VIOLET EVER V4 - CHAPITRE 1
Rose et la poupée de souvenirs automatiques
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Traduction : Raitei
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Les histoires prennent fin un jour, dès lors qu’elles commencent. En gardant cela à l’esprit, s’attacher à soi, aux autres ou à quoi que ce soit dans ce monde pouvait sembler vain. Il en allait de même pour l’ardeur des cœur, embrasé avec fougue, ou pour ces pleurs avides. Tout finirait par disparaître comme un songe. L’on pouvait même en venir à penser que fournir le moindre effort était dénué de sens.
Pourtant, tout avait bien commencé.
Né sous l’effet d’un quelconque signal, chacun se mettait à respirer, à ouvrir les yeux, à apprendre à parler, à découvrir comment marcher, à venir à comprendre ce qu’était l’amour. Chacun en recevait. Se rendait compte qu’il s’agissait d’un mal, et choisissait soit de l’arrêter, soit de le perpétuer. Personne n’apprenait comment guérir de la chose. Certains ne l’acceptaient même jamais, pas une seule fois.
Quelles que fussent les circonstances, nul n’était autorisé à s’arrêter tant qu’il faisait partie de cette histoire, de ce monde. Vivre, c’était être perpétuellement confronté à la mort. Mais lorsque le matin survenait, la nuit suivait. Alors que la faim s’effaçait, le sommeil invitait au repos.
Même après avoir perdu l’amour, les êtres humains continuaient à le désirer. Mais le monde, les yeux baissés dans une douce résignation, laisse pourtant éclore un nouvel éclat.
Splendeur et destruction coexistaient, se manifestant de concert.
L’éternité n’existait pas, mais les choses poursuivaient leur cours.
L’histoire continuait et le monde tournait toujours même si sa fin était inéluctable.
Mais même sans vous, le matin allait se lever…
***
Des orbes bleus s’ouvrirent.
Des pétales de fleurs violettes virevoltèrent doucement devant son regard avant de s’éloigner. Ils la frôlèrent, effleurant sa peau avec une caresse presque chatouilleuse avant de s’évanouirent. Les illusions du passé, surgissant à la surface, se dissipèrent lentement. Son état de bête sauvage. Son être ayant reçu un nom. Tout son passé se dissolvait dans la réalité, la ramenant au présent. Ici, il n’y avait ni bête, ni l’homme qu’elle appelait autrefois « Major ».
Une barque dérivait avec lenteur sur un large fleuve, portant en son sein une poupée de souvenirs automatiques. Le batelier, coiffé d’un large chapeau, manœuvrait son embarcation avec une dextérité remarquable. Suffisamment remarquable pour lui offrir cette rencontre fortuite avec son passé. C’était, sans aucun doute, un batelier d’exception.
La jeune fille, Violet, Violet Evergarden, était en quête de quelqu’un.
Chaque fois qu’elle ouvrait les yeux, elle se retrouvait inévitablement à chercher. Chercher celui qui lui avait tout donné avant de disparaître. Chercher celui qu’elle avait tant blessé sans jamais parvenir à le protéger.
Bien entendu, il n’était nulle part en vue. Il ne pouvait être en un tel lieu. Elle le savait. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de chercher. Son maître bien-aimé était censé être mort depuis longtemps, et pourtant… Elle continuait à le chercher. Même une simple apparition lui suffirait. Elle voulait juste le voir, une dernière fois.
Malgré son absence, le monde s’était animé à nouveau, vibrant de couleurs. Violet devait vivre dans ce monde-là. Elle devait survivre dans cet enfer renouvelé. Elle ne pouvait plus recevoir d’ordres. Plus poursuivre son ombre. Il y avait des limites à ce qu’elle pouvait accomplir.
On lui disait qu’elle devait avancer. Mais avancer était une épreuve bien plus ardue qu’ils ne le comprenaient. Violet avait reçu l’ordre de vivre. Et conformément à cet ordre, sans chercher à mourir, elle survivait. Brisée.
— Milady, que cherchez-vous ?
À cette période, Violet n’était pas encore pleinement humaine.
— Attendez !
Les rubans rouge sombre nouant ses cheveux d’or. Les plis de sa robe blanche ornée d’un nœud de ruban. L’ombre légère de son ombrelle bleu pâle. Comme dans un jeu espiègle, tout flottait au gré du vent.
Attendez-moi !
Respirer m’était douloureux. Les fleurs des jacarandas obstruaient mon champ de vision. Leur éclat effaçait tout ce qui m’entourait. Mais elles n’étaient qu’un obstacle. Ce n’était pas elles que je désirais.
S’il vous plaît, attendez-moi !
Les larmes me montèrent aux yeux. Je ne saurais dire si elles étaient nées de la tristesse, du soulagement ou de la frustration. Je ne comprenais plus rien. Que faisais-je ? Je l’ignorais. L’avais-je seulement jamais su ? Je ne m’étais même pas rendu compte de ma souffrance.
Attendez !
Mais il y avait une chose dont j’avais l’intime conviction.
— Violet, attendez-moi !
Je voulais qu’elle ne m’oublie pas.
Voilà tout.
Ne me laissez pas derrière !
***
C’était le printemps. Et parmi les quatre saisons, c’était la plus belle.
Je l’avais rencontrée pour la première fois à l’époque où les lilas étaient en fleurs. Léger, insaisissable, leur ballet effleurait les cieux. C’était une saison où les pétales violets dansaient dans l’air. Le printemps était pour ainsi dire une saison de renouveau.
Je me demandais quelle couleur venait à l’esprit des gens lorsqu’on évoquait le printemps. La réponse devait varier selon l’endroit où ils vivaient. Les terres en altitude se parsemaient de cerisiers aux pétales roses.
Une certaine contrée était, disait-on, teintée du blanc immaculé des bougainvilliers. Ailleurs, le réveil du printemps prenait la forme de tiges vertes s’extirpant de la neige en train de fondre.
Mais pour moi, le printemps évoquait les jacarandas.
Le Fleuve Jacaranda serpentait à travers les montagnes de la région d’Arthur, au sud-ouest du continent. C’était un cours d’eau imposant, bordé de montagnes abruptes dressées comme des géants. Son nom lui venait des jacarandas plantés sur ses rives, qui, lors de la floraison, teintaient la surface du fleuve d’un violet éclatant.
Les arbres ordinaires tendaient leurs branches, leurs fruits et leurs feuilles vers le sol. Mais les fleurs de jacaranda, elles, s’épanouissaient vers le ciel, telle une main serrant un bouquet. Un seul de ces arbres en fleur suffisait à émerveiller le regard. Lorsqu’ils s’alignaient par dizaines, le spectacle en devenait merveilleux. Le ciel était d’un bleu limpide. La terre, une brume pourpre. Même le divin, contemplant cette scène depuis les cieux, ne saurait retenir un soupir.
De nombreuses petites communautés vivaient aux abords du Fleuve Jacaranda, et l’unique façon d’accéder aux villages était de voyager par bateau. C’est pourquoi les habitants du coin devenaient souvent marins de profession. Le salaire n’était pas exceptionnel, mais il permettait de subsister sans crainte de la faim.
Au printemps, les voyageurs affluaient des quatre coins du continent pour admirer les jacarandas en fleurs. Et même hors saison, la demande restait constante. Je savais alors que je ne manquerais jamais de travail. Dans ce monde, au sein de cette petite histoire qui est la mienne, j’ai fait sa rencontre.
— Excusez-moi. J’ai entendu dire qu’il y avait un village plus loin. Est-il possible de traverser le fleuve ?
Un corps étranger était apparu dans ce monde minuscule qui m’appartenait.
— Bonjour. Oui, je m’y rends souvent. Voici mes tarifs, et le paiement se fait à l’avance.
Son nom allait bientôt résonner dans tout le milieu, mais à cette époque, elle n’était encore qu’une jeune poupée commençant à peine à parcourir le monde.
— Cela ne me dérange pas. Ce sera fait avec plaisir.
— Nous avons l’habitude d’inscrire le nom de nos clients dans un registre. Pourriez-vous me donner le vôtre ?
C’est ainsi que je fis sa connaissance.
— Je suis Violet Evergarden.
À vrai dire, c’était le genre de personne capable de figer le temps d’autrui ne serait-ce qu’un instant afin que l’on s’adonne à la fascination. Cet embarcadère était bondé au printemps. De nombreux voyageurs s’y pressaient, et parmi eux, je pouvais voir plusieurs hommes et femmes d’une grande beauté venus pour le tourisme. Pourtant, elle n’était semblable à aucun d’entre eux.
Quel que fût le décor derrière, elle restait un élément incongru. Qu’il pleuve ou qu’il fasse soleil, qu’on soit en hiver ou au printemps… Peu importe ce dont le monde était revêtu, il était impossible de ne pas poser les yeux sur elle.
Et ce n’était pas simplement une question de beauté. Elle ne dégageait pas le même parfum que les autres êtres vivants.
C’était similaire à la sensation que j’avais eue en voyant un cerf dans la montagne pour la première fois.
Oui, une bête sauvage. Une magnifique bête sauvage. Si un animal aussi splendide surgissait soudainement sous les yeux de quelqu’un, il était naturel qu’il soit captivé, incapable de détourner le regard. Celle-ci avait les yeux d’un bleu profond, contrastant avec sa crinière dorée.
— Ravie de faire votre connaissance.
— Ah… oui.
Sa voix était cristalline et ses gestes, empreints d’élégance.
— Ai-je quelque chose sur moi ?
— Non, non, rien du tout. Absolument rien.
Elle était entourée de mystères que nul ne pouvait approcher si aisément.
Sa tenue y était peut-être pour quelque chose. Elle était habillée d’une manière inhabituelle pour cette région. Une veste d’un bleu prussien, une robe blanche à nœud lavallière, et des bottes cacao flambant neuf. Pour couronner le tout, une broche d’émeraude brillait d’un éclat vif au creux du ruban.
Dans mon enfance, je n’avais possédé qu’un seul jouet qui lui ressemblait vaguement. Cette jeune femme était littéralement une poupée. Et, pour ne rien arranger, son nom lui allait tellement à ravir que j’allais presque m’oublier dans un fredonnement.
— Miss Violet Evergarden. V…Veuillez monter à bord, je vous prie.
C’était un joli nom, digne d’une comédienne. Bien que je n’aie jamais assisté à une pièce de théâtre.
— Merci infiniment pour votre confiance. Je suis le batelier le plus sûr des environs. Je me prénomme Boater Valentine.
Une fois le nom inscrit et la somme perçue, mon travail commença. Les passagers, quels qu’ils soient, montraient toujours une certaine appréhension avant d’embarquer. Violet, elle, n’avait pas ce genre de retenue. Sans un bruit, elle monta à bord, prit place rapidement avant d’adopter une posture attentiste et pensive, parée pour le départ. Contemplant la danse des fleurs de jacaranda portées par le vent, elle ferma doucement les yeux. C’était une journée portée par un doux soleil et un vent agréable. Peut-être que le sommeil l’avait gagnée.
Un silence paisible s’installa.
Je pensai un instant à la laisser tranquille. Mais peut-être que les pétales flottants l’avaient effleurée, car elle ouvrit soudainement ses orbes bleus. Le paysage n’avait pourtant pas changé. Et pourtant, elle regardait autour d’elle, comme si elle cherchait quelqu’un.
— Miss, que cherchez-vous ?
À mes mots, Violet tourna la tête dans un mouvement vif, presque semblable à celui d’un petit animal. Un court instant s’écoula avant qu’une voix, basse et retenue, ne brise à peine le silence.
— Ce n’est rien.
Elle semblait… un peu mélancolique. Elle avait l’air également peu communicative, alors elle n’allait sûrement pas continuer la conversation. Mais voulant changer d’atmosphère, je continuai à parler.
— Vous vous avez de la chance. C’est le meilleur moment pour les voir. Les jacarandas.
— Vraiment ?
C’était une fille un peu étrange. Sa manière de parler manquait d’émotion.
— C’est là où je fais mon chiffre. Une fois cette période passée, plus personne ne vient dans cette région reculée. C’est mon occupation principale, mais beaucoup s’engagent comme passeurs de manière saisonnière. Une fois le printemps terminé, ils se consacrent à l’agriculture. Miss, vous n’avez pas l’air d’être ici pour le tourisme. Est-ce pour le travail ?
— Oui.
— Un travail en lien avec les bateaux ?
— Non.
— Ah, raté alors. Parce que vous ne semblez pas troublée par les secousses, alors j’ai pensé que vous y étiez habituée.
— C’est l’impression que je donne ?
Après cet échange, Violet cessa enfin de regarder au loin, déportant son regard vers moi.
— Oui. On dirait que vous n’avez peur de rien.
Le silence s’installa.
Plutôt que de m’ignorer, elle semblait éprouver des difficultés à choisir ses mots. Jusqu’à ce que cette beauté énigmatique parle enfin, je continuai à fendre l’eau avec mes rames. Peut-être à cause du poids de ses bagages, la propulsion était plus lente que prévu. C’était une jeune femme svelte en tout point, alors c’était sûrement à cause de ses affaires que je peinais autant.
D’ailleurs, un faible grincement se faisait entendre chaque fois qu’elle bougeait. Peut-être transportait-elle un objet imposant.
— Vous avez raison. J’ai servi dans la marine, alors…
Oups, la conversation reprend.
— Votre famille est dans l’armée ?
— Non, seulement moi. J’ai fini ensuite à l’armée de terre. Mais avant cela, je fus au service d’un officier de la marine.
Sa réponse était énigmatique et son profil dégageait une certaine froideur. Sa manière de parler correspondait parfaitement à une beauté mystérieuse. Je trouvais cette cliente étrange, voire un peu effrayante, mais je laissai ma curiosité prendre le dessus un peu plus. Je n’avais jamais quitté cette région, alors j’aimais discuter avec les clients.
— On imagine difficilement quelqu’un comme vous à l’armée.
Elle ne semblait pas comprendre ce que « quelqu’un comme vous » signifiait. Cette impression se refléta légèrement dans son expression. Je transportais beaucoup de passagers, alors j’avais mes propres théories sur eux. L’on pouvait dire que je faisais de la philosophie, même si les étudiants des grandes écoles me riraient sûrement au nez en entendant la chose.
Mais les émotions des gens transparaissaient dans la façon dont ils clignaient des yeux, ouvraient la bouche ou modulaient leur voix. Cette demoiselle était peu expressive, mais je pouvais les percevoir. J’étais un expert en observation.
— Est-ce que cela vous incommode lorsque les gens vous courtisent ?
Par curiosité, je posai la question. Violet eut à nouveau une expression interrogative. Mais après un instant, elle cligna des yeux comme si elle venait de trouver une réponse et m’en donna une originale.
— Durant mes voyages, il arrive que des personnes me demandent de devenir leur garde du corps après les avoir sauvées. Mais en tant que poupée de souvenirs automatiques, je décline toujours poliment.
Je parlais d’un point de vue romantique bien sûr alors ce n’était pas la réponse que j’attendais. Quelle étrange poupée. Quelle étrange fille.
Si j’étais né avec un tel visage, ma vie aurait été merveilleuse.
Lors d’une première rencontre, les yeux se posaient avant tout sur l’apparence d’une personne. Tout le monde a un type de visage favori n’est-ce pas ? Sans m’en rendre compte, je comparai son apparence à la mienne. Peut-être parce que je portais toujours un grand chapeau de paille pour éviter les coups de soleil, mes cheveux étaient sûrement aplatis en dessous.
Même sans mon chapeau, mes cheveux d’un blond platine renvoyaient à un vieil homme grisonnant. Pourtant, les filles de mon âge resplendissaient tellement. Et moi, qu’étais-je au juste ? Être dans le même espace qu’elles m’embarrassait au plus haut point. Non. Mieux valait ne pas y penser. Je devais servir la cliente. Je devais juste me concentrer là-dessus.
— C’est magnifique ici, n’est-ce pas ? Les fleurs de jacaranda.
— Jacaranda…
— Ah, ils vendent des fruits sur ce bateau. Voulez-vous en acheter ?
— Non.
— Je parle trop ? Ah, regardez ! Cet oiseau est très rare. Vous voyez comme sa couleur vire à l’émeraude ? On l’appelle « l’oiseau-gemme ». Les plumes qu’il perd sont pour moi des trésors.
— Il est magnifique.
— Je trouve aussi ! Je pense qu’on pourrait bien s’entendre. Que faites-vous habituellement pour passer le temps ?
Durant notre court trajet en bateau, Violet me raconta les choses suivantes :
- Elle travaillait pour une certaine compagnie postale d’un pays militaire situé au sud lointain, Leidenschaftlich.
- Elle était une poupée de souvenirs automatiques encore novice.
- C’était la première fois qu’elle venait en mission en ces terres.
- Avant d’arriver ici, elle avait chassé deux groupes de bandits.
- Son patron lui avait demandé de lui ramener des spécialités locales.
Et c’était tout. Elle avait beaucoup d’histoires sur son patron.
— Alors, le président et ses employés sont proches chez vous, hein.
— Vous trouvez ? Non, vous avez raison. Notre société vient tout juste d’être fondée, et il y a peu d’employés. Quand une unité est petite, la distance entre ses membres et son commandant se réduit naturellement. Oui, pour quelqu’un comme moi, dont les origines sont inconnues, c’est une personne d’une grande bonté.
— Vous n’avez pas besoin de parler comme ça de vous-même…
— C’est la vérité. Je suis orpheline et j’ignore où je suis née.
J’ajoutai « orpheline » aux informations que j’avais sur Violet. Je pensai que les événements qu’elle avait traversés imprégnaient l’aura qui émanait d’elle. Était-ce pour cela qu’elle semblait quelque peu solitaire ?
— Mais à présent, j’ai des gens qui veillent sur moi.
— Votre patron.
— Oui. Et un couple de personnes âgées bienveillantes aussi.
— Ah, tant mieux. C’est toujours mieux d’avoir quelqu’un avec soi. Donc, vous avez quitté l’armée à la fin de la guerre avant de trouver un nouveau travail et une nouvelle famille, c’est bien ça ?
— Oui.
— Mer calme et vent favorable pour vous alors.
— Non.
Alors que j’essayais d’apporter une note positive, elle rejeta la chose.
— J’ai beaucoup de problèmes.
Un léger pli se forma entre les sourcils de Violet.
— Je ne sais pas encore si j’ai les aptitudes pour être une poupée. J’ai reçu une bonne éducation, j’ai étudié les langues et bien d’autres choses, mais la théorie est ce qu’elle est. Je suis toujours en capacité de combattre, mais ce n’est pas le cœur du métier.
Sa voix perdit un peu de sa force sur la fin.
— Comment travaillez-vous alors ?
Je posai la question avec une inquiétude sincère. Après tout, c’était une poupée de souvenirs automatiques. J’avais rencontré toutes sortes de clients, mais c’était la première fois que j’en transportais une. C’était un métier où l’on utilisait l’écriture comme une arme pour parcourir le monde. J’avais entendu dire que de nombreuses femmes faisaient ce travail, mais jamais je n’aurais imaginé qu’une fille de mon âge puisse en faire partie. Peut-être qu’en ce moment même, elle écrivait pour une princesse étrangère… pendant que moi, je ne faisais que ramer sur un fleuve.
— Des phrases toutes faites existent. Il suffit de les mémoriser et de les agglomérer afin qu’une lettre prenne forme.
— Hm, hm, je vois.
— Mais aller jusqu’à faire appel à une poupée de souvenirs automatiques suggère qu’il faut aller bien au-delà de cela. Si nous ne répondons pas aux attentes du client, nous échouons en tant qu’outil. C’est pourquoi, une fois que nous avons reçu la demande, nous suggérons plusieurs formulations, nous choisissons la meilleure et nous acceptons les demandes supplémentaires s’il y en a avant de répéter le processus. Mais il y aussi des moments où mes capacités ne suffisent pas…
— Vous parlez d’un contenu que vous ne pouvez pas écrire ?
— N’importe quelle lettre peut être rédigée à un certain degré, tant que l’on a le temps. Après tout, c’est une question de combinaison. Cependant, je ne suis pas douée pour l’art de la conversation. Je peine à égayer mes clients alors on me dit souvent que je suis ennuyeuse ou froide. Il n’est pas rare qu’on finisse par me renvoyer.
Elle m’avait convaincu d’une certaine manière J’étais terriblement désolé pour elle. Mais il était vrai que quelqu’un aurait peut-être du mal à composer une lettre d’une manière plaisante avec elle. Si on l’engageait pour du contenu sérieux, c’était une autre histoire.
— De plus, nous devons généralement comprendre les circonstances dans lesquelles nos clients se trouvent. Voyons voir… C’est un peu comme approcher une personne blessée. Je suis donc censée rédiger ce genre de lettres, mais je ne comprends pas encore comment en faire une bonne. Alors il m’est difficile d’affirmer que je peux y parvenir. Voilà pourquoi je remets en doute mes aptitudes. Je me demande sans cesse si j’ai vraiment le droit de travailler dans ces conditions.
Peut-être parce qu’elle réfléchissait un peu trop, Violet finit par dire quelque chose d’incompréhensible :
— Il aurait été plus logique que notre président devienne une poupée de souvenirs automatiques.
N’était-ce pas le rôle d’un président de gérer l’entreprise ? Mais pour que Violet dise cela à son sujet, cet homme devait être quelqu’un d’extrêmement attentif aux autres. Dans le fil de la conversation, je tentai de poser la question qui m’intéressait le plus.
— E-Et pour les lettres d’amour ? Ça se passe comment par exemple.
— Les lettres d’amour ?
— Oui.
C’était un sujet crucial pour quelqu’un comme moi qui n’avais jamais eu la moindre expérience dans ce domaine depuis la naissance.
— C’est aussi une question de combinaison. On insère des vers de poèmes célèbres ou des paroles de chansons. Les classiques du roman d’amour sont de précieuses ressources, car il y a moult figures de style.
Je reçus une réponse bien plus directe que prévu. Comme des légumes bouillis, n’ayant pour saveur que la leur. Mes épaules s’affaissèrent. J’avais espéré qu’elle me dise s’inspirer de ses propres expériences amoureuses. Mais Violet tenait plus du rat de bibliothèque qu’autre chose. J’eus un peu honte de moi. Je repris alors la conversation sous un autre angle.
— Ce doit être bien difficile d’avoir un premier travail traitant de choses que vous ne maîtrisez guère.
À ces mots, Violet baissa le regard et répondit :
— Non. Nous avons une poupée de souvenirs automatiques pleine de vie et enjouée. Mon exact opposé. C’est elle qui est chargée des cas que je viens d’évoquer. En revanche, un grand nombre de demandes concernent des transcriptions qui ne sont pas des lettres, mais plutôt des factures ou des contrats, ou des cas nécessitant une écriture rapide. Décrire exactement ce que je vois est mon domaine de compétence.
— Je vois, c’est une question de placer la bonne personne au bon endroit. Votre patron gère bien son entreprise. Donc vous vous en sortez comme ça, plus ou moins.
— Oui. Mais c’est mon premier voyage d’affaires.
— P-Premier !
Ma voix me trahit.
— Oui, mon premier.
C’était donc sa toute première mission à l’extérieur et j’avais l’honneur de la transporter. J’avais l’impression de participer à l’avènement d’une histoire grandiose. Mon cœur s’emballa légèrement.
— Ça doit être stressant, non ?
J’espérais la voir répondre par l’affirmative, mais c’était moi qui étais en stress.
— Vous allez vous en sortir ?
Mais Violet n’avait pas l’air d’aller bien.
— Lors de déplacements, la tâche doit être terminée sur place alors il faut être vif. Je ne peux pas utiliser les méthodes que j’employais jusqu’à présent, comme prendre mon temps pour écrire ou gagner du temps en sacrifiant sommeil et repas.
C’était peut-être pour cela qu’elle paraissait si exténuée. Mais j’étais choqué. Nous, les bateliers, si nous ne voulions pas sortir en mer, nous refusions les trajets, même s’il y avait de la demande. C’était un travail où il fallait des clients, mais c’était nous qui décidions de les prendre ou non.
D’ailleurs, je ne laissais jamais remonter dans ma barque une personne qui s’était mal comportée, même si elle me suppliait. Et surtout… ne pas manger était impensable. Personne ne pouvait ramer en ayant faim ou en étant épuisé.
— Vous devez manger tout de même… C’est le plus important, non ? Et vous devez dormir aussi !
— Le plus important est d’accomplir mes missions.

Je pouvais plus ou moins comprendre pourquoi son patron se souciait autant d’elle. En tant qu’ex-militaire, elle ne parvenait pas à s’habituer à une vie tranquille. Et le travail qu’elle avait trouvé exigeait des émotions qu’elle ne possédait pas, alors elle comblait ce manque par la connaissance et l’effort. C’était dangereux.
— Mais prendre soin de votre santé fait aussi partie du travail.
Violet baissa ses longs cils dorés. Mes paroles lui donnèrent sûrement matière à réflexion.
— Comme je le pensais, je m’en sortais bien mieux lorsque j’étais soldat.
Elle murmura ces mots qui me prirent de court. Tout en caressant sa broche d’émeraude, elle posa sur elle un regard ardent.
— Pourquoi ?
— Quand j’étais dans l’armée, tout ce que j’avais à faire, c’était poursuivre une seule personne et la protéger. J’étais toujours à la recherche d’un adulte à suivre.
Comment étais-je censé décrire cette fille ?
— J’avais trouvé le meilleur maître qui soit, et je vivais pour le servir.
Elle n’était pas simplement sincère, mais franche. Comme une enfant candide.
— Ça aurait été formidable si cela avait pu durer éternellement.
C’est pour cela que…
— C’était quelqu’un d’important pour vous.
…son honnêteté transparaissait.
— Plus que tout au monde.
Ses mots n’avaient probablement aucune trace de mensonge.
— Ah oui…
Elle était vraiment séparée de quelqu’un de vital à ses yeux ce qui la faisait en quelque sorte perdre courage.
— Mais la guerre a pris fin, et tout a changé. Les choses sont différentes maintenant. J’ai été séparée de mon maître, et je dois voyager seule à travers le monde, avec pour seules armes mes mots et mes plumes.
Mon pays était une terre prospère qui ne s’était pas impliquée dans la guerre continentale. Depuis ma naissance, je n’avais jamais été enrôlé. Je n’avais rien à répondre à ses paroles alors que j’avais posé tant de questions par curiosité. Quel genre de personne étais-je, au juste ?
— Euh… hum, puis-je dire quelque chose ?
Je voulais lui remonter le moral. Mais je ne savais pas comment faire. Alors que j’hésitais, Violet secoua la tête.
— Je suis désolée…
Elle se mit à s’excuser sans raison apparente, me laissant encore plus perdue.
— J’ai trop parlé. Pardonnez-moi pour cette pollution sonore.
— Pourquoi ? Vous n’avez rien fait de mal.
— On me dit de ne pas parler trop en détail de mon passé.
— M-Mais ce n’est pas grave, non ?
— Je dois obéir aux ordres.
— Mais…
— Je vous prie d’accepter mes excuses. Je ne voulais pas vous perturber alors que vous êtes en plein travail.
— M-Mais…
— Veuillez encore accepter mes excuses.
— Mais vous n’avez rien fait de mal. Je ne suis que votre passeur et vous ma passagère. Nous n’allons pas nous revoir ailleurs dans tous les cas.
À nouveau, les mots dépassèrent ma pensée. Je me sentis légèrement troublé. Après tout, elle s’excusait alors qu’elle s’était simplement contentée de répondre à mes questions insistantes. Alors qu’elle portait un fardeau si lourd qu’il avait fini par lui échapper devant un étranger comme moi.
— Une fois que vous descendrez de cette barque, nous n’aurons aucun moyen de savoir ce qu’il adviendra de l’autre. Alors, n’y pensez plus.
C’est parce que je l’avais tant questionnée que ce qu’elle contenait en elle avait débordé.
— Il n’y a pas de mal.
Il y avait quelque chose que je pouvais dire, justement parce que j’étais un batelier d’une région reculée.
— Ce n’est rien, vraiment.
J’affirmai cela avec force, voulant apaiser ces yeux vacillants et cette incertitude qu’elle dégageait. Si ça se trouve, j’avais même haleté bruyamment sous l’émotion sans m’en rendre compte. Violet me fixa. Au vu de sa tête, on avait l’impression qu’elle venait de sortir d’un rêve. Puis, elle hocha humblement la tête.
— D’accord.
Même si elle ne l’avait fait qu’une seule fois, quelques dizaines de secondes plus tard, elle hocha à nouveau la tête et répéta :
— D’accord.
Après cela, nous atteignîmes finalement la rive sans parler davantage. D’après ce que j’avais entendu, le client de Violet était M. Lockhart, un vieil homme connu pour sa richesse même au sein de communauté. Il était déjà très âgé, et on disait qu’il ne lui restait plus longtemps à vivre.
— Suivez cette route, ce sera tout droit. Vous apercevrez le village au bout d’un moment. La maison de M. Lockhart se situe sur la plus haute colline. Elle a un toit blanc. Les maisons voisines sont toutes extravagantes aussi, alors ne vous trompez pas.
— Très bien.
— Pour le retour ! Si vous souhaitez également rentrer avec moi, n’hésitez surtout pas à me faire venir.
— Oui, M. Valentine.
***
Peut-être parce que je lui avais proposé la chose, Violet me chercha pour le retour. Après avoir écouté son histoire, elle ne me semblait plus tout à fait une étrangère. Après avoir intimidé et dispersé les autres bateliers qui tentaient de la prendre comme cliente, je m’adressai à elle.
— Alors, cette mission ? Tout s’est bien déroulé ?
— Je ne saurais dire.
Ce fut le silence.
— Au début, il m’a crié dessus. Puis il a froissé les lettres que j’écrivais les unes après les autres avant de les jeter.
— Mais c’est horrible.
— Mais après avoir proposé vingt-trois améliorations, il a stipulé avoir été vaincu par ma persévérance. Il a donc fini par accepter mes services.
— Miss Violet, en réalité vous êtes dotée d’un fort esprit compétitif.
D’après ce que j’avais entendu des habitants du quartier, M. Lockhart était un vieil homme acariâtre qui, excédé par son combat contre la maladie, engageait des gens pour le simple plaisir de les pousser à la démission.
Une vraie plaie, exactement le genre de personne avec qui je ne voulais jamais traiter. Finalement, le fait que Violet n’ait eu affaire à lui qu’une seule fois était une bénédiction déguisée.
Mais quelques mois plus tard…
***
— Je pars rédiger des lettres pour le petit-fils de M. Lockhart pendant quelques mois.
Elle revint me trouver avec un sac de voyage à la main. À partir de ce moment, nos interactions continuèrent. Je ne savais pas comment qualifier mon lien avec Violet. Nous n’étions pas amis. Nous ne nous voyions que pour des raisons professionnelles, et je ne croisais Violet que lorsqu’elle venait pour le travail.
— Comment ça se passe, depuis ? Les affaires marchent bien ?
Nous sommes en hors saison, alors j’ai pas mal de temps libre.
— Les entreprises postales évitent d’empiéter sur le secteur des autres. Nous, poupées de souvenirs automatiques, recevons généralement des demandes venant des environs de nos sociétés, mais le nombre de voyages d’affaires augmente. Difficile de dire si c’est rentable ou non, mais notre président consulte son registre comptable chaque jour.
Étant tous deux dans un métier de service, nous avions des préoccupations en commun. Cela me faisait plaisir.
— Mon porte-monnaie se vide aussi énormément hors saison. Bon, je peux survivre avec ce que j’économise au printemps, mais si je veux quelque chose de cher, je dois trouver un autre métier.
— Un autre métier… M. Valentine, depuis combien d’années êtes-vous batelier ?
Je me remémorais toutes ces années passées et mon parcours professionnel.
— Euh…
Je rame depuis deux ans, mais avant ça, j’étais un genre de touche-à-tout. Je travaillais dans un verger, je m’occupais des bébés des autres, je faisais le ménage et la lessive, j’effectuais des courses, et j’ai même été apprenti dans la cuisine d’un restaurant.
— C’est effectivement bien diversifié.
— Ma famille est pauvre.
Mon père et ma mère sont accros aux jeux d’argent. On est si pauvres qu’on ne peut pas survivre si on ne travaille pas tous. J’avais huit ans quand ils m’ont dit que je devais trouver un travail, parce que nos finances allaient mal.
— C’est admirable pour quelqu’un d’aussi jeune.
— Non, Miss Violet, vous devez avoir le même âge que moi, non ? Quel âge avez-vous au juste ?
***
Peut-être étions-nous réellement liés par le destin, car j’étais toujours en train de travailler quand elle venait dans ces contrées.
— Miss Violet ! Si ce n’est pas ma très chère Miss Violet… !
— M. Valentine. Je vous cherchais.
— A-Ah oui ?
— Oui. Vous m’aviez dit de vous appeler lors de notre première rencontre. Je l’ai aussi fait la dernière fois. Pouvez-vous sortir votre barque aujourd’hui ?
— Bien sûr ! A-attendez, je peux vous reposer la question ? Vous me cherchiez vraiment ?
— Oui.
— Je suis vraiment trop heureux ! À chaque fois je me demande quand vous allez venir. Allez, allez, très chère cliente ! Montez ! J’ai des tonnes de choses à vous raconter ! A-Alors vous me cherchiez, c’est sûr ?
— Oui, c’est bien ça.
***
Elle avait tout d’un fil tendu à l’extrême. Mais au fil du temps, elle était devenue capable d’afficher différentes expressions.
— Vous ne savez pas sourire ?
— Non. Je ne peux pas dire que j’en ressente du mécontentement, mais… j’ai souvent ce type de remarque de la part des clients. Pour l’instant, j’essaie des méthodes physiques. M. Lockhart me tire souvent les joues. Il me suggère de m’entraîner, mais… cela n’a pas d’effet.
— Ce vieil homme vous apprend des choses bizarres…C’est bien la première fois que j’entends ce genre de chose.
— M. Valentine… vous excellez dans le sourire. Avez-vous une astuce ?
— Eeeh~, c’est juste dans ma nature insouciante.
— C’est vraiment difficile pour moi.
— Hm~, disons que c’est un secret
— Secret de réussite…
— C’est un embarcadère. Pour un jeune comme moi, travailler parmi des adultes implique d’être amical. Sinon, je ne m’en sortirais pas.
— Ah oui ?
— Oui. C’est pour ça que c’est ancré en moi. Miss Violet, vous êtes une ex-militaire, n’est-ce pas ? Sur un champ de bataille, on ne peut pas se permettre de faire preuve de nonchalance, alors c’est normal, non ?
— Mais… cela n’a plus rien à voir avec mon métier actuel.
— Hm~, essayer de s’améliorer n’est jamais une mauvaise chose. Mais, en tant que personne travaillant aussi dans le secteur du service, je ne pense pas que ce soit indispensable. Les clients obtiennent ce qu’ils recherchent en échange d’un paiement. C’est une relation équilibrée à la base. Vous n’avez pas besoin de vous abaisser plus que nécessaire. Les clients viennent naturellement vers ceux qui font du bon travail. S’ils sont sociables ou non n’entrent pas en ligne de compte.
— Vous croyez ?
— Oui. Quelqu’un qui est amical, mais incapable de faire son travail est bien plus problématique. Le fait que vous soyez devenue la poupée attitrée de M. Lockhart prouve que vous écrivez de bonnes lettres. C’est quelqu’un qui a la réputation d’être exigeant quant à ses affaires privées. Vous convenez à des personnes comme lui.
— Si c’est le cas, c’est une bonne chose.
— Ne faites pas cette tête. Dois-je moi aussi vous tirer les joues ?
***
À chaque nouvelle rencontre, nous avions plus de choses à nous dire. Peut-être parce que nous vivions loin l’un de l’autre.
— D’ailleurs, vous cherchez quelqu’un, n’est-ce pas ? Avez-vous trouvé des indices ?
Nos situations respectives faisaient des va-et-vient.
— Non…
— Mais les poupées de souvenirs automatiques doivent voyager dans toutes sortes d’endroits, alors il y a encore de l’espoir.
— Oui. C’est un aspect du métier que je trouve très appréciable.
— Alors Miss Violet, vous avez choisi de devenir une poupée de souvenirs automatiques pour chercher quelqu’un ?
— Non, peut-être devrais-je dire que c’est un vœu pieux. Je ne crois pas vraiment pouvoir le retrouver. Cependant…
À ce moment-là, j’avais compris la signification de cette broche.
— … Je peux continuer à vivre avec des « Et si ». Ce travail me permet de garder espoir.
C’était en rapport avec la personne importante qu’elle avait mentionnée.
— Ah oui ?
D’un ton détendu, je réfléchis à ce que cela pourrait être dans mon cas. À quoi étais-je attaché au point d’en être aussi obsédé ?
— Vous êtes mon opposé. Moi, j’attends ma famille ici.
Comme ça je pense à la barque que mon père utilisait.
— Vous vivez loin les uns des autres ?
Ou alors cette maison où nous avions tous vécu ensemble.
— Huuum… Comment dire ? J’ai été envoyé dans une autre ville pour être domestique quand j’avais huit ans…et j’étais totalement convaincu que mes parents et mon grand frère vivaient encore ici.
Rien de ce à quoi j’étais attaché n’était quelque chose de tangible. C’était cette terre elle-même.
— Quand je suis revenu, il ne restait plus que notre maison. Ma famille n’était plus là.
Ce n’était pas quelque chose que je pouvais emporter avec moi.
— Ils ont peut-être déménagé ailleurs parce qu’ils détestaient la vie ici.
Violet ne fronça pas les sourcils ni ne parut perplexe. Elle se contenta de m’écouter en silence.
— Je me suis enfui de l’endroit où j’effectuais mon service de majordome alors j’ai peut-être raté leur message. Je pense qu’ils sont inquiets maintenant. Qu’ils me cherchent. Moi aussi, j’aimerais les voir venir me chercher un jour, mais je ne les vois jamais.
Je savais que ce que je disais paraissait étrange. Je ne le savais que trop bien. Il aurait été normal qu’elle me prenne pour un fou.
— M. Valentine, ne devriez-vous pas les chercher ?
Cette question toucha un point sensible au plus profond de moi. Un tout petit point. Elle me transperça précisément parce qu’elle venait d’une personne qui s’était relevée de sa souffrance et qui avançait désormais.
— Si je quitte cet endroit, ce serait problématique…
Mais Violet ne me réfuta en aucun cas en disant que j’avais tort.
— En effet, si par hasard, mon frère… non, mon père ou ma mère décidait de revenir…
Elle se contenta de murmurer une petite phrase :
— Je comprends.
***
Avant même de m’en rendre compte, j’avais commencé à la chercher sur le quai.
Va-t-elle venir aujourd’hui ?
Encore pas là ?
Peut-être demain.
***
— Ça faisait longtemps… ! Des choses ont changé ? On peut se revoir parce que M. Lockhart est encore en vie, hein.
— En effet. Le personnel de mon entreprise a encore augmenté. M. Lockhart se met en colère avec tant d’ardeur qu’on aurait du mal à croire qu’il est malade. Et vous, M. Valentine… ?
— Vous savez, ces derniers temps, j’ai commencé à étudier ! J’ai été influencé par vous. Je peux lire des mots simples, mais comme je ne suis jamais allé à l’école, j’écris très mal.
— Moi non plus, je ne savais pas écrire. Mais tant que vous vous entraînez, tout ira bien.
— Je n’ai pas assez de papier pour m’exercer à l’écriture, alors j’écris sur la terre avec une branche ces derniers jours.
— Si vous le souhaitez, utilisez ceci.
— Hein, c’est quoi ? Ç-ça a l’air cher. Je ne peux pas accepter.
— J’ai moi aussi reçu du papier et des stylos de quelqu’un de cette manière et j’ai commencé mes études. Vous pouvez les accepter.
— N-Non, impossible ! Je ne peux pas accepter une chose pareille de la part d’une cliente.
— Vous le pouvez.
***
Les saisons passèrent, les jours et les mois défilèrent, et l’anxiété qu’elle affichait lors de notre première rencontre s’estompait peu à peu. Sa carrière de poupée de souvenirs automatiques se voyait de plus en plus remplie.
— Ce parapluie est mignon. Il va bien avec vos vêtements.
— C’est un cadeau. Je le trouve aussi adorable.
— Une déclaration passionnée d’un client, peut-être ?
— Non, ce n’est pas ça. C’est un témoignage de gratitude pour mon travail de la part de M. Oscar, le romancier…
Bien plus vite que je ne l’aurais imaginé, elle gravissait avec élégance cet escalier éclatant.
— Heeh, un romancier. Je ne le connais pas trop, mais ça reste impressionnant. Un jour, vous finirez peut-être par travailler dans un palais royal !
— Je l’ai déjà fait.
— Hein ?
— En effet, j’ai rédigé des lettres d’amour au nom d’une princesse d’un pays nommé Drossel.
***
Elle devint rapidement une figure connue dans le secteur.
Comment décrire cette énergie ? Dire qu’elle était assez puissante pour faire tomber les oiseaux en plein vol serait trop étrange peut-être ? Elle était une force irrésistible qui haranguait les foules. D’une manière ou d’une autre, elle avait accompli un bond prodigieux en un clin d’œil.
Sa popularité attira encore plus de popularité, et son travail connut un développement fulgurant. Il y avait d’autres personnes exceptionnelles sur les docks, mais cela ne s’obtenait pas sans effort. Cependant… les efforts de Violet ne semblaient pas mus par une ambition ou un idéal. Ceux qui poursuivaient un rêve avaient un regard différent des autres.
Elle…Ses yeux bleus étaient aussi calmes qu’une mer hivernale, quelle que soit la saison où je les regardais. Son regard donnait l’impression qu’elle m’observait depuis un autre monde. Comme si elle scrutait tout depuis les profondeurs de l’océan. Oui, c’était ce genre de regard. Elle était là, et pourtant, elle ne l’était pas vraiment. Ses yeux bleus ressemblaient à des miroirs où je scrutais mon propre reflet, alors que je pensais la regarder, elle.
Elle-même donnait cette impression, comme si son esprit était ailleurs. Sa renommée… Si je devais oser une métaphore, elle ressemblait à une poupée brisée, louée pour avoir exécuté inlassablement son travail. C’était ainsi qu’elle apparaissait à mes yeux. Une façon horrible de le formuler, n’est-ce pas ?
Mais la Violet Evergarden que j’avais rencontrée au départ était brisée. Elle n’était rien de plus qu’une fille blessée. Alors j’avais été sincèrement surpris de son ascension. Rien ne laisser supposer qu’elle deviendrait une étoile montante des poupées de souvenirs automatiques.
Rien du tout. C’était peut-être à cause des circonstances de notre rencontre. Si j’avais rencontré la Violet actuelle, j’aurais sûrement pensé que c’était une poupée de souvenirs automatiques accomplie. Mais même si elle était une fille un peu étrange, je ne la voyais pas comme ça.
Pour moi…
Pour moi, elle n’était qu’une fille de ma génération, figée dans un monde où elle avait été projetée. Une fille hésitante, qui venait à peine de commencer à travailler. Un type de personne qu’on pouvait trouver n’importe où dans le monde. Quelqu’un qui me ressemblait. Ce jour-là, à cet instant…
Papa, Maman, Grand Frère… où êtes-vous ?
Elle était comme moi, lorsque j’étais perdu et que j’avais décidé de vivre seul. Avec le passage des années, Violet Evergarden avait éclos dans ce monde, devenant une femme éblouissante. Tout comme son nom le suggérait, elle était telle une fille ayant fleuri avec éclat. Quoi qu’il arrive, je finissais toujours par me comparer à elle. Même si nous nous retrouvions après une longue absence. Même si cela me rendait heureux. Je me sentais étrangement triste, finissant par dire des choses ridicules.
— Miss. Violet… vous vous êtes bien éloignée maintenant.
Parce que, même si j’avais vécu exactement comme elle, à travers ces mêmes quatre saisons, à travers cette même période de temps, elle avait avancé à vitesse grand V alors que je restais toujours un simple batelier insignifiant.
— Mon entreprise est toujours basée à Leidenschaftlich, comme avant.
— Non, je ne parlais pas de distance physique. C’est un… état d’esprit.
Le silence.
— Vous êtes vraiment admirable. Vous savez, vous êtes là avec un travail aussi incroyable alors que moi, je reste ici à ramer avec insouciance dans ce monde… C’est comme si…
— M. Valentine, vous travaillez aussi tous les jours.
— Pas que le métier de batelier soit mauvais en soi.
Je ne pensais pas non plus qu’il y avait une hiérarchie entre les professions. Et pourtant, je ne pouvais m’empêcher de nous comparer.
— J’aime bien ça, en fait. Ramer. Mais d’une certaine manière… quand je vous regarde, Miss. Violet… je pense à moi-même. Je me demande si c’est la voie à suivre. Il y a forcément autre chose que je veux faire.
De nouveau le silence.
— Si seulement je pouvais changer moi aussi…
— M. Valentine.
— Oui ?
— J’ai l’impression que nous sommes devenus plus proches que lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois.
— Hein ?
J’étais sous le choc. Parce que je pensais qu’elle n’était pas le genre de personne à dire ce genre de choses. Comment les gens appelaient-ils cela ?
— C’est devenu une habitude pour moi de vous chercher immédiatement dans les environs.
Ces mots…c’étaient presque ceux de quelqu’un qui se blottissait contre vous.
— Comme vous m’avez accueillie d’innombrables fois, vous êtes inscrit en moi.
Non…Ce n’était pas qu’elle ne disait pas ce genre de choses. C’était qu’elle ne pouvait pas les dire. Après tout, Violet me l’avait dit lors de notre première rencontre. Qu’elle ne sût pas écrire ce genre lettres dans la mesure où c’est comme si elle s’approchait d’une personne blessée.
— Je vois.
Elle avait douté. Elle avait pensé qu’elle devrait laisser cela à quelqu’un d’autre. Qu’elle n’en était pas capable.
— Sommes-nous vraiment devenus plus distants ?
Mais elle avait fini par y arriver. À force de pratique. En s’impliquant auprès des autres.
— M. Valentine, vous me trouvez toujours aussi, dès que j’arrive. Je n’ai même pas à attendre.
Cette fille avait maintenant réussi là où elle ramait complètement.
— Oui.
Mais le fait de toucher sa broche d’émeraude lorsqu’elle était incertaine n’avait pas changé.
— Sommes-nous vraiment…
— Non ! Désolé. Je suis sûr de pouvoir vous repérer même dans une autre ville… Désolé, je… je me suis trompé. Je retire ce que j’ai dit.
Violet avait mûri.
— J’ai eu tort.
Ce jour-là, lorsque nous nous étions rencontrés pour la première fois, elle s’inquiétait de savoir si elle pouvait écrire des lettres dignes de ce nom. Mais après avoir nourri son cœur à travers tant de personnes et tant de temps, elle était maintenant capable de dire ce genre de choses. Cette fille luttait comme il se doit contre le destin qui lui avait été imposé.
Aah, je voulais être comme Violet Evergarden. Je voulais être comme cette fille. Vraiment…
J’étais encore jeune. Je pouvais recommencer ma vie ailleurs. Mais je ne l’avais pas fait. Si j’ai pensé à abandonner ma famille ? Jamais. C’était justement parce que c’était la famille, des gens avec qui je partageais le même sang. Il est normal de vouloir rester ensemble, n’est-ce pas ? Des parents qui protègent leurs enfants et des enfants qui cherchent l’amour de leurs parents, c’était la norme, non ?
Quand je regardais autour de moi, c’était ce que les autres faisaient. Tout cela n’était-il que des mensonges ? Pourquoi, pourquoi ma famille n’avait-elle pas réussi à être normale ? Pourquoi la normalité était-elle si difficile pour moi ? Était-ce parce que j’étais stupide ?
J’étais allé chez un étranger à l’âge de huit ans parce que mes parents me l’avaient ordonné. J’étais parti avec eux lorsqu’ils avaient dit : « Va aider cette personne, tu seras payé pour ça. » J’avais l’impression qu’ils souriaient. Mon frère était le seul à avoir un air grave. Non, il semblait sur le point de pleurer, agrippant la manche de mes vêtements encore et encore. Lui qui était d’ordinaire un grand frère effrayant, prompt à me cogner sur la tête et à me réprimander… Ce jour-là, il s’était épuisé à force de pleurer.
— Tu ne peux pas, d’accord ? Écoute ce que te dit ton grand frère. Tu ne peux pas aller là-bas.
Je me souviens avoir été extrêmement perplexe. Pour moi, mon frère n’avait toujours été qu’une personne colérique et insatiable. Il ne s’était jamais comporté comme s’il tenait à moi. À vrai dire, je le détestais.
— Mais ils seront en colère si je ne fais pas ce qu’ils disent.
J’avais secoué ses mains, celles qui s’agrippaient à ma manche. L’expression qu’il avait alors… Ces yeux, c’était comme s’il voyait tout s’effondrer en ruines devant lui. Une dernière fois, d’une voix en larmes, il m’avait supplié :
— Hé, tu ne peux pas… S’il te plaît… Ne pars pas. Je ne te frapperai plus, d’accord ? D’accord ?
Et pourtant, je ne l’avais pas écouté. Parce que j’avais peur que mes parents se fâchent. Je ne l’avais plus jamais revu. Avec le recul, il tenait peut-être réellement à moi. Quant à mes parents… avaient-ils eu d’autres choix ? Je ne le savais toujours pas. Mais pour dire les choses crûment, ils m’avaient vendu. Ce n’était pas si inhabituel. Cette région reculée, rurale, était encore ancrée dans ce genre de coutumes. Peut-être était-ce encore mon cas aujourd’hui. Je vivais sur une terre que j’avais autrefois quittée, déguisé pour que personne ne puisse savoir qui j’étais. Si quelqu’un me vendait à nouveau, ce serait terrible. Alors, je m’étais inventé une nouvelle identité. Un garçon inconnu, venu de nulle part. Un étranger arrivé avant même que l’on s’en rende compte.
C’était moi. Un idiot incapable d’abandonner sa famille alors qu’elle avait osé.
Je m’étais enfui de l’endroit où l’on m’avait vendu au bout de trois jours seulement et, en commençant comme un mendiant, j’avais économisé pour rentrer chez moi. J’avais tout fait : travailler dans un verger, m’occuper des bébés des autres, faire le ménage et la lessive, faire les courses, travailler en cuisine, tout ce qui pouvait me rapporter de l’argent. J’avais été vendu loin, alors le voyage retour m’avait pris une année entière. J’étais euphorique en rentrant chez moi. Heureux que tout puisse redevenir comme avant. Que ma vie ait pris un détour, mais qu’elle revienne à la normale. Je pensais que cela rendrait heureuse ma mère. Qu’elle me dirait que j’avais bien fait de rentrer.
C’est pourquoi…
Je me souviens encore avec une clarté saisissante de la stupeur que j’ai ressentie en ouvrant la porte et en découvrant la maison vide.
— Papa, Maman, Grand Frère…
Ma voix fit écho dans le vide.
Il n’y eut aucune réponse.
Aah, alors les maisons où plus personne ne vit finissent par mourir elles aussi, pensai-je.
J’étais resté figé, exactement comme l’enfant que j’avais été ce jour-là.
***
— Le détournement du train transcontinental… La fille sur cette photo lui ressemble, mais ce n’est pas elle quand même, non ?
Comme à mon habitude, je lisais le journal que les clients avaient laissé derrière eux, me prélassant sur les docks. Les saisons avaient encore passé, et l’automne touchait à sa fin. Les années s’éloignaient toujours plus du printemps où j’avais rencontré Violet pour la première fois, et pourtant, pas une seule chose n’avait changé.
— Excusez-moi, vous faites des traversées en barque ?
— Ah, oui. Merci beaucoup de votre confiance aujourd’hui. Je suis le batelier le plus sûr des environs. Boater Valentine.
Aujourd’hui encore, je ramais. Voilà tout.
Je me réveillais le matin, je mangeais, je sortais la barque, je faisais monter les clients, j’accomplissais mon travail, je rentrais chez moi et je dormais. Et puis le cycle infini reprenait. Sans événements marquants, sans rencontres inoubliables, sans opportunités à saisir, je me contentais de gagner de quoi manger et préserver mon foyer. Parfois, j’avais l’impression d’être le seul à mener une vie aussi monotone. J’avais travaillé dès mon plus jeune âge, alors je ne savais pas vraiment comment m’amuser, et je n’avais personne de proche à part Violet. Même si cette dernière n’était pas mon amie.
— Monsieur le batelier, y a-t-il un endroit où manger dans le coin ?
— Oui, une fois à terre. Cela dit, ce ne sera peut-être pas au goût d’une citadine comme vous. Maintenant, faites attention en descendant.
Comme dit la dernière fois, notre relation était celle d’un batelier et de sa passagère, et nous ne nous voyions que lorsqu’elle venait ici pour écrire. C’était une personne extraordinaire, parcourant le monde entier, vivant dans un univers totalement différent du mien.
Alors que je revenais vers la rive après avoir déposé ma cliente, une pensée me traversa l’esprit. Ma vie était-elle bien ainsi ? J’étais encore là aujourd’hui, incapable de me rendre auprès de celle dont je voulais me rapprocher.
Même si j’utilisais entièrement le carnet que Violet m’avait offert, je ne pourrais pas lui écrire cela.
Parce que je ne pouvais pas quitter ma ville natale.
***
— M. Valentine. Bonjour, cela faisait longtemps.
Cette matinée était d’une beauté éclatante. Illuminées par le soleil émergeant des nuages, les gouttes de pluie tombées durant la nuit brillaient d’une belle transparence. Et pourtant, dans ce décor sublime, l’apparition de cette personne restait une anomalie.
Nous étions en automne, juste avant l’approche de l’hiver. Violet Evergarden ne portait pas sa tenue habituelle de poupée. Elle était tout de noir vêtue. Chapeau noir, cape noire sur robe noire. Sa valise, son parapluie et sa broche d’émeraude restaient inchangés et contrastaient avec le reste en noir profond.
C’était une poupée de souvenirs automatiques en deuil.
Alors que le vent soufflait, son vêtement flottait d’une manière inhabituelle du côté gauche. Son bras avait disparu. Elle m’avait dit, lors d’un de nos échanges que c’était des prothèses. Mais voir son corps ainsi amputé me fit ressentir quelque chose bien que cela ne ma concernait guère.
— B-Bonjour… Euh, qu’est-ce qui est arrivé… à votre bras au juste ? Et ces vêtements ?
C’était presque comme…
— Vous êtes venue il n’y a pas si longtemps. L’intervalle est vraiment court cette fois…
…un enterrement.
Je n’en avais jamais vu un de près, mais j’en avais déjà observé un de l’extérieur. Mes questions semblèrent la déstabiliser un instant. Après avoir pris une expression pensive, comme si elle hésitait sur la façon de répondre, Violet posa son bagage au sol et désigna son bras gauche de sa main droite.
— Mon bras s’est cassé. Il est en réparation.
Ses gestes artificiels, dont j’avais fini par me prendre d’affection sans m’en rendre compte, et sa voix cristalline, étaient désormais les principales raisons du trouble qui gagnait mon cœur.
— Je peux toujours utiliser mon bras droit sans problème. C’est gênant, mais ce sera bientôt réglé.
Je lui demandai la raison de tout cela, si elle avait été victime d’un accident. Violet ne me donna pas de détails. Elle eut un sourire rare, léger, presque embarrassé.
— Bien des choses se sont passées depuis le temps, mais je ne suis pas concerné par ce deuil au jourd’hui. Il est pourtant célèbre par ici. N’avez pas entendu qu’il était décédé ?
Il n’y avait qu’une seule personne dont Violet aurait pu venir assister aux funérailles sur ces terres, en cette tenue solennelle. Son client, M. Lockhart. Cet homme dont on disait qu’il allait mourir depuis longtemps, mais qui avait toujours tenu bon.
— Je… je n’ai pas beaucoup d’interactions avec les gens du village… On a eu de fortes pluies ces derniers jours… et comme j’ai forcé un peu pour sortir la barque, j’ai attrapé un rhume…Du coup, je suis resté enfermé chez moi… et je n’ai vu aucun de mes collègues bateliers…
Je trouvais des raisons, encore et encore, comme si je cherchais une excuse. Pourtant, je n’avais rien fait de mal.
— Il semble que les funérailles soient déjà terminées. Les gens de sa maison m’ont contactée, alors je suis venue en urgence.
— Pour vous recueillir sur sa… tombe ?
— En effet, mais j’ai également rédigé son testament et il semblerait qu’une dispute ait éclaté entre ses proches lors de son ouverture. Ils veulent que je confirme qu’il n’y a vraiment aucune erreur…
Je me demandai ce que le testament pouvait bien contenir pour susciter autant de désaccords. Violet ne me le dit pas, puisqu’elle ne pouvait pas révéler le contenu des lettres de ses clients, mais s’il y avait un problème après la mort d’un vieil homme riche, il ne pouvait s’agir que d’une histoire d’héritage.
— Tout ce que je peux dire c’est que le testament de M. Lockhart lui ressemble bien.
Ainsi, ce vieux grincheux était resté lui-même jusqu’au bout, semant la discorde en partant.
— A-Alors, Miss Violet, vous allez vous jeter au milieu de cette énorme querelle ?
— Oui.
— Ce sera… votre dernier trajet sur cette barque… ?
— M. Valentine, si vous êtes encore là à ce moment-là, je reviendrai avec vous.
— J-Je serai là. Je ne prendrai aucun autre client aujourd’hui, je vous attendrai de l’autre côté de la rive.
— Je pense que cela prendra beaucoup de temps.
— Ce n’est pas grave… Enfin…
Je ne vous reverrai plus, n’est-ce pas ?
Un nœud se noua dans ma gorge sous l’effet de la tristesse, m’empêchant de prononcer ces mots. Mais je crois qu’ils étaient parvenus jusqu’à Violet. Elle marqua une pause avant de répondre :
— Fort bien.
Je déposai donc Violet sur la rive du domaine Lockhart. Comme je l’avais promis, je ne pris aucun autre client et restai à attendre son retour. Elle avait dit que beaucoup de choses lui étaient arrivées. Mais si, en si peu de mots, elle n’avait pu exprimer que l’essence de ce qu’elle avait vécu, et que cela suffisait à justifier la perte d’un bras, alors le tumulte devait être son quotidien.
Pauvre Violet. En fin de compte, M. Lockhart avait été un client qui lui avait causé des soucis du début à la fin. Mais… sans ce client difficile, Violet et moi ne nous serions jamais rencontrés. Nous n’aurions pas accumulé tous ces moments partagés au fil des saisons.
Vous auriez dû vivre plus longtemps… murmurai-je égoïstement.
Ma voix pathétique se mêlait à un gémissement plaintif.
J’étais une horrible personne.
À quel point fallait-il être misérable pour oser se plaindre du moment où devait mourir un homme que je ne connaissais même pas si bien ? Mais maintenant, mon cœur semblait sur le point de se briser. Mon calme s’était envolé, et c’est pourquoi mes paroles étaient si amères. Je m’étais toujours douté qu’un jour, nous ne pourrions plus nous voir ainsi. Je le savais, et pourtant, j’avais espéré que la fin viendrait plus doucement. Une fin différente, une fin plus…
Oui, un jour, tout comme ma famille, Violet allait cesser de venir ici. Mais je ne pouvais pas quitter cet endroit. Alors, je vais me contenter de rester là, sur les docks, à me demander si elle allait revenir un jour. D’un point de vue extérieur, on pourrait trouver cela triste. Mais pour moi, c’était une fin qui conservait encore un semblant de salut et d’espoir…
Je n’aurais jamais imaginé qu’elle me dirait elle-même que c’était probablement la dernière fois. Et surtout, jamais je n’aurais cru que ma poitrine se serrerait autant à l’idée de ne plus voir une cliente que je ne voyais que de temps en temps.
J’étais un idiot.
Oui, je n’avais rien dans la tête. Je percevais les émotions des autres dans leurs moindres nuances, alors que moi-même j’étais incapable de les ressentir pleinement. Et quand il s’agissait de mes propres sentiments, je n’y prêtais attention que lorsqu’ils devenaient douloureux, comme maintenant.
— J-Je…
Si j’étais seul, c’était sûrement parce que j’étais un grand imbécile.
— Je vais finir seul…
Les mots s’échappèrent naturellement de ma bouche.
Tais-toi. Ne pleure pas. Tu pleures comme un gamin.
— Ugh… fu-uh…
J’étais heureux. Heureux que Violet m’ait engagé et qu’elle ait pris ma barque.
— Je ne veux pas ça… Encore une fois… je vais être…
J’attendais ici. Que quelqu’un se souvienne de moi et vienne me voir.
Qu’on me cherche. Je vivais en n’attendant rien d’autre que cela.
Violet aussi. Elle était de ma génération, projetée soudainement dans le monde. Elle voulait chercher la personne qui comptait pour elle, voulait que lui la retrouve, c’était ce genre de fille. Mais elle faisait de son mieux pour vivre. Elle ne se laissait pas abattre par l’injustice de l’existence.
À mesure qu’elle grandissait, je la voyais briller en tant que poupée de souvenirs automatiques, comme si je regardais une version alternative de moi-même. La voir lutter et avancer était une source d’encouragement. Je la considérais comme une camarade. Nous n’étions pas amis, et pourtant, c’était ainsi que je la ressentais.
— Grand Frère… quand est-ce que tu rentres…
J’étais seul, ici.
Sans que je m’en aperçoive, ma rencontre avec elle était devenue mon salut. Parce que nous étions pareils. Parce que nous attendions tous les deux des gens qui ne revenaient pas. Même si ce n’était que quelques fois par an, elle se souvenait de moi et me cherchait. Rien que ça, c’était, aah, tellement…
— Je m’excuse de vous avoir fait autant attendre.
J’étais parti avec ma barque dès le matin, et nous étions bien en fin d’après-midi lorsque la poupée de souvenirs automatiques vêtue de noir revint. Elle ne semblait pas fatiguée, mais sa voix était légèrement éraillée, comme si elle avait dû beaucoup parler.
— Bien joué d’avoir tenu autant. Comment ça s’est passé ?
Je voulais faire en sorte qu’elle ne remarque pas que j’avais pleuré, mais ma voix était encore imprégnée de sanglots. Dans la lumière du crépuscule, Violet me regarda droit dans les yeux.
— Tout est réglé maintenant. M. Valentine, tout va bien ?
Je n’avais pas le contexte, alors je me tus.
Je vais vous faire monter dans ma barque, et ensuite… ce sera fini. Vous ne viendrez plus me voir. Je ne savais pas si c’était ce qu’il fallait, ou si je supportais la chose.
— Donnez-moi votre main. Faites attention en montant. À cette heure-ci, le soleil couchant et la nuit se mêlent, après tout.
Comme pour masquer mon trouble, je restai purement professionnel. Peut-être parce qu’elle n’avait plus qu’un bras, Violet était en léger déséquilibre. Je l’aidai à s’asseoir avant de commencer à ramer.
— C’est la première fois que je vois ce paysage à cette heure-ci.
Je hochai la tête à son murmure. Le crépuscule sur la rivière Jacaranda ressemblait à un soleil écarlate se jetant sur la surface de l’eau. Le ciel et la rivière se teintaient de rouge, engloutis peu à peu par l’obscurité avant même qu’on ne s’en rende compte. Les oiseaux chantaient, annonçant qu’il était l’heure de rentrer, tandis que les bateliers rangeaient leurs barques.
C’était une heure comme une autre, mais aussi la scène parfaite pour un adieu. L’hiver approchait, les arbres étaient nus et même les feuilles tombées sur l’eau perdaient leurs couleurs, rongées par le temps. Il n’y avait rien de plus approprié pour un jour de séparation que cette solitude-là.
— M. Valentine, merci infiniment d’avoir été là pour moi aujourd’hui.
La voix de Violet était plus douce que d’ordinaire. Maintenant que j’y pensais, l’air autour d’elle semblait avoir changé. J’avais cru que c’était à cause de ses vêtements de deuil, mais en la regardant à nouveau, je compris que ce n’était pas cela. Serait-ce une exagération de dire que quelque chose de mauvais s’était détaché d’elle ? Elle n’était plus la même.
— Depuis le début, pour maintenant, pour toujours… merci infiniment.
Oui, autrefois, lorsque nous nous étions rencontrés pour la première fois, Violet Evergarden était une magnifique bête sauvage que l’on avait jetée dans ce monde. Elle était nerveuse, sur ses gardes, instable, et elle agissait d’une manière presque froide.
— Cela peut sembler étrange de dire cela à quelqu’un que je ne vois qu’ici. Mais pour moi, M. Valentine, le fait que vous me laissiez monter sur votre barque à chacune de mes venues…
Avec le temps, pourtant, elle avait gagné en chaleur, et cette fille autrefois animale devint une jeune femme sublime.
— Cela… oui, cela m’a rendue heureuse. Je peux enfin le dire. Même si cela ne représente peut-être rien pour vous. J… je ne peux vous voir que dans cet endroit précis alors lorsque vous avez dit que j’étais libre de venir vous parler, j’en fus heureuse.
C’est fini.
Dans ce paysage, la solitude transparaissait. Ma poitrine se serra aux paroles qu’elle prononça dans cet instant suspendu.
— Je n’étais définitivement pas faite pour être une poupée de souvenirs automatique. Je n’avais pas la douceur nécessaire pour exprimer mes pensées sur le moment, comme vous savez le faire. Pourtant, vous avez affirmé qu’une personne comme moi avait ses qualités.
C’est vraiment fini.
— Dans un monde de rejet, difficile d’affirmer quoi que ce soit.
C’est la fin.
— C’est ce que je pense aussi, mais vous ne l’avez pas fait.
S’il vous plaît, ne prononcez plus ces mots d’adieu.
— Merci infiniment.
Ne dites pas ça.
— Il y a encore une chose que je voudrais vous dire.
Je ne veux plus entendre cela.
— M. Valentine, j’ai retrouvé la personne que je cherchais.
Arrêtez.
— Je l’ai retrouvée. Et j’ai découvert qu’il existe tant de personnes dans ce monde recherchant quelqu’un qu’elles ne peuvent plus voir.
Mon temps avec vous s’efface à mesure que vous parlez…
— Beaucoup m’ont dit qu’il était insensé d’attendre quelqu’un.
Mon temps avec vous s’effondre.
— Pourtant, j’ai suivi mon cœur, un cœur dont j’ignorais même l’existence en moi.
Il se dissout comme l’écume à la surface de l’eau.
— M. Valentine, je soutiens votre attente. Et je vous soutiendrai si, par hasard, vous décidiez d’arrêter d’attendre et de partir.
J’appréciais cette pureté en vous faisant office de miroir.
— Je témoigne de votre gentillesse, ce que vous avez fait moi pour.
En vous soutenant, je me soutenais moi-même.
Un cri m’échappa. Oui, je pleurais.
Pleurer tout en ramant, c’était indigne d’un batelier. Mais Violet ne me jugea pas. Après avoir essuyé mes larmes avec mes manches à plusieurs reprises, je repris la rame. La dernière fois que j’avais fait quelque chose en pleurant, c’était durant mon enfance.
— Papa, Maman, Grand Frère.
Le jour où j’étais parti à leur recherche, appelant leurs noms dans mon village au bord du fleuve Jacaranda, me semblait ne remonter qu’à quelques jours.
— Violet, ne m’oubliez pas, dis-je en sanglotant de manière pathétique.
— Oui. M. Valentine. Vous dites que c’est la dernière fois, mais si je reçois un travail dans les environs, je reviendrai vous voir.
— Ce n’est pas vrai… ! Des tas de mes clients ont dit cela… mais personne… personne… personne ne se soucie de…
— Vous avez tout mon soutien. Ce n’est en aucun cas un mensonge.
— Ce n’est… que des mots… J-J’étais… heureux que vous ne m’ayez jamais oublié… mais bientôt, vous le ferez…
La barque heurta le quai, presque en le percutant. L’impact fit pleuvoir mes larmes encore plus fort.
— Désolé… Partez juste.
Je me recroquevillai sur la barque.
Aah, je devais aider Violet à descendre.
La nuit approchait. Je ne devais pas traîner ici. J’étais un simple batelier, et cette fille, une cliente. Tout s’arrêtait ici. C’était fini.
— J’ai appris qu’avoir quelqu’un qui vous accepte était important.
Je devais essuyer mes larmes et la laisser partir.
— Même si vous ne pouvez pas voir cette personne tout le temps. M. Valentine, si je vous ai causé du tort, sachez ceci :
Je sentis la seule main qui lui restait toucher mon dos.
Je me détournai d’elle. Nous nous étions rencontrés dans ce monde impitoyable. Un monde que je haïssais comme ma propre existence.
Mais, aah, mon Dieu.
Même si une tristesse aussi cruelle me submergeait…
— Il y a une poupée de souvenirs automatiques, quelque part dans ce monde, qui reconnaît votre valeur. Ne l’oubliez pas.
…le monde est beau.
Elle ajouta un « ce n’est en aucun cas un mensonge ».
Et je sus à cet instant que j’attendrais encore, qui sait combien d’années, rien qu’à cause de cette phrase. Alors, je me surpris à sourire. Ma stupidité et la gentillesse de Violet, ces deux choses me faisaient pleurer et rire à la fois.
À la fin, nous joignîmes nos mains comme des enfants.
Je l’aidai à descendre du bateau.
Et je ne la lâchai plus.
***
— Alors, ce n’est pas un mensonge ? Vous ne m’oublierez pas ?
— Ce n’en est pas un. Je ne vous oublierai pas. J’ai une bonne mémoire.
— Un jour…
— Oui.
— Si un jour je suis capable de venir vous voir, m’accueillerez-vous ? Est-ce que je ne vous dérangerais pas ? Je… V-vous savez, en fait, je voulais être votre ami, dépasser notre relation purement professionnelle du batelier e de sa cliente.
— Oui, je vous accueillerai.
— Mais pas tout de suite bien sûr. J’ai une famille… Même si elle n’est pas là, je l’attends.
— Oui.
— Mais, un jour… un jour…
— Oui, un jour.
— Un jour, sûrement, ce sera une belle journée pour nous revoir…
— Oui, ce sera forcément un beau jour.
— Retrouvons-nous un jour, Violet Evergarden.
***
Après cela, tout comme Violet avait changé, moi aussi.
Tout comme la neige recouvrant les terres d’automne, fondant sans que personne ne s’en rende compte, laissant place aux jeunes pousses, moi aussi, j’avais changé. C’est au printemps que tout se décida. Comme prévu, pour commencer quelque chose, il fallait que ce soit au printemps.
Les pétales violets des jacarandas flottaient doucement sur la rivière. Je contemplais simplement le paysage, hébété. L’embarcadère était bondée de clients. Pourtant, bien que j’aie été batelier et que plusieurs personnes attendaient une traversée, je gardais la barque pour moi seul, refusant la montée à quiconque. Ignorant les regards curieux de mes collègues bateliers, je continuais d’observer ce paysage, tentant de le graver dans mes yeux.
Ma belle ville natale.
Une ville qui ne m’avait laissé que des souvenirs assez douloureux pour me transpercer la poitrine. Une ville où plus personne n’allait me chercher. Une ville où, certainement, aucun d’eux n’allait revenir. Le fait que Violet ne vienne pas cette année me donna la sensation étrange d’un réveil après un long rêve. Comme si mon esprit embrumé s’éclaircissait enfin, un changement s’opéra en moi.
Il faut que je m’en détache…
C’est alors que cette pensée m’atteignit enfin.
Je vais laisser ma famille derrière moi…
C’est ce que je m’étais dit.
Si je restais ici, c’était parce que je me disais que ma famille allait revenir un jour. Que je devais être là pour les accueillir, au cas où. Que s’ils revenaient et ne me trouvaient pas, ils finiraient déroutés, tout comme je l’ai été au point d’en pleurer. Je me devais d’être là. Même s’ils ne m’avaient pas donné d’amour, moi, je les aimais.
Mais je vais les abandonner…
J’étais devenu capable de penser ainsi.
Et en même temps que cette idée, les larmes se mirent à couler. J’avais mis un temps infini à arriver à cette décision cruelle. J’étais un être misérable, condamné à vivre sans être aimé.
Mais je comptais le faire.
J’allais laisser ma famille derrière moi. Parce que même si les personnes qui étaient censées m’aimer ne l’avaient pas fait, elle existait dans mon monde. Quelque part, il y avait une poupée de souvenirs automatique m’ayant accepté. Alors, plutôt que d’attendre indéfiniment des gens qui n’allaient jamais revenir, il valait mieux que je me lance.
Parce que je n’étais plus cet enfant de huit ans. Je pouvais aller où je voulais. Je mis ma barque à l’eau. Non pas pour un client, mais pour mon propre départ.
Que devais-je faire ?
La première chose qui me vint à l’esprit fut, comme toujours, elle. Celle que j’avais regardée s’éloigner à contrecœur.
— Attendez !
Les rubans rouge sombre nouant ses cheveux d’or. Les plis de sa robe blanche ornée d’un nœud de ruban. L’ombre légère de son ombrelle bleu pâle. Comme dans un jeu espiègle, tout flottait au gré du vent.
Désormais, c’était à mon tour d’aller à sa rencontre. Je me l’étais autorisé.
Attendez-moi !
Respirer m’était douloureux. Recommencer une vie était une chose banale. Mais maintenant que mon tour était venu, j’étais saisi d’un frisson. La peur et l’excitation m’étouffaient. Les fleurs des jacarandas obstruaient mon champ de vision. Leur éclat effaçait tout ce qui m’entourait. Mais elles n’étaient qu’un obstacle. Ce n’était pas elles que je désirais. Ce n’était plus ce « violet »-là que je désirais retrouver.
S’il vous plaît, attendez-moi.
Les larmes me montèrent aux yeux. Je ne saurais dire si elles étaient nées de la tristesse, du soulagement ou de la frustration. Je ne comprenais plus rien.
L’impression d’avoir gaspillé tant d’années s’opposait à celle d’être enfin arrivé à ce moment-là. Je ne voulais pas abandonner ma famille. Non, je ne voulais pas. Mais la vérité, c’est que j’avais toujours voulu le faire.
Aah, j’étais vraiment stupide. Un être incohérent. Mais tant pis. Je ne me comprenais pas moi-même, alors pourquoi essayer ? Je ne savais plus rien.
Que faisais-je ? Je l’ignorais. L’avais-je seulement jamais su ? Je ne m’étais même pas rendu compte de ma souffrance.
Attendez !
Une seule chose de sûre.
Une chose dont j’avais l’intime conviction.
Je me sentais si libre que j’hurlai au monde :
— Violet, attendez-moi !
J’allais la retrouver. Alors, je voulais qu’elle ne m’oublie pas.
Voilà tout.
Ne me laissez pas derrière !
C’était la seule chose qui comptait.
***
Des orbes bleus s’ouvrirent.
Le train venait d’arriver en ville. Tandis que les passagers descendaient en hâte, une jeune fille aux yeux d’azur lissait soigneusement les plis du ruban de sa robe avant de descendre avec grâce sur le quai.
Elle ne donnait pas l’impression de chercher quelqu’un ni de s’être égarée. Sa démarche sûre rappelait presque une poupée de souvenirs automatiques. Il était certain qu’elle n’allait pas sursauter de surprise ou courir après quelqu’un. C’était l’attitude qu’elle dégageait.
Pourtant, au beau milieu du quai bondé, cette jeune fille à l’allure parfaitement élégante s’immobilisa soudainement. Ses yeux d’un bleu limpide venaient d’apercevoir quelqu’un. Elle cligna des paupières, comme saisie par la surprise, puis s’élança à toute vitesse. L’ourlet de sa jupe se souleva quelque peu. Les rubans retenant sa chevelure dorée se balancèrent dans l’air.
À l’instant où elle s’était mise à courir, l’autre personne fendit également la foule pour s’approcher. Trois, cinq, dix pas. Elle, qui s’était lancée dans une course effrénée, s’arrêta net devant lui. Mais lui ne s’arrêta pas.
— Violet, bienvenue chez toi.
Il l’enlaça, enfouissant son visage dans son épaule. Celui qu’elle chérissait tant, qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps, frotta son nez contre ses cheveux, en humant le parfum. Il avait dû l’attendre longtemps sur le quai. Ses vêtements encore froids et la chaleur de son corps traduisaient son impatience.
— Major, je suis rentrée. Je ne savais pas que vous viendriez me chercher.
Transformée d’une bête en humaine, d’une humaine en jeune fille, puis en l’amour le plus précieux de quelqu’un, Violet accepta l’étreinte sans la moindre résistance.
— Je suis heureuse.
Quelque chose envahit lentement son corps. C’était la sensation que la joie, l’amour et bien d’autres émotions encore se changeaient en lumière et couraient de la pointe de ses orteils jusqu’au sommet de sa tête. La jeune femme qui, autrefois, ignorait tout des sentiments, était maintenant amoureuse.
Ici et là, on pouvait voir d’autres couples s’étreindre tendrement. Ainsi, même si un colonel de l’armée de Leidenschaftlich et une poupée de souvenirs automatiques s’enlaçaient sur le quai, personne n’allait y prêter attention. Leurs silhouettes intimes, comme celles des autres amants présents, faisaient simplement partie du décor. Si l’on s’attardait sur leur histoire, leur couple se forma après moult péripéties, mais dans le quotidien, ils n’étaient qu’un élément du paysage.
— Violet. Désolé, je n’ai pas bien entendu. Tu as dit quelque chose ?
L’étreinte de Gilbert était si forte que la voix de Violet n’avait été perçue que comme un murmure incompréhensible. Mais cela ne la dérangea pas.
— Non, ce n’était rien d’important. Je suis rentrée, Major.
— Désolé… Oui, bienvenue chez toi, Violet… Je t’ai dit que j’avais envie de te voir ?
— Oui, à l’instant.
— J’ai appris par Hodgins à quelle date tu rentrais… Tu es fatiguée ? J’ai une calèche qui nous attend pour rentrer au plus vite.
— Major, et votre travail… ?
— Je suis venu après l’avoir terminé. J’ai dû me presser, mais rien n’est plus important que toi.
— Alors… pouvons-nous rester ensemble un moment sur le trajet ?
— Si cela te convient, je peux te raccompagner jusqu’à la maison Evergarden après avoir mangé.
Voyant Violet écarquiller les yeux, Gilbert interpréta cela comme un signe d’acceptation. Il prit son sac à sa place et, d’un geste naturel, se retrouva à saisir sa main devenue libre.
En sentant cette étreinte, Violet baissa furtivement les yeux. Elle se remit à cligner des paupières en regardant leurs doigts entrelacés.
— Major, Major.
Depuis leurs retrouvailles lors du détournement du train transcontinental, puis après l’attaque de la compagnie postale CH, ils avaient confirmé leurs sentiments et entamé une nouvelle relation, hésitante, mais sincère.
— Qu’y a-t-il ?
— J’ai l’air d’une enfant.
Elle ressemblait effectivement à une jeune fille amoureuse.
— Parce que nous nous tenons la main ?
— Oui. Je ne risque pourtant pas de me perdre ici, à Leidenschaftlich. Vous me teniez la main avant, mais… maintenant…
C’était peut-être un peu enfantin pour un colonel de l’armée dépassant la trentaine. Mais si l’on devait dire que cela convenait à deux personnes aussi réservées qu’eux, alors oui, cela leur allait parfaitement.
— Je voudrais que tu gardes à l’esprit que les amoureux aussi se tiennent la main, Violet.
— Est-ce vrai… ? En effet, beaucoup de personnes le font autour.
— Tu m’avais dit que tu avais compris… alors je t’ai perçue comme ma compagne ; me suis-je trompé ?
— N-Non, pas du tout.
— Alors, pour affirmer encore plus cette perception… changeons la façon dont nous nous tenons la main.
Il lui suffit d’entrelacer leurs doigts pour que Violet ne soit plus simplement une jeune fille que l’on emporte, mais une femme élégamment escortée.
Elle cligna des yeux à plusieurs reprises. Depuis que leur relation avait vu le jour, chacune des réactions de Violet amusait Gilbert, au point qu’il ne pût réprimer un sourire.
— Je serais heureux que, un jour, lorsque je te tends le bras, tu prennes ma main sans rien dire.
— J’ai besoin d’entraînement, Major.
— Kukuh… C’est vrai ? Alors entraînons-nous, Violet.
Tandis que le jeune couple quittait le quai, un autre train fit son entrée en gare. Au sein de la foule, un autre duo passa à leurs côtés. La jeune femme était une beauté éclatante, dont on devinait sans peine les origines nobles. Celui qui marchait à ses côtés, une main posée sur son épaule pour la protéger du monde extérieur, était une silhouette androgyne à la chevelure argentée inhabituelle.
Ses cheveux blond platine coupés courts avaient une finesse délicate, comme s’ils allaient tinter à chacun de ses pas. Sa veste, sa chemise et son pantalon étaient taillés avec soin. Il ne ressemblait plus du tout au batelier d’autrefois. Comme si un ancien camarade venait de passer à côté de lui, Valentine s’arrêta un instant.
— Qu’y a-t-il, Rose ?
Interpellé, Valentine reprit immédiatement sa marche.
— Rien.
On ne pouvait s’arrêter ainsi dans une entrée bondée.
— Milady… J’ai eu l’impression que la fille que je cherche était là.
Chercher quelqu’un, seul. Un point qu’ils avaient en commun.
— Violet Evergarden ? Il est vrai que tu vas vivre maintenant dans la même ville qu’elle, et ce, en tant que poupée de souvenirs automatiques. Il ne serait pas étonnant que vous vous croisiez. Tu finiras par la revoir un jour. Et peut-être même… peut-être qu’un jour, tu retrouveras aussi ce frère dont tu m’as parlé. Après tout, les miracles arrivent chaque jour.
Mais ils ne savaient pas encore que les engrenages de leur destin n’étaient pas alignés. Rose Valentine esquissa un sourire.
— Pour moi, Milady vous êtes ce miracle.
— Tiens donc, ma rose ne s’exprime pas ainsi d’ordinaire
Une frappe énergique vint heurter son flanc, mais même si cela faisait un peu mal, son sourire ne faiblit pas. C’était aussi l’un de ses secrets de réussite.
— À ce propos, l’école de formation des poupées n’est pas un long fleuve tranquille. Je vous suis tout de même reconnaissante de m’y avoir envoyé.
— Oh, mais tu as fini en gentleman accompli, capable de m’escorter naturellement comme maintenant. Les résultats sont là.
Rose écarquilla les yeux sous ses cils d’argent. Ils reflétaient l’expression espiègle de sa maîtresse. Son sourire se crispa légèrement avant de se transformer en un rire gêné.
— Milady, si j’ai réussi à duper les gens jusque-là, c’est uniquement parce que je cachais mon visage sous un chapeau. Mais… puis-je vraiment faire cela ? Et puis je vais devoir tromper également tous les employés et les clients ?
Il y avait une chose qu’il n’avait pas dite à Violet Evergarden. Violet Evergarden était pour lui une énigme, mais il n’y avait pas une si grande différence entre eux.
— J’ai quitté ma ville natale pour enfin démarrer ma propre vie, et pourtant…
Il, non, elle allait commencer une nouvelle existence dans cette ville, à partir d’aujourd’hui. Non plus seulement comme Valentine, mais comme « Rose Valentine ».
La propriétaire de la boutique S.W. (Scarlet Winter) spécialisée dans les lettres, qui allait plus tard devenir célèbre comme une société postale unique employant principalement des poupées de souvenirs automatiques masculins, répondit avec un sourire envoûtant.
S’il y avait des adieux, il devait y avoir des retrouvailles. Et s’il y avait des fins, il devait y avoir des commencements.
— Nous ne tromperons personne. Dès le départ, tu te présenteras comme Rose Valentine, la beauté travestie. Nous vendons une centaine de types de lettres, en passant par le type de papier jusqu’aux enveloppes. Et nous proposons aussi un service client des plus attentionnés, car il est assuré par des jeunes hommes rayonnants et plein de charme. Tout comme une boisson de luxe, ce concept deviendra une addiction. C’est précisément parce que ce métier est rempli de femmes qu’un établissement composé d’hommes brillera. Serait-ce une forme de discrimination ? Me discrimines-tu, Rose ?!
Les bonnes et mauvaises fins faisaient partie de la vie.
— Haah… Mais je suis une femme. Enfin, j’ai vécu en tant qu’homme jusque-là, trompant mon monde, alors on peut dire que je suis presque un homme.
— C’est justement ce qui est intéressant !
— Haah…
Cela semblait être une éternité. Mais ça ne l’était pas. Et pourtant, tout continuait d’avancer.
— Ton côté garçon manqué et ta féminité naturelle, c’est pour ces deux choses que je t’ai recruté. Ne t’inquiète pas. Tu vendras. Tu vendras très bien. Après tout, tu es une poupée unique en ton genre.
— Haah…
— Épargne-moi ce « Haah », je te prie… Ma précieuse Rose. Ne laisse pas le doute t’envahir. Ai-je jamais failli à ma parole ?
L’histoire allait continuer.
Aussi cruel que puisse être ce monde, de beaux instants allaient venir encore.
— Cela ne fait pas si longtemps que je vous connais, Milady… alors, je ne saurais le dire.
Le matin se lèverait tant qu’ils seraient là.
C’est ainsi que les histoires se tissaient.