VIOLET EVER V4 - PROLOGUE
Les roses et la poupée de souvenirs automatiques
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Traduction : Raitei
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Des larmes coulèrent des yeux d’une bête.
De larges gouttes roulèrent sur son visage tandis qu’elle pleurait. Pourquoi disait-il de telles choses maintenant, à cet instant précis ? La bête ne comprenait pas. Elle était incapable de saisir la portée de ces mots, ni leur signification ni la raison qui poussait cet homme à les lui adresser.
Un poison à effet lent. Jour après jour, il lui avait été administré, distillé en elle, insidieux et inévitable. Il s’était insinué dans ses veines, et désormais, son corps entier en subissait les effets. Ces larmes en étaient la preuve. Jamais elle n’avait connu de pleurs aussi douloureux.
Il murmura, encore et encore, cherchant à lui dire des mots qu’elle n’avait encore jamais entendus. Cela signifiait qu’ils étaient d’une importance capitale. Pourtant, la bête ne pouvait les accepter. Elle refusait d’en saisir le sens.
Pas maintenant.
Ces mots allaient à l’encontre même de son existence. Si elle les acceptait, alors elle n’existerait plus pour ces yeux couleur émeraude.
— Je déteste ne pas pouvoir vous protéger. Mon seul souhait est de vous garder en sécurité. C’est tout ce que je peux vous rendre en retour. Ne dites pas de telles choses maintenant. J’attends de vous des ordres.
Et ainsi, la bête hurla en proie aux pleurs, dirigeant ses complaintes vers son unique maître, l’être le plus irremplaçable au monde pour elle.
***
Des orbes bleus s’ouvrirent.
La magnifique bête à la crinière dorée venait de s’éveiller. Baignée par la lumière matinale, elle se redressa sans hésitation. D’un mouvement fluide, elle descendit de la cime d’un arbre pour poser ses pattes sur le sol. Avalant la rosée du matin qui s’était accumulée sur ses crocs, elle cueillit des fruits pour se nourrir. Elle en mangea un, puis, après avoir fixé intensément l’autre un instant, elle le garda avec elle et se mit en marche.
C’était le matin. Une matinée agréable.
Dans l’environnement où la bête vivait, il n’existait ni bien ni mal. Peut-être allait-elle finir par mourir si elle restait là. Ou bien allait-elle vivre ici éternellement.
La bête, capable de repérer et d’éliminer aisément les intrus, ne ressentait ni désespoir à l’aube d’un nouveau jour, ni espoir envers celui qui commençait. Elle ignorait ces concepts. On ne les lui avait jamais enseignés, et elle était incapable de les appréhender.
Dans certains domaines, la bête était d’une supériorité écrasante, tandis que dans d’autres, elle était si en retard qu’il était presque insoutenable de l’observer. Elle possédait des crocs terrifiants ce qui contrastait avec sa beauté presque irréelle. C’était ce genre de bête. Et elle l’était encore.
Le silence.
La bête tendit l’oreille. Elle percevait le bruit des vagues venant de la côte. Et aussi la voix d’un homme semblant proférer des jurons. Elle se dirigea alors vers la mer.
Le ciel portait encore les teintes mêlées de l’aube et de la nuit. La température était douce, parfaitement adaptée au mouvement. Apercevant le dos d’un homme assis sur la plage, la bête s’approcha lentement et discrètement.
Avait-il essayé d’attraper du poisson ? Victime de son irritation, une longue branche d’arbre brisée fut projetée au loin. Sur une feuille, un unique petit poisson gisait, seule preuve de ses efforts. Quelque chose de profondément affligeant devait s’être produit pour que cet homme en arrive là. Il ne semblait même pas avoir la force de cuisiner ou de manger sa prise. Face à lui, la bête lui offrit le fruit.
Cet homme était celui que la bête avait reconnu comme son « maître » la veille. Les adultes lui étaient nécessaires tant qu’ils étaient capables de lui donner des instructions. Elle savait survivre seule, et pourtant, elle avait besoin d’un adulte pour lui indiquer quoi faire. S’il venait à mourir, ce serait un problème pour elle. Après avoir déposé le fruit, la bête s’éloigna légèrement et s’assit sur le sable, attendant des ordres. Alors qu’elle patientait, quelque chose heurta sa tête.
— Monstre.
C’était le fruit. L’homme l’avait jeté malgré la faim, refusant l’offrande que la bête lui avait pourtant apportée avec peine.
Il la regarda enfin.
Ses iris verts et sa chevelure d’ébène brillaient sous l’aube naissante. C’était un homme d’une beauté saisissante.
— J’ai envie de te tuer, murmura-t-il d’un ton qui ne laissait aucun doute sur sa sincérité.
C’était une déclaration d’une cruauté absolue, mais la bête n’eut aucune réaction. Seul le bruit des vagues emplissait l’espace entre eux. Puisque la bête ne parlait pas, et que lui se taisait, le silence régna. Une île, un homme et une bête. Autrefois, une montagne de cadavres s’y était amoncelée. Mais ils avaient été enterrés depuis longtemps.
— Si l’on me demandait si ce que tu as fait était une erreur ou non… je ne saurais quoi répondre.
L’homme, qui sera plus tard identifié comme Dietfried Bougainvillea, s’adressa à la bête d’un ton las, le visage marqué par l’épuisement.
— Si j’avais été à ta place et que j’avais perçu une menace de tous ces hommes… Si un homme avait soudainement surgi vers moi… Peut-être aurais-je fait la même chose.
La bête tourna simplement l’oreille vers la voix de l’homme. Non pas qu’elle comprît quoi que ce soit. Elle était une bête sauvage tandis que lui un humain. Ils étaient incapables de communiquer. Et pourtant, chaque fois que l’homme lui parlait, la bête posait sur lui ses yeux limpides, sans jamais une once de trouble.
— Mais ça et la question de savoir si je peux te pardonner ou non, ce sont deux choses bien distinctes.
Le silence s’ensuivit.
— Je ne peux pas.
Un soupir.
— Au fond… Je veux vraiment te tuer.
Leur rencontre avait commencé de la pire manière possible. Ils n’avaient encore rien initié. Mais une rencontre, quelles qu’en soient les circonstances, était un commencement.
— Cela dit, j’ai encore un peu de place pour la pitié… Qu’es-tu au juste ?
Son regard s’attarda sur la bête.
— As-tu été abandonnée ? Pourquoi es-tu seule, dans pareil endroit ?
Comme une annonce. Le début d’une réaction chimique inévitable.
— Non… Tu as tué mes hommes. En vérité, je n’ai pas la moindre place pour la pitié.
Un ton plus froid.
— Bref, ne dis rien et écoute.
Ceci était le commencement d’un destin grandiose.
— Je réfléchis à ce que je vais faire de toi.
Son regard s’assombrit.
— Je ne peux pas te supporter. Je te méprise.
Cette rencontre avait été le premier jalon.
— Pour l’instant, j’ai besoin de toi pour survivre. Tu connais ce territoire et tu peux m’assurer des provisions, comme un outil pour préparer ma fuite… pour quitter cette île isolée et retourner à Leidenschaftlich. Et je ressens toujours une colère brûlante pour ce qui s’est passé. J’ai envie de te punir. Mais j’ai un fort sens du devoir. Si nous parvenons à quitter cet endroit sains et saufs et que j’ai la chance de revoir le visage de mon petit frère ne serait-ce qu’une fois, peut-être que lui s’intéressera à toi si tu lui rends service. Moi, non. Moi, je ne n’en ai cure de toi…
…
— Je suis compliqué. Un homme compliqué, oui. L’on ne peut me dompter et c’est réciproque. Si je continue à t’utiliser, je finirai par en avoir assez et j’aurai vraiment envie de te tuer à la fin. Mais en réalité, ce serait sans doute impossible. Tu es coriace. Je perdrais. Peu importe comment je tourne le problème, je ne pourrais pas te faire disparaitre. Je ne sais pas pourquoi… mais toi, tu as besoin de moi, n’est-ce pas ? Tu essaies de me garder en vie. Tu tues pour moi. On dirait bien que tu peux être utile. Après tout, nous sommes en pleine guerre. Un être comme toi est fait pour être utilisé. Utilisé, utilisé, utilisé, utilisé, utilisé, utilisé et encore utilisé jusqu’à la dernière miette. Jusqu’à devenir un chiffon usé, bon à jeter. Oui, c’est exactement ce qui te correspond.
L’homme déversa ainsi un flot de paroles absurdes pendant un long moment. La bête, elle, ramassa une fois de plus le fruit qu’il avait rejeté et le déposa devant lui.
— Essaie de me sauver, sale monstre.
L’homme mordit dans le fruit, puis, d’un air exaspéré, le lança à nouveau sur la bête. Cette fois-ci, elle esquiva. Le fruit décrivit une trajectoire en arc de cercle, se superposant aux lueurs du soleil levant. Son éclat était si vif que la bête crut sentir ses rétines se consumer. Alors, elle ferma les yeux.
Comme le rideau tombant sur une scène de théâtre.
***
Des orbes bleus s’ouvrirent.
La bête était enfermée dans un large sac. Elle ignorait depuis combien de temps elle s’y trouvait. Une éternité semblait s’être écoulée depuis la dernière fois où on l’avait sortie pour lui ordonner de faire ses besoins. Sa gorge était sèche, son corps épuisé par des combats répétés. À l’intérieur du sac, elle n’avait cessé d’ouvrir et de fermer les paupières, sombrant dans un état de somnolence, avant de les rouvrir à nouveau.
Elle distinguait la voix de son maître. Et l’odeur nauséabonde d’une nourriture brûlée que lui et ceux qui le suivaient osaient mettre dans leur bouche. La bête n’aimait pas cette odeur. Elle agressait son odorat, l’abrutissait. Quand son maître allait-il l’utiliser ? Il n’y avait aucun sens à son existence si elle n’était pas mise à profit. Elle voulait être utilisée. C’était la seule façon pour elle d’exister.
Beaucoup auraient sans doute trouvé cela étrange. Pourquoi cette bête aux allures de poupée, dénuée de la moindre émotion, était-elle aussi obsédée par l’idée d’être un outil ? C’était pourtant d’une simplicité ridicule que c’en était absurde. La bête voulait être avec les humains même si elle n’avait besoin de personne pour survivre. Elle en avait la force.
Et pourtant…
Elle voulait être avec les autres. Elle détestait être seule. Cela allait de soi. Car personne ne trouve agréable la solitude. Seuls ceux dont l’esprit était las des autres pouvaient prétendre la désirer. Mais ceux qui étaient véritablement seuls ne l’espéraient jamais.
La bête voulait être avec quelqu’un. Mais elle ne connaissait aucun autre moyen d’y parvenir que celui de se rendre utile. Alors elle se laissait utiliser. Elle avait oublié le visage de ses parents. Elle avait perdu le souvenir de ce qui avait précédé une certaine période de son existence. Elle ne se rappelait plus rien.
Rien, hormis la violence et la servitude. C’était la seule chose gravée en elle. Ou plutôt… c’était tout ce qui avait fini par s’y graver.
Si on lui avait appris une autre façon d’exister, sans doute aurait-elle été différente. Mais ce ne fut pas le cas. La bête ignorait encore ce qui l’attendait.
— Je ne lui ai pas donné de nom.
Une voix retentit.
— On l’appelait juste « Toi ».
Le sac s’ouvrit.
La lumière extérieure qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps lui inonda les yeux.
Elle ferma les paupières un instant…
Puis, elle fit ce qu’elle savait faire de mieux, attendre qu’on lui donne un ordre.
***
Des orbes bleus s’ouvrirent.
Il faisait complètement noir. Son champ de vision était plongé dans l’obscurité la plus totale, et l’air était glacé. Pourtant, le corps de la bête brûlait d’une chaleur étouffante. Une moiteur bien poisseuse enveloppait tout son être, lui donnant l’impression de se transformer en un immense bloc de plomb.
— Violet.
Soudainement, une lumière perça l’obscurité. C’était parce que la personne qui venait de parler avait allumé une lampe. Mais aussi parce que cet homme lui-même semblait briller, puisqu’il était la seule et unique lumière de la bête. Sa large main se posa sur son front, puis glissa dans ses cheveux trempés de sueur, comme pour en démêler les mèches collées par la fièvre. Un grésillement sourd résonna dans la poitrine de la bête.
— Major…
La bête avait reçu un nom, découvert la protection et appris à parler.
— La fièvre… ne baisse toujours pas. Tu peux boire un peu d’eau ?
Ce qui fit naître un attachement.
— Je vous prie de m’excuser.
La bête avait absorbé tant de choses sous l’influence de son maître. Ses valeurs s’étaient forgées à partir de lui.
— Tu n’as pas à le faire. Tu as trop forcé lors de la dernière bataille… C’est ma faute.
Sans son maître, même respirer lui semblait difficile à présent.
— Je ne suis qu’un outil, après tout.
Elle voulait vivre pour lui.
— Je pense que vous devriez m’utiliser, encore et encore, jusqu’à ce que je sois brisée.
Et mourir pour lui.
— Par conséquent, me réparer est inutile.
Une dépendance féroce rongeait son corps.
— Tu es humaine. Quand on est fiévreux, on a besoin de repos. Et parfois, on a besoin d’être soigné.
Sa voix était douce, mais ferme.
— Je t’ai toujours supervisée de cette manière, depuis notre première rencontre. Alors, évidemment, je dois prendre soin de toi.
Tout était de sa faute.
Il avait été le premier à reconnaître cette bête à la crinière d’or et aux yeux bleus comme une fille.
— N’avez-vous aucune requête ? Quelque chose que je puisse accomplir dans cet état ?
Un objet à protéger, une bête sauvage à surveiller, une arme à manier… Il avait bien défini chaque catégorie et faisait usage de la bête de manière adéquate.
— Que tu guérisses, Violet.
Et parmi toutes les choses qu’il aurait pu ressentir…
Il en vint à l’aimer.
***
Des orbes bleus s’ouvrirent.
Des larmes débordaient des yeux de la bête. Sa vision était brouillée. Elle cligna des paupières, tentant d’expulser cette mer salée qui naissait en elle, en vain.
— Violet, arrête.
La bête pleurait. De larges larmes coulaient sur son visage. Elle sanglotait alors qu’elle n’avait jamais pleuré auparavant.
— …aime.
Son maître était grièvement blessé et elle n’avait pas réussi à le protéger malgré la bonne exécution de ses ordres. Mais c’était précisément pour cela qu’elle n’avait pas pu le sauver. Pour la bête, son maître était plus important que cette mission.
— …aime.
Parce qu’elle tenait à lui, elle avait voulu mener à bien cette mission. Puisque sa vie lui appartenait, elle avait fait de la mission une priorité. Mais cela n’avait plus aucun sens.
— Je t’aime ! Je ne veux pas te laisser mourir ! Violet ! Vis, je t’en prie !!
Cela n’avait aucun sens. Aucun.
Tout était vide de signification. Même sa propre existence ne signifiait plus rien.
— Je t’aime.
Pourquoi ? Pourquoi disait-il cela ? Pourquoi à cet instant précis ?
— Je t’aime, Violet.
La bête tenta de comprendre les mots que son maître venait de murmurer.
Elle n’y parvenait pas.
— Violet…
Elle ne comprenait pas.
Elle ne pouvait saisir ni la portée de ces paroles, ni les raisons qui poussaient son maître à les prononcer.
— Tu m’écoutes, Violet ?
… Ne sont-ce pas là des mots particuliers ? Des mots que je ne devrais pas entendre et que vous ne devriez pas me dire ? Alors pourquoi dire la chose ?
— Je t’aime.
Pourquoi m’avoir utilisée ? Pourquoi ne voulez-vous pas que je vous sauve ?
— Je t’aime.
Pourquoi, pourquoi, pourquoi, pourquoi, pourquoi, pourquoi, pourquoi ?
— Je t’aime, Violet.
Elle ne comprenait pas.
Elle ne comprenait plus rien.
Ni son maître.
Ni ce monde.
Ni ces mots murmurés à son encontre.
Et ainsi, la bête hurla en pleurant.
Elle hurla vers son unique maître
L’être le plus irremplaçable au monde pour elle.
— Qu’est-ce que « l’amour » ?
Ironiquement, ce fut à cet instant précis que la bête accepta l’amour pour la première fois…
… et qu’elle devint une personne.