RoTSS - sof T1 - Chapitre 4
Purgatoire
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Traduction : Raitei
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— Il y a très longtemps, vous, peintures magiques, serviez une fonction basique, mais vitale.
Une voix d’homme, mélodieuse. La fille sur la toile écoutait avec bonheur, tandis que son pinceau lui donnait forme.
— Vous conserviez les choses. Qui avait vécu, ce qui s’était passé, les pinceaux des peintres mages enregistraient tout cela. Naturellement, cela signifiait que le réalisme était une valeur centrale, la capacité de capturer les choses telles que l’œil les percevait. Plus l’art était précis, plus il était détaillé, mieux c’était. Dans le prolongement de cela, les mages en vinrent à croire que le mouvement était préférable à l’absence de mouvement. Une peinture fixe ne préserve qu’un seul point dans le temps, mais si l’on peut représenter le mouvement, alors on a enregistré une ligne. C’est cette idée qui vous a rendues si pleines de vie.
Sa façon de parler de l’histoire tenait presque de la musique. Elle accordait plus d’importance à cela qu’au sens des mots, et le pressa donc de continuer. Cela rendait son travail de peinture plus difficile, mais il se contenta de sourire.
— Cependant, finit par surgir une invention qui menaçait ce but central. Les cristaux mémoriels et les cristaux de projection. Ils permettaient aux mages de capturer et de reconstituer des scènes sans recourir au pinceau. D’une exactitude mécanique, exempts des perceptions et de la subjectivité qu’apporte l’artiste. Hélas, ils étaient tout simplement bien mieux adaptés à des fins de préservation. Nous avions beau affiner nos arts, nous ne pouvions égaler la précision de ces archives de cristal. Notre passion et nos penchants interféraient activement. Les émotions ne font que déformer et enjoliver ce qui se voulait consigner un fait.
Évoquant cette crise ancienne, il mélangea une couleur sur son pinceau. Le corps à demi formé de la fille parut d’autant plus vivant. Elle se délecta des beaux cheveux châtain que l’homme lui peignait.
L’installant doucement, l’homme poursuivit, telle une berceuse.
— Pour cette raison, la finalité des peintures magiques fut réexaminée. Longtemps, les artistes s’y débattirent. Beaucoup conclurent que leur art n’était qu’un divertissement. Beaucoup de mécènes coupèrent tout financement. D’innombrables artistes magiques se retrouvèrent sans moyen d’exposer leurs œuvres. Ils étaient mages, donc ils ne mouraient pas exactement de faim. Mais ce n’était pas un salut. Nous ne sommes pas capables de simplement vivre, ainsi les artistes cherchèrent de nouvelles voies où appliquer leurs compétences.
Elle trouva cela très triste. Qu’y avait-il de mal à simplement vivre ? La vie apportait tant de plaisirs. Un ciel bleu, des brises agréables, l’odeur de la terre, n’était-ce pas tout ce dont les gens avaient besoin pour être heureux ?
— De ce processus émergèrent plusieurs mouvements dont les célèbres introspectifs et épuristes. Les premiers tentent de représenter les vies intérieures que les cristaux ne peuvent saisir, tandis que les seconds mettent l’accent sur l’élimination des fioritures inutiles et l’amélioration de la lisibilité. Les deux approches ont leurs mérites. Le contrôle mental est vital à l’usage de la magie, et s’il est visible, alors la reproduction devient bien plus aisée. Les enregistrements cristallins contiennent bien trop d’informations à traiter, donc une peinture magique ne montrant que ce qui est nécessaire est plus pratique. Pourtant, les deux approches peinèrent. La tentative des premiers de représenter objectivement le subjectif était intrinsèquement contradictoire, et, pour les seconds, le temps requis pour analyser et supprimer les données s’avéra impraticable. En fin de compte, les artistes restèrent piégés dans une lutte vaine face à la froide et limpide précision fournie par les cristaux.
Elle ne parvenait même pas à suivre la moitié des détails les plus pointus, mais acquiesça. Emporté par cela, l’homme parla du renouveau des artistes.
— Mais nous n’avions pas abandonné. Notre long temps d’obscurité a mené à deux découvertes vitales. La symbolisation et l’abstraction. Prendre les concepts des introspectifs et des prunistes, les réduire et les cristalliser en technique. Je pourrais en parler toute la journée, mais, pour faire simple, la première consiste à représenter une chose par une autre, tandis que la seconde représente les caractéristiques communes partagées par plusieurs choses. Toujours pas clair ? Haha, je sais. Quand je les ai entendues pour la première fois, cela n’avait aucun sens. C’est bien plus complexe et nuancé que la simplicité fournie par les cristaux.
L’homme haussa les épaules. Son expression montrait clairement qu’il ne s’attendait pas à ce qu’elle saisisse ces notions. Seulement au fait qu’il reste toujours quelque chose après que des gens ont lutté et se sont fatigué à atteindre du renouveau.
— Par hasard ou non, ces deux principes se mariaient bien. Les combiner ouvrit une nouvelle voie à l’art magique. C’est la voie que je suis, et toi, un succès né sur mon chemin.
Son pinceau s’arrêta, et il contempla le sujet qu’il peignait. Elle prit aussitôt la pose, tâchant de démontrer à quel point son œuvre était bonne.
— Le post-réalisme. Certains décomposent cela et parlent de futurisme. Au risque d’être mal compris, je vais te donner la version la plus simple : dessiner ce qui n’existe pas encore. Cela peut paraître prophétique, mais tel n’est pas l’objectif. Nous prenons strictement en compte les principes de notre monde et peignons des visions de l’avenir dont nous savons qu’elles ne seront pas un prolongement naturel de ceux-ci. Les simples d’esprit balaient cela d’un revers de main comme de la fantaisie, mais l’intention est tout l’opposé. Nous ne nous amusons pas à représenter l’irréel. Sur notre page, nous tentons de créer ce qui devrait exister et n’existe pas. Et nous croyons que cet art servira de jalon, nous permettant d’atteindre ce point un jour.
Il paraissait si sérieux qu’elle dut hocher la tête. Elle ne saisissait peut-être pas pleinement le sens ni l’intention, mais elle savait combien cela comptait pour lui.
C’était tout ce qui avait jamais compté pour elle. S’il faisait de cela l’œuvre de sa vie, alors elle serait là pour l’encourager. Elle était sa création, le motif qu’il avait choisi, et cela ne changerait jamais.
— Malheureusement, cette aspiration a été confondue avec les Gnostiques et leurs offres de salut superficiel. Je pourrais maugréer là-dessus pendant des heures, mais ne le faisons pas. Qu’ils laissent les artistes dans leurs salons se lamenter à leur aise. Vous, peintures, êtes l’avenir que nous n’avons pas vu, alors pourquoi gaspiller mon souffle à parler d’un passé que je n’ai jamais voulu ? Reprenons, et regardons en avant, vers l’avenir que je souhaite représenter.
Il revint dans le droit fil de sa pensée, mais son sourire vacilla.
— J’ai bien peur que ce soit précisément ce que je n’ai pas encore complètement élaboré. N’aie pas l’air déçue ! J’ai des pistes. En voyage, j’ai vu quelque chose qui m’a donné un coup de froid, et j’ai rassemblé des pièces dans le même genre. Je t’ai peint des yeux, tu peux les voir toi-même, n’est-ce pas ? Là-bas.
L’homme montra du doigt, de l’autre côté de son atelier, un mur encombré de tableaux. Elle y jeta un regard, et tressaillit. Tous représentaient d’horribles monstres et des gens souffrants. Même en étant polie, ce n’était pas du meilleur goût. La touche distinctive qu’il employait avec elle était introuvable. Techniquement comme artistiquement, ces œuvres étaient d’une autre trempe.
— Des tableaux infernaux. Un genre absent de la peinture magique traditionnelle, et ceux-ci sont tous l’œuvre de non-mages. Une forme d’art religieux. Les mages n’ont pas de religion, alors pourquoi peindrions-nous de tels thèmes ? Pourtant, pour une raison ou une autre, cela m’est resté. Je ne sais pas pourquoi. Qu’offrent-ils donc ?
Il paraissait perplexe. Une idée lui vint, elle posa la question, et il ricana.
— Est-ce que je veux transformer ce monde en enfer ? Haha, cela simplifierait les choses, mais j’ai bien peur que ce ne soit pas si simple. Mon art parle de l’avenir et le but est d’améliorer le monde. Or les peintures utopiques ne me font rien. Elles sont trop fantaisistes. Ou trop lointaines pour relever du post-réalisme. La pure anarchie qu’elles dépeignent n’a rien à envier à ces tableaux infernaux, entendons-nous.
Il reposa son pinceau et s’assit sur une chaise, contemplant les enfers peints avec un froncement de sourcils éberlué. Puis il se tourna vers elle, parlant comme un guide de musée.
— Mes tracas mis à part, c’est fascinant ! Les non-mages ont inventé tant de sortes d’enfer. Je ne peux qu’être impressionné par la variété des tourments qui guettent ceux qui chutent. On s’attend à ce qu’ils soient transpercés d’aiguilles ou rôtis aux flammes, mais il existe même des châtiments détournés, comme être forcé d’empiler des pierres tandis que le fleuve nous emporte. Et cela pour des enfants qui meurent avant leurs parents !
Ce concept la dépassait. Pourquoi blâmer l’enfant mort ?
Il savait qu’elle réagirait ainsi, aussi n’attendit-il pas sa question.
— Les bienfaits de la culture magique se font sentir dans toute l’Union, mais en Azia, beaucoup d’enfants n’atteignent toujours pas l’âge adulte. « Protège ta vie afin de pouvoir nous succéder » présenté comme une leçon morale, cela peut avoir du sens. Mais ces interprétations, façonnées pour les vivants, me laissent indifférent. Elles me semblent… impures, d’une certaine manière. Après tout, l’enfer est censé être un lieu réservé aux morts et n’a pas son mot à dire sur le vivant.
Il fit courir ses doigts le long du cadre. Ces tableaux lui apportaient une inspiration, mais sa pensée différait de celle des peintres étrangers. Elle trouvait cela tout naturel. Il était, après tout, un mage.
— Je crois que même la plus longue des punitions finit par trouver un terme, et qu’au-delà doit exister une forme de salut. Mais qu’est-ce donc que le salut, pour un pécheur, en vérité ? Comment des âmes à ce point corrompues pourraient-elles être graciées, voire purifiées ? Ces interrogations me hantent lorsque je contemple ces tableaux. Je m’en tourmente, je lutte, et pourtant je suis convaincu que ce que je dois peindre se situe au-delà…
Un éclair de souvenirs qui n’étaient pas les siens jaillit tandis que Godfrey remonta à la surface.
— …te ! S’il te plaît, réveille-toi ! Ouvre les yeux !
Une voix forte pressait son réveil.
Il sentit ses paupières fermées, et Godfrey se mit à se mettre en mouvement.
— …?
— Ah, les paupières ont bougé ! Ne te rendors pas ! Ce n’est pas le week-end ! Je me fiche de combien tu as sommeil, tu dois te lever ! Ce n’est pas le moment de se reposer !
Cela lui ouvrit les yeux. Il se redressa, sans reconnaître la pièce.
Une fille au tout début de l’adolescence, en robe simple, se tenait devant lui.
Cela le déconcerta.
— …Où suis-je ? Tu es…
— Oh, parfait ! Tu t’es réveillé ! Tu es à l’intérieur de moi. Tu vois ? Tu reconnais ce coup de pinceau habile ? Bien supérieur à ces toiles quelconques. Même un aveugle distinguerait une œuvre de Severo Escobar dans une file !
La fille porta la main à sa poitrine dans un geste de fierté. Godfrey avait l’air perplexe, mais la texture de ses vêtements et de sa peau attira son attention. Dès qu’il reconnut que tout cela était peint, il comprit qu’elle était un esprit de peinture et dégaina son athamé.
Voyant les flammes à la pointe, elle leva précipitamment les mains.
— Attends, attends ! Je ne te veux aucun mal ! Tu ne le vois pas ?!
Elle agita les deux mains, affolée. Perplexe, il fronça les sourcils.
— …Oui, tu n’as pas l’air hostile.
— Alors pose ce truc, s’il te plaît ! Je suis une peinture à l’huile ! Le feu me fait peur ! Et si tu mets le feu ici, tu brûleras aussi, d’accord ? N’oublie pas de le dire aux autres quand tu les réveilleras !
Elle montra du doigt, et Godfrey se retourna pour découvrir Carlos, Lesedi et Leoncio au sol. Cela fit enfin remonter des souvenirs d’avant son évanouissement, et il saisit ce qui se passait.
— …Alors… on est à l’intérieur du tableau ? Celui de notre chambre de dortoir ?
— Exactement ! Le beau tableau que vous avez fourré sous votre lit. Je t’épargne la leçon, mais j’étais furieuse ! On ne m’avait jamais traitée ainsi depuis l’instant où j’ai été peinte !
— Eh bien… désolé pour ça. Je ferais mieux de réveiller les autres.
— Vas-y. Fais-le, vraiment. Sinon on n’avancera jamais.
Elle l’y poussa, et Godfrey se mit à leur secouer les épaules, sans rien comprendre à ce qui se passait. Rien d’étonnant, Lesedi se prit la tête aussitôt réveillée.
— J’suis dans le tableau ? Dites-moi que je rêve. Je peux me recoucher ?
— Désolé. Essayons de nous éclaircir les idées et de l’écouter. On dirait qu’elle attend quelque chose de nous.
Lesedi jeta un coup d’œil à Leoncio, qu’ils avaient laissé inconscient.
— D’abord, et lui ? Il est encore moins volontaire que nous. Impossible de prévoir ce qu’il fera en se réveillant.
— …Prenons au moins sa baguette. Si on la lui rend une fois dehors, on peut essayer d’éviter un combat ici. Il m’en voudra, cela dit…
Ils aviseraient pour le reste une fois qu’il serait réveillé. Godfrey subtilisa l’athamé et la baguette blanche, tandis que Carlos avançait vers la fille.
— D’abord, laisse-moi te demander : peux-tu nous conduire là où est Lia ?
— Tu veux dire les enfants capturés par les esprits des paysages infernaux ? Je peux. Mais j’aimerais que vous fassiez quelque chose là-bas. Asseyez-vous, et on en parle.
Elle indiqua quelques chaises d’un geste. Toujours sur leurs gardes, ils s’assirent. La fille prit place de l’autre côté de la table ronde entre eux et posa les bras dessus.
— Vous faites partie des promotions inférieures, n’est-ce pas ? J’ai entendu ce que vous disiez avant de vous attirer ici, mais pour être sûre : selon vous, que se passe-t-il ?
— Ce n’est qu’une hypothèse, mais… un de nos ainés doué en peinture magique a été Consumé par le Sort dans les profondeurs du labyrinthe, et par conséquent, les esprits de peinture se sont déchaînés. Et toi, tu as sans doute été peinte par la même main, répondit Godfrey.
— Bien, en plein dans le mille. Continuons. Je vais vous dire ce que vous voulez savoir avant tout : les enfants capturés sont encore sains et saufs. Pour la simple raison qu’il ne leur veut aucun mal. Le tableau sur lequel Severo travaille requiert des mages comme élément de la composition, c’est pour ça qu’ils ont été capturés. Des cadavres ne lui servent à rien, donc il les a laissés en vie. Aussi simple que ça.
Les trois amis ne s’y attendaient pas et digérèrent l’information.
— Tu as l’air sûre de toi, dit Godfrey. — J’imagine que ce n’est pas une conjecture. Puisque tu sais ce que font les esprits de peinture… peux-tu aussi les voir ?
— Bien sûr. Il existe un canal entre toutes les œuvres du même artiste, et nous savons tous ce que font les autres. Nous pouvons communiquer également, mais juste pas pour l’instant. Ils ne veulent pas me voir. Les esprits des paysages infernaux se sont synchronisés avec Severo après qu’il a été Consumé par le Sort, tandis que moi, je reste fidèle à sa façon de penser d’avant. Distinction minime, mais capitale.
Elle soupira, et Godfrey se frotta le menton en y réfléchissant.
— Nous espérions pouvoir sauver nos amis en passant par ton tableau. Il semblerait que ce soit possible et que tu es prête à nous aider.
Cela allait dans leur sens. S’il croyait tout ce qu’elle disait, c’était presque idéal. Mais il était élève à Kimberly et ne prenait rien pour acquis.
— Alors permets-moi de demander, dit-il en lui lançant un regard perçant. — Qu’est-ce que tu veux ? Tu nous as attirés ici pour une raison, non ?
La fille se redressa et s’expliqua.
— Aidez Severo à terminer son tableau. C’est tout ce que je demande.
Il haussa un sourcil, et Lesedi fronça les siens.
— …Tu veux que nous aidions ton créateur à mener son sort à terme ? Pas à le sauver ?
— J’aimerais qu’on puisse le sauver, mais c’est trop tard. Ce n’est pas une question de vos compétences, je sais qu’il est trop tard pour lui. Severo est allé trop loin. Il ne peut plus revenir. Ce qui compte maintenant, c’est ce qu’il accomplira là-bas.
Ses mains, posées sur ses genoux, tremblaient, mais sa décision était prise. Godfrey se tut, conscient qu’elle était un esprit de peinture, mais elle semblait dire la vérité. Elle avait l’air humaine et pensait ce qu’elle disait, c’est ce que lui soufflaient ses instincts.
— D’accord. Mais que pouvons-nous faire ? Je crains de ne rien connaître à l’art. Je doute de pouvoir aider en quoi que ce soit au processus créatif.
— Je n’attends aucune aide technique. Ce qui m’importe, c’est votre valeur de sujet. Je l’ai ressentie, et c’est pour cela que j’aimerais qu’il vous rencontre. Si seulement il avait pu vous rencontrer avant.
Elle inclina la tête. Godfrey sentit une pointe de culpabilité, au lieu de s’agacer du tableau, il aurait pu l’écouter. Elle releva la tête.
— Allez le trouver. Parlez à Severo, dit-elle. — C’est tout ce que je vous demande concrètement. Évidemment, si vous pouvez sauver des enfants capturés au passage, je vous aiderai. Les esprits des paysages infernaux ont attrapé tout et n’importe quoi, mais Severo n’en a jamais eu l’utilité. C’est pour ça que je lui envoie ce dont il a vraiment besoin.
Elle soutenait que cela n’allait pas à l’encontre de leurs objectifs, mais Lesedi l’interrompit.
— Tu offres la vie de Godfrey en échange des élèves capturés. C’est comme ça que j’entends ta proposition.
— …Je veux seulement donner de l’inspiration à Severo. Mais je ne peux pas promettre que ça finira bien. Il a été Consumé par le Sort. Je ne sais plus à quoi il pense. Tout ce que je reçois, maintenant, c’est une urgence inquiétante.
La fille s’interrompit, l’air profondément contrit, et c’était la dernière pièce dont Godfrey avait besoin. Il décida de lui faire confiance. Si elle voulait les tromper, pourquoi avouer tout cela ? Qu’elle compte les duper de cette manière était certes possible, mais un tel degré de suspicion serait contre-productif.
— Très bien. J’accepte.
Il clarifia ses intentions, et Lesedi poussa un soupir exaspéré.
— Tu as perdu la tê… ? Non, j’avais déjà mis en doute ta santé mentale.
— Désolé, Lesedi, lui dit Godfrey. — Quoi qu’il en soit, j’ai une demande à mon tour. Peux-tu renvoyer Lesedi et Mr. Echevalria, le garçon qui dort là-bas, au bâtiment de l’école ? Cette mission ne concernait que Carlos et moi. Ils ne devraient pas être ici.
— Je le ferais si je pouvais, mais il est trop tard. Regarde.
La fille pointa par-dessus leurs épaules. Derrière eux se trouvait sans doute le cadre ensorcelé par lequel ils étaient entrés. Le monde réel aurait dû s’étendre au-delà, mais on ne voyait rien.
Il était hermétiquement scellé par du papier isolant.
— Après vous avoir attirés, un groupe des promotions supérieures l’a ramené au bâtiment de l’école. Je suis scellée par le corps enseignant de Kimberly. Vous ne pourrez pas ouvrir ça de l’intérieur. Tout ce que je peux faire, à présent, c’est vous envoyer vers la sortie dans le labyrinthe.
— Donc, on n’a pas le choix ? Alors j’y vais, fit Lesedi en soufflant.
Pas de fanfaronnade, elle était de la partie. Avant d’être entraînée ici, elle avait mille raisons de ne pas se joindre à leur mission suicide, mais avec la retraite impossible, aucune ne comptait plus. En conséquence, elle se joignait à eux. Protéger ses amis, vaincre leurs ennemis, pas d’autre option, inutile d’y réfléchir. Ironiquement, cela lui avait épargné une foule d’inquiétudes.
— Attends, il est réveillé, lança Carlos.
Les yeux de Leoncio s’ouvrirent d’un coup, et il se redressa, apparemment peu affecté par l’absence de ses armes. Il avait dû se réveiller plus tôt et feindre le sommeil le temps de reprendre ses esprits.
— Un briefing ne serait pas de trop. Qu’est-ce… que c’est que tout ça ?
— Heureux que tu te joignes à nous, Echevalria. Toi compris, on va être envoyés dans les tréfonds du labyrinthe. Ce n’est pas par la force que l’on t’emmène, c’est la seule issue. Fais-lui le topo, Carlos.
Carlos s’approcha de Leoncio et lui expliqua posément les faits. Ils étaient à l’intérieur du tableau, ne pouvaient pas ressortir par où ils étaient entrés, et la seule sortie menait par les profondeurs du labyrinthe. Ils ajoutèrent la requête de la fille du tableau et les objectifs du groupe, à quoi Leoncio acquiesça.
— …Compris. J’admets qu’il n’y a pas d’autre choix.
Il ne perdit pas de temps en questions, ce qui sembla impressionner Lesedi.
— Une décision rapide, Mr. Echevalria. Je m’attendais à des plaintes.
— J’aimerais bien, mais le temps passé à maugréer pour rien est du temps perdu. Fille du tableau, où mène cette sortie du labyrinthe ?
— À l’atelier de Severo, dans la quatrième couche, la Bibliothèque des Abîmes. J’imagine que vous savez que vous ne vous en sortirez pas seuls. C’est bien trop profond pour des cadets. Une fois votre but atteint, rassemblez-vous dans un espace de lecture et attendez les secours. Les esprits de peinture ne peuvent pas vous y atteindre.
— C’est ce que j’avais prévu. Y a-t-il un chemin rapide vers un endroit sûr depuis cette sortie ?
— Non. La priorité est de quitter l’atelier. Les tableaux se sont entremêlés pour donner naissance à un monde improvisé. Agir seuls serait une erreur, peu importe votre empressement à fuir. Des deuxième année comme vous tomberaient les premiers.
Elle ne mâchait pas ses mots. Leoncio se massa les tempes, les yeux brillants.
— Autrement dit, si je veux revenir vivant sur le campus, je dois me greffer à votre mission suicide.
— Magnifiquement dit. Je commence à t’aimer, Echevalria.
Lesedi applaudit, mais Leoncio ignora totalement son ironie et tendit la main vers Godfrey.
— …Les baguettes. Ce n’est pas le moment de se battre.
— D’accord.
Compte tenu de la situation, il choisit de faire confiance à l’homme et rendit la baguette et la lame dérobées. À l’instant où Leoncio les saisit, son autre main se referma en poing, et il frappa.
— …!
— Al !
Un « crac » contre le visage de Godfrey le fit vaciller de côté. Un filet de sang lui coula sur la joue. Sans reculer le moins du monde, il releva la tête, et Leoncio renifla.
— Une réprimande. Et ce ne sera pas la dernière. Je te dois dix fois ça pour m’avoir mêlé à cette absurdité.
Sur ces mots, il pivota sur les talons, ses yeux rouges balayant le cadre de sortie au loin.
— Pas avant qu’on soit revenus sur le campus. Fille du tableau, ouvre.
La fille se leva en hochant la tête. Elle tenait quatre bourses de toile en mains.
— Avant que je parte, prenez ça. C’est important.
— …Qu’est-ce que…?
— …Des pièces brûlées ?
Ce qu’ils trouvèrent dans les bourses les laissa pantois. Des caractères aziens étaient gravés sur les pièces, et toutes étaient décolorées, comme si elles avaient été exposées à une forte chaleur.
— C’est de ma monnaie infernale, expliqua la fille. — Il y a de nombreux usages possibles, mais les règles des enfers varient selon le tableau, donc vous devez être prêts à tout. Considérez-les comme une forme de talisman.
Tous acquiescèrent et glissèrent les bourses dans leurs poches. La fille ferma les yeux, se concentrant. Supposant qu’elle sondait ce qui se trouvait au-delà de l’entrée, personne ne l’interrompit.
— D’accord, allez-y. J’ai choisi l’endroit le plus sûr possible, mais rien n’est parfait. Cachez-vous dès que vous le pouvez.
Godfrey dégaina son athamé.
— Tu passes devant, Godfrey, dit Leoncio. — Peut-être que ça améliorera mon humeur.
— J’avais bien l’intention de le faire. On t’a embarqué là-dedans, alors on te protègera. Reste derrière nous.
Sur ce, Godfrey plongea à travers le cadre, Carlos et Lesedi suivant juste derrière. Leoncio passa en dernier, le visage tordu par la colère.
— Me protéger ?! Tch, quelle impudence !
Marmonnant pour lui-même, il franchit le cadre, laissant la fille derrière.
— Je vous en prie…, murmura-t-elle, toute seule.
— …Unh…
Pendant ce temps, l’anesthésiant de Gino perdait son effet, et les yeux d’Ophelia s’ouvrirent.
— …J’ai la tête comme une pierre. Carlos, je veux un thé bien corsé.
— Mâche ça.
Elle se redressa, les yeux encore flous.
D’un côté, une main lui tendit un cube de feuilles compressées. Ophelia fronça les sourcils et se tourna pour découvrir un garçon en vêtements de fille.
— …Tim ? Pourquoi est-ce que tu…?
— Mâche, je te dis ! Ça va te réveiller.
Il les lui colla presque dans la bouche, si bien qu’Ophelia croqua à contrecœur dans la motte feuillue. L’amertume pure fut comme une décharge en pleine tête, chassant les derniers restes des drogues et lui éclaircissant l’esprit.
— …Ngh… !
— Ça cogne comme une brique, hein ? Maintenant que t’es debout, ressaisis-toi et regarde autour.
Une main plaquée sur ses lèvres, Ophelia obtempéra.
Le spectacle lui fit oublier le goût infect. Un puits vertical titanesque s’ouvrait devant eux, cerclé de parois rocheuses abruptes. Dans la pierre, des anfractuosités avaient été creusées puis barrées de fers, chacune bondée de silhouettes vêtues de sacs de jute. Tim et Ophelia se trouvaient dans la cellule la plus basse.
Les parois étaient tapissées de geôles, telles les vitrines d’un mauvais goût absolu. À l’extérieur, des créatures humanoïdes aux ailes noires patrouillaient, de longs instruments de supplice à la main. « Créatures », car Ophelia était incapable de déterminer leur nature. Elles évoquaient des harpies, mais là où ces demi-humaines portent des ailes à la place des bras, celles-ci en avaient quatre : deux bras, et des ailes distinctes jaillissant de leur dos.
Leurs pieds se terminaient par des sabots, semblables à ceux de chèvres. À sa connaissance, de tels êtres n’existaient pas. Des dents jaunies et irrégulières garnissaient des bouches ouvertes jusqu’aux gencives, une anatomie manifestement façonnée pour inspirer la terreur à quiconque posait les yeux sur elles.
— Qu-quoi… est-ce que c’est que cet endroit…?
— Aucune idée. Mais on est clairement dans une sorte d’enfer.
Tim prenait la chose avec philosophie. Il avait certes été surpris à son réveil, mais pas davantage.
Il avait grandi au milieu des horreurs.
— Tu te rappelles t’être frottée à cette tarée d’elfe, hein ? Je me rappelle que les autres sont venus nous sauver, puis que ces trucs ont déboulé en pleine baston et pendant qu’ils se barraient, on s’est fait capturer sans pouvoir se défendre. J’ai reperdu connaissance à ce moment-là. Réveillé il y a environ une heure, j’ai décidé de te laisser dormir jusqu’à ce que la toxine se dissipe. Je sais pas comment détoxifier.
Après l’avoir tenue au courant, Tim regarda les hommes-oiseaux et leurs instruments de torture, un sourire mauvais aux lèvres.
— …J’ai hâte de voir ce qu’ils nous réservent !
Ophelia repassa mentalement l’enchaînement, puis lança un regard à Tim.
— …Tu t’es réveillé quand, exactement, Tim ?
— Hein ?
— Cette elfe t’a mis KO. Quel est… le prochain souvenir que tu as ?
Elle s’était approchée d’un pas, l’air si grave qu’il détourna les yeux. Son instinct lui soufflait pourquoi. Il avait vu un familier étrange jaillir de son ventre. Aucune invocation ordinaire ne fonctionnait ainsi, c’était une bête née d’un corps humain.
— …
Il ne l’avait jamais entendue supplier ainsi. Et il voyait les larmes tomber sur le sol en dessous. Tim s’ébouriffa la nuque, puis soupira et la repoussa.
— …Tout ce dont je me souviens, c’est que tu m’as sauvé la mise. Rien d’autre n’a d’importance ! Et je vais pas gaspiller mon souffle pour ce qui n’en a pas. Là-dessus, fais-moi confiance.
Il soutint son regard en prononçant ce serment, avec une sincérité qui la fit sourciller et essuyer ses larmes.
— …Merci, réussit-elle à dire.
Pour une fois, ses défenses habituelles étaient tombées, et Tim ne put s’empêcher de sourire.
— Je te jure… on est en enfer, et c’est ça ta première préoccupation ? T’es aussi timbrée que moi. Réfléchis, bon sang ! Là, on n’est même pas sûrs de le revoir un jour.
Tim ramena son attention au problème immédiat, en essayant de planifier.
— Tout n’est pas si noir, cela dit. Même s’ils ont une sale gueule, je ne ressens pas une vraie hostilité de leur part. Et ils ne nous ont pas fait de mal, en fait. En plus, ils ne sont pas très futés. Le simple fait qu’ils nous aient laissé nos baguettes et notre équipement le prouve. C’est une manière bien bancale d’enfermer un mage, non ?
— C’est quoi, au juste ? On dirait des bêtes magiques, mais pas vraiment. Je suppose que c’est une sorte de vie factice tissée de magie…
— J’aimerais bien le savoir. Ils brûlaient comme pas possible quand Godfrey les a frappés avec Flamma, et j’en ai vu un éclater en liquide quand Lesedi lui a donné un coup de pied. Ça t’aide ?
Ces infos supplémentaires ravivèrent la mémoire d’Ophelia. Elle se caressa le menton.
— …Des esprits de peinture, je pense. Ce qui signifie qu’on est vraisemblablement à l’intérieur d’un tableau. Cela expliquerait pourquoi rien ne paraît réel et pourquoi je n’ai jamais entendu parler d’un endroit pareil dans le labyrinthe.
— Des monstres faits de peinture, alors ? C’est pas mon domaine, mais le poison marcherait sur eux ?
Tim se leva pour les reluquer à nouveau, mais cela lui valut un regard noir, si bien qu’il jura et se rassit.
— Ils réagissent aux grands mouvements. On dirait qu’ils ne nous veulent pas de mal pour l’instant, mais impossible de savoir combien de temps ça va durer. Il nous faut un plan d’évasion.
— Oui, je suis d’accord. Tim, tourne-toi.
— Hein ?
Il haussa un sourcil, mais lui tourna le dos. Ophelia tira une petite fiole de sa robe et la glissa entre ses jambes.
— …!
Les composants de la bête magique atteignirent son utérus et s’y fixèrent. S’essuyant la main avec un mouchoir, elle se retourna vers Tim pour s’expliquer.
— …J’ai implanté une graine de Chimère. J’ai utilisé celle que j’avais préparée pour l’elfe, je ne peux donc pas en lâcher une autre avant d’en avoir fait pousser une en moi. Ça va prendre une journée entière, au minimum, mais plus on aura d’options puissantes, mieux ce sera.
— …T’es sûre de vouloir dire ça ?
— Tu en as déjà vu une. Inutile de le cacher. Et je ne compte pas mourir pour avoir voulu dissimuler ce que je peux vraiment faire. Toi non plus, pas vrai ?
Elle était pragmatique, et Tim dut convenir qu’elle avait raison.
— …Ouais, Godfrey m’a sauvé la vie, je peux pas laisser ça se finir ici. Je déclare la trêve. On va s’assurer de survivre à ça, Ophelia.
Il tendit la main, et Ophelia la serra sans hésiter.
La fois précédente, ils avaient été happés sans s’y attendre, mais cette fois, ils étaient prêts. Ils traversèrent le cadre pleinement conscients et émergèrent dans l’espace au-delà.
— …Ouah.
La main sur son athamé, Godfrey regarda autour de lui. Sous un ciel rouge menaçant s’étendait à perte de vue une lande couleur rouille. Une terre aride constellée de rochers et de blocs, et, entre eux, des cadavres humains desséchés entassés, entourés d’instruments de torture. Une rafale porta à leurs narines une odeur de fer.
— Ce n’est certainement pas le labyrinthe. On est dans un tableau, supposa Carlos.
— Vous m’entendez ? résonna la voix de la fille dans leurs têtes. — Ne dégainez pas vos athamés. Contentez-vous de baguettes blanches. Godfrey peut me porter, puis restez furtifs et commencez à chercher.
Godfrey passa à sa baguette blanche, puis usa d’un sort pour fixer à son dos le cadre qui flottait derrière eux. Ils se mirent en route à travers la terre désolée.
— Tu es donc notre guide ? demanda Godfrey. — Ta voix peut nous atteindre ici ?
— Vous êtes passés par mon tableau, donc le canal restera ouvert un moment. Sans cela, je n’aurais jamais envoyé des deuxième année ici. Mais ça ne garantit pas votre sécurité. Je dois vous prévenir que vous réfugier à nouveau en moi n’est pas une option, quoi qu’il arrive. Il y a quantité de conditions pour relier des tableaux.
Sur ces mots, elle se mit à expliquer leur environnement.
— Vous êtes dans les Huit Grands Enfers. Un paysage infernal azian que Severo a peint à des fins d’études. C’est plutôt traître, alors avancez avec prudence. Et ne dégainez absolument pas votre athamé sans ma permission.
Godfrey et Carlos hochèrent la tête, et quelque chose siffla dans l’air derrière eux. Ils se retournèrent, et virent le pied de Lesedi à quelques centimètres du visage de Leoncio.
— Laisse-moi être très claire, Echevalria. Tu nous fais pitié, car tu es là contre ta volonté, mais on te doit que dalle.
— …Hmm ?
— Si nos cadets se sont fait capturer par des esprits de peinture, c’est uniquement parce que ton larbin les a laissés en incapacité de se battre. On pourrait soutenir que si tu es là, c’est bien de ta faute. Sache que le coup que tu as porté à Godfrey était complètement déplacé.
— Laisse, Lesedi. Ce qui compte, c’est de s’en tirer, dit Godfrey.
Ses yeux ne quittèrent pas le blond, mais elle baissa le pied. Sans ciller, Leoncio interpella la fille.
— De quelle nature seront les esprits de peinture ? Un pattern, des éléments viables à connaître ?
— Difficile à dire. À l’intérieur d’un tableau, vous êtes à la merci des règles locales. C’est une peinture à l’huile, mais vous ne pouvez pas simplement les brûler comme vous l’avez fait dehors. Il y a de nombreux types de gardiens, donc vous feriez sans doute mieux d’observer.
Pas de solution simple à quoi que ce soit. Ses paroles laissaient clairement entendre que la route serait rude.
— Hmm, grommela Lesedi. — Fais comme si on était coincés dans un Grande Aria.
— Exact. Les tableaux magiques de ce niveau sont des Arias, limitées à l’espace du cadre. Cela devrait vous dire à quel point Severo est puissant.
La fille semblait fière, mais Godfrey avait la mine sombre. Un Grande Aria, souvent considéré comme l’accomplissement ultime d’un mage, est un rite qui réécrit littéralement le monde, créant un univers nouveau régi par les lois établies par le lanceur. Le bon sens ne s’y applique pas, et l’endroit où ils se trouvaient n’était peut-être pas exactement cela, mais c’était suffisamment proche pour inquiéter Godfrey.
— Si vous tombez sur des gardiens, mieux vaut éviter le combat si possible. Vous êtes dans une zone reculée, donc peut-être que vous pourriez gérer, mais à mesure que nous approcherons du centre, ils seront plus forts et plus nombreux. Vous n’avez tout simplement pas la force d’affronter leurs meilleurs éléments.
— Des zones ? Les enfers aziens ont ça ?
— Oui. Et chacune a un encadrement organisé. Il y a huit grands enfers, chacun entouré de seize enfers mineurs. Vous êtes dans le Royaume des Entailles d’Épée, un enfer mineur aux abords de l’un de ces huit, plus précisément, l’enfer de la Reviviscence. C’est là que vont ceux qui ont assassiné des êtres humains avec une arme blanche.
— L’enfer parfait pour nous et nos athamé, alors. On va où ensuite ?
— Ce n’est pas tant un lieu que nous cherchons qu’un Jizo Bosatsu[1] qui patrouille ici, pour qu’il vous aide à fuir. Si vous ne bougez pas, il finira par venir à vous, mais plus il y a de vies dans une zone, plus il passe souvent.
Suivant ses instructions, ils se mirent en route à travers le désert. Elle appelait cela l’ouest, mais, dans le tableau, ils n’avaient aucun moyen de savoir quelle direction était laquelle, et ils n’avaient que sa parole. Difficile de se sentir en confiance.
— Urgh…!
Un géant armé d’une massue surgit de derrière un rocher. Une sous-espèce de troll propre à l’Azia, ressemblant à un ogre, l’un des gardes de cet enfer. Ils se figèrent sur place. Le géant jeta un œil vers eux, puis repartit à grands pas.
— …Il nous a laissés passer ?
— Oui, vous n’êtes pas des résidents à proprement parler, et les gardes de bas rang ne sont pas très motivés. On les fait travailler dur pour de maigres salaires.
— D…des salaires ? L’enfer a des fiches de paie ?
— Pourquoi crois-tu que je vous ai donné de l’argent ? Si un combat éclate, c’est une chose, mais mieux vaut pouvoir les acheter.
Elle parlait comme si c’était normal. Carlos tapota, à travers sa robe, la bourse dans sa poche, moins rassuré.
— Je suis content qu’on puisse éviter les combats, mais… c’est pas très glorieux.
— Certes, mais moins on se bat, mieux c’est pour nous. Il ne faut pas s’en plaindre, dit Godfrey. — Avançons.
Les yeux sur les alentours, ils reprirent leur marche. Ici et là, ils voyaient des prisonniers hurler tandis que les gardes les tailladaient. Spectacle brutal, mais sachant que c’était un tableau, cela ne semblait servir à rien de s’en soucier. Ils tournèrent le dos aux cris, poursuivant leur route, jusqu’à ce qu’une forêt aux feuilles d’acier leur barre le passage.
— …Et ça, c’est quoi ?
— La forêt des Lames. Chaque arbre porte des lames pour feuilles. On ne peut pas atteindre l’enfer de la Reviviscence sans la traverser. Force !
— Voilà qui rassure, dit Godfrey en touchant l’une des feuilles.
Les bords étaient assurément tranchants, mais pas au point d’entamer la peau d’emblée. Et leurs uniformes étaient conçus pour repousser les lames.
— …Pas si tranchantes. Je doute qu’elles traversent les robes de Kimberly. Faites juste attention à ne pas vous en prendre au visage.
— Je suppose… acquiesça Lesedi.
Elle se racla la gorge, et ils s’engagèrent dans la forêt des épées. Ils constatèrent vite que les branches rigides les empêchaient de simplement écarter les fourrés comme avec des arbustes ordinaires.
— Ça fait chier ! jura Lesedi en se baissant sous des lames. — J’aimerais au moins pouvoir les couper avec notre athamé…
— Vous pouvez, mais les gardes rappliqueront en masse. Souvenez-vous, c’est ici qu’on enferme les meurtriers à l’arme blanche, dit la fille.
— Et brûler un passage nous coûterait trop de mana, ajouta Godfrey. — Serrez les dents et tenez bon.
À force d’endurer, Carlos sentit une vive douleur au mollet.
— Aïe…!
— Carlos ?!
Sentant que quelque chose clochait, Godfrey scruta rapidement les alentours. Il finit par repérer une petite, une lame acérée à la main, bondissant de branche en branche.
— Un singe-lame ! Ils chassent par groupes de cinq ou six ! Attention !
— On se bat ici ? Sans athamé ? grommela Leoncio en levant sa baguette blanche.
Un singe-lame piqua depuis le dessus, et le talon de Lesedi frappa juste.
— Geh !
Projeté en arrière, il s’empala sur une branche acérée. Il se débattit un instant avant de s’éteindre. Le coup de pied de Lesedi avait suivi une trajectoire nette entre les lames qui l’entouraient ; elle abaissa la jambe en reniflant.
— Leurs mouvements sont téléphonés. Ils n’ont affronté que des pécheurs sans défense.
D’autres ennemis déboulèrent entre les arbres sur un côté. L’orteil de Leoncio crocheta les jambes de l’un, et il partit cul par-dessus tête sur une lame, se décapitant par son propre élan.
— Les faire trébucher, et c’est aussi simple que ça ? Hmf, les bêtes de la deuxième couche sont bien plus imposantes.
La menace évaluée, ils se mirent en formation, attendant la prochaine vague et sentirent les êtres hostiles battre en retraite.
— Deux à terre, et les autres s’enfuient ? dit Godfrey. — Ils sont pas motivés.
— Hâtez-vous, conseilla la fille. — Ils ne sont peut-être pas très dangereux, mais ils pourraient appeler d’autres gardes.
Ils soignèrent la jambe de Carlos et poursuivirent à travers la forêt des Lames. Ils guettaient d’autres attaques, mais il n’en vint pas.
Vingt minutes plus tard, ils atteignirent l’autre bord, et la vue s’ouvrit à nouveau.
— …On est sortis ? Où est-ce qu’on est, là ? dit Leoncio en fronçant les sourcils.
D’innombrables chaudrons, tous sur le feu, alignés jusqu’à l’horizon. Des gardes massifs remuaient ces marmites dans lesquelles bouillaient d’innombrables humains, leurs cris et hurlements résonnant de toutes parts.
Tandis qu’ils restaient bouche bée, la fille les éclaira.
— Nous sommes arrivés au royaume des Chaudrons. Ceux qui ont tué et mangé des animaux sont bouillis dans ces chaudrons de fer. Contrairement au royaume des Entailles d’Épée, vous pouvez dégainer votre athamé sans déclencher une colère immédiate, mais il y a bien plus de gardes ici, soyez prudents.
Ils entamèrent la traversée de ce nouvel enfer.
Les yeux sur les pécheurs en ébullition, Lesedi se demanda :
— Punition sévère pour avoir mangé de la viande. La culture aziane est-elle à ce point opposée à l’idée ?
— Ça peut l’être, mais toutes les punitions sont plutôt extrêmes. Le but est de montrer aux vivants à quel point ça tournera mal s’ils font quoi que ce soit de mal. Comme c’est de la fiction, ils peuvent y aller à fond.
— Comme pour l’argent, ça semble très terre à terre. Je suppose que si des humains l’ont imaginé, c’est ainsi que ça marche.
— Je suis moins sûre. D’autres représentations de l’enfer sont plus éloignées du quotidien. Si vous n’avez pas de chance, vous pourriez les voir.
— Tu sais vraiment où tu vas…? grogna Lesedi, en fusillant le tableau du regard.
Godfrey, en tête, s’arrêta. Devant eux s’étendait une vaste étendue d’eau bouillante, couvrant la moitié de tout ce qu’ils voyaient.
— …C’est un très grand chaudron, expliqua la fille. — Plutôt un lac, à vrai dire.
Après un moment d’observation, Godfrey s’exprima.
— Contournons. Il y a moins de gardes sur la gauche.
Les yeux rivés sur les gardes qui jetaient des pécheurs dans le lac, se servant des petits chaudrons comme couverture, ils firent de leur mieux pour rester hors de vue.
— …Ils font ça à la chaîne, dit Lesedi.
— Comme s’ils ajoutaient des ingrédients à un ragoût, ajouta Godfrey.
— Le travail est plus facile que dans le royaume des Entailles d’Épée, alors leurs quotas sont plus élevés, leur dit la fille. — Regardez. Là-bas, on retire les pécheurs cuits avec des tamis.
— Je préférerais ne rien voir de tout ça, dit Carlos. — Plus vite on sera passés, mieux ce sera.
Tout le monde était d’accord, et ils accélérèrent… mais un garde, après avoir jeté ses pécheurs, les repéra. Godfrey le vit s’avancer à pas lourds vers eux.
— …Hng. Il y en a un qui nous prend en chasse.
— Sortez votre monnaie infernale. Tenez-le légèrement dans la paume. Vous êtes quatre, donc huit pièces suffiront.
Godfrey fit comme la fille le suggérait, laissant le garde voir. Il leur tourna le dos, puis tendit la main derrière lui. Comprenant l’intention, Godfrey s’apprêtait à faire passer l’argent quand un autre garde accourut.
— …?!
— Un autre vous a repérés ? Pas bon ! Ils vont affluer ! Vous n’aurez jamais assez de fonds.
Les deux gardes se mirent à se disputer, et le groupe de Godfrey entendit d’autres approcher. Godfrey fit son choix.
— Courez pendant qu’ils sont distraits !
Les quatre passèrent aussitôt à pleine vitesse. Les gardes qui les virent fuir se mirent à les poursuivre, mais leurs carcasses massives les rendaient aussi lourds qu’ils en avaient l’air. Juste au moment où Godfrey commençait à croire qu’ils allaient s’en tirer sans casse, les gardes se mirent à faire basculer des chaudrons vers eux.
— Tch !
— Echevalria !
— Ah, Al ?!
Leoncio était le plus près, et, pour éviter d’être écrasé sous le chaudron, il bondit sur la surface de l’eau bouillante, Godfrey sur ses talons. Sous le choc, Carlos et Lesedi se penchèrent par-dessus le rebord et les virent tous deux debout sur la surface bouillonnante.
— …Inutile. Tu pensais que je n’avais pas maîtrisé la Marche du Lac ?
— Heureusement que si. J’ai vraiment peiné avec ça l’an dernier.
Godfrey avait simplement l’air soulagé que ses craintes soient infondées. Les deux autres les rejoignirent sur le lac bouillant, laissant les gardes grincer des dents sur la berge.
— Je n’avais pas pensé à marcher sur de l’eau bouillante, mais c’est peut-être plus sûr, dit Lesedi.
— Faisons une course jusqu’à l’autre rive ! lança Carlos.
Ils s’élancèrent, les eaux se cabrant et les poursuivant. Les gardes avaient de gigantesques rames pour remuer la marmite et s’en servaient pour générer des vagues bouillantes. Godfrey dégaina son athamé pour gérer ça.
— Arrête-les, Carlos !
— Ça marche ! PROHIBERE !
Un sort de durcissement frappa la vague brûlante, et ils repartirent en suivant les instructions de la fille. Ils atteignirent enfin l’autre rive et retrouvèrent la terre ferme. Il continuèrent de courir, conscients des gardes à leurs trousses.
— On a traversé !
— C’est la bonne porte ?!
— Oui ! Il ne reste plus qu’un enfer mineur à franchir et vous serez dans l’enfer de la Reviviscence ! Utilisez vos sorts pour forcer la porte !
— Compris. Godfrey ! Toi, économise les tiens !
Les trois restants tirèrent sur la porte devant et plongèrent dans l’obscurité au-delà. Un autre sort pour refermer la porte derrière eux, et ils se retrouvèrent dans un royaume dépourvu de lumière.
— …Je ne vois rien du tout. Fille du tableau, explique.
— C’est le royaume des Ténèbres. Pour ceux qui tuent des moutons et des tortues. Cela peut rendre la progression difficile, mais ne générez pas de lumière. Déplacez-vous en silence, en minimisant voix et pas.
Même dans ces ténèbres, elle savait par où aller. Ils avancèrent à tâtons, Godfrey s’essuyant le front.
D’abord, il avait supposé que la chaleur venait des projections du lac bouillant, mais de toute évidence non.
— …Il fait très chaud. Et pourtant, pas de feu…
— Des flammes noires. Des feux obscurs, qui tourmentent les pécheurs ici. Les gardes les transportent lentement, alors tenez-vous éloignés des sources de chaleur.
Godfrey prit cela avec sang-froid. Il s’était douté qu’il y avait des ennemis dans les parages lorsqu’elle avait déconseillé toute lumière.
Au bout d’un moment, Lesedi détecta des mouvements.
— Plusieurs choses qui se déplacent.
— Des diablotins coupe-tendons. Ils sectionnent les tendons des jambes des pécheurs pour les empêcher de fuir. Ils comptent sur leurs oreilles et leurs nez, donc si vous êtes silencieux, ils n’attaqueront p…
Mais des bruits couvrirent la voix de la fille du tableau. Un froissement de pas juste à portée.
— Ils sont de plus en plus nombreux on dirait, dit Lesedi en fronçant les sourcils. — On est mal ?
— Si on reste serrés, on ne pourra pas esquiver correctement. Écartons-nous un peu, proposa Carlos.
Ils se mirent à avancer à une distance appropriée, mais pas assez loin pour se perdre de vue. De temps à autre, des choses furetaient entre eux, les déstabilisant. On les pistait au son de leurs pas et de leur respiration.
— …!
Un faux mouvement et ils entreraient en contact. Le combat serait inévitable. Espérant éviter cela, Godfrey se concentra sur leur présence et son orteil heurta quelque chose de dur, l’envoyant voler.
— …?!
Une bévue. Trop concentrés sur les ennemis pour remarquer les objets immobiles. C’était sans doute un caillou, et le bruit avait rendu leur position bien plus évidente que leurs pas étouffés.
— Mer…
— GYAAAAAAAAAAAA !
Des hurlements horrifiques résonnèrent dans l’obscurité. Lesedi et Carlos plissèrent les yeux.
— Godfrey ?!
— J’ai de la lumière !
— Non, ne faites p… ! dit Leoncio, mais il y avait déjà une lueur sur l’athamé de Carlos.
Les choses dans l’ombre apparurent. Des silhouettes décharnées, trottant à quatre pattes, les paupières fondues, des dents jaunies, du sang de pécheurs dégoulinant de mains qui brandissaient des faux osseuses. Prêtes à se jeter sur Godfrey.
— Courez ! rugit Leoncio, et tous s’élancèrent.
Il n’était plus question d’éteindre la lumière et de se cacher de nouveau : les diablotins coupe-tendon convergeaient de toutes parts. D’autres en face, et quand ils changèrent de direction pour les éviter, une autre meute arriva. Bientôt, ils n’avaient plus nulle part où fuir, les ennemis affluant de tous côtés.
— …On est encerclés.
— La fille du tableau, un conseil ?
— …Euh… vous êtes peut-être fichus…
Sa voix tremblait, alors Godfrey raffermit sa résolution. Il allait devoir lancer un gros sort pour se frayer un passage. Comme il levait son athamé pour ce faire, Carlos posa une main sur son épaule.
— …Attends, Al.
— Carlos ?
— J’aimerais essayer quelque chose. Garde ce sort en réserve.
Là-dessus, Calors s’avança. Face aux gardiens infernaux qui se pressaient, il porta une main à sa poitrine et prit une grande inspiration…
— La-la~
…Et se mit à chanter. Les diablotins coupe-tendon tressaillirent et s’arrêtèrent. La dernière chose à laquelle ils s’attendaient.
— Ma parole.
— Une voix enchantée ? Mais pourquoi ? fronça les sourcils Leoncio.
Mais la scène en face d’eux leur expliqua bien vite pourquoi. Un diablotin après l’autre laissait tomber son arme, envoûté par le chant de Carlos.
— …Les gardes se sont arrêtés pour écouter ?
— …Oh, dit la fille. —Les gardes manquent de distractions. Ils vivent dans les ténèbres et n’ont jamais entendu de musique. Et une voix aussi belle…
Leoncio en tira la conclusion logique.
— Ils ne peuvent pas lutter contre l’émotion. Le chant seul équivaut à un charme. Tu as là un pion bien curieux.
— C’est un ami, pas un pion, rétorqua Godfrey. — Carlos, tu peux continuer ?
Carlos acquiesça, sourire aux lèvres, tout en chantant. Il prit la tête, et la foule de diablotins s’ouvrit pour le laisser passer. Carlos remonta cet étroit couloir.
— Suivons-les. Ils n’ont pas l’air enclins à interrompre le concert.
Pendant la demi-heure suivante, le groupe avança, escorté par le chant de Carlos. Enfin, ils franchirent une porte et échappèrent aux ténèbres.
— …On est passés…
— …Ouf.
Enfin, un moment de répit. Godfrey s’inquiéta bien vite pour son ami.
— Comment tu tiens, Carlos ? Ça doit te coûter.
— Ça va ! dit Carlos en souriant. — Ils étaient un public réceptif, je n’ai pas eu à déployer tant de puissance.
Leoncio s’approcha, examinant l’anneau tatoué autour de sa gorge.
— Donc ceci scelle ta voix enchantée ? Alors tu es loin de ta limite.
— Mais ne comptez pas trop dessus. Ça marche mieux sur certains auditeurs que sur d’autres, et si je chante à pleine puissance, mon corps ne tiendra pas.
Leoncio hocha la tête et se détourna. Devant eux s’étendait une vaste plaine de terre rouge, jusqu’à l’horizon.
— Nous sommes dans l’enfer de la Reviviscence, à présent. Ce n’est qu’une question de temps avant que nous ne tombions sur un Jizo Bosatsu en patrouille. Cela dit…
La fille se tut, et ils comprirent pourquoi. La plaine était semée de pécheurs armés de bric et de broc, qui s’entretuaient. Ceux qui recevaient des blessures mortelles s’effondraient pour un temps, mais se relevaient vite, comme des morts-vivants. Même sans le savoir à l’avance, Godfrey comprenait que ce combat sans fin avait donné son nom à cet enfer.
— La question est de savoir si vous pouvez tenir jusque-là. Les pécheurs ici sont consumés par la haine et cherchent sans cesse à s’entretuer. Contrairement aux gardes, ils n’acceptent pas les pots-de-vin.
— Donc pas moyen d’éviter le combat. Combien de temps faut-il tenir ? demanda Godfrey en tirant son athamé.
La fille réfléchit.
— Une heure, au maximum. Une fois qu’il arrivera, je parlerai. Concentrez-vous sur votre survie.
— Ça simplifie les choses, dit Lesedi en se faisant craquer la nuque.
Tim et Ophelia avaient attendu, crispés, dans une cage. Dès que les esprits de peinture en patrouille parurent distraits, ils échangèrent un regard.
— …Prêt ?
— Oui. Allons-y.
Ils se mirent au travail. Des sorts pour soulever le sol et former des mannequins. Ils les couvrirent de leurs robes, les laissant dans leur cellule, puis tranchèrent les barreaux derrière eux avec leurs athamés et se glissèrent dehors. Ils plongèrent dans le couloir le plus proche creusé dans la paroi rocheuse, échappant au champ de vision des esprits de peinture et détalèrent.
— …Bien, on est dehors !
— Ça s’est bien passé ! Ma première évasion de prison…
Ophelia sourit, portée par l’excitation. Mais les esprits de peinture s’agitèrent bientôt près de leur cage.
— Ils ont compris ? Pressons !
Ils coururent, conscients de leurs poursuivants et se retrouvèrent bientôt devant une porte qui bloquait le passage. Tous deux tirèrent leurs lames.
— PATENTIBUS !
Ce sort aurait dû ouvrir la porte, mais elle ne bougea pas d’un pouce.
— Je m’en doutais, cracha Tim. — Ok, on force !
— On commence par l’acide, puis on enchaîne avec un sort. Espérons que ça suffise !
Tim sortit une fiole de sa sacoche, et son sort contrôla le flux du brouillard, enduisant une section circulaire de la porte. À mesure qu’elle se dissolvait, lui et Ophelia lancèrent ensemble un autre sort.
— IMPETUS !
La porte affaiblie, la bourrasque perça un trou dedans.
— Oui ! cria Ophelia.
— Pas le temps de fêter ça ! On fonce !
Ils se baissèrent et passèrent à tour de rôle par l’ouverture qu’ils avaient faite, en prenant garde à ce que les résidus acides ne les touchent pas. Dehors, ils se relevèrent et se retrouvèrent en un lieu totalement différent, des collines ondulantes à perte de vue. Ils reprirent leur fuite, jetant un coup d’œil aux esprits de peinture qui lorgnaient par le trou.
— …Ils ne nous suivent pas. On dirait qu’ils ne peuvent pas ?
— Ils s’arrêtent là, hein ? Tant mieux pour nous, mais je doute qu’on soit les bienvenus ici non plus.
Tim se dit que le monde à l’intérieur des tableaux obéissait à ses propres règles. Ils atteignirent le sommet de la colline et la vue qui s’offrit à eux leur coupa le souffle.
— …Oh là là…
Une étendue baignée d’une lumière d’un blanc pur.
Leur instinct leur disait que ce n’était pas simplement la couleur prédominante, mais un espace pas encore peint, l’emplacement futur du motif central de ce tableau. Une toile vierge.
— …Je le sens sans même qu’on me l’explique. On approche du cœur de l’affaire.
— Ouais. Et de celui qui est derrière.
Leurs mains se crispèrent sur leurs athamés, convaincus qu’ils ne pourraient éviter l’affrontement.
— …Hahhh, hahhh…!
— Combien de temps encore, la fille du tableau ? Ça fait au moins quarante minutes ! rugit Leoncio, réduisant en cendres d’un coup trois pécheurs qui fondaient sur eux.
La voix enchantée de Carlos tempérait l’agressivité du trio.
— Je le sens se rapprocher ! dit la fille, la voix tendue. — Dix minutes de plus… non, cinq ! Tenez encore un peu !
La fin en vue, ils puisèrent dans leurs réserves et continuèrent de se battre. Toujours en mouvement pour éviter d’être encerclés, mais il y avait tant de pécheurs ici, et à chaque nouvel endroit, d’autres fonçaient sur eux. Aucun n’était particulièrement puissant, mais ils étaient si nombreux que leur mana ne suivait pas. Godfrey n’était pas le seul forcé d’éviter les sorts et d’encaisser.
— Hng ?!
Alors un chevalier au sens littéral chargea vers eux, bousculant les pécheurs avec son cheval. Facilement deux mètres quarante. Une hallebarde polie dans une main. Cavalier et monture gainés d’une armure noire lustrée. Visiblement d’une tout autre trempe, et tous les regards se tournèrent vers lui.
— …Qui est-ce ?
— Non ! L’Intendant ?! hurla la fille. — C’est le chef des gardes de cet enfer ! Je pensais qu’on pourrait l’éviter si on restait en périphérie… !
Ils lui jetèrent leurs bourses de monnaie, mais il n’y prêta aucune attention, les sabots de sa monture martelant le sol.
Cela ne surprit personne. Ils savaient ce que cela signifiait.
— Il ne s’intéresse pas aux pots-de-vin. Alors on se bat.
— Attention ! C’est un guerrier, pas un garde. Sa force n’a rien à…
Le chevalier attaqua avant même que la fille du tableau n’ait fini. Un balayage de hallebarde, porté à la pleine vitesse du cheval. Godfrey bloqua de son athamé, mais fut soulevé du sol et envoyé valser.
— …Ngh…!
En l’air, il était sans défense. Carlos se concentrait sur son chant et ne pouvait pas incanter un sort pour le sauver. Pour aider, Lesedi braqua sa lame sur le chevalier, et Leoncio l’imita.
— TONITRUS !
— SOLIS LUX !
Deux sorts d’éléments différents frappèrent le dos du chevalier, mais il ne broncha même pas. Ils réussirent à peine à attirer son regard.
— Sans même se défendre ? cracha Leoncio. — À quel point cette armure est-elle épaisse ?
Les sorts s’avérant inefficaces, Lesedi changea de tactique, déplaçant sa visée du dos du cavalier aux jambes du cheval. Mais un carreau d’arbalète partit aussitôt depuis la selle et elle l’évita de justesse, y laissant une pellicule de peau. Bien plus puissant que n’importe quel arc moyen et doté d’un mécanisme qui faisait que le prochain carreau était déjà chargé.
— Aucune ouverture ! Comment on est censés se battre contre ça ?!
Même Lesedi ne pouvait pas esquiver cette arbalète à courte portée. Mais à distance sûre, ils n’avaient aucun moyen de l’abattre, et à se focaliser sur le chevalier, la marée de pécheurs allait avoir raison d’eux. Leoncio grimaça. Même quelques minutes dans ces conditions pourraient être de trop.
— Protégez Carlos, dit Godfrey en retombant et en se redressant. — Je m’occupe de lui.
Il lança au chevalier un regard d’une telle férocité que celui-ci fit volte-face, levant à nouveau la hallebarde et il l’accueillit non d’un sort, mais de son athamé.
— Rahhh !
Le chevalier abattit pourtant sa hallebarde, plus puissamment encore qu’avant. Rien qu’à la vue, la peur monta aux yeux de Lesedi.
— …Comment peut-il égaler ça ?
— Pourquoi ne lance-t-il pas de sort ?! rugit Leoncio.
— …Primo, il n’a pas tant de réserve. Secundo, il nous protège, expliqua Lesedi.
Même la puissance de Godfrey ne ferait pas tomber ce chevalier d’un seul coup. Et s’il tentait le coup, le chevalier s’en prendrait probablement d’abord aux proies les plus faibles comme Carlos, leur chanteur à la voix enchantée
Mais tant qu’il restait à la lame, cela pouvait être évité. Le combat jusque-là avait montré clairement que le chevalier préférait cela. Tant que Godfrey n’incantait pas, il ne montrait aucun signe de se saisir de l’arbalète. Ainsi Godfrey avait-il choisi cette tactique. Garder l’attention du chevalier sur lui mettait les autres à l’abri.
— …Tu es résolu à m’exaspérer à chaque instant, grogna Leoncio, à contrecœur d’être sous la protection de Godfrey.
Tandis que Leoncio observait, le chevalier jeta l’arbalète et saisit la hallebarde à deux mains.
— Il a lâché l’arbalète ! Il y va pleine puissance !
— Une seule main lui suffisait jusqu’ici…?
Godfrey grimaça. Le chevalier sauta à bas du cheval, la hallebarde s’abattant d’en haut.
— …!
Godfrey posa sa main libre sur le dos de sa lame, bloquant la hallebarde. La force était stupéfiante, et ses genoux fléchirent. Mais au moment où ses jambes allaient se dérober, il mobilisa toute la vigueur que lui apportait la circulation de son mana et la repoussa.
— Rahhh !
La pointe de la hallebarde dériva dans le champ de vision de Godfrey, l’estocade fut parée, et tout s’immobilisa.
Cet usage insensé de mana le laissa étrangement détaché de son propre corps, tandis qu’un sourire se dessinait sous le heaume du chevalier.
— Hng…
Désormais à pied, le chevalier se tenait sur ses deux jambes. La fille paraissait aussi impressionnée que consternée.
— Tu n’es pas ordinaire, Godfrey. Il t’aime !
Le chevalier prit une garde haute. C’était une invitation. L’allure imposante qu’un guerrier se devait d’avoir. Godfrey s’élança, répondant à l’appel.
— WOOOOOOOOOOOOOOOOOO !
— Rahhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh !
Ils s’affrontèrent face à face. Un coup de hallebarde fulgurant, dévié, un pas à l’intérieur alors que la pointe vacillait, mais le chevalier l’avait prévu et faucha sa hallebarde à l’horizontale.
— …Gah… !
La garde, non la lame, heurta le flanc de Godfrey. Avec l’adresse du chevalier, cela suffisait à infliger plus que des dégâts, même sans trancher. Le choc stoppa net Godfrey, et l’oscillation suivante s’abattit sur lui.
— EXTRUDITOR ! DUCERE !
Les sorts de Leoncio jaillirent pour l’en empêcher. Le premier repoussa la hallebarde, et le second décolla une plaque de l’armure pectorale. Sauvé de justesse, Godfrey jeta un bref regard au mage blond.
— Imbécile, pourquoi te complaire aux jeux des guerriers ? Qu’es-tu au juste ?
Un rugissement de fureur. Et un rappel pointé.
— C’est vrai, grimaça Godfrey. — Je suis un mage.
— FLAMMA !
Un sort de feu concentré frappa la faille de l’armure, brûlant le corps à l’intérieur. Tandis que le chevalier chancelait, une lumière passa au-dessus de leurs têtes.
— Il est arrivé ! Entends notre prière, Jizo Bosatsu ! cria la fille. — Je sais que tu peux le voir, ces enfants n’ont rien à faire ici !
Au moment où sa supplique fut acceptée, la lumière se déversa d’en haut et les enveloppa.
— Mm…
— Ouah ?!
Le sol se déroba sous leurs pieds et l’enfer recula. Alors que la présence du chevalier s’évanouissait, Godfrey capta un dernier mot lancé par-dessus son épaule.
Un espace gris, privé de sons. Les mages regardèrent autour d’eux, découvrant où le Jizo Bosatsu les avait laissés.
— …On s’est tirés… ? demanda Lesedi.
— …D’une manière ou d’une autre, répondit la fille, soulagée. — Bien joué à vous tous. Honnêtement, quand l’Intendant est apparu, j’ai cru que tout était fini.
Se souvenant de la dernière remarque du chevalier, Godfrey grimaça.
— Il a dit de revenir une fois que je serai mort. Je ne vois pas bien comment répondre à cette invitation.
— Dis-lui qu’il peut toujours crever. Qu’est-ce que tu veux répondre d’autre ? cracha Lesedi.
Godfrey acquiesça et se tourna vers Leoncio, lui tendant la main.
— Merci du coup de main, Mr. Echevalria. Sinon, il m’aurait taillé en pièces. Si je suis vivant, c’est grâce à toi.
— Je n’ai fait que traiter un imbécile d’imbécile. Épargne-moi ta gratitude, ça me donne envie de t’achever moi-même.
D’un revers, Leoncio écarta la main de Godfrey, puis tourna le dos, s’adressant à la fille du tableau.
— Alors, où est-on ? Pas à l’extérieur du tableau, j’imagine ?
Elle les pressa d’avancer, la voix assombrie. Tout en parlant, Godfrey regarda autour de lui et trouva une tache de lumière blanche dans le gris.
— Ce tableau est, pour l’heure, sans titre. Vous êtes dans un paysage infernal inachevé. Severo est ici avec vous, ainsi que les enfants que vous cherchez.
Tim et Ophelia avaient rasé les murs en avançant, mais devant eux s’étendait un espace grouillant d’esprits de peinture. Trop vaste pour le traverser en courant et trop peu de couverts pour se faufiler. Il ne leur restait qu’une décision difficile.
— …On est foutus. Impossible d’aller plus loin sans se faire repérer.
— Oui… Je déteste ça, mais planquons-nous un moment.
Ils acquiescèrent et lancèrent un sort sur le mur qui les dissimulait, se glissant dans un abri prévu pour deux. À l’intérieur, ils fermèrent les ouvertures, ne laissant que des judas.
Tim laissa échapper un soupir.
— On était peut-être mieux dans la cellule. Espérons que non. Si ça se vérifie, laisse-moi m’excuser tout de suite.
— Pas la peine. Quel qu’en soit l’aboutissement, je n’ai aucune intention de confier ma vie aux mains de quelqu’un d’autre. Je suis sûre que Carlos vient me chercher de toute façon. Je crains juste que lui et Godfrey ne se fourrent dans…
Elle s’interrompit. Quelque chose d’anormal, au-delà du mur, leur glaça l’échine à tous deux.
— Ngh.
— … Ne… respire… pas… !
Faisant le moins de bruit possible, ils collèrent l’œil aux judas. Quelqu’un arpentait frénétiquement l’extérieur, un jeune homme mince, un pinceau magique à la main. Ses vêtements éclaboussés de peinture, ses joues émaciées et ses yeux caves trahissaient ses tourments.
— Merde ! Je ne sais pas, je ne sais pas, je ne sais pas ! Comment je vous sauve, mages ?! Rien ne vous change ! Brûler, poignarder, broyer, rien ne purifie la corruption de vos âmes !
Il marmonnait, agité et des esprits-oiseaux lui amenèrent un élève inconscient de leur promo. D’un groupe différent de celui de Tim et Ophelia.
— Mmm ? fit l’homme en fronçant les sourcils. — Pourquoi m’apportez-vous des enfants ? Je vous ai dit qu’ils ne me servent à rien comme modèle !
Il soupira, déçu, et les esprits s’envolèrent, laissant l’élève derrière eux. L’homme agita sa baguette, fit apparaître une chaise derrière lui et s’y laissa tomber.
— Il me faut des humains qui ont péché. Des mages adultes, sinon ils ne me servent à rien. Même si j’en avais, d’ailleurs, je ne saurais pas quoi en faire.
Il se prit la tête entre les mains, continuant de marmonner.
— … Si je dois peindre l’enfer, je dois en être témoin. Faut-il que je copie le folklore azian ? Tout ce que j’ai fait, pour revenir à cela ? Aaargh. Non, non, je ne peux pas. Je ne veux pas revivre ça. Une fois m’a presque détruit. Une seconde et…
Il frémit, puis ses yeux claquèrent sur l’élève endormi. Lentement, il leva la main.
— …Mais je dois peindre… sinon, ce sera vain… et dans ce cas…
Il se leva de sa chaise, titubant en avant. Au moment où il allait toucher l’élève…
— N’y touche pas.
Une voix l’arrêta. L’homme sursauta. Et il se retrouva face au regard furieux de Tim Linton.
— Je suis pas dans mon élément, mais je le sens, grogna Tim, le fixant droit dans les yeux. — Là, c’est ton point de non-retour. Souviens-toi de ce que tu veux vraiment accomplir. Ce n’est pas ça.
— …Tim…!
— Désolé, Ophelia. Mais tu le sais aussi bien que moi, si on ne l’arrête pas ici, on est tous fichus.
Il parlait avec assurance, et la voix de l’homme se mit à trembler.
— …Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous ici…? demanda-t-il, désemparé.
— Tes esprits de peinture nous ont enlevés. Tu te rends compte que le Sort t’a Consumé ?
Tim exposa crûment la vérité, et l’homme resta bouche bée avant d’esquisser un petit fébrile.
— …Haha, ne dis pas de bêtises… Je suis juste dans mon atelier, en train de peindre…
— Alors pourquoi est-il là ? Et nous ? Les artistes savent distinguer leurs propres tableaux des éléments extérieurs, non ? Ouvre les yeux. Regarde autour de toi. C’est à ça que ressemblait ton atelier ?
Tim désigna le paysage irréel. L’homme le contempla, stupéfait, puis la réalisation fit son chemin.
— Oh… Je vois. Nous sommes dans un tableau…
Ravi de le voir suivre, Tim accentua la pression.
— Content que tu te joignes à nous. Laisse-nous sortir. Tu as dit que tu ne peux pas nous utiliser, mais tu nous as quand même capturés. Nous, les mages, on ne meurt pas facilement, alors on répugne à accepter une mort inutile.
Il joua là-dessus, et les épaules de l’homme se mirent à trembler.
— …Alors c’était vrai, Juanita…
Un nom franchit ses lèvres. Les yeux perdus, il continua son monologue.
— Ils n’apportent que des enfants… Tous trop jeunes pour affronter leurs péchés. Est-ce un signe que je dois pécher moi-même… ? Toi seule ne suffisais pas comme faute ? Je n’arrive pas à concevoir l’enfer que je dois peindre, est-ce ça que tu me dis… ?
— … ! Hé, reviens à nous ! cria Tim.
— Inutile. Il est trop loin, répliqua Ophelia.
— …Très bien, dit l’homme, son tremblement s’éteignant. Je vais essayer avec ces trois-là. Désolé d’avoir hésité…
Il continuait de s’en convaincre, ses yeux troubles se tournant vers les deux première année.
— Severo Escobar, septième année à l’école de Magie de Kimberly. Spécialité : post-réalisme. Je suis, comme je l’ai toujours été, un peintre magique des enfers, désespérément dépourvu de talent. Voilà le nom du démon qui va vous massacrer. Maudissez ce nom, enfants.
C’était une déclaration de guerre. Tim et Ophelia firent chacun un pas en arrière, tirèrent leurs athamé et attaquèrent les premiers.
— PARTUS !
Une Chimère, accélérée à maturité, jaillit du ventre d’Ophelia. Dans un cri d’enfantement terrifiant, elle se rua et les yeux de l’homme s’écarquillèrent.
— Une chimère dans ton ventre… ? Quelle horreur. Ton corps est une punition prononcée à l’instant de ta naissance…
Et tandis que son regard restait rivé là-dessus, Tim fondit sur lui. Un esprit de peinture se jeta devant son sort, mais Tim cracha la potion magique qu’il avait dissimulée dans sa bouche. La brume toxique atteignit les yeux de l’homme et le rendit aveugle.
— …Tu m’as pris mes yeux, murmura l’homme. — Un poison mortel. Et pourtant, tu l’avais dans la bouche… Que tu as dû souffrir pour obtenir cette résistance…
Profitant de l’occasion, Tim et Ophelia se joignirent à la chimère et attaquèrent.
Mais le pinceau de l’homme bougeait trop vite pour l’œil, traçant des barreaux dans l’air qui bloquèrent leur avancée.
— … Merveilleux, les enfants. Vos vies furent pleines de cris. Un motif sacrificiel digne…
Avant qu’ils ne se reprennent, son pinceau s’agita.

Un démon gigantesque, une tête tranchée portée par des ailes blanches, un homme-lézard au glaive étincelant. Ce qu’il dessinait alentour devenait les habitants de l’enfer.
— Tels que vous êtes, ne manquant de rien, devenez mon péché.
Tim et Ophelia ripostèrent à ces nouveaux adversaires, mais cet homme fabriquait des esprits de peinture. Quoi qu’ils abattent, il y en avait toujours d’autres. Leurs efforts restaient vains et en un rien de temps, ils passèrent sur la défensive, acculés.
— Il ne voit plus, mais on n’arrive pas à passer !
— On est à l’intérieur de son tableau. Même aveugle, ceci fait partie de lui… !
Ils lancèrent des sorts, espérant n’importe quel renversement. Sachant pertinemment qu’ils n’avaient aucune chance de gagner. Que leur seule option était une résistance désespérée jusqu’au bout.
Leur résistance ne dura pas même cinq minutes.
Trois élèves de leur promo gisaient en tas devant lui. L’homme les examina, marmonnant :
— Non, non… ce n’est pas ça…!
Sa voix monta jusqu’au cri. Il s’arracha les cheveux. Frustré par la futilité de ses propres gestes.
— Ce n’est pas juste, Juanita ! La souffrance ne sert à rien ! Les moines d’Azia l’ont réfuté ! La souffrance est notre état constant, comment cela purifierait-il une âme ?!
Sa voix éraillée sonnait comme s’il crachait du sang. Un vide creusait son regard.
— Je le savais déjà. Ce que je cherche… c’est quelque chose que j’ai perdu il y a bien longtemps. Aucune quantité de recherche ne trouvera cela en moi. C’est pourquoi j’ai cherché des motifs hors de l’art. Mais ce dont j’ai besoin, ce ne sont pas des mages accomplis, ni des agneaux sacrificiels…
Il s’effondra au sol. En quête d’une réponse qu’il ne trouvait pas.
— … Nous autres mages n’avons aucun dieu à qui implorer miséricorde. Dans les entrailles de l’enfer… quel nom invoquons-nous ?
Comme pour répondre, un pan de mur dessiné de son propre pinceau vola en éclats vers l’intérieur.
— ?!
Il se retourna pour faire face à l’ouverture et vit un garçon qui avançait à grandes enjambées dans la poussière.
— … Tous les élèves de cette école sont-ils des casse-pieds finis ?
Trois autres élèves suivaient de près, mais les yeux de l’homme restaient rivés sur celui qui menait. Sur ses yeux, tendus vers un but bien trop puissant.
— Tu veux de l’aide, alors ? Pour quelque chose que tu ne peux pas gérer seul ? Dis-le, dans ce cas. Pas à un dieu qui n’existe pas, mais à moi, je suis juste là.
À mesure que le garçon approchait, Carlos, l’un de ses compagnons, courut vers Tim et Ophelia et se posta devant eux.
— Appelle-moi, et je viendrai. Tant que je peux entendre ta voix, tant que mes membres peuvent encore, tel est mon serment.
C’était ainsi qu’il vivait. Tim et Ophelia regardaient son dos, souriant à travers leurs blessures.
— Tu es venu…
Godfrey acquiesça vigoureusement.
— Je vous ai fait attendre, dit-il.
Ses mots valaient aussi reconnaissance du combat qu’ils avaient mené.
— On est là pour vous ramener, vous deux, à la maison.
Sa voix résonna dans l’air autour d’eux. Cela à lui seul changea l’atmosphère entière.
— Q-qui… es-tu… ? balbutia l’artiste.
— Celui dont tu as besoin, Severo.
Le tableau se souleva du dos de Godfrey, et la fille appela depuis l’intérieur. Les yeux de Severo s’écarquillèrent.
— Juanita ?! Pourquoi es-tu ici… ? Tu ne devrais pas… Je veux dire… tu étais avec moi, à me critiquer au moindre geste…
— Cette Juanita-là est ton péché. Moi, je suis celle que tu as peinte et arrachée de ton cœur, un portrait de moi quand j’étais en bonne santé. Quand j’étais vivante, tu devais me saisir. Mais tu ne supportais pas mon sourire envers toi. Dès que j’ai été achevée, tu m’as offerte aux dortoirs.
Elle parlait avec tristesse. Avide de rattraper le temps perdu.
— Ce que tu as perdu, le sujet de ta dernière œuvre maîtresse, il est juste ici. Ne détourne pas les yeux. Affronte-le. Je sais que tu peux le faire.
— Unh… unh… unhhhhhh…!
Un frisson parcourut Severo. Il leva son pinceau mafique, réflexe instinctif. Les yeux sur lui, Godfrey demanda à la fille :
— Il semble hors d’atteinte des mots. Je peux ?
— Oui. Pas besoin de trop réfléchir. Montre-lui juste qui tu es.
— SOLIS LUX !
Une lumière jaillit de côté, sans attendre la fin de leur échange. Severo bloqua avec un mur de protection. Godfrey parut surpris, et Leoncio grogna.
— Je me moque de vos circonstances. Je suis là pour neutraliser l’ennemi, faites ce que vous voulez.
Sur ce, il attaqua, s’élançant sans peur. Lesedi couvrit ses arrières, et Carlos s’avança à côté d’elle.
— Tiens encore un peu, Lia, dit Carlos en baissant les yeux. — Ça ne prendra pas longtemps.
— Il est en septième année, et alors ? On est là pour faire notre part.
— Je vais continuer à lui parler pendant que je me bats. Autant de mots que possible, aussi longtemps que possible. À vous de me maintenir en vie.
Tous deux acquiescèrent. Lesedi et Godfrey s’élancèrent à la poursuite de Leoncio.
— Carlos, chante ! cria Godfrey. — Ça devrait marcher sur lui !
— Compris ! Je chanterai jusqu’à ce que mes poumons explosent !
Carlos porta ses doigts à son tatouage de gorge. Il se détacha comme un ruban, et il se mit à chanter, la puissance de sa voix enchantée n’en étant que plus grande. Appelant à l’esprit vacillant d’un homme Consumé par le Sort et, avec le décor planté, Godfrey rugit.
— Viens m’affronter, peintre des enfers !
Son premier sort faucha les esprits de peinture sur son passage. La pellicule défensive sur son bras blanchit, mais il n’y avait aucune raison d’économiser ses forces ici. Godfrey se jeta sur l’élève de septième année avec toute la force de ses idéaux.
— Tu veux peindre le Salut ! C’est pour ça que tu as choisi les paysages infernaux ! C’est bien cela ?
— …Oui ! Et pourtant, ce Xalut m’échappe ! Rien de ce que je peins n’est suffisant pour sauver un mage ! J’ai beau mouvoir mon pinceau, j’ai vu tous les enfers que ce monde offre, et je sais qu’ils sont au-delà de tout Salut… !
La réponse qu’il obtint fut un cri désespéré. Mais le seul fait qu’il réponde semblait ouvrir une voie. Godfrey restait concentré sur le combat, mais prêtait l’oreille, choisissant ses mots, se rapprochant peu à peu du cœur de Severo.
— Notre Salut ? Je dirais que tu dois d’abord te sauver toi-même. Comment sauverais-tu qui que ce soit si toi-même n’es pas sauvé ?
— Je n’en veux pas, je n’en ai plus le droit !
Après ce rejet frontal, le pinceau de Severo peignit d’innombrables instruments de torture qui volèrent vers ses ennemis comme projectiles. Le deuxième sort de Godfrey les brûla, son ton demeurant inchangé.
— Alors c’est tout aussi vrai pour les mages que tu veux sauver. Vois-tu la contradiction ? Leur Salut est ton Salut. On ne peut avoir l’un sans l’autre. Pas de réussite sans sacrifice. Voilà comment réfléchit un mage ! Pas étonnant que tu tournes en rond.
Il exposait les failles évidentes de la logique de Severo tout en manifestant sa compréhension. Godfrey avait affronté bien des mages sur le campus, et beaucoup partageaient les mêmes idéaux déformés, comme l’artiste devant lui.
— Le Salut que tu cherches se trouve en dehors de ce cycle ! Et je crois en connaître la réponse.
— Alors dis-la-moi ! Quelle sorte de châtiment est-ce donc ?!
Il peignit d’autres esprits tout en le questionnant. Les coups de pied de Lesedi et les sorts de Leoncio en faisaient rapidement leur affaire, permettant à Godfrey de rester près et de tenter de percer.
— …Je hais cette école. Pour bien des raisons, la principale ? Personne ne prend soin de soi. Tous se voient comme du grain de plus pour la meule. Et cela empire d’année en année, à mesure qu’ils deviennent des mages dignes de ce nom.
Ses mots arrachaient les voiles de son adversaire, mais le dépouillaient tout autant. Godfrey estimait l’échange juste : prétendre toucher le cœur de l’autre sans livrer le sien eût été une arrogance absolue.
— Nous mourons tous un jour, donc, tant que nous continuons de vivre, nous sommes voués à perdre ce qui compte pour nous. Et cela vaut non seulement pour les mages, mais aussi pour les non-mages. Mais comment les humains sont-ils censés affronter cette perte ?
Severo n’avait pas de réponse, donc il ne dit rien.
— Nous faisons notre deuil, dit Godfrey, — en offrant notre peine. Nous méditons ce que nous avons perdu, ces sentiments irremplaçables, et nous les intégrons à ce que nous sommes devenus. S’il demeure un vide que rien ne peut combler, c’est le souvenir de ce que nous possédions autrefois. Tu ne peux pas le masquer de peinture ni détourner le regard. Tu ne peux qu’en suivre le cadre du bout des doigts.
— Quel sens cela a-t-il ?! cria Severo.
Des épées jaillirent du sol à ses pieds. Godfrey bondit en arrière, son troisième sort les fit fondre, et il parla de nouveau avant même que ses pieds ne touchent terre.
— Justement, cela n’a aucun sens. Et c’est pour cela que c’est irremplaçable. Cela compte trop pour être remplacé par quoi que ce soit d’autre. C’est là le cœur même de notre humanité. Et sais-tu pourquoi ? Parce que nous ne sommes pas du bois destiné au bûcher. Nos vies ne sont pas des outils voués à accomplir la fin d’autrui.
La voix de Godfrey domina le vacarme de la bataille.
— …Je ne comprends pas ! Je ne comprends pas…! se lamenta Severo, secouant la tête. — Rien de ce que tu dis n’a de sens ! S’il te plaît, emploie des mots que je puisse comprendre…!
— Non, au fond, tu comprends déjà. Au plus profond de toi, c’est cela que tu désires. Tu ne l’as simplement jamais accepté. Tu as jadis possédé une étincelle si essentielle qu’aucun substitut n’aurait pu la remplacer, et pourtant tu t’acharnes à détourner le regard. Parce qu’on t’a appris qu’un mage ne doit pas s’attarder sur les vies sacrifiées, qu’on t’a appris que tous ces renoncements avaient un sens.
Le pinceau de Severo engendra un blizzard, et le quatrième sort de Godfrey le refoula. La pellicule de protection avait disparu, et le bras de Godfrey commençait à brûler. Rien de cette douleur ne transparaissait sur son visage. Ses yeux ne quittaient pas l’artiste.
— Je le répète. Retrace le vide en toi, l’endroit où cela se trouvait. Cela n’a peut-être aucun sens. Cela peut sembler insignifiant aux yeux du monde magique. Mais cette étincelle, toi seul peux la reconnaître, et toi seul ne peux la nier.
« Dessine-la une fois par jour ». Les instructions de sa mère, quand il était très jeune.
Au début, Severo fut déconcerté par ces instructions. Une non-mage engagée comme servante, comment cela pourrait-il servir de motif ayant la moindre valeur ? Ne vaudrait-il pas mieux consacrer ce temps à acquérir d’autres techniques ?
Mais, avec le temps, il comprit. Elle n’était pas une domestique, mais un matériel pédagogique. Une fille promise à une mort prématurée trois ans plus tard et il devait enregistrer sa progression vers cette fin, graver sa vie et sa mort dans ses yeux.
— Tu sais quoi, Severo ? Je pense que les mages sont des créatures très tristes.
Ainsi, Severo continua de la dessiner.
Ses joues s’émaciant, sa peau se desséchant.
Là où elle gambadait jadis gaiement, elle ne pouvait plus que rester couchée.
— Pour poursuivre ta voie magique, tu dois piétiner la morale et l’éthique. Jeter ce qui compte vraiment dans le feu de tes ambitions. Rien ne protège ton cœur. C’est comme si tu te tenais nu dans un champ, à la merci des éléments.
Severo se rappelait chaque émotion et chaque idée que la fille avait exprimées au cours de sa courte vie.
— C’est pour ça que nous autres non-mages nous inventons des dieux. Nous imaginons un Salut à partir de rien, et cela nous réconforte. Je pense qu’il te faut quelque chose qui remplisse ce rôle. Sans cela, tu perdras de vue ta propre essence.
Il y avait un sourire sur le visage de la fille. La douceur qu’il portait seule restait inchangée depuis qu’elle était en bonne santé, un fait qui lui parut cruel.
— Promets-moi que tu peindras la chose un jour, Severo.
— Alors j’ai peint, chuchota Severo, les larmes longtemps retenues coulant sur son visage. — Tableau après tableau. Je devais créer des œuvres sans précédent, un art assez grand pour porter l’avenir du monde magique, autrement, rien n’avait de sens. Si l’art tracé dans ton sang ne vaut pas autant que toi, alors c’est inacceptable. Et si j’échoue… pourquoi es-tu morte ? Comment donner un sens à ton sacrifice ?
Une supplique, à travers les sanglots. Le tableau de la jeune fille planait à l’écart du champ de bataille, mais il fondit à présent près de Godfrey.
— … Imagine, dit-elle, prononçant des mots qu’elle seule pouvait offrir à l’artiste. — Imagine qu’ici et maintenant, le monde prend fin. Tout ce que vous, les mages, avez bâti, toute l’histoire consacrée à la poursuite de la sorcellerie, tout cela pour rien.
Une hypothèse dure. Un avenir terrible, où nul sacrifice n’était récompensé. Mais malgré cela, sa voix ne vacilla pas.
— Le temps que nous avons passé ensemble est toujours là. Il n’a pas besoin de signifier quoi que ce soit. Il est toujours avec nous, Severo.
Dans le cadre, la fille avait la main sur la poitrine.
Severo laissa tomber son pinceau magique et se prit la tête à deux mains.
— …Ngh, ah, aaaaaaahhhh…!
Le monde peint se mit à vaciller. À mesure que l’esprit de l’artiste tremblait, l’ordre imposé à cet espace tremblait aussi. Il ne restait plus qu’à attendre son effondrement, qui emporterait tout avec lui et lorsque la fille le comprit, elle lui lança un ordre.
— Brûle-la, Godfrey.
— Brûler quoi ?
— Tout. Il y a trop d’encombrement sur cette toile.
Godfrey douta de ses oreilles, mais il comprit que c’était la seule voie qui leur restait. La fille lui donna un dernier coup de pouce.
— Purifie-la. Si tout le reste disparaît, ses yeux verront ce qu’il est censé peindre.
Une simple supplique pour une toile vierge. Godfrey dut acquiescer.
— Très bien. Si j’y arrive avant de me réduire en cendres, du moins.
Godfrey leva son athamé. Il avait déjà lancé quatre sorts, et son bras était gravement brûlé. Comprenant ce qu’il comptait faire, Lesedi eut l’air atterrée.
— Non, tu vas faire une double incantation ? Ça va vraiment te réduire en cendres !
— J’appliquerai le principe de convergence magique. Aide-moi à le contrôler, Lesedi.
Elle grimaça, mais se plaça à ses côtés. Elle posa sa propre baguette contre celle de Godfrey, tout en le prévenant :
— Ce n’est pas mon fort ! Ne viens pas me blâmer si on part tous les deux en fumée !
— Alors laisse-moi m’excuser tout de suite et te dire merci, répondit Godfrey avec un sourire.
C’était l’impulsion qui lui manquait, et sa voix se fit plus calme.
— Dans ce cas, j’ai une petite requête. Au lieu de Flamma, utilise Ignis.
— Hmm ?
— Je sens que ça te convient mieux. Ne demande pas pourquoi, c’est purement instinctif.
Une proposition abrupte alors qu’il mettait sa vie en jeu. Mais c’était cela qui les avait menés ici. Les mots d’une camarade de confiance. Godfrey hocha la tête sans hésiter.
— … D’accord. Je crois que tu as raison.
Il se concentra, prit une profonde inspiration et prononça le sort.
— ENFOLDO IGNIS !
Un flot de mana se déchaîna en lui. Le concentrer, le contrôler, manifester des flammes à partir de sa baguette, Godfrey fut totalement incapable de tout gérer, et les feux débordants commencèrent à lui brûler le bras.
— … Gah… !
— Concentre-toi ! Ne perds pas ta visualisation ! pressa Lesedi.
Il s’accrocha de toutes ses forces, mais cela ne suffisait pas. À présent, les flammes s’enroulaient autour de son bras.
— … Merde… Je n’arrive pas à tenir…!
— Recule, Lesedi ! cria Tim. — On a encore le temps !
— Ta gueule, abruti ! Tu veux que je t’ouvre le crâne avant que le feu nous crame ?!
Lesedi n’avait jamais froncé les sourcils aussi fort, donnant tout ce qu’elle avait pour contrôler le sort. Godfrey sentit la sensation quitter son bras, sut que la mort approchait… et il vit alors une autre baguette se joindre aux leurs.
— … Imbéciles. Faut-il que je fasse tout, moi-même ?
— ?!
— Echevalria ?!
— Je serai ton garde-fou ! Abandonne ta tentative de contrôle bâclée, comporte-toi comme ce grand balourd surpuissant que tu es, et crache à pleine puissance ! C’est ton unique talent !
Avec cet affront, il se joignit à l’effort. Les flammes débordantes furent forcées dans la bonne direction, se concentrant et, avec trois mages y versant leur mana, la puissance du sort grandit encore.
— Dis bien !
Godfrey hocha la tête et abandonna toute retenue.
Les flammes qu’il cracha enveloppèrent le monde en train de s’effondrer.
— Ah !
Severo flottait en son centre, son esprit privé de destination.

Même en prononçant ces mots, il trouva cela étrange. Ils avaient traversé huit grands enfers, tous conçus pour tourmenter les pécheurs. Mais ici, il n’y avait pas une telle souffrance.
Baigné dans ces feux purificateurs, son corps y étant consumé, Severo se sentit plus en paix que jamais.
— …Ça ne fait pas mal… ? Pourquoi… ces flammes sont-elles si…?
— Elles consument ton fardeau.
— Juanita… Je suis désolé. Je n’ai pas réussi…
— Tu n’as pas le temps pour les excuses. Prends le pinceau.
Elle le coupa, le pressant d’agir. Lui suggérant qu’il n’avait plus rien à redouter. Ce qu’il cherchait se trouvait devant lui.
— Tu le vois, pas vrai ? C’est ce que tu voulais dessiner. Un berceau de flammes douces, purifiant les mages de leurs péchés, appelant l’humanité qui gît en eux, dit-elle. — Plus de larmes. Plus de châtiments. Ton Salut a toujours été ici.
— … Le Purgatoire. Oh oui… c’est le mot…
C’était un concept des religions non-mages. Un lieu entre le ciel et l’enfer, où les âmes étaient purifiées par le feu pour leur propre Salut. Il connaissait le mot, mais avait été incapable de l’imaginer. Il pouvait concevoir des flammes comme punition, mais non comme Salut.
Et pourtant, elles se trouvaient là, devant lui. Des flammes douces, enroulées autour de son âme blessée.
Son pinceau bondit dans sa main, animé d’une passion sans bornes. Reconnaissant envers ceux qui l’avaient guidé jusqu’à cet instant, il lui donna forme… une forme appelée à demeurer.
— Comme… c’est chaud…
Tout partit en flammes et, par conséquent, ils furent expulsés du tableau achevé.
— Hahhh…!
Revenant à lui, Godfrey se retrouva debout, athamé en main.
Il avait épuisé tout son mana, et il ne lui restait plus de flammes à offrir. Jetant un regard alentour, il aperçut une pièce inconnue. Leoncio et Lesedi se tenaient de part et d’autre, tout aussi stupéfaits. Plus loin, Carlos regardait autour de lui, et Tim, Ophelia et bien d’autres élèves des promotions inférieures étendus furent à ses pieds.
— Où… est-ce qu’on est…?
— Dans son atelier. Merci. Severo a achevé son œuvre.
Godfrey se tourna vers la voix qui s’évanouissait. Là, il vit le tableau dont ils venaient de sortir, les derniers échos de sa voix en provenaient.
Godfrey s’approcha, tendant l’oreille.
— Tous les enfants capturés… sont à présent libres. Ils sont tous avec toi.
— On dirait bien. Et Mr. Escobar ?
— Severo… a déjà fusionné avec le tableau. Mais ne sois pas triste. Il était… vraiment reconnaissant.
Sa joie était authentique.
Alors même que sa voix faiblissait, ce dernier message passa.
— Je me fonds en lui. Ma dernière… requête. Emmenez ce tableau… là-haut, à l’école.
Sur ces mots, il n’entendit plus rien. Après un long moment, il se redressa.
— … C’est fini, dit Carlos. Le canal est rompu.
— Donc c’est son chef-d’œuvre ? Drôlement guilleret pour un paysage infernal, dit Godfrey en examinant le tableau.
Il montrait des gens couverts de flammes orangées, mais les yeux clos, l’expression paisible.
Il n’était pas critique d’art, mais il sentit que cela représentait le Salut de tous les mages : la réponse finale à laquelle un peintre magique était parvenu.
Lesedi resta à ses côtés un moment, mais bientôt son esprit revint au réel.
— Il n’y a pas de menace ici. Réveillons les autres et allons à la ibliothèque. J’ai vu assez d’enfers pour une vie, je ne veux plus jamais en revoir un seul.
Secouant la tête, elle hissa Tim sur son épaule. Godfrey l’entendit grommeler, puis il aperçut Leoncio, debout de l’autre côté de la pièce, leur tournant le dos.
— Echevalria ? Tes brûlures…
— N’approche pas !
Un rejet qui le cloua sur place. Un battement suspendu dans l’air.
— Les blessures ne sont pas importantes, dit Leoncio, plus calme. — Occupe-toi de toi.
— … D’accord, je vais faire ça.
Une fois de retour à l’école, leur conflit reprendrait, aussi Godfrey n’insista pas.
Carlos avait commencé à soigner Ophelia, il se dirigea donc de ce côté.
— Qu’est-ce que cela signifie…? murmura Leoncio en crispant les mains. — Pourquoi… est-ce que je pleure ?
Incapable de mettre un nom sur ses propres émotions, il lança un regard noir vers son entrejambe, où le tissu trahissait son membre démesuré, au garde-à-vous.
— Pourquoi… es-tu dur à ce point ?
[1] Jizo est une représentation du Bouddha le plus vénéré du Japon. Il guide les voyageurs.