RoTSS - sof T1 - Chapitre 3
L’Artiste
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Traduction : Raitei
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Un espace gris, lieu inconnu, frontières indéfinies. Un jeune homme se tenait devant une feuille blanche, crayon en main, plongé dans ses pensées.
— … Hmm…
Un croquis et une moue. Un gribouillage et un hochement de tête. Chaque tentative accentuait l’inclinaison de sa nuque.
— … Non… ce n’est pas ça…
Il arracha la page du carnet, la déchira et se prit la tête entre les mains.
— … Le motif en lui-même est solide… mais il refuse de devenir un thème. Qu’est-ce que je fais de mal ? Les couleurs ? La perspective… ?
Marmonnant pour lui-même, il agita un pinceau à sorts. Il se remit à dessiner, mais sa main ne tarda pas à s’immobiliser.
— … Attends… quand ai-je mangé pour la dernière fois ? Ou bu ? … Peu importe. Je n’ai pas faim.
Les questions s’évanouirent aussitôt apparues. Son pinceau flottant devant le papier, il continuait de marmonner.
— … Qu’est-ce que j’essaie même de peindre… ?
— Tu es là, Carlos ?!
Godfrey fit irruption dans le salon. Plusieurs élèves à l’intérieur sursautèrent et se retournèrent, Carlos et Miligan compris.
— Qu’est-ce qu’il y a, Al ? Tu fais peur à voir.
— Mr. Echevalria a pris contact, dit Godfrey en se précipitant vers leur table. — On dirait que nos activités lui ont tapé sur les nerfs. Il a essayé de me recruter, mais ça faisait sans doute aussi office d’ultime avertissement.
Carlos prit un air sombre.
— Et tu l’as repoussé ?
— Oui, il n’y avait aucune marge de compromis. Ceci mis à part, je doute qu’il soit du genre à nous laisser le temps de nous préparer. Il va falloir rester sur nos gardes et partir du principe qu’il nous tombera dessus fort. Heureusement que tu es là, Miligan.
— où sont les autres ?
Godfrey jeta un regard autour de lui, sans voir personne d’autre.
— On s’est séparés après les cours, dit Miligan. — Il y a moins de vingt minutes, normalement, ils seraient encore sur le campus, mais j’ai un mauvais pressentiment. Ils se disputaient pour savoir qui se débrouille le mieux dans le labyrinthe. Ils sont toujours en compétition, mais aujourd’hui…
— Ils ont très bien pu s’y jeter directement ? Miligan acquiesça.
Godfrey fit demi-tour.
— Alors ils ne seront pas loin de l’atelier. J’y vais en premier. Carlos, trouve Lesedi et rattrape-nous.
— Ça marche !
Carlos était déjà en mouvement.
— On risque de ne rien trouver, dit Godfrey. — Miligan, tu peux vérifier les couloirs ?
— Je peux. Si je les trouve dans la prochaine demi-heure, j’enverrai un familier, si ce délai passe, partez du principe que non et que je vous attendrai dans un endroit visible.
Une sage décision. Godfrey se mit à courir, fâché contre lui-même.
— Aurais-je dû éviter de répondre et gagner du temps ? Faites attention, vous deux !
Pendant ce temps, Miligan avait vu juste : Tim et Ophelia se chamaillaient bien furieusement dans le labyrinthe.
— Comme je l’ai dit, si tu avances à pas de fourmi, tu n’auras jamais assez de temps !
Détection d’ennemis ? Quelle plaie ! Balance du poison et réduis-les tous au silence !
— Une solution spectaculaire ! Dis-moi, ta besace produit des fioles à l’infini ? Si tu les balances au petit bonheur, tu seras à sec quand tu en auras vraiment besoin. Et les préparer coûte du temps et de l’argent ! Il faut anticiper !
Ils cessèrent de hurler seulement quand ils furent à bout de souffle.
— Merde, dit Tim en se grattant la tête. — Se disputer ne nous mène nulle part. Je ne sais pas ce qu’il te trouve. Tu parles beaucoup, mais tu fous rien, et franchement, je suis bien plus mignon.
— Je respecte ta confiance injustifiée. Petit conseil amical : « mignon » ne se limite pas à ton apparence physique. Il y a plusieurs autres facteurs : ta façon de te tenir, ta façon de parler, etc. Tu n’es à ma hauteur sur aucun de ceux-là, y compris ton visage.
— …Hé, dis ce que tu veux. Le choix reviendra à Godfrey, au final. J’espère que t’as pas oublié comment il m’a frotté le dos hier ?
— Parce que tu as tenté une nouvelle boisson au hasard et que tu t’es payé une quinte de toux pour ta peine ! Et si on compte les points, il m’a frotté la tête.
— Pas pareil ! Il te traite juste comme une gamine. Moi, c’est de l’affection pure ! Quoi, t’es trop bouchée pour faire la différence ?
— Tu délires complètement. Pourquoi es-tu si persuadé qu’il est amoureux de toi, au juste ? Tu as trop respiré ton propre poison et tu t’es pourri le cerveau ? Je commence à m’inquiéter pour de bon.
À coups d’insultes, ils se dirigèrent vers leur atelier. Mais en chemin, Tim se retourna brusquement.
— Quoi, on fait demi-tour ? dit Ophelia. — Ne t’enfuis p…
— Non, grogna-t-il, soudainement tendu.
Ses yeux s’accrochèrent à l’obscurité au fond du passage. Ophelia s’en rendit compte, elle aussi.
— Prépare-toi, Ophelia. Ça sent pas bon.
Leurs athamé bondirent dans leurs mains. Une ombre sinistre apparut devant eux.
— …Vous ne devriez pas vous battre, les enfants. C’est ce que font les vilains mômes.
Un doigt pâle perça les ténèbres. L’uniforme moulant ses longs membres était aussi sombre que sa peau était pâle. De longues oreilles pointues, et, entre elles, un visage dissimulé par un hideux masque de bois. Tim et Ophelia déglutirent, c’était exactement le genre de monstre qui faisait peur aux tout-petits.
— J’en déduis que vos parents n’étaient pas grands conteurs d’histoires du soir, hm ?
Alors je vais vous en raconter une. Quand les enfants se battent tout le temps, l’effrayant Alp vient les enlever.
La fille elfe, Khiirgi Albschuch, retira le masque, révélant un sourire mauvais. Ils n’avaient pas besoin de demander, la tension maléfique palpable prouvait qu’ils étaient déjà en combat. Tim avait une fiole entre les doigts, et il la lança vers elle.
— Maintenant !
— IMPETUS !
Le sort d’Ophelia la poursuivit. La fiole éclata dans l’air, son contenu se vaporisa et le sort de vent poussa le nuage létal vers leur ennemie.
— Quel jouet dangereux vous avez là ! IMPETUS !
Khiirgi lança tranquillement un sort, repoussant la brume derrière elle. Supposant qu’elle était tombée dans le panneau, Tim et Ophelia enchaînèrent, leurs incantations, leurs voix se chevauchant.
— FLAMMA !
Leurs flammes enflammèrent le gaz autour de Khiirgi. Il explosa. L’elfe et le passage furent engloutis par le feu.
— Une toxine inflammable ? Trop près, trop près.
— …?!
Khiirgi se tenait encore là. Son contrôle du vent était si bon qu’il avait même renvoyé l’explosion au-dessus de ses épaules. Son uniforme portait quelques traces de brûlure, mais elle affichait toujours un sourire des plus lubriques.
— Commencer par un mouvement en deux temps ? Vous êtes encore plus vilains que je ne pensais.
Félicitant leur travail, elle se lécha les lèvres.
— Idéal. Ça vaut bien la peine de vous attraper.
— …TONITRUS !
— FRIGUS !
Ils incantèrent de nouveau, tout en reculant. Cinq familiers insectes ailés s’élancèrent de sous la robe de Tim, se projetant vers l’elfe, mais Khiirgi évita aisément à la fois ceux-ci et les sorts.
— Tu ne peux pas me laisser te voir les libérer ! Ils sont bien trop lents pour piquer qui que ce soit de face.
Lorsqu’elle se rapprocha, Tim et Ophelia pointèrent leurs baguettes derrière elle.
— IMPETUS !
À leur sort, les familiers insectes derrière Khiirgi firent exploser le liquide dans leur ventre. Avec la vaporisation, les vents créés traînèrent de nouveau vers elle.
— Hng, IMPETUS !
— FRAGOR !
Sentant le danger, Khiirgi utilisa la force de son sort de vent pour plonger en avant, et les sorts de Tim et d’Ophelia explosèrent à l’endroit exact où elle se trouvait l’instant d’avant. Le gaz s’enflamma, et des flammes s’élevèrent. Khiirgi leur jeta un regard en coin, tout en atterrissant au plafond, qu’elle parcourut en courant avec Marche Murale.
— … Je vois. Si les poisons s’enflamment, le nettoyage est plus facile.
— FLAMMA !
Ils envoyèrent des flammes sur l’ennemie au-dessus. Elle ne put en éviter une et dut y pointer son athamé, mêlé de l’élément opposé, de sorte que la lame et son corps furent repoussés de côté.
Elle tournoya dans les airs et retomba au sol.
— Me forcer à utiliser un Flow cut ? murmura-t-elle, impressionnée. — Tu n’as pas appris ça en cours. Je vois que tu t’es trouvé un bon mentor dans les couches supérieures.
— CLYPEUS !
Ils la frappèrent à nouveau à sa retombée. Des murs se dressèrent de part et d’autre d’elle, limitant ses mouvements. Ophelia vit une chance d’en finir.
— Maintenant ! TONITRUS !
— TENEBRIS !
Khiirgi repoussa le sort par l’élément opposé, et Ophelia dut se jeter de côté. Elle fronça les sourcils. Elle s’attendait à perdre ce bras de fer, mais si Tim avait réussi à copier son incantation, ils auraient gagné.
— Tim ? Pourquoi n’as-tu pas…?
— … Glk…
Elle comprit dès qu’elle le regarda. Tim était figé sur place, tremblant, un familier scorpion lui plantait son dard dans la jambe.
— Voilà comment on fait, ricana Khiirgi en expliquant. — Tu n’as rien remarqué ! Les mouvements lents peuvent être une force.
Tim parvint à secouer le paralysant et à se remettre en mouvement.
— Oh, déjà ? Tu as des résistances alarmantes. À ton âge ! Pauvre petit.
— … Ngh… Ferme ta putain de gueule !
— Ne fais pas ça, Tim ! Synchronise-toi avec m…!
Mais il était déjà parti, incantant. Le talon de Khiirgi s’enfonça en plein dans son plexus solaire.
— … Gah…
— Tu croyais être hors de portée ? Ooooh. Je ne me déplaçais qu’à la moitié de ma vitesse réelle.
Alors qu’il basculait, elle plaça un coup de pied circulaire. La tête de Tim rebondit sur le sol, et il perdit connaissance. L’un hors de combat, l’elfe se tourna vers Ophelia, et ses yeux tombèrent sur la fiole qui glissa de la main de Tim.
— Je te jure, à force de jouer avec des toxines, on devient très vilain. Tu n’es pas d’accord ?
— …!
Seule désormais, Ophelia garda son athamé levé, et Khiirgi haussa les épaules.
— C’est gentil de continuer, mais je te recommande vraiment de te rendre. Tu n’as aucun moyen de gagner seule, et tu le sais.
Ophelia ignora la suggestion, concentrant son esprit vers l’intérieur.
— … Bien fait d’en avoir planté un, marmonna-t-elle.
— Hrm ? fit Khiirgi en fronçant les sourcils.
Et elle vit une lueur dans l’œil d’Ophelia.
— C’est toi qui as commencé, dit Ophelia. — Ne me blâme pas si ça te tue. PARTUS !
Une lumière violette brilla au bas de son ventre. Une lueur mystique, d’où émergea une chose hideuse, ruisselante de liquide amniotique.
— … Oh-ho… ?!
Comme un bœuf, long de quinze pieds, des éperons osseux à chaque flanc comme un char, et une queue de scorpion fixée à l’arrière. Ne correspondant à aucun Magifaune connu, elle lui valut un ricanement elfique.
— …… Haaa-ha ! Je me souviens maintenant, Salvadori ! C’est la descendance succube, n’est-ce pas ? Alors tu utilises ton ventre comme un berceau à Chimères, hein ? Oh, oh, les méchancetés des tiens ne cessent de me réjouir !
Khiirgi se jeta avec extase dans la bataille contre la Chimère. Ophelia hissa Tim sur son dos et s’enfuit dans l’autre direction.
— Hah, hah… ! Tim, s’il te plaît ! Réveille-toi ! Si on peut juste atteindre l’atelier !
Elle s’accrochait à cet espoir, mais quelques minutes plus tard, une rafale de vent lui frappa le visage.
— … Je m’y attendais. Content d’être venu observer.
— …!
Devant elle se tenait un deuxième année, de bonne naissance, uniforme modifié pour que la veste ressemble à un gilet. Ophelia déposa Tim au sol, athamé prêt, et l’homme secoua la tête.
— Détends-toi et mets-toi à l’aise, milady. Inutile de t’inquiéter de résister, c’est déjà plié.
Cela lui sembla étrange, puis Ophelia eut l’impression de flotter dans l’eau, sa vision se brouilla.
— Hein…?
Elle porta les mains à sa tête, titubant. Elle perdait ses sensations.
— …Poison…? Comment…? Quand…?
Cherchant la cause, elle s’examina. Son regard se posa sur le dos de sa main droite et sur plusieurs minuscules objets lui piquant la peau.
— …De petites aiguilles… si petites qu’on les voit à peine…
— Et tu n’as ressenti aucune douleur, dit doucement l’homme. — Un principe auquel je me tiens.
Ophelia serra les dents. Tim pouvait peut-être encaisser, mais elle n’avait pas sa résistance. Elle ne s’était pas encore ainé plus puissant. Mais c’était la tâche qui l’attendait. Luttant contre sa tête qui tournait, elle leva son athamé.
— Encore ? soupira l’homme. — La résignation te serait bien plus douce. Tu ne me laisses pas le choix.
Il leva sa lame, lui aussi, s’avançant vers la fille qui semblait prête à s’effondrer.
— FLAMMA !
Des flammes cramoisies s’ouvrirent entre eux. L’homme bondit en arrière, les yeux sur un autre deuxième année qui surgissait d’un couloir latéral.
— …Tu es arrivé plus tôt que prévu, Mr. Godfrey.
L’homme le connaissait. Godfrey se plaça devant Ophelia, bien remonté.
— Je t’ai vu tout à l’heure. Qu’est-ce que tu lui as fait ?
— Gino Beltrami. Comme toi, un deuxième année. Appelle-moi Barman.
Gino s’inclina avec élégance. Godfrey resta sombre.
— Tu refuses de répondre, donc. Mes amis sont blessés, je suis prêt quand tu veux.
— Volontiers. Mon bar est ouvert depuis longtemps.
Voyant que Godfrey n’était pas d’humeur à parler, Gino leva sa lame.
— Commençons par un petit apéritif. Une ivresse légère fera l’affaire. IMPETUS !
— FLAMMA !
Deux sorts à courte portée, et leurs lames s’emmêlèrent. Les flammes de Godfrey furent déviées vers le haut, mais les vents de Gino se matérialisaient différemment, entourant son adversaire avec des vents acérés.
— Hahhh !
Sur ce cri, Godfrey utilisa de la magie spatiale, générant des vents à la surface de sa peau et repoussant cet air de côté. En même temps, sa lame jaillit vers la poitrine de Gino, ce qui impressionna son adversaire.
— Oh ? Bien vu.
— J’ai vu ce que tes aiguilles ont fait à Ophelia. Je ne suis pas aveugle.
L’entraînement de Walker portait ses fruits, et Godfrey avait fait les observations nécessaires avant le combat.
— Un client indiscipliné, qui saute par-dessus le comptoir. Cette zone est réservée au personnel.
Le ton de Gino resta celui d’un rappel professionnel. Entre les doigts de sa main libre, il tenait un orbe de verre tiré de sa poche.
— Cela dit, gérer les ivrognes pénibles fait partie du métier. Je te sers ton deuxième verre en un clin d’œil.
— Hahhh !
Avant qu’il n’achève son lancer, Godfrey le repoussa du pied. L’orbe alla se briser plus loin sur le sol, et Gino soupira.
— Pas très à cheval sur l’étiquette ? Tu sais faire pleurer un barman.
Godfrey s’avança pour en finir avant que Gino puisse tenter autre chose, mais se retrouva en déséquilibre.
— … Hng…
— On ne peut pas te laisser sobre très longtemps. Pour ceux qui administrent les spiritueux, il n’est pas de plus grande honte.
Gino laissa entendre que c’était une question d’honneur. Décelant une pointe de liqueur herbacée dans ses narines, Godfrey retint sa respiration.
— Plus les spiritueux sont forts, plus ils devraient couler facilement. Idéalement, le client ne remarque même pas qu’il a bu. Tu me suis ?
Godfrey comprit que cette odeur venait de la garde de l’athamé de Gino. Il se mit à renifler, l’orbe de verre n’était qu’un leurre. Le piège réel se trouvait sur la lame elle-même.
— …Une lame imbibée, associée au style Lanoff. Le fondateur doit se retourner dans sa tombe.
Gino avait une ampoule alcoolisée enchâssée dans son athamé. Godfrey hésita, s’il s’approchait, il inhalerait davantage de ces vapeurs. Mais s’il reculait pour éviter cela, il mettait Tim et Ophelia en danger. Il eut vite sa réponse et avança.
— Tu continues quand même ? Plus tu bouges, plus tu t’enivres.
Gino secoua la tête. Il surveillait soigneusement la vitesse à laquelle les mouvements de Godfrey ralentissaient, attendant patiemment le moment de riposter. Ce moment arriva bientôt.
— Plus très longtemps… Il est temps de rentrer, chuchota-t-il.
Mais ce faisant, Godfrey incanta :
— …DOLOR.
Un sort de douleur, lancé sur lui-même, martela chaque centimètre de sa peau et le dégrisa instantanément. Gino s’était engagé dans un coup d’estoc destiné à en finir, mais Godfrey, prenant appui du bout des orteils, bondit du sol en visant le flanc de son adversaire.
— …?!
— Rahhhh !
Gino glissa un bras entre les deux pour se défendre. Il y eut un craquement, et l’os se rompit. Son corps se souleva dans les airs et alla s’écraser contre le mur du passage.
Il utilisa Marche Murale pour amortir l’impact, retomba au sol et fixa son bras gauche ballant d’un regard noir.
— …Un sort de douleur pour se requinquer ? Tu es un rude client.
— J’aime les sorts qui ne me brûlent pas le bras. Il t’en faudra beaucoup plus pour me soûler, Barman ! hurla Godfrey, de nouveau alerte.
Ayant en tête les mouvements que Lesedi avait appris à Godfrey, Walker lui avait conseillé d’utiliser, en contre, un coup de pied circulaire à mi-hauteur. Avec assez de vitesse et de force derrière, cela frappait dur tout en déviant l’attaque de l’adversaire. La réponse de Gino avait abaissé le point de contact vers le genou, mais avec la puissance de mana hors pair de Godfrey, ses coups de pied frappaient trop fort pour qu’une petite déviation compte réellement. Tandis que son adversaire blessé réfléchissait à sa prochaine manœuvre, Godfrey lança :
— J’ai oublié de préciser, mais des renforts arrivent. Tu penses pouvoir gérer ça tout seul ?
Ce n’était pas du bluff, deux amis venaient d’arriver, se plaçant pour protéger les première année à terre. Carlos et Lesedi.
— …J’ai peut-être mal jugé la situation, admit Gino. — Mais ne vous alarmez pas, j’ai, moi aussi, de l’aide.
Une elfe apparut derrière lui, le corps tout éclaboussé de sang de chimère.
— Oh, oh, toutes nos proies réunies ! Gino, tu as suivi ?
— J’étais certain que ton enthousiasme l’emporterait, au détriment de ta mission. Avec quoi t’amusais-tu, exactement ?
— Une chimère ! Jamais combattu ça. Ça m’a donné un peu de fil à retordre. Je viens de l’achever et j’ai accouru pour te trouver comme ça. Soit ! Ce boulot est bien plus amusant que je ne le pensais.
Ricanant, Khiirgi leva son athamé.
— Trois contre deux, et vous ne reculez pas, grommela Lesedi. — Vous ne manquez pas d’arrogance.
— Faites gaffe, la fille est une elfe, prévint Carlos. — Khiirgi Albschuch. On dit que c’était une vagabonde, pourchassée par son propre village — et je crois que l’on devine pourquoi.
— L’autre est dangereux, ajouta Godfrey. — Un alchimiste à l’exact opposé de Tim : il frappe sans que vous vous en aperceviez. Aiguilles portées par le vent, vapeurs alcooliques dans son athamé. À la moindre faute, le sommeil vous cueillera en pleine riposte.
Restant près derrière Khiirgi, Gino leva sa lame.
— Pas le temps de soigner mon bras. Khiirgi, tu peux tenir la ligne de front ?
— Bien sûr. J’ai pile le Plantoutils qu’il faut. Un qu’on n’avait jamais sorti avant que j’arrive. Haaa-ha ! Encore une raison pour laquelle je ne pourrai jamais rentrer chez moi.
Khiirgi gloussa. Le camp de Godfrey voulait profiter de sa supériorité numérique, mais l’aptitude magique des elfes défiait les normes humaines, et ils n’avaient aucun moyen d’évaluer précisément ce qu’elle pouvait faire. Gino et Khiirgi se montraient tout aussi prudents et aucun des deux camps ne mesurait exactement l’ampleur des sorts que Godfrey pouvait lancer.
La tension monta des deux, jusqu’à ce que quelque chose d’inattendu roule hors d’un sentier.
— …?!
— …?!
Une roue. Pas plus grande que celle d’une carriole, mais en feu. En son centre se trouvait un visage, comme une caricature, très désagréable. Elle roulait toute seule avec un rire maniaque, et décrivait de lents cercles autour d’eux cinq.
— …? Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
— Pas… un magifaune. Ça sonne faux. Comme si ce n’était pas réel…
Carlos fronça les sourcils. Godfrey jeta un coup d’œil à leurs adversaires, qui paraissaient tout aussi perdus.
— …Ce n’est pas de toi, hein, Gino ? demanda Khiirgi.
— De toute évidence non. Mon établissement n’autoriserait rien d’aussi grotesque.
Sentant un vent chaud souffler des profondeurs du couloir, Godfrey se tourna dans cette direction.
— …D’autres arrivent, marmonna-t-il.
Un instant plus tard, d’autres monstruosités émergèrent des ténèbres. Une forme humanoïde, le corps décharné, le ventre hideusement gonflé, se traînant au sol sur des bras anormalement développés, à la place de jambes atrophiées. Une énorme masse aussi grande que n’importe quel troll, brandissant des instruments de torture. Et, ouvrant la voie, davantage de ces roues.
Leurs yeux à tous s’écarquillèrent.
— Carlos ! Attrape Ophélia ! hurla Godfrey, prenant la décision sur-le-champ d’abandonner ce combat.
Il saisit Tim et se mit à courir. Carlos, portant Ophélia, et Lesedi suivaient de près. Lesedi jeta un nouveau regard aux monstruosités, serrant les dents.
— …Qu’est-ce que c’est que ces trucs ? L’enfer déborde ou quoi ?!
Elle parlait pour tout le monde. À l’autre bout du même couloir, Khiirgi et Gino en arrivèrent à la même conclusion et prirent eux aussi la fuite.
— Plus l’temps de jouer ! On se tire, Gino !
— Cela semble nécessaire… Fort bien. Je mettrai Leoncio au courant.
N’ayant personne à porter, ils dépassèrent bientôt la Garde et prirent une autre bifurcation du passage avant de disparaître. Une menace de moins à gérer, mais la poursuite de la Garde gagnait du terrain sur eux. Les roues sinistres les rattrapèrent.
— Tch, on ne peut pas leur échapper ! Brûlez celles de devant !
— D’accord ! FLAMMA !
Tous trois lancèrent des sorts de feu, enveloppant l’avant de la meute de roues. Ils plissèrent les yeux face à l’enfer de flammes, tâchant d’en jauger l’efficacité, et les roues flambèrent brièvement avant de s’effriter. Ce résultat stupéfia Godfrey. Ces choses étaient bien plus fragiles que tous ne l’avaient imaginé.
— Hmm ?
— Qu’est-ce que… ? C’était facile.
— Ce n’est pas fini ! rugit Godfrey.
De derrière les roues calcinées surgit une nuée d’hommes-oiseaux aux plumes multicolores, tous armés de pinces de capture.
— KEH-HA-HA-HA-HA-HA-HA-HA !
Ils se déployèrent, fondant depuis trois directions à la fois, cherchant à saisir la gorge et les chevilles des mages avec leurs pinces. Les membres de la Garde parèrent de leurs athamés, sans pouvoir ralentir pour autant. Repoussant les assauts tant bien que mal, ils continuèrent de courir, craignant d’être rattrapés par d’autres créatures.
— Ils sont rapides… ! Attention ! Ces machins sont costauds !
— Qu’est-ce que c’est ?! Quelle sorte de bête sont ces trucs ?! s’étonna Lesedi tout en en expédiant un autre d’un coup de pied.
La même interrogation obsédait Godfrey. Humanoïdes ailés, ils évoquaient des Garuda, mais ces créatures n’apparaissaient pas naturellement dans le labyrinthe, et celles-ci étaient dépourvues de l’aura singulière propre aux bêtes supérieures. On aurait dit des êtres façonnés à partir de récits de seconde zone, des imitations grossières plutôt que de véritables Garuda. Sur le moment, toutefois, il n’avait aucun moyen de confirmer cette intuition.
Le coup de pied de Lesedi écrasa la tête d’un homme-oiseau. Le liquide qui en jaillit éclaboussa le bras de Godfrey, qui fronça les sourcils.
— Du sang… ? Non, ce n’est pas… Ça sent la… peinture ?
Il allait toucher à une réalisation importante, quand le cri d’un ami l’arracha à ses pensées.
— FLAMMA ! Éloigne-toi de Lia, espèce de…!
Un homme-oiseau poursuivait obstinément la fille sur le dos de Carlos, tentant de l’attraper avec sa pince. Carlos agitait frénétiquement son athamé pour le tenir à distance. Godfrey voulut intervenir, mais un autre homme-oiseau fondit sur lui par son angle mort.
— …Ah…!
— Carlos !
Godfrey ne put rivaliser en vitesse avec l’homme-oiseau. La pince accrocha le cou de Carlos, les repoussant en arrière, tandis que l’homme-oiseau se saisissait d’Ophélia.
Lesedi parvint tout juste à lui décocher un coup de pied et à le déloger.
— Ils essaient de les emporter… ?! Repousse-les, Godfrey ! Ça va mal finir !
— Je sais ! Il faut se frayer une brèche !
Conscient des autres créatures à leurs trousses, Godfrey songea à utiliser une grosse déflagration pour les balayer. Mais avant qu’il ne le fasse, le mur derrière lui éclata par en bas, et une ombre massive se dressa au-dessus d’eux.
— …Qu’est-ce que…?
Stupéfait, Godfrey s’immobilisa. Juste devant lui se dressait un géant, vêtu de robes rappelant celles des officiers de cour de Chena. Son visage, si raviné qu’il en coupait le souffle. Le bâton qu’il tenait semblait taillé d’un seul tenant dans une bille de bois. Et d’un regard qui semblait transpercer le cœur, il balaya les humains. Cela évoquait un sentiment qui dépassait la peur et touchait à l’irréel ce qui retarda d’un battement le sort de Godfrey. Le géant abattit ce bâton, le frappa et l’envoya voler de côté.
— Kahhh !
Godfrey s’écrasa contre le mur avec une violence telle que l’air quitta ses poumons. Il parvint à se tordre juste assez pour épargner Tim, mais le corps du garçon glissa au sol, et les hommes-oiseaux fondirent sur lui, l’agrippèrent et l’emportèrent. Godfrey tenta désespérément de le rattraper, mais ses membres, engourdis, refusaient d’obéir.
— …T…Tim…!
— Lia !
Au même moment, un nouvel homme-oiseau arracha Ophélia du dos de Carlos. Tous deux furent jetés à d’autres monstruosités, qui pivotèrent sur place et s’enfuirent, emportant Tim et Ophélia vers les profondeurs du labyrinthe. Godfrey sentit enfin ses membres lui revenir. Il projeta une gerbe de feu au visage du géant, le repoussant. Tandis que celui-ci balayait son bâton à travers les flammes, lui et Carlos voulurent repartir en arrière dans le passage, mais Lesedi les agrippa tous deux.
— On se retire, les gars !
— …?! A-attends, Lesedi ! Tim et Ophélia !
— Lâche-moi ! Sedi, s’il te plaît…!
Mais leurs cris restèrent lettres mortes. Lesedi les traîna tous deux à travers le mur renversé par l’entrée du géant, tentant une fuite par le passage au-delà. Lorsqu’ils tentèrent à nouveau de se dégager pour revenir sur leurs pas, son visage se tordit tel un démon.
— Tu préfères qu’on crève tous ?! Merde à ça ! Ne m’oblige pas à faire sauter d’autres dents !
L’angoisse dans sa voix finit par les atteindre. La situation dépassait de loin leurs capacités. Ils devaient sortir du labyrinthe au plus vite et porter la nouvelle aux ainés et au corps enseignant. C’était leur dernier recours.
Il leur fallut encore vingt minutes de course avant d’atteindre le tableau de sortie et de regagner sain et sauf le bâtiment de l’école.
— …Hah, hah… !
— Hah… !
Ils étaient tous à bout de souffle. Carlos pleurait ouvertement.
— …Lia… !
— Restez concentrés ! Pas le temps de souffler ! Faut prévenir les profess…
Lesedi était déjà en mouvement, mais un instant plus tard, des roues grotesques jaillirent du tableau derrière eux. Tous trois paniquèrent.
— Elles sont sorties du tableau ?! Pourquoi ?!
— FLAMMA !
Une boule de feu lancée par-dessus leurs épaules fit fondre les roues. Ils se retournèrent et aperçurent des deuxième année aux portes des salles de classe ouvertes.
— …Des deuxième année ? Vous venez de fuir le labyrinthe ? Si vous pouvez bouger, évacuez vers une autre salle. Le bâtiment de l’école n’est pas sûr.
— Il ne l’est pas ? Attendez. Que se passe-t-il ?
Mais tandis que Godfrey parlait encore, un homme-oiseau fondit hors du tableau derrière lui. Les aînés l’abattirent d’un geste prompt.
— Constatez par vous-mêmes, aboya l’un d’eux en le fusillant du regard. — Des monstres louches sortent des tableaux partout dans le bâtiment. Même les enseignants ne savent pas encore ce qui se passe. Alors bougez-vous ! On n’est pas là pour vous servir de gardes !
Cela décida enfin Godfrey, Carlos et Lesedi à se mettre en route. Dans le couloir, ils sentaient la confusion générale, preuve que l’ampleur de la chose dépassait de loin ce qu’ils avaient imaginé.
— À l’attention de tous les élèves. L’élimination des présences hostiles sur le campus est désormais terminée, et l’ensemble des tableaux servant de canaux a été scellé. Les entités rencontrées seraient des esprits issus de peintures. La majorité étant réalisées à l’huile, les sorts de feu se sont montrés particulièrement efficaces. En cas de nouvelle apparition, n’hésitez pas à les incendier.
L’annonce d’urgence retentit moins de deux minutes après la fuite des trois membres de la Garde. Des bouches se formèrent sur les murs de l’école, et la voix posée de Garland s’y fit entendre. Sachant désormais que le corps professoral avait la situation en main, la panique des élèves commença à retomber.
— Nous cherchons la cause, mais nous pensons que ces êtres de peinture viennent des profondeurs du labyrinthe, donc cela pourrait prendre du temps. Élèves des promotions supérieures, restez dans le bâtiment et coopérez avec l’enquête. Élèves des promotions inférieures, regagnez vos dortoirs et tenez-vous en alerte jusqu’à nouvel ordre. Je répète : élèves des promotions inférieures, regagnez vos dortoirs et tenez-vous en alerte jusqu’à nouvel ordre.
Un ordre clair, et les élèves de deuxième année durent s’y conformer. Inquiets pour Tim et Ophelia, Godfrey, Carlos et Lesedi regagnèrent leurs dortoirs et s’affaissèrent non sans mollesse dans un coin d’une salle commune, se sentant impuissants.
— … Qu’est-ce qui se passe…? dit Godfrey.
La question du moment.
Bras croisés, Lesedi résuma ce qu’ils savaient.
— Si ces monstres sont des esprits de peinture, cela explique pourquoi ils sortent de tableaux partout dans l’école. Plus de trente élèves capturés, majoritairement des promotions inférieures.
C’étaient les faits. Le reste tenait de ses conjectures.
— Il y avait des troisième année parmi eux, donc on a de la chance d’être rentrés. On aurait très bien pu faire partie des disparus.
— … Mais…! Lia et Tim…!
La voix de Carlos était étranglée par les larmes.
Lesedi le regarda droit dans les yeux.
— Ressaisis-toi, Carlos. La magie qui déraille dans les couloirs et le labyrinthe. Des victimes parmi les élèves. Ça n’arrive peut-être pas tous les jours, mais ça arrive régulièrement ici. Tu le savais avant de t’inscrire.
Rappel brutal des réalités de Kimberly. Cela remit l’esprit de Godfrey en marche.
— Donc… un élève a été Consumé par le Sort ?
Lesedi acquiesça. La Consumation par le Sort était une fin qui attendait tout mage. La nature en variait. Certains devenaient fous, d’autres disparaissaient, d’autres mouraient, mais tous avaient en commun que leur être même était déformé par quelque chose de magique, et c’était irréversible. Plus un mage s’enfonçait dans sa voie magique et plus cela devenait probable. Dès lors, cette fin passait pour le plus grand des honneurs.
— C’est l’hypothèse naturelle. Je suis sûre que les professeurs et les promotions supérieures resserrent la liste des suspects. Même à Kimberly, il ne doit pas y avoir beaucoup de mages capables de ça, surtout que ça concerne des tableaux.
Lesedi se maîtrisait comme elle pouvait, mais ses mains se crispèrent.
— Quoi qu’il en soit, on nous a confinés aux dortoirs, à attendre des nouvelles. Merde. C’est nul d’être protégé.
— …Si au moins on avait fui jusqu’à notre atelier… on aurait pu chercher à partir de là…
Carlos ruminait encore ses regrets.
Ils avaient beau vouloir aider leurs amis, l’accès au labyrinthe leur était interdit. Godfrey posa une main sur l’épaule de son camarade pour le réconforter. Au bout d’un moment, il se leva.
— Lesedi, tu peux rester avec Carlos un moment ?
— …? D’accord, mais où tu vas ?
— Je vais faire un tour du dortoir. Faut que je mette mes idées au clair.
Pour se refroidir la tête, Godfrey arpenta les couloirs. Ses oreilles étaient assaillies de sanglots et de plaintes.
— Et maintenant…? Il n’est pas revenu…
— Pourquoi…? Il n’est qu’en première année…!
— Merde ! Ils n’auraient pas dû être encore dans le labyrinthe…
Leur détresse ramena les visages de Tim et d’Ophelia au premier plan dans l’esprit de Godfrey. La peur monta, et il lutta pour garder le contrôle.
— … Ngh… Reste calme… Tu es le chef, rappelle-toi. Tu ne peux pas t’apitoyer.
Se reprenant intérieurement, il poursuivit sa route. Devant lui, un groupe d’élèves des promotions supérieures avançait en portant un cadre enveloppé de papier isolant. Il s’écarta pour leur céder le passage.
— … Oh, murmura-t-il. — Il y avait des tableaux dans les dortoirs aussi. Aucun esprit de peinture n’est apparu ici, mais j’imagine qu’ils les enlèvent par précaution…
Quelque chose lui trottait au fond de l’esprit, et il se mit à le poursuivre.
— Attends… Les esprits ont surgi des tableaux. La cause se trouve au fond du labyrinthe…
Il relia les faits et arriva à une conclusion.
— … Alors où mènent les tableaux d’où ils sont sortis ?
Sur ce, il fit volte-face et se mit à courir. Sans se soucier des regards, il déboula de nouveau dans la salle commune.
— Carlos ! Lesedi !
Ils levèrent la tête, surpris, et il accourut.
— …? Qu’est-ce qu’il y a, Al ?
— Venez avec moi. Dans notre chambre, tout de suite.
Déconcertés, ils le suivirent tous les deux. Pendant ce temps, quelqu’un d’autre dans la pièce les regarda partir, le front plissé. Khiirgi et Gino venaient à peine de l’informer de leur échec.
— …? Qu’est-ce qu’ils ont à s’agiter ?
Leoncio Echevalria se leva et les suivit discrètement.
— De quoi s’agit-il ? Parle, Godfrey, dit Lesedi en chemin.
En tête, Godfrey commença à les mettre au courant.
— Une idée m’est venue en errant dans le dortoir. Si les esprits de peinture passent par les tableaux, alors ces tableaux sont reliés à leur source. Et des tableaux, il n’y en a pas qu’accrochés dans l’école : il y en a aussi dans les dortoirs.
— Certes, mais les professeurs le savent. J’ai vu une flopée de tableaux emportés. Je doute qu’il en reste.
— Pas s’ils étaient placés ailleurs.
Arrivé à la porte de sa chambre, Godfrey entra. Il se dirigea vers le dessous de son lit et tira un tableau. Carlos eut un hoquet, et Lesedi parut surprise.
— …! Quoi… c’est…?
— Ce tableau faisait des siennes et nous distrayait, alors on l’a décroché temporairement. En fait… ça commence à faire longtemps. Je l’ai un peu oublié, donc je ne suis même plus sûr de quand.
Cherchant à ranimer sa mémoire, il baissa les yeux sur le tableau. La jeune fille qui y était peinte le vit le regarder et accourut, manquant de jaillir hors du cadre, agitant les deux mains.
— …Elle est encore très affolée. Encore plus désespérée maintenant. Avant, je prenais ça pour un autre des tours de ce fameux tableau magique, mais après cette déferlante d’esprits de peinture, on peut analyser les choses autrement. Peut-être qu’elle s’est mise à bouger…
— … Comme prélude à cet incident. C’est ça que tu veux dire, Al ? demanda Carlos.
Godfrey retourna le tableau.
— L’artiste l’a signé. Severo Escobar. Je suppose que c’est lui.
Il posa le tableau contre le lit et jeta un coup d’œil à ses compagnons.
— Ce qui nous amène au point essentiel. Si ceci est relié à la même source que ces esprits de peinture, alors le canal est peut-être encore ouvert. Si Garland a raison, ça mène aux profondeurs du labyrinthe. J’y vais.
Carlos avala sa salive. Lesedi porta la main à son front en grimaçant.
— T’es fou. C’est une pure spéculation, et tu n’as pas consacré la moindre pensée au risque. C’est pire qu’une mission suicide !
— Tu te jettes juste du haut de la falaise.
— Je sais. C’est pour ça que j’y vais seul.
— …!!
Carlos paraissait au comble du désarroi, et Lesedi refoula sa propre bouffée d’émotion. Elle mobilisa les derniers lambeaux de sa raison pour souligner la faille de ce raisonnement.
— Même si les tableaux par lesquels les monstres sont passés mènent à la source, ça ne veut pas dire que tous les tableaux de l’école y mènent ! Tu n’as pas besoin d’y aller.
— Les professeurs et les ainés y plongeront pour tenter un sauvetage. Tu te rends compte que tu vas juste mourir pour rien, hein ?
— Le règlement dit que les profs n’interviennent qu’au bout de huit jours après la disparition d’élèves. D’ici là, on ne compte que sur les ainés. Mais je ne fais pas la moindre confiance aux élèves ici, encore moins au point d’attendre qu’ils bougent. S’il le faut, leur première priorité ne sera pas de sauver des élèves, et il y a bien trop de raisons à cela.
— Non, c’est trop pessimiste. Tu sais combien sont portés disparus : plus de trente ! Si autant de jeunes venaient à mourir d’un seul coup, même Kimberly en serait ébranlée. Les profs vont devoir agir !
— Oui, j’imagine très bien le pire des scénarios. Mais toi, tu es beaucoup trop optimiste. Même si les professeurs agissent plus tôt, on ne sait pas de combien de jours. Et rien ne garantit que Tim et Ophelia vivront jusque-là. Nous le savons mieux que quiconque. Ma priorité absolue est de sauver nos amis, et de le faire au plus vite. Personne d’autre sur le campus ne priorisera leur survie comme nous.
Cela laissa Lesedi à court d’arguments. Si défaillant que fût le reste de son raisonnement, ce point-là, elle ne pouvait pas le nier. Avant qu’elle trouve une parade à ce silence, Godfrey enchaîna.
— Une fois que je serai dedans, signalez ce tableau aux ainés. J’insisterai sur le fait que je l’avais caché, et que vous avez essayé de m’en empêcher, mais que j’ai sauté quand même. Présentez-le ainsi, et au pire, il n’y aura qu’un corps de plus.
Un claquement sec retentit. Lesedi sursauta et découvrit le poing de Carlos enfoncé dans la joue de Godfrey.
— Je te l’ai déjà dit. Pense à ce que ça fait d’être laissé derrière.
— …Oui, je me souviens de chaque mot.
Godfrey hocha la tête, impassible. Carlos soutint son regard.
— Tu prétends ne pas avoir oublié. Tu savais à quel point ça me mettrait en rogne, non, tu comptais là-dessus.
Carlos fit un pas de plus, agrippant les épaules de Godfrey. Son visage se tordit sous des émotions contradictoires.
— …Tu es vraiment… vraiment idiot.
Carlos posa un instant son front contre la poitrine de Godfrey, puis leva les yeux, mouillés par les larmes non sans un sourire aux lèvres.
— …Mais je crains que, cette fois, je ne te laisse pas y aller seul.
— Carlos, je…
— Écoute-moi d’abord. Deux raisons. La première est simple, la vie de Lia compte bien plus que la mienne.
Carlos laissa ces mots en suspens un instant. Leur poids suffit à dissuader Lesedi d’intervenir.
Elle le savait parfaitement : à cet instant, Carlos parlait en tant que mage.
— Il ne s’agit pas de Lia et moi comme personnes. Il s’agit de nos Maisons. Les Salvadori et les Whitrow ont un contrat. Je suis tenu de veiller sur elle jusqu’à ce qu’elle achève sa voie magique. Je n’ai aucun droit de continuer à vivre si je la laisse mourir. Ces faits étaient gravés dans la pierre avant même que nous ne nous rencontrions. Cette promesse signifie tout, tu es mage, et tu sais bien pourquoi.
Godfrey hésita longuement, puis acquiesça en silence. Lui aussi avait grandi dans une maison de mages et ne pouvait pas balayer d’un revers de main tout ce que cela impliquait.
— Ma seconde raison est tout aussi simple. Moi, personnellement, je veux garder Lia en sécurité. L’exact inverse de la première : celle-ci n’appartient qu’à moi. J’ai fait, il y a longtemps, un serment qui m’est propre : si je n’agis pas ici, je ne serai plus moi. Il faut que j’y aille.
Au fond, Godfrey savait que son camarade dirait exactement cela. Comme Godfrey se taisait, Carlos essuya ses larmes.
— J’ajoute que je profite de ta tentative. Ça augmente les chances que Lia s’en sorte, donc je ne m’en veux pas. Je sais que je te sermonnais à l’instant.
— …
— Bien sûr, j’aimerais sauver Tim aussi. Mais… que ce soit ton mobile. Ma priorité est gravée dans la pierre. Il me semblerait malhonnête d’énumérer son sauvetage parmi les raisons de mes actes, déclara Carlos. — Mais cela dit, Al, allons les sauver tous les deux, ensemble. Je me tiendrai à tes côtés et je miserai ma vie sur cette bataille.
Une déclaration d’une fermeté inébranlable, et Godfrey ne put répondre que d’une seule manière : d’un signe de tête. Carlos se tourna vers Lesedi.
— C’est réglé. Tu as ta réponse, Sedi. Désolé qu’on soit tous les deux des idiots.
Carlos sourit, et Lesedi serra les poings, la tête basse.
— …Pourquoi tu ne me demandes pas mon aide ? Vous êtes vraiment sans gêne tous les deux !
— Il n’y a aucune bonne raison pour que tu risques ta vie ici. Sans cette raison, tu ne peux pas t’engager. Et emmener quelqu’un qui n’est pas engagé à fond, c’est juste une tragédie. Qu’est-ce que tu accomplirais, au juste ?
Lesedi empoigna Carlos par le col. Son bras se leva, et son poing fusa, pour s’arrêter à un centimètre de son nez.
— …N’emploie pas cette voix pour te faire frapper, dit-elle d’une voix rauque, comme si du sang lui emplissait la gorge.
Carlos posa une main sur son épaule et l’attira contre lui.
— …Tu as le cœur tendre, Sedi. Bien trop tendre. Considère ceci comme la dernière requête d’un ami épouvantable. Je veux que tu vives.
Une demande venue du cœur. Aucun d’eux n’osa rompre le silence qui suivit.
— Qu’est-ce que vous êtes en train de faire ?
Mais une nouvelle voix le fit. Leurs têtes se relevèrent d’un coup, et ils virent Leoncio, debout sur le seuil de la porte, qui les regardait d’un air renfrogné. Son regard tomba sur le tableau près du lit et ses yeux s’écarquillèrent.
— …C’est… ? Attendez, vous êtes…?!
— Merde… Viens, Carlos !
— Oui !
Plus de temps pour hésiter. Leoncio avançait à travers la pièce, et Godfrey et Carlos lui échappèrent en courant vers le tableau.
— Hum ?
Et ce ne fut qu’alors qu’ils remarquèrent l’étrange lueur. Moins d’un instant plus tard, la lumière du tableau se renforça et les engloutit tous les quatre.
— Qu…?
— Gah ?!
Une vive clarté leur éblouit les yeux. Quand elle se dissipa, il n’y avait plus personne dans la pièce.
Il ne restait qu’un seul tableau.