n’est pas nécessaire.

— Je te ramène. Écoute-moi bien, c’est un ordre.

— Je ne peux accepter cet ordre.

— Sale…Tu suivais pourtant mes instructions il y a encore un instant.

— Parce que c’était une situation d’urgence. De plus, Capitaine Dietfried, il serait plus logique que je vous raccompagne plutôt que l’inverse.

— De quoi tu parles ? Tu es une femme, non ?

Entendant ces mots sortir de sa propre bouche, Dietfried le regretta aussitôt.

Le coin des lèvres de Violet était fendu, laissant couler un filet de sang. Sa robe au nœud lavallière, trempée par la sueur. Même ceux qui transpiraient peu ne pouvaient échapper à un tel état après une bataille de cette ampleur en plein été.

— Je vais faire venir une calèche. Attends ici. Je te déposerai jusqu’à la maison Evergarden, et après ça, tout sera fini. On ne se reverra plus jamais. Peu importe ce que toi et Gil devenez, nos chemins ne se croiseront plus.

Ce qu’il avait fait aujourd’hui à cette femme, qui était désormais capable d’aimer et d’être aimée, n’était pas digne d’un fils de la famille Bougainvillea. Après qu’ils furent montés dans la calèche, un silence s’installa, long et pesant.

Est-ce qu’elle pourra garder un secret aussi gros, alors qu’ils sont en couple, tous les deux?

Dietfried se surprit à s’inquiéter, presque malgré lui, de la vie amoureuse de son frère cadet. Après tout, cette situation pouvait être une trahison envers ce frère qui lui était si cher.

Gilbert l’avait totalement pardonné. Pour lui avoir imposé la succession du titre de chef de famille. Pour n’avoir jamais accordé la moindre considération à leur foyer. Pour lui avoir confié une bête sauvage qu’on ne saurait décrire. Il lui avait tout pardonné.

En y repensant, la seule fois où Gilbert avait cherché à l’éloigner en affirmant qu’il ne lui pardonnerait jamais, ce fut lorsque Dietfried lui avait offert Violet. Il avait qualifié cela de « traite humaine ». Lui avait ordonné de ne pas être violent avec un enfant.

Sans doute ces deux-là avaient-ils toujours été l’exception l’un pour l’autre. Il était probable qu’il n’y ait aucun pardon pour ce que Dietfried avait fait à Violet aujourd’hui. Gilbert pouvait excuser beaucoup de choses. Mais pas ce qui touchait à l’unique chose qui comptait le plus pour lui. Être haï par un être cher… Qui que l’on soit, quel que soit son âge, une telle chose pouvait assombrir le cœur de n’importe qui.

« Tout ira bien. » Cette voix, qui rompit le silence, lui fut adressée comme pour l’apaiser. Comme si elle avait perçu son trouble.

— Si, par malheur… quelqu’un venait à lui rapporter cette affaire avant que je ne le fasse, je vous défendrai, Capitaine Dietfried.

— Me défendre, tu dis ?

— En vérité, il m’arrive souvent d’être mêlée à des incidents de grande ampleur sans que le Major ne le sache. Mais je rentre toujours. À Leidenschaftlich. Je rentrerai encore aujourd’hui. C’est pourquoi il ne faut pas s’en inquiéter.

— Qu’est-ce que tu fais, là-bas ?

— Nous avons été séparés bien trop longtemps. Dès le départ, il y a eu entre nous tant de moments que l’autre ignorait. C’est sûrement encore le cas, aujourd’hui. J’ai mon travail, et lui aussi. Nous avons peu de temps à nous accorder. Mais je retournerai toujours auprès du Major. Il le sait. Même lorsque nous sommes éloignés, il est le seul à occuper mon esprit. Je ne suis pas certaine de bien le lui faire comprendre, mais c’est ainsi.

Des paroles qui, en temps normal, l’auraient fait éclater de rire. Mais Dietfried en était incapable.

Depuis quand es-tu devenue comme ça?

Dietfried haïssait Violet. Plusieurs raisons avaient nourri ce sentiment.

Tu es désormais capable de répondre à l’amour de quelqu’un.

Il se voyait en elle. Sa soumission aux adultes, son désir d’être dominée, lui inspiraient du dégoût. Il méprisait cette bête sauvage qui ne cherchait pas la liberté. Il méprisait le fait qu’on l’ait éduquée pour qu’elle devienne ainsi. Il méprisait tout.

D’ailleurs, Dietfried n’aimait pas grand-chose.

Même la gentillesse avait ses limites.

En vérité, même s’il avait voulu être un homme bon, il ne le pouvait plus. Il avait prié Dieu pour cela d’innombrables fois par le passé. Pourtant, il était resté un homme répondant au nom de Dietfried Bougainvillea, incapable d’y parvenir.

Ô Seigneur, je voudrais…

Pour la première fois depuis son enfance, il implora intérieurement un certain Être. Mais une telle entité ne répondait jamais aux appels. Même maintenant, il ignorait si sa prière lui était parvenue.

Cela semblait impossible, en vérité. Son étoile et celle de Violet étaient trop éloignées pour qu’un bouleversement puisse advenir. Et pourtant, aujourd’hui, il ressentait ce désir brûlant, voire oppressant, de demander pardon.

Je veux rentrer.

Lui-même ne savait pas où.

Que cette journée finisse au plus vite, que tout cela prenne fin, et que je n’aie plus à passer un instant de plus avec elle.

Il n’était pas irrité.

Ô Seigneur, je voudrais…

Mais accablé d’une misère sans nom.

— Capitaine.

La calèche roulait au beau milieu des arbres plongés dans l’obscurité de la nuit. Une voix claire s’éleva, résonnant entre eux. Violet regardait le paysage extérieur. Elle observait la lune, qui les suivait sans relâche, peu importe la distance. La lune, elle, ne disparaîtrait jamais. Contrairement aux histoires.

Qu’il s’y attarde ou non, tout ce qui constituait son propre récit aurait une fin un jour. La fin arriverait même pour les choses qu’il aurait souhaité éternelles. Même les sentiments qu’il éprouvait en cet instant s’effaceraient un jour.

— Comment m’avez-vous trouvée aujourd’hui ?

— …Quoi ?

— Mon travail vous a-t-il apporté satisfaction ?

Dietfried était totalement incapable de discerner l’intention derrière cette question. De base, il ne pouvait pas lire les émotions de Violet, mais là, il lui était encore plus difficile de comprendre la signification de cette phrase.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Silence.

— Hé, sois claire, tu es bien trop évasive avec moi.

— Très bien.

Une voix froide résonna de nouveau à ses oreilles. Aussi glaciale que la nuit, et pourtant impossible à ignorer tant elle était limpide. Violet tourna légèrement la tête et posa son regard sur lui. Lentement, le bleu et le vert se mêlèrent.

— Je…

Baignée par la lueur lunaire, elle était d’une pureté saisissante, d’une beauté à couper le souffle.

— Lorsque j’étais à votre service, Lord Dietfried, mon travail n’a jamais été satisfaisant. Maintenant que je suis adulte, ai-je enfin pu m’acquitter de ma dette… par mon travail ?

— Qu’est-ce que tu entends par « dette » ?

Sa voix était rauque. Il eut soudain l’impression que cette femme de glace lui avait volé toute sa chaleur. L’intérieur de sa bouche était étrangement sec.

— Je parle de tout. Tout a commencé lorsque vous m’avez ramenée de cette île. Je suis devenue celle que je suis aujourd’hui parce que vous m’avez confiée au Ma… à Lord Gilbert.

— Si tu étais restée avec moi, ça n’aurait rien donné de bon.

— Que serais-je devenue si j’avais continué à vous servir ?

Ces mots furent comme une balle transperçant le cœur de Dietfried. Il en eut le souffle coupé face à cette question inattendue. C’était ainsi depuis toujours. À maintes reprises, il prenait conscience qu’elle aurait pu être l’arme la plus meurtrière à sa disposition.

— Alors vous avez envisagé cette hypothèse… un « Et si » ?

Sa voix glaciale résonna dans l’obscurité avec une froideur exquise.

— Toi aussi ?

Violet acquiesça.

C’était plutôt sa réplique à lui, songea Dietfried, mais Violet lui adressa alors un regard irréel, presque onirique. Comme si, à ses yeux, il n’appartenait pas à la réalité. Elle se mit à murmurer. Et si elle avait désobéi à cet ordre, à l’époque ? Et si elle s’était précipitée une fraction de seconde plus tôt ?

« Si, à ce moment-là… » « Si, à ce moment-là… » « Si, à ce moment-là…. »  Elle ne pouvait s’empêcher de penser que, avec juste un pas de plus, il n’aurait peut-être pas perdu cet œil d’émeraude.

— Je me demande… si j’ai réussi à le protéger ce jour-là…

Elle avait dû lâcher la main de son maître bien-aimé et avait été confiée à un autre, comme un objet dont on se débarrassait.

— …Je n’aurais peut-être pas été séparée du Major aussi longtemps.

En y repensant, elle avait toujours été abandonnée, puis recueillie par quelqu’un d’autre. Elle aurait dû y être habituée. C’était l’étoile sous laquelle elle était née.

À l’origine, elle n’avait pas sa place dans ce monde et aurait dû disparaître. Son destin aurait dû suivre cette trajectoire. Si Violet s’était rebellé contre ce chemin tout tracé, alors qu’elle s’y était jusque-là soumise docilement, c’était parce que cette personne-là était différente.

Moi aussi, je l’ai abandonnée.

Il avait jeté son foyer derrière lui. Avait laissé son petit frère en pleurs. Et avait rejeté cette bête.

— Je me demande aussi ce qui se serait passé si vous ne m’aviez pas laissée entre les mains du Major.

Cette femme.

— Mais toutes ces pensées s’apparentent à des rêves qui traversent mon esprit avant de s’évanouir. Avec ces innombrables « si », je…

Il l’avait poussée dans les bras de son frère et l’avait laissée derrière lui. La regarder le rendait malade. Elle lui faisait peur. Plus que tout, elle menaçait de l’anéantir. Et cela le terrifiait.

— …Suis devenue une poupée de souvenirs automatiques, et je passe même cette nuit en votre compagnie.

— Tu sais, un jour, tu te retrouveras seule. C’est toi qui as l’espérance de vie la plus longue, non ?

Violet ferma les yeux à ces mots. Si elle avait imaginé d’innombrables « si », alors cette éventualité lui avait bien sûr traversé l’esprit.

— Je ne sais pas.

— Si ça arrive, qu’est-ce que tu feras ?

— Je ne sais pas. Mais n’êtes-vous pas dans la même situation que moi ? Vous tenez à lui, n’est-ce pas ?

— Moi… J-je suis l’aîné. Je partirai avant.

— Personne ne peut le savoir. Mais… si, un jour… je devais me retrouver seule… si je devais être la seule à rester en vie… mon ordre resterait valide. Je vivrais probablement ainsi.

Si elle finissait par vivre seule, c’était là l’hypothèse la plus cruelle pour la bête. Qu’espérait-il en la forçant à formuler cela à cet instant ?

En y repensant, depuis leur toute première rencontre, il n’avait jamais su comment se comporter avec elle. Devait-il la protéger ? L’éliminer ? La protéger ? L’éliminer ? Ou bien…

— C’est pourquoi j’écris des lettres chaque jour. Même si elles ne lui parviennent pas, j’écris des lettres au Major quotidiennement.

Le silence.

— Capitaine, que ferez-vous ?

— Moi, hein ? Voyons voir… Je vais peindre, je suppose.

— Une peinture ou bien le Major ?

— C’est ça.

— Pourrais-je un jour venir le contempler ?

Pour Dietfried Bougainvillea, cette bête sauvage avait toujours été à la fois une femme et un monstre. À présent, elle lui semblait aussi lointaine qu’un rêve.

— Tu es la seule de mon entourage proche à savoir que je peins. Fais comme bon te semble.

Ô Seigneur, je voudrais devenir quelqu’un de bien.

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