RoTSS - sof T1 - Chapitre 2
La Lady
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Traduction : Raitei
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Kimberly laissait en grande partie la plupart des problèmes d’élèves passer sans commentaire, mais il y avait des limites. Les actes de Tim franchissaient largement cette ligne. Ainsi, Godfrey l’emmena au bureau de la directrice, préparé au pire. Il commença par sa version des événements.
— Voilà. Les actes de Mr. Linton étaient certes graves, mais heureusement il n’y a pas eu de morts, et il a clairement fait savoir qu’il tournait la page. En outre, vu les circonstances de son éducation, je pense que nous aurions pu faire davantage, en tant qu’aînés. Je crois qu’il serait une erreur de traiter cet incident uniquement comme un manquement de sa part.
Tandis que Godfrey plaidait, Tim restait raide comme un piquet à côté de lui. Il avait évité d’être travesti aujourd’hui, démontrant sa sincérité avec l’uniforme réglementaire, porté dans les règles. De l’autre côté d’un bureau imposant, la grande sorcière de Kimberly, Esmeralda, se leva.
— …Hmm.
Elle s’approcha des élèves sans montrer le moindre signe de violence, pourtant cette seule proximité suffisait à couvrir les deux garçons de sueur. Ils savaient pertinemment que si elle en avait l’envie, leurs vies ne seraient plus que des bougies dans le vent.
— Permettez-moi, d’abord, d’écarter une inquiétude, commença la directrice. — Que Linton ait lancé du poison est en soi une broutille. Rien de différent des échauffourées du labyrinthe. S’il n’y a pas de morts, c’est parce que les élèves plus âgés ont tiré les leçons de ces mêmes incidents et ont agi vite. Une de ces vies vous revient, Godfrey.
Mélange d’éloge et de cynisme. Esmeralda s’arrêta juste à côté de Tim.
— Ce que je ne peux pas passer sous silence, c’est le fait même que cet incident ait eu lieu à la Confrérie. Si mineur ou trivial soit-il, un incident là-bas compte comme une attaque contre Kimberly elle-même. Nous sommes généreux avec nos élèves, mais je n’ai aucune générosité pour mes ennemis. Est-ce clair, Linton ?
— …!
Cela équivalait à une condamnation à mort, et Tim n’arrivait plus à respirer. N’y tenant plus, Godfrey se leva pour plaider.
— Il n’est pas votre ennemi. Il m’a accompagné aujourd’hui pour vous en faire la démonstration. C’était une erreur, pas une mutinerie.
— Ce n’est pas à vous d’en décider. Ni, puis-je ajouter, à moi. Nous devons tenir compte de l’opinion de tous les élèves au courant de l’incident et de la manière dont il sera perçu au-delà des murs du campus. Mes fonctions ici ne sont pas si légères que je puisse garder un chien m’ayant déjà mordu la main.
Sur ces mots, elle se retourna et revint à son bureau. La pression retomba légèrement, et Godfrey essaya d’assembler son prochain argument.
— GLADIO.
Un sort suffit et le corps de Tim s’affaissa. Lui et Godfrey sursautèrent et baissèrent les yeux. Les pieds de la chaise de Tim avaient été tranchés presque à l’horizontale, les raccourcissant. Les jambes de Tim étaient toujours devant la chaise alors même que la coupe était venue de derrière lui.
— …!
Frissonnant, Godfrey ramena d’un coup son regard sur elle. La directrice se tenait devant le bureau, l’athamé en main. Quand l’avait-elle dégainé ? Aucun des deux garçons ne l’avait vu.
— Donnez-moi votre avis, Godfrey. Je réfléchis à la sanction. Ma première idée est de le réduire en cendres et de les disperser sur la Route des Fleurs, mais comme vous le dites, ce serait peut-être un brin sévère pour un élève de première année. Si vous avez une alternative appropriée, proposez-la maintenant.
Elle leur tournait le dos en posant cet ultimatum. Godfrey avala sa salive. Puis il formula la proposition avec laquelle il était venu.
— Même si l’incident avait entraîné des décès, une rétro-ingénierie de la diffusion du poison permet d’estimer le nombre de victimes à une trentaine au maximum, à la marge près, en supposant qu’aucune personne présente dans le périmètre concerné n’ait pu s’échapper.
— Un calcul approprié. Et alors ?
— Doublons ce nombre. À partir d’aujourd’hui, il va sauver soixante élèves. Tim Linton assumera cette responsabilité en tant qu’élève de Kimberly. Un garçon qui vous a mordu la main protégera désormais vos ressources. Y a-t-il meilleure façon de démontrer la dignité de votre charge ?
Proposition audacieuse, et elle se retourna pour lui lancer un regard glacé. Un regard de glace qui en avait brisé plus d’un. Pourtant, cet élève de deuxième année le soutint de face, sans même ciller. Les yeux d’Esmeralda se plissèrent.
— Vous soutenez mon regard tout en débitant des absurdités. Je n’appellerais pas ça prometteur, Godfrey.
— Je n’ai dit aucune absurdité. C’est ce que nous allons faire.
— Et plus spécifiquement ?
— Nous avons l’intention de réduire les morts sur le campus et dans le labyrinthe. Quels que soient les chiffres réels, nous disposons d’une moyenne officielle issue de l’estimation annuelle, ce qui devrait permettre de suivre les hausses et les baisses. Au cours des trois prochaines années, je promets une réduction de trente pour cent.
Le silence de la directrice l’invita à poursuivre, alors il le fit.
— L’avantage est évident. Kimberly prône peut-être la liberté et la réussite, mais l’état actuel des choses manque d’ordre. Des élèves encore en pleine croissance périssent bien trop facilement dans des accidents, ou se blessent de manière à retarder l’avancement de leurs recherches. Ni l’une ni l’autre situation n’est souhaitable de votre point de vue. Naturellement, nous nous efforcerons d’y parvenir d’une manière qui n’interfère pas avec l’autogestion ni la créativité des élèves. Nous n’avons aucune intention de transformer les mages en pantins.
— Vous en êtes capables ? Vous, un garçon sans le moindre soutien ?
Avant d’en interroger la valeur, elle en questionnait la faisabilité. Godfrey s’y attendait et n’hésita pas.
— Je me présenterai à la présidence des élèves en quatrième année. Et d’ici là, j’aurai les soutiens pour gagner.
Tim le regarda, les yeux écarquillés.
— … Très bien. J’accepte vos conditions pour la sanction de Tim Linton. Qu’il recueille des témoignages en manascript de soixante mages qu’il aura sauvés. La récompense en cas de réussite sera accordée quand Linton passera en quatrième année. Aucune indulgence si le nombre est inférieur.
— Merci ! La voix de Godfrey bondit, et il attrapa la main de Tim pour l’entraîner hors du bureau de la directrice.
Dans le silence qui suivit leur départ, une voix résonna d’en haut.
— Un bon chèque en blanc que tu leur fais là. Tu l’apprécies tant que ça, Emmy ?
Un homme élégant en costume brun sombre se tenait au plafond, un professeur non titulaire, mais associé à Kimberly, Theodore McFarlane. Sans même lui jeter un regard, la directrice s’assit à son bureau, agitant sa baguette pour que plusieurs documents flottent devant elle.
— Les laisser faire contribuera à purifier cet endroit. Comme il l’a sous-entendu, à mesure que des cliques puissantes se forment parmi les élèves, le campus a tendance à stagner. Je songeais justement à secouer un bon coup la marmite, même si je ne m’attendais pas à ce qu’un élève de deuxième année me le propose.
— Ah. Démanteler les clans et équilibrer les pouvoirs semble pourtant une tâche que le corps enseignant pourrait gérer aisément.
— Cela lui ôterait tout sens. Des problèmes d’élèves résolus par des mains d’élèves. Quel que soit l’âge, les élèves de Kimberly ont besoin de cette force fondamentale. C’est ainsi que vont les choses.
Tout en parlant, elle signa les documents autour d’elle en manascript.
— Tu places certainement de grandes attentes sur ses épaules, dit Theodore en arquant un sourcil. — Ton pari peut ne pas payer, mais je garderai moi-même un œil sur l’affaire. Une trempe comme la sienne est rare. Ce serait dommage de la voir étouffée dans l’œuf.
— Fais comme tu veux. Il a présenté son projet ici dans l’espoir d’obtenir ce soutien. Je ne placerais pas mes espoirs en n’importe quel imbécile. Il est, au moins, résolu.
L’entretien avait suffi à la convaincre de cela. Et Theodore était entièrement d’accord.
— …Hahhh, hahhh… !
— …Ouf…
S’échappant de l’entretien, Godfrey et Tim se réfugièrent dans le salon le plus proche. Là, le stress les rattrapa, et ils s’effondrèrent sur les premiers sièges venus.
Carlos arriva avec du thé.
— Vous êtes saufs, les gars. Quel soulagement de vous voir vivants et en un seul morceau. J’étais sur le point de défoncer la porte !
Leur soulagement était palpable. Carlos avait passé toute l’entrevue à rôder juste devant le bureau. En versant une tasse à chacun, il s’enquit du résultat.
— J’imagine que ça veut dire que vous avez obtenu un sursis. Elle a accepté vos conditions ?
— …Ouais. Soixante élèves sauvés en trois ans. C’est la sanction officielle de Tim. Je lui ai aussi présenté mes plans. Je ne compterai pas sur elle pour me soutenir, mais au moins, il est peu probable qu’elle nous mette des bâtons dans les roues.
— J’arrive toujours pas à croire que tu aies osé faire d’une pierre deux coups juste sous son nez. Cela mis à part, obtenir l’aval tacite de nos actions est essentiel. Peu importe ce que disent les autres élèves, nous pourrons plaider avec fermeté.
Godfrey acquiesça. Humectant sa gorge avec le thé, Tim laissa échapper un long soupir, puis parvint enfin à parler.
— Alors, qui on tue — ? Enfin, par où on commence ? J’ai jamais essayé d’aider qui que ce soit, alors… je sèche.
— T’en fais pas. On a des plans. Mais d’abord, il nous faut des camarades. Avec Tim, on est trois, mais j’aimerais au moins deux de plus…
— Tu t’es encore fourré les mains dans la merde, hein ?
Une nouvelle voix s’interposa. Tous trois sursautèrent et se retournèrent. Une fille à la peau sombre se tenait là. Lesedi Ingwe, celle qui avait appris à Godfrey à donner des coups de pied.
— Regarde par toi-même, Lesedi. On vient tout juste de recruter un nouveau membre. Y’a du progrès !
Godfrey lui lança un sourire irrésistible, et elle éclata de rire.
— …Hé-hé. T’as failli te faire tuer, et tu ne regrettes rien ! T’es une dure.
— …Hein ? C’est qui, cette garce… ? lança Tim, prêt à en découdre, mais Lesedi lui fit signe de se calmer.
— Toute l’école parle de ta combine à la Confrérie. Tu sais ce qu’on dit de toi ?
— J’avais l’esprit ailleurs. Tu veux bien me résumer ?
— Le plus idiot des hommes a risqué sa peau pour sauver un chien enragé. C’est l’idée, en gros. Certains trouvent ça drôle. D’autres sont ouvertement méprisants, mais ce qu’ils ont tous en commun ? Leurs regards sont braqués sur toi. Même les promotions supérieures en parlent, des gens qui se fritent au quotidien.
Cet incident avait fait des vagues bien au-delà de ce que Godfrey imaginait. Sa mise au point faite, Lesedi croisa les bras, la mine assombrie.
— Ça m’est resté en travers. J’aurais préféré vous oublier, vous et vos manigances à la con, mais vous êtes bien incapables de faire profil bas. Puisque vous insistez pour troubler chaque moment, autant m’asseoir au premier rang.
Elle afficha un sourire. Godfrey acquiesça, se leva et lui tendit la main.
— Bienvenue au sein de la Garde du Campus, Lesedi.
— Hein ? Elle nous rejoint ? C’est quoi, ce délire ?!
— En fait, on lui a demandé en premier, Tim, dit Carlos. — Je suis tellement content que tu aies changé d’avis, Sedi. Je ne peux pas tenir ces deux-là à moi tout seul. J’ai vraiment besoin de ton aide.
Carlos lui servait déjà une tasse de plus.
Lesedi l’accepta en reniflant.
— Je ne suis pas là pour faire ami-ami, mais vous pouvez compter sur moi quand ça castagne. Je cherchais une bonne excuse pour botter quelques culs et avec vous, y’aura sûrement plein d’occasions.
Godfrey grimaça, mais hocha la tête. Il parcourut le groupe du regard.
— Ça nous fait quatre. Un bon début, mais un peu trop orienté première ligne. J’aimerais quelqu’un de bon en soins et en soutien, ne serait-ce que pour alléger la charge de Carlos. Des idées…?
— Déjà en cours. Laissez-moi faire, déclara Carlos.
Tous les regards se tournèrent vers lui.
— J’attendais le bon moment, et je crois qu’il est temps. Ça pourrait me prendre un peu de temps pour la convaincre, mais je vous promets, elle a un cœur d’or. Une fois qu’elle nous rejoindra, on sera cinq et parés !
— Je ne vais pas remettre en cause ta recommandation. Quand pourrons-nous la rencontrer, Carlos ?
Godfrey n’hésita pas, leur cinquième membre était entérinée avant même que quiconque lui adresse la parole. Le recrutement prit deux mois, mais l’enthousiasme de Godfrey finit par avoir raison d’elle.
— …Euh, donc… je m’appelle Ophelia Salvadori. Je vous ai déjà parlé à la Confrérie, mais… je suis contente d’être ici.
Ils s’étaient réunis dans une salle de classe vide, et Ophelia fit une présentation anxieuse.
— Il était temps, dit Lesedi avec un large sourire en croisant les bras. — La douleur constante à l’entrejambe a enfin porté ses fruits ! Comment tu te sens, Godfrey ?
— …Ému au-delà des mots… !
Godfrey s’essuya les larmes d’une manche.

Ophelia était née en générant un Parfum qui stimulait le sexe opposé. La recruter avait exigé de trouver un moyen d’y résister et il avait choisi de lancer un sort de douleur sur son entrejambe chaque fois qu’il se sentait excité. Ses larmes étaient méritées.
Ophelia était visiblement nerveuse, mais Tim se rua vers elle.
— Ne te mets pas à côté de lui, la bleue ! Cette place est à moi.
— …C’est quoi ton problème ?
— Je suis Tim Linton. Ne dis pas que t’as jamais entendu parler de moi ! Tout le monde sait qui est le bras droit de Godfrey. Te la joue pas parce que la magie de soin te donne des airs. Là, tout de suite, tu es à peine qualifiée pour être son petit orteil !
Tim en faisait une compétition, et Ophelia ne savait qu’en penser, mais Carlos haussa simplement les épaules.
— Je vois arriver des soucis de cohésion… mais ça s’arrangera avec le temps passé ensemble. Je sais que vous êtes tous de bonnes âmes, au fond.
— Ouais. Ne le laisse pas t’atteindre, Ophelia. Tim est toxique, mais il a un cœur aussi pur que la neige. Si tu es en danger, il sera là pour te sauver. Et avant que cela n’arrive, je suis sûr que tu nous auras déjà sauvés plein de fois.
Godfrey en était plus que certain. Il dégaina son athamé.
— Nous sommes la Garde de Kimberly. À partir de maintenant, nous sommes de service. Tous les membres, lames en avant !
— !!! ACUTUS !!!
Au signal de leur chef, tous dégainèrent leurs athamé et lancèrent un sort d’affûtage, donnant à leurs lames un fil mordant. Cela fait, Godfrey tourna les yeux vers l’immense tableau accroché au mur.
— Attendez-nous, sorciers des profondeurs ! Nous allons bientôt vous redresser !
Sur cette proclamation, il plongea dans la peinture. Dans le foyer brûlant de tous les problèmes de ce paysage infernal, l’immense labyrinthe qui s’étendait sous le campus de Kimberly.
Naturellement, ce fut un baptême du feu.
— Godfrey ? Oh, je te connais ! L’homme le plus bête de l’école ! T’as foncé dans un nuage de poison pour sauver un gamin et t’as failli y laisser ta peau. Ah-ha-ha-ha-ha ! Moi, j’ai failli mourir de rire !
Première couche du labyrinthe : le chemin tranquille et errant. Un dédale de couloirs mouvants et de salles grandes et petites, truffé de pièces cachées servant d’ateliers privés, hors du contrôle de l’école. Naturellement, bien plus de problèmes y germaient qu’en surface.
Première rencontre de la Garde : une paire d’élèves, un garçon et une fille.
Mise au courant du but de la Garde, la fille éclata de rire, se frappant la cuisse, manifestement au fait de leur réputation. La Garde ne savait qu’en penser, et la fille se caressa le menton, les inspectant.
— Cette bande de pitres s’attaque au labyrinthe, vraiment ? Pif, paf, boum ! J’ai compris. Autant foncer sans réfléchir, hors de toute mesure, que se terrer sur le campus comme des stratèges de pacotille.
Elle parlait avec enthousiasme, mais dégaina aussi son athamé. Geste si naturel qu’ils le saisirent un temps trop tard et se mirent en hâte en garde. De toute évidence, à ses yeux, ce n’était que le prolongement d’une conversation amicale.
— Dans ce cas, si on s’envoyait en l’air ?! dit-elle, ravie. — Vous avez une soigneuse ? Vous en avez une ? Cool, cool. Alors je peux vous défoncer la gueule ! Mais faites en sorte que les coups ne portent pas plein fouet, sinon l’impact vous fera éclater la cervelle.
Quelques minutes de combat suffirent à rendre la victoire impossible, et ils prirent la fuite, évacuant les blessés. Cela, à lui seul, avait failli mettre fin à l’escouade de Godfrey.
— …C’est qui, cette tarée ?! râla Lesedi, sa main gauche cassée serrée contre elle.
— …Bloody Karlie. Championne en pugilat des troisième année. On est tombés sur un sacré morceau pour notre première sortie…, dit Carlos.
Ils avaient entendu assez d’histoires pour identifier la fille.
Godfrey avait un œil au beurre noir et portait Tim sur ses épaules.
— Tim ne se réveille pas. Il n’a même pas eu l’occasion d’utiliser ses poisons…
— Godfrey et moi l’avons prise des deux côtés, et elle nous a balayés, en riant tout du long ! Ça prouve bien que je ne suis pas prête.
Lesedi donna un coup de pied dans le mur. Il n’y avait qu’elle et Godfrey qui avaient affronté Karlie directement et ils étaient d’autant plus conscients de cet effort vain. Preuve éclatante de l’horreur que représentaient leurs aînés et de leur impuissance face à eux.
Consciente de leur trouble, Ophelia acheva de soigner l’éraflure à son flanc.
— Son compagnon est un dompteur de malédictions, dit-elle d’une voix calme. — On a de la chance qu’il ne se soit pas joint à la mêlée. Mes soins ne servent à rien contre une malédiction.
— …C’est vrai. Et ça suggère qu’elle se jouait juste de nous, cracha Lesedi.
Godfrey se redressa, reprenant ses esprits.
— Exactement ce à quoi on s’attendait. Si on ne remet pas des gens comme ça au pas, il n’y aura jamais d’ordre dans le labyrinthe. Nous ne sommes peut-être pas encore assez forts, mais à mesure que nous progresserons…
— Vous encore ? grogna une voix grave.
Ils passèrent instantanément en mode combat, fusillant du regard la personne. Un élève apparut, sortant des ténèbres du couloir, vêtu d’une tenue rappelant un prêtre hérétique. Godfrey et Carlos déglutirent. Ils avaient déjà croisé la baguette de cette menace plusieurs fois depuis leur première année.
— …Rivermoore…
— On dirait que vous avez déjà essuyé une défaite aujourd’hui. Hmm ? Vous avez avec vous une pièce de viande inhabituelle, à ce que je vois.
Ses yeux se posèrent sur Ophelia et se plissèrent. Son sourire s’élargit, Cyrus Rivermoore dégaina son athamé.
— Je suis curieux, je vais faire une petite évaluation. CONGREGANTA !
— …!
Au sort du sorcier, d’innombrables os tourbillonnèrent dans l’air, construisant en un éclair une bête osseuse. Godfrey confia Tim à Carlos et dégaina son propre athamé.
— FLAMMA !
Des flammes emplirent le couloir. Rivermoore se protégea avec ses os et ricana en voyant le bras fumant de son adversaire.
— Tu continues à te cramer le bras ? Tu n’apprends jamais.
— On ne brûle pas les os sans la chair. C’est parfait pour toi.
Ignorant la douleur, Godfrey enchaîna un second sort. Lesedi fit de même, glissant sous la bête pour frapper le sorcier lui-même. Rivermoore se cambra en arrière pour l’esquiver, en ricanant.
— On dirait que le travail d’équipe commence à prendre. Ingwe, tu rejoins cette bande d’imbéciles ?
— La ferme. Je suis de mauvaise humeur. Je risque de frapper trop fort !
Elle pivota dans un coup de talon qui fit mouche. Il avait levé le bras pour parer, et un craquement audible retentit lorsque l’os céda.
— Un bras en moins ? Hmph.
Au moment où son bras cessa de bouger, Rivermoore se l’amputa au coude. Lesedi poursuivit sa combinaison, mais son adversaire la saisit par la nuque et serra.
— Kah… !
— C’était imprudent. Je suis nécromancien. Plus facile de contrôler un bras mort.
Lesedi dut reculer, et Godfrey prit sa place. Alors qu’il fondait sur lui avant qu’un sort puisse être lancé, leurs gardes s’entrechoquèrent.
— Tu devrais accorder plus de valeur à la vie ! La tienne et celle des autres ! cracha-t-il à Rivermoore.
— Est-ce bien là des mots à adresser à un mage ? Et rien qu’en m’attaquant, ces mots te reviennent en pleine figure.
La bête osseuse fondit sur Godfrey de côté, mais une brume portée par le vent fit fondre les os sans vie.
Sentant le péril mortel, Godfrey bondit en arrière, ses yeux se fixant sur le garçon sur le dos de Carlos.
— …Fais gaffe à ta grande gueule, bouffon…
Tim était réveillé et saisissait une autre fiole. Rivermoore renifla.
— L’Empoisonneur Toxique se réveille ? Un peu risqué à mon goût. Je me retire.
Son sort suivant fit naître un nuage de fumée, couvrant sa retraite. Tandis que le bruit de ses pas s’évanouissait, Godfrey laissa paraître son soulagement.
— …Il est parti. Guh…!
— Godfrey !
La douleur de son bras brûlé se rappela à lui, et Ophelia eut l’air horrifiée, s’avançant pour le soigner. Mais il ne la laissa atténuer la douleur qu’au minimum avant de se tourner vers ses camarades.
— Difficile de se battre à nouveau après Bloody Karlie. On vient à peine de commencer, mais il est temps de partir. Pour aujourd’hui, il faudra se contenter de cette frustration comme seul gain.
Il se retourna vers ses camarades.
— Difficile de repartir au combat après Bloody Karlie. On venait à peine de s’y mettre, mais il est temps de partir. Pour aujourd’hui, il faudra considérer cette frustration comme notre seul gain.
Les autres durent se ranger à cet avis. Ils n’étaient plus en état d’affronter qui que ce fût. Tous se mirent en route pour déguerpir.
— Oh, je les ai trouvés ! Je me doutais bien que quelqu’un était là-dessous.
— …?!
Une nouvelle voix, encore. Ils pivotèrent, redoutant le pire, mais le petit gars derrière eux avait les mains levées et ne cherchait manifestement pas la bagarre.
— Du calme. Je viens en paix. Vous êtes blessés ? Je vous escorte jusqu’à un endroit sûr.
On ne peut pas vraiment se soigner correctement ici.
— …Et qui es-tu ? demanda Godfrey, pas prêt à lui accorder sa confiance.
L’homme esquissa un sourire, son sac à dos démesuré se balançant.
— Kevin Walker. Un lambda passionné de labyrinthe ! Mais laisse-moi dire que je suis de votre côté.
Kevin Walker, un élève de quatrième année. Président du Club des Gourmets du Labyrinthe. La Garde connaissait sa réputation et savait qu’il était toujours prêt à veiller sur ses cadets.
Godfrey pesa l’offre et choisit de l’accepter. Quelles que fussent ses véritables intentions, ils connaissaient bien trop peu d’aînés pour l’instant. Il jugea que faire la connaissance de cet homme leur serait profitable pour l’avenir.
— …Ha ha, une garde du campus ? Voilà un os difficile à ronger ! Surtout avec seulement des première et des deuxième année.
Il les conduisit jusqu’à une petite salle sur la première couche. Là, il érigea une barrière rudimentaire et fit un feu de camp. Pendant que les compagnons de Godfrey soignaient leurs blessures, Godfrey mit l’aîné au courant de leur but, ce qui lui valut une moue réfléchie.
— Pour être honnête, vous feriez mieux de renoncer. À votre niveau, vous n’êtes même pas prêts à vous frotter à l’ordinaire de cette couche. Le dernier type était probablement un deuxième année. Vous peinez déjà avec ceux de votre calibre ici. Les plus âgés vous passeront dessus sans effort.
— …Nous le savons cruellement. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter. Notre accord avec la directrice exige cette persévérance et c’est un objectif auquel je refuse de renoncer.
Godfrey prit l’avertissement au sérieux et précisa sa position. Walker réfléchit.
— Je m’en suis douté dès que je vous ai vus. Dans ce cas, il va falloir que je fasse quelque chose… Mais quoi ? Si je dois vous amener vite au niveau requis…
Walker promena son regard sur chaque visage, pensif.
— Tu veux dire que tu nous entraîneras ? demanda Godfrey, les yeux ronds. — Tu nous formeras pour la survie ?
— …? Eh bien, oui. Je ne peux pas vous laisser vous faire tuer. Et j’adore le labyrinthe ! C’est bien mieux si personne n’y laisse sa peau. Je veux que tout le monde apprécie ses explorations ! Alors si vous pouvez aider à réduire les affrontements, je suis pour.
Une bonne volonté simple, spontanée. Godfrey dut lutter contre l’émotion qui montait. Il s’essuya les yeux.
— Euh, pourquoi tu pleures ? J’ai touché un point sensible ?
— …Non… C’est juste… Ça ne ressemble pas à cet endroit. C’est la première once de chaleur que je reçois d’un élève plus âgé.
— …Vous en avez tous bavé, hein ? Je ne l’ai pas vu, mais je peux l’imaginer. Vous vous êtes déjà donnés et cet effort paraîtra bien peu de chose à côté de ce que vous allez faire.
Sur ces mots, Walker s’adressa à tout le groupe.
— À mes yeux, les aînés doivent couvrir leurs cadets. J’ai mon propre club à faire tourner, et je n’ai pas le tempérament pour faire ce que vous faites, donc je ne peux pas rejoindre la Garde à proprement parler. Mais je peux aider. Du moins jusqu’à ce que vous puissiez survivre ici par vous-mêmes.
Il saisit les brochettes au-dessus du feu et les distribua, de la chair noircie d’une créature non identifiée. Godfrey grimaça.
— Maintenant que c’est réglé, ajouta Walker, — on ne fait rien le ventre vide ! Vous aimez la cuisine de camp ? Ce sont des sauterelles de l’armée de la deuxième couche. Pas trop fortes, relativement accessibles aux novices. Elles sont bien cuites, alors mangez !
— …M…merci…
— Ouais…
Incapables de refuser, ils acceptèrent tous. Sous le regard de ses amis, Godfrey prit la première bouchée. Amer, âcre, mais aussi très riche, tout à fait à l’image du labyrinthe.
Après le repas, ils allèrent dans un espace dégagé, où Walker commença à évaluer leurs aptitudes au combat. À sa demande, ils montrèrent leurs déplacements et leur manière d’incanter.
Une fois qu’il en eut saisi l’ensemble, il livra son appréciation.
— Hm-hm. Je vois. Les mots ne me disaient pas grand-chose, mais vous n’êtes pas faibles ! Vous bougez bien, vous avez les nerfs, et la plupart d’entre vous ont un bon atout. Bien utilisé, ce dernier atout peut vraiment blesser un adversaire plus fort.
Ils furent soulagés qu’il voie une promesse en eux, mais ses paroles suivantes visaient droit leurs faiblesses.
— Mais vous avez beaucoup à travailler. Godfrey, ton débit de mana est dingue, mais tu ne le maîtrises pas du tout. Jamais vu quelqu’un se cramer le bras lui-même. Tu as toujours été comme ça ?
— Non… Je n’ai appris à lancer des sorts que l’an dernier. Avant, chaque incantation me donnait la nausée.
— Bon sang… Dans ce cas, tu progresses, d’accord. Mais si chaque décharge t’abîme un peu plus, tu ne tiendras pas longtemps dans un duel magique. À vue de nez, tu encaisses quoi… deux, peut-être trois tirs, pas plus.
— …Oui, admit Godfrey. Si on ne s’arrête pas pour se soigner. Après ça, je ne peux même plus tenir une baguette.
Walker réfléchit une seconde, puis sortit une bouteille de son sac.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Godfrey.
— Du mucus de volfrog. Résistant au feu et à la chaleur. Je m’en enduis toujours avant d’affronter des environnements chauds. Essaie d’incanter en en ayant sur toi.
À l’invitation de Walker, Godfrey enduisit son bras du contenu crémeux et incanta un sort. Il avait du mal à y croire, mais en effet, le feu jaillit de sa baguette, et son bras ne brûla pas.
— …!
— Ça t’a empêché de te brûler, mais le mucus est devenu blanc et laiteux. Vu sa vitesse de dégradation, ça te donne deux tirs plus.
— C’est énorme. Passer de trois à cinq peut faire une grande différence.
— Ouais. Mais attention — c’est inutile contre les autres éléments. Je suppose que tous tes sorts sortent de la même manière ? Ça peut aider dans l’immédiat, mais tu dois encore travailler ta maîtrise, et vite. Je ne suis pas la bonne personne pour t’aider là-dessus, donc je te trouverai quelqu’un qui le pourra.
Il leur trouvait même d’autres mentors. Godfrey lui adressa un sourire reconnaissant. Walker se détourna de lui pour se tourner vers Lesedi.
— Lesedi, tu es une combattante solide sur qui ils peuvent compter. Je pense que tu es sur la bonne voie, mais je te recommanderais une chose nouvelle.
— À tes ordres, chef ! J’écoute.
Elle s’était mise au garde-à-vous, ce qui fit rire Walker.
— Rien d’aussi important que ça. Juste… quoi que tu fasses, garde à l’esprit comment cela mènera ton équipe à la victoire. Autrement dit, comment tu peux préparer le terrain pour que les sorts de Godfrey atteignent leur cible. Je suis sûr que tu sais que sa puissance de feu est votre atout décisif. Si sa visée est juste, la plupart des élèves plus âgés ne pourront pas contrer ça facilement. Et il faudra en profiter.
— Donc ne pas chercher à faire l’intéressante. Juste faire ce qui est bien pour l’équipe ?
— Ce n’est pas faux, mais tu vises un peu à côté. Faire l’intéressante, c’est très bien. Je veux seulement que tu te souviennes des forces de tes coéquipiers et que tu trouves des voies qui vous mèneront tous à la victoire. Non pas chercher comment abattre toi-même un adversaire, mais comment le déséquilibrer pour que les sorts de Godfrey puissent l’achever, par exemple. Ce genre de réflexion élargira tes options.
— …! Compris, chef ! fit-elle en saluant.
— Linton, dit Walker en se tournant vers Tim. — Pour ce qui est de porter le coup décisif, tu fais jeu égal avec Godfrey. Mais, à ce stade, ta priorité est ailleurs : apprendre à te battre sans mettre les tiens à bout de souffle. Tant que tu n’y seras pas parvenu, inutile de chercher à frapper fort. N’essaie même pas d’être létal. C’est un ordre et non un conseil.
— …D’aaaccord…
Tim pinça les lèvres, visiblement peu enchanté.
— Je ne dis pas que répandre la brume de poison est toujours mauvais, ajouta Walker avec une grimace. — Mais il y a un temps et un lieu. Le premier cas qui me vient, c’est gagner du temps pour couvrir une retraite. Autre possibilité, surprendre un ennemi et le neutraliser avant l’affrontement. Dans les deux cas, il y a de la distance entre votre groupe et l’ennemi. Réduis le risque pour les tiens tout en tirant parti de la force des poisons. Et une autre suggestion…
Walker leva sa baguette et incanta un sort. Plusieurs insectes ailés s’échappèrent de son sac et se mirent à tournoyer autour de lui.
— Des familiers comme ceux-ci peuvent aider. Injecte un liquide dans leur ventre, et ils pourront le porter, te permettant de déployer tes toxines à distance. Les insectes ne sont pas les familiers les plus souples, mais cela signifie qu’ils ont des processus mentaux simples et ne font pas de mouvements inattendus ce qui est bien pour les débutants. Contrairement aux animaux, ils sont peu susceptibles de craindre leurs cibles. Pour parler franchement, c’est ta petite escouade d’attaque à toi.
Il sortit de son sac des œufs de familiers. Tim hésita. Se souvenant de la manière dont il avait nourri la belette à pot, Godfrey intervint.
— …Tim, si c’est trop tôt, il y a d’autres approches.
— Nan, j’utilise des insectes dans mes préparations tout le temps. C’est pas bon d’être difficile.
Là-dessus, il prit les œufs, les fixant.
— Le moment venu, je ferai ce qu’il faudra, comme toi, ok ?
Un léger sifflement alerta à la fois Godfrey et Walker, mais ils jugèrent inutile d’insister pour l’instant. Laissant Tim tranquille, Walker se tourna vers Carlos.
— Carlos, je n’ai pas grand-chose à t’apprendre. Tu connais les forces et les tempéraments de tes combattants de première ligne, et tu les aides efficacement. Tu maîtrises l’art de courber tes sortilèges et de changer d’élément, ce qui nous est précieux. Comme Lesedi, je veux que tu restes attentif aux moyens de réguler le rythme du combat et de créer pour Godfrey l’ouverture décisive. Je sais que tu en es capable.
— Je m’en chargerai. Laissez-les-moi, Walker.
Carlos avait l’air content d’être sur la bonne voie. Walker acquiesça et se tourna vers la dernière du groupe.
— Et pour finir, Ophelia. Je t’avais cataloguée comme soigneuse, mais tu es aussi une sacrée combattante. Ta puissance n’est surpassée que par celle de Godfrey. Tu sembles un peu réticente à t’engager, mais je pense que tu peux trouver davantage de moments pour attaquer. Aussi…
Walker s’interrompit, lui jetant un regard perçant.
— …J’ai l’impression que tu caches encore ta vraie force. Pure intuition de ma part. Je me fais peut-être des idées…
— …!
Ophelia se crispa, et Carlos se plaça devant elle.
— Lia a une nature délicate. Nous travaillerons son agressivité, mais laissons la tranquille.
— D’accord. Très bien, j’ai fini. Je ne voulais pas mettre mal à l’aise. Pardon, Ophelia.
— …D’accord…
Elle se déplaça d’un air gêné, et Walker frappa dans ses mains.
— Alors essayons un combat en gardant ces conseils à l’esprit. Votre objectif sera de me porter un coup. Si vous y parvenez, vous ne perdrez pas contre grand-monde dans les promotions inférieures, et les aînés devront y réfléchir à deux fois. J’appellerais ça le strict minimum requis pour opérer ici. Prêts ?
— Oui !
La Garde se mit en action. Avec tout ce que Walker avait fait pour eux, il fallait que cela porte ses fruits.
À partir de là, ils multiplièrent les sorties dans le labyrinthe, et Kevin Walker continua de superviser leur entraînement. Ses enseignements privilégiaient la survie plutôt que la victoire et s’étendaient au-delà du simple combat, jusqu’à la compréhension du terrain et de ses transformations, la localisation de points sûrs où évacuer, et l’apprentissage de la chasse et de la cuisine des créatures comestibles. Son objectif déclaré était « la confiance de revenir vivant si l’on vous lâchait ici sans baguette ».
Nul d’entre eux ne doutait qu’il en fût capable.
— Allons, allons, ne te retiens pas, Godfrey. Si tu ne les bats pas vite, ils vont te manger.
Cet appel ramena Godfrey à la réalité. Ils se trouvaient sur une branche de l’irminsul, un arbre démesuré de la deuxième couche. Plusieurs magifaunes se rapprochaient.
Walker leva vivement sa lame.
— Ce sont des tamias huileux. Une fois séchés et laissés au repos trois jours, ils développent… un goût auquel on finit par s’habituer. L’huile contenue dans leurs bosses est d’excellente qualité, alors essaie de les abattre sans l’endommager.
Le sort de Godfrey roussissait les créatures lancées à l’assaut. Il aurait préféré recevoir des conseils de combat plutôt que des recettes de cuisine. Mais, depuis son perchoir, Walker se contentait de sourire, sans ajouter un mot. Godfrey dut donc s’en remettre à son instinct tandis que les ennemis affluaient sans relâche.
— Des scorpions sauteurs ! Pas besoin de stratagèmes : le plus efficace, c’est de les plonger directement dans l’huile bouillante. Je t’assure que le croquant de leur carapace devient vite addictif.
Des insectes de mana grouillèrent en remontant le dessous de la branche, encerclant Godfrey. Il ne s’en sortait pas assez vite, et des oiseaux-wyvernes se rassemblaient au-dessus, le prenant au piège.
— Oh là là. On dirait que tu vas finir en dîner pour eux ! Reste la question de quelle recette ferait ressortir la vraie saveur d’un Godfrey ?
— Ha !
Les yeux de Godfrey s’ouvrirent, et il se redressa dans son lit, dans sa chambre du dortoir. Carlos était déjà debout, le nez plongé dans un livre.
— Salut, Al, dit Carlos, les yeux écarquillés. — Réveil bien brutal. Un cauchemar ?
— …Je me trouvais juste sur l’irminsul. Stupéfiant comme Walker parvient à nous entraîner jusque dans notre sommeil.
Il essuya la sueur de son front. Carlos posa le livre et mit de l’eau à chauffer.
— On a encore le temps, alors rends-toi présentable. Cinq sucres ?
— Oui, j’ai besoin que ce soit bien sucré, dit Godfrey en hochant la tête.
Quelque chose dans la chambre attira son regard.
— Euh, Carlos…
— Hum ?
— Sans vouloir être alarmiste, mais… ce tableau s’énerve, non ?
Tous deux examinèrent l’œuvre magique accrochée au mur. Comme l’avait dit Godfrey, la fille qui y était représentée s’agitait frénétiquement d’un bout à l’autre du cadre.
— Oui, je l’ai déjà vue bouger, mais jamais dans un tel état, observa Carlos. — Je me demande ce qui la tracasse.
— Difficile de savoir ce qui peut contrarier un tableau. La façon dont la lumière tombe sur elle, peut-être ? Le cadre qui ne lui plaît pas ? Ou bien des insectes qui grignotent la toile ?
Godfrey s’approcha, la tête penchée.
— Ça ne vaut pas la peine de se creuser la tête, dit Carlos en haussant les épaules. — Tu sais que les tableaux magiques adorent jouer des tours, Al. Elle essaye peut-être juste de te brouiller l’esprit. Tu as déjà vu des gamins sur le campus pleurer à côté du tableau qui vole les manuels.
— …C’est vrai. Je prends note.
Hochant la tête, Godfrey se détourna. Il s’assit, sirotant le thé que Carlos lui tendait. Pendant tout ce temps, la fille du tableau semblait le supplier.
— Ok, ça me travaille. Je sais que je devrais l’ignorer, mais… ce n’est pas juste son langage corporel. Elle me regarde droit dans les yeux !
— C’est vrai. On pourrait le recouvrir d’un drap. Je déteste l’idée, mais c’est difficile de se détendre quand elle est comme ça.
Godfrey regarda de nouveau le tableau, envisageant l’idée.
— Mettre un drap par-dessus me paraît pire. Faisons juste ceci.
Il décrocha le tableau du mur et le glissa théâtralement sous son lit.
Hors de vue, hors de l’esprit.
— Désolé, dit-il en soupirant. Je la raccrocherai quand elle se sera calmée.
— Tu es peut-être juste en train de la mettre encore plus en rogne, nota Carlos. — Oh, c’est l’heure. On y va, Al.
Ils quittèrent leur chambre. Une fois parvenus au bâtiment de l’école, ni l’un ni l’autre ne se souvenait plus du tout du tableau.
Leur premier cours de la journée était les arts de l’épée. Avec les conseils de Walker, les performances de Godfrey s’y transformaient à vive allure.
— Huff ! Huff ! Huff ! Hahhh ! Ah
— ouah ! Ouah ! Aah !
Son adversaire ne tenait pas la cadence de ses enchaînements et se retrouva plié en arrière, une lame à la gorge. Le combat réglé, Godfrey se recula.
— Merci. Suivant !
Il passait déjà à son prochain partenaire. Garland se tenait avec Lesedi, observant, une main sur la hanche.
— On ne peut pas dire que ce soit un bretteur accompli, mais sa force physique compense sa technique grossière.
— Oui, il commence à piger comment utiliser son mana pour accompagner ses mouvements. Ça reste un grand gaillard surpuissant, mais ce ne sont plus seulement des sorts, maintenant. C’est divertissant à regarder, non ?
Elle laissait entendre que Godfrey commençait à comprendre ses propres atouts. Garland acquiesça, manifestement partagé.
— Mon rôle est d’affiner ses mouvements les plus rugueux… mais à en juger par la situation, tu t’es trouvé un mentor ailleurs. Je sais pourquoi il te faut une voie rapide vers la force, alors je vais me taire pour l’instant.
— Merci, Maître. Mais… j’aurais besoin de votre entraînement, moi aussi. Je voudrais mieux comprendre le style Lanoff.
— Mieux comprendre Lanoff pour pouvoir l’affronter ? Sacrée résolution.
Porté par l’élan, Godfrey se mettait en action, et il se faisait remarquer.
Ce midi-là, Ophelia descendait le couloir un panier de nourriture dans les bras. Comme toujours, attirant les regards sur son passage.
— Oh oh, encore son foutu parfum.
— Elle essaie seulement de le contenir, non ? À quel point une fille peut-elle être désespérée ?
— Tellement sexy que ça déconcentre. Faut s’enfiler une potion de résistance…
Ils veillaient à ce qu’elle les entende. Ils faisaient mine de boire des potions devant elle. Elle réprima ses émotions, cherchant un endroit moins fréquenté. Ils avaient découvert son ancien coin tranquille pour déjeuner, si bien que ces derniers temps elle utilisait une terrasse au troisième étage. Soulagée, elle s’installa sur un banc et venait d’ouvrir le panier lorsqu’une voix enjouée appela son nom.
— Hé, Ophelia ! Je te cherchais. Tu manges ici aujourd’hui ?
— Ah… G…Godfrey.
Déconcertée, elle se décala, lui faisant de la place. Il s’assit et sortit son propre déjeuner.
— Préviens-moi quand tu trouves un nouvel endroit. Carlos n’est pas avec toi ?
— …Carlos a essayé de me suivre, mais je lui ai dit non. Ce n’est pas mon tuteur, tu sais.
— C’est vrai, c’est vrai. L’indépendance, c’est très bien. Mais ne cherche pas à me chasser maintenant, j’ai tout donné au cours d’arts de l’épée. Si je ne mets pas quelque chose dans mon estomac ici, je ne rentrerai jamais jusqu’à la Confrérie.
Une excuse très Godfrey. Ophelia gloussa. Godfrey engloutit sa première tourte en presque une seule bouchée, jetant des regards autour de lui.
— Il y a des inconvénients à ce que nos lieux de rassemblement soient toujours mobiles. Il nous faut un QG. Ce n’est peut-être pas envisageable là-haut, mais on devrait vite trouver quelque chose dans le labyrinthe. Je n’ai aucune idée de ce qui fait un bon endroit. Et toi ?
— Euh… pour un atelier commun ? Je pense pouvoir au moins trouver un endroit qui remplisse nos exigences minimales. Mais le plus dur, avec les ateliers, vient une fois l’emplacement sécurisé. Si on veut vraiment en créer un nouveau, il faut d’abord établir une zone exemptée des changements de terrain du labyrinthe.
Elle avait cessé de manger pour réfléchir. Godfrey la regarda un moment, puis sortit sa montre à gousset et se leva.
— Oups, regarde l’heure. J’aimerais bavarder plus longtemps, mais je dois filer en cours.
Je t’accompagne jusqu’au tien, Ophelia.
— Oh, non… je peux m’en sortir seule.
— Allons, on va dans la même direction. Je t’en prie, joins-toi à moi. C’est une excellente excuse pour voir l’ambiance chez les première année.
Leur repas terminé, ils quittèrent le banc. Dans les couloirs, le duo attirait bien des regards, mais l’ambiance était sensiblement différente de celle qui régnait quand Ophelia était seule.
— …Bizarre, un grand gaillard et une succube côte à côte.
— Après l’Empoisonneur Toxique, il est passé à elle ? Ce type adore les phénomènes.
— …Ça a l’air plutôt marrant, quand même.
— Hein ? Quoi, au juste ?
— Ne me dis pas que la stupidité est contagieuse !
Les réactions allaient de pair. Et Ophelia ne parvint pas tout à fait à réprimer un sourire.
— …Hé, hé…
— Hein ? Qu’est-ce qu’il y a, Ophelia ? Quelque chose te fait rire ? demanda Godfrey.
— …Oui, depuis tout à l’heure.
Ils atteignirent sa salle de classe. Avant qu’Ophelia n’entre, Godfrey passa la tête par la porte.
— …Hmm, rien d’inhabituel à signaler.
Sur ce, il se retourna pour partir. Malgré elle, Ophelia tendit la main vers lui.
— …Ah…
— À plus tard, Ophelia. Continue comme ça.
Il lança par-dessus son épaule une formule d’adieu étrange. Se demandant ce qu’il avait voulu dire, Ophelia entra dans la salle, et tous les regards se braquèrent aussitôt sur elle.
— Oh, la dame arrive.
— Bon, bon, dégagez-lui une place. Faites-lui de la place.
Ils faisaient semblant de s’écarter. Elle avait l’habitude de ce traitement et n’y prêta pas attention. Mais aujourd’hui, les choses prirent une tournure différente. Dans son coin de salle, quelqu’un était avachi sur sa chaise, fusillant du regard quiconque approchait.
— Hein ? Pourquoi tu me fixes comme ça ?
Tim Linton, en travesti. Déconcertée, Ophelia s’assit à quelques sièges de là, mais Tim se plaça rapidement à côté d’elle.
— …Euh ?
— J’ai oublié mon manuel. Laisse-moi partager le tien, dit-il sans même la regarder.
Perplexe, elle regarda son sac.
— Tu as oublié… ? Alors qu’est-ce qu’il y a dans ce sac blindé ?
— Des fioles de poison. J’essayais toute une gamme de nouvelles mixtures. Plus de place pour les bouquins !
— Si tu choisis délibérément de ne pas l’apporter, ça ne compte pas comme oublier. Pourquoi tu viens en cours, alors ?
— Me fais pas chier. Je supporte ton histoire de parfum, non ?
Tim se pinça le nez, et Ophelia sentit son sourcil tressaillir.
— …Très bien, tu peux regarder mon livre. Si tu me rejoins dehors après.
— Oh ? On se la donne ? J’en suis ! Tu vises à devenir son nouveau bras droit ?
— Rien d’aussi rustre. Juste un entraînement simple. Même si je pourrais être un peu dure avec toi.
Aucun ne voyait de raison de refuser. Alors, après le cours, ils s’exécutèrent.
Le soir, Godfrey, Carlos et Lesedi avaient pris une table à la Confrérie. Ophelia et Tim les rejoignirent, arborant tous deux des bleus identiques au visage.
— Comme c’est agréable de vous voir vous entendre, tous les deux.
— Comment ?!
Les protestations d’Ophelia et de Tim se superposèrent. Godfrey acquiesça.
— Vous en êtes au point de ne plus vous embarrasser des convenances. Tim, pense à remercier Ophelia. Elle t’a prêté son manuel, non ?
À cette invite, les yeux de Tim se braquèrent sur Ophelia. Elle était un peu plus grande que lui, et il se pencha tout près.
— ……Meeeeerci.
— Je t’en prie. Curieuse manière d’exprimer ta gratitude. Y avais-tu intégré le couinement d’un cochon ?
— Ah, Lia a pris ses marques, souffla Carlos, en grimaçant un peu.
Une fois tout le monde assis, Godfrey déclara :
— Notre objectif aujourd’hui n’est pas seulement notre patrouille habituelle, nous voulons aussi repérer de potentiels emplacements d’atelier. Il nous faut un QG pour nos opérations. Des idées ?
— Rien à redire, mais pourquoi ne pas simplement demander à Walker ?
— Ce serait plus rapide, mais je ne veux pas dépendre de lui éternellement. Faire nôtre l’expérience exige une part d’essais et d’erreurs. Et…
Sur ce, il marqua une pause, adressant tour à tour son sourire à chacun.
— …même si le résultat est un peu bancal, les cachettes, c’est quelque chose qu’on a envie de construire soi-même. Vous me suivez ?
— …Je ne comprends pas, Al.
— Pareil.
— Je suis perdue…
Godfrey baissa la tête, et Tim se rapprocha de lui.
— Te laisse pas abattre ! Je comprends parfaitement l’intérêt !
— …Merci, Tim, répondit tant bien que mal Godfrey.
Carlos ne put s’empêcher de sourire.
— Cela dit, je vois pourquoi c’est à nous de le faire. Loin de moi l’idée de contester. Je viens avec toi, Al.
Lesedi et Ophelia acquiescèrent. Godfrey se ressaisit et commença à discuter des détails.
Après le dîner, ils plongèrent dans le labyrinthe, avançant prudemment, selon les conseils de Walker, tout en cherchant un lieu où établir un atelier. Ce fut plus difficile que prévu.
— …Mmh, je pensais trouver un bon espace assez facilement, mais j’ai manifestement sous-estimé la difficulté, murmura Godfrey.
— Désolée… Il n’y a pas que les besoins de l’atelier lui-même, expliqua Ophelia. — Il faut aussi tenir compte de l’accès au bâtiment de l’école. On trouve des emplacements qui manquent d’une ou deux choses, mais si on doit tout cocher…
Trois heures de recherche s’étaient avérées vaines. Ophelia s’était portée volontaire pour examiner les sites, et elle se sentait passablement découragée.
— Tu rejettes ces emplacements pour notre bien, dit Godfrey en souriant. — Merci, Ophelia. Je suis heureux que tu aies rejoint la Garde.
Ces mots la touchèrent, et, entre joie et gêne, elle n’osa même plus le regarder. Derrière elle, Tim trépignait sur place.
— Gaaah…! Des ennemis ! Où sont les ennemis ? Donnez-moi du taff et le sourire de Godfrey ! Une petite tape sur la tête pour travail bien fait !
— On n’est pas ici pour provoquer quoi que ce soit, Tim, dit Carlos en l’apaisant. — On aura besoin de toi en temps voulu, alors du calme.
Pendant ce temps, Ophelia examinait le relief devant eux.
— C’est pas mal, mais l’emplacement subira trop l’influence des changements de terrain. On pourrait s’en tirer avec de gros travaux, en recourant aux techniques classiques des golems… Non, ce ne serait pas réaliste.
Elle marmonna encore une minute, puis secoua la tête, et le groupe partit chercher ailleurs.
— Tiens, tiens, encore des acheteurs ?
Surpris, ils se retournèrent d’un bloc, la main à la garde. La voix s’était attiré cinq lames pointées sur elle. La nouvelle venue leva aussitôt les mains.
— Pas de précipitation ! Comme vous voyez, je suis en solo. Et je ne suis qu’une petite première année sans défense. Je ne vais quand même pas me mesurer à vous cinq, si ?
Elle montra sa cravate rouge. Cette fille avait de longues mèches devant qui lui cachaient un œil.
Sûre qu’elle était seule, Lesedi rengaina.

— Ça, au moins, c’est vrai, dit-elle. — Alors pourquoi nous adresser la parole ? Tu sais qu’on a peu à gagner à se faire des ennemis ici.
— J’ai pris mon parti justement parce que je connais vos têtes. Avec l’infâme Godfrey ici présent, je me suis dit que vous n’attaqueriez pas à vue. Après tout, vous êtes bien originaux, tellement originaux que vous passez votre temps à aider les gens à Kimberly.
Elle ne mâchait pas ses mots, et la moue de Godfrey s’accentua.
— Voilà donc ma réputation actuelle ? L’insistance sur « original » ne me ravit pas, mais je suppose que je devrais me féliciter d’être au moins connu. Pour faire les présentations correctement : Alvin Godfrey, deuxième année. Et toi ?
En l’entendant donner son nom, elle lui rendit la politesse. Elle s’inclina avec théâtralité.
— Vera Miligan. Je ne suis encore personne, mais je précise que je soutiens le mouvement des droits civiques et que je déplore le traitement actuel des demi-humains. J’espère que cela favorisera notre entente.
Cette franchise suffit à faire baisser sa lame à Carlos.
— L’affirmer ici est bien audacieux. Je suis Carlos Whitrow, et voici Lesedi Ingwe. J’imagine que nos première année n’ont pas besoin de présentation.
— Merci de la courtoisie ! Je parierais volontiers que, dans notre promotion, tout le monde est bien trop au fait de ces deux-là. On ne me connaît peut-être pas, mais j’espère que cette rencontre y changera quelque chose.
Miligan tendit la main. Aimable, mais difficile à croire sur parole. Ophelia et Tim lui serrèrent la main avec circonspection, et Miligan balaya le groupe du regard une fois de plus.
— Je sens bien que, face à une équipe comme la vôtre, jouer caché ne me servira pas à grand-chose, alors allons droit au but. Vous cherchez un emplacement pour construire un atelier ?
— Mmh, c’est si évident que ça ?
— Si vous vous arrêtez ici en disant que c’est pas mal, alors oui. J’étais arrivée à la même conclusion l’autre jour. Je suis revenue vérifier une dernière fois et je vous ai vus, j’ai compris tout de suite.
Les yeux de Lesedi se plissèrent. Cela clarifiait leurs positions à toutes deux.
— Donc toi aussi, tu cherches un emplacement, et tu veux discuter de quelque chose en rapport ?
— Précisément. Permets une précision : j’ai déjà trouvé de très bons endroits. Trois, pour être exacte. J’adorerais ouvrir le chantier maintenant, mais seule, ce serait assez difficile. Il y a pas mal de travail. Il me faut des bras en plus, et sans quelqu’un pour nous couvrir, travailler ici n’est pas très efficace.
Miligan posa une main sur sa hanche en soupirant. Puis elle leur adressa un grand sourire.
— Voici ma proposition : sur les trois endroits, je vous cède le meilleur. Nous en faisons un atelier partagé, et vous m’autorisez à l’utiliser moi aussi comme base d’opérations. Bien sûr, j’aiderai à la construction. Ce site ne demande pas de gros travaux, mais il reste encore pas mal de chemin avant d’aboutir.
Une offre inattendue. Ils échangèrent des regards, pesant bien la proposition.
— …Nous sommes intéressés, assura Godfrey. — Mais nous avons des questions.
— J’écoute.
— D’abord : cet accord implique que nous serons tous dans le même atelier. Nous saurons ce sur quoi l’autre travaille. Qu’on en fasse ce qu’on veut est une chose, mais cela ne te dérange pas ?
— Pas du tout. Partager est même préférable. À supposer que j’arrive à achever la construction, je ne suis pas certaine du tout de pouvoir l’entretenir seule. Je doute que beaucoup d’élèves des promotions supérieures s’abaissent à voler un atelier à une première année, mais je peux très bien me retrouver ciblée par des élèves de ma promotion ou de celle au-dessus. Si cela devait arriver, je préfère qu’il soit défendu.
Elle déroula son raisonnement, et tout se tenait. Lesedi commençait à se laisser convaincre.
— De plus, en ce moment, je ne mène aucune recherche qui mérite d’être tenue secrète. Je vise surtout la quantité de dissections, ce qui veut dire qu’il me faut un endroit pour stocker les échantillons. Cela implique que vous me garantissiez cet espace au sein de l’atelier commun. Là-dessus, j’insisterai.
Miligan commençait à pousser un peu, et, les voyant encore réfléchir, elle ajouta une chose.
— En attendant, pensez à vous. Je déteste spéculer, mais vous avez moins besoin d’un lieu de recherche que d’une base d’opérations, non ? Dans ce cas, vous n’avez pas à vous inquiéter de ce que je verrai. Je crois que cette proposition nous sera mutuellement bénéfique.
Mais cela rendit aussi Lesedi méfiante.
— …Tu vises juste. Nous n’avons rien à cacher en soi.
— Minute, intervint Ophelia. — On partagerait une base, ok, mais la question, c’est la confiance. Comment peux-tu nous la garantir ?
— Ça, je crains de ne pas pouvoir le prouver là. Il faudra espérer que nos futures interactions fassent leurs preuves. Mais en matière de confiance, c’est moi qui prends le plus gros risque. Je suis seule contre cinq. Si vous vous retournez contre moi, je ne ferai pas long feu.
C’était un désavantage. Ophelia se tut. Elle aurait aimé trouver une réplique habile pour conserver l’avantage, mais elle avait passé sa vie à éviter la compagnie, et Miligan avait l’ascendant dans cette joute verbale Aucune des deux parties n’ayant plus de carte nouvelle à abattre, Godfrey reprit la parole.
— Nous comprenons. Si je puis faire une contre-proposition…
— Si tu veux que je rejoigne ta Garde, c’est non, Godfrey. Je sympathise avec votre cause et j’adorerais aider, mais je me concentre sur ma progression, pour l’instant. Je n’ai simplement pas le temps de courir aider les autres.
Déjà recalé, Godfrey eut un mouvement de recul ce qui fit sourire Miligan.
— Cela dit, quand je serai libre, je veux bien donner un coup de main. Tout du moins, je peux contribuer à diffuser une bonne image de vos actions. Puisqu’on partagera un atelier, on pourrait me considérer comme membre auxiliaire, peut-être. Cela suffirait ?
— Amplement, répondit Godfrey en acceptant sa concession. — Marché conclu. Nous discuterons des modalités en allant jusqu’à ton emplacement.
— Tu en es sûr ? demanda Ophelia, toujours visiblement méfiante.
— Son discours est clair et cohérent, et il nous est bénéfique à tous, répondit Godfrey. — Je ne vois pas ce qu’elle pourrait faire de plus, maintenant, pour gagner notre confiance. Et j’aime son état d’esprit : saisir une opportunité et venir négocier, ce sont des qualités utiles, même pour un membre auxiliaire.
Miligan sembla partager sans réserve cette appréciation.
— Quelle gentillesse ! L’affaire est donc faite. Suivez-moi et promettez-moi de ne pas m’électrocuter une fois sur place, d’accord ?
Sur ces mots, elle fit volte-face et s’éloigna. Godfrey donna une tape dans le dos d’Ophelia.
— Allez, Ophelia. Ça ira, c’est à notre avantage.
— …Je l’espère. Mais cette fille sent les ennuis.
Elle n’était manifestement pas convaincue, et, avec le temps, elle découvrirait que son instinct ne se trompait pas.
Une fois l’emplacement trouvé, tout alla vite. Le terrain du labyrinthe changeait sans cesse, si bien qu’un mage n’avait pas trop de mal à y créer un atelier. Et Miligan avait ses plans prêts. La phase de construction ne dura qu’une semaine.
— …Bon, c’est terminé ! Ouvrez grand les yeux ! s’écria Godfrey, debout dans la salle principale.
Des lampes de cristal éclairaient l’endroit. Il
y avait un coin alchimie avec des éviers, et un coin détente avec une table et assez de chaises pour tous. Le grand espace ouvert servait à l’entraînement aux sorts et à l’épée.
Trois portes s’ouvraient sur l’extérieur : l’une vers une salle d’eau, deux vers des pièces plus petites, dont l’une était la réserve d’échantillons de Miligan.
Godfrey paraissait franchement satisfait.
— Construction d’amateur, donc quelques aspérités, mais c’est du beau travail. Hé, hé, hé… Maintenant, on peut se reposer et se réapprovisionner sans remonter au campus. On va pouvoir en faire, des choses !
— Un rêve devenu réalité, Al ? sourit Carlos — J’avoue que je suis aux anges, moi aussi. Je vais pouvoir servir des repas chauds à nos abeilles affairées !
En inspectant la ventilation, Tim hocha la tête.
— On a le surplus d’aération que je voulais. Parfait. Je n’étais pas sûr de te laisser toute la conception, mais tu as tenu parole sur les plans.
— Oh, oh, que d’éloges ! gazouilla Miligan. — Ophelia, qu’en dis-tu ? Mon but était de rendre ce four accessible à tous.
— …Je déteste l’admettre, mais je n’ai rien à redire. À part la taille excessive de ta morgue.
— Je t’en prie, dis plutôt confinement des échantillons. C’était ma condition de départ, et elle n’a jamais été négociable. J’ai fait de mon mieux pour équilibrer fonctionnalité et confort dans l’espace conçu pour vous autres. On s’en tient là, d’accord ?
Pendant ce temps, Carlos disposait des verres sur la table et les remplissait de jus.
— Allez, fêtons ça ! J’ai apporté du jus de raisin blanc tout exprès.
— Quelle attention, Carlos, dit Godfrey. — À l’achèvement de notre premier atelier, santé !
Tous levèrent leur verre. Cinq membres titulaires et un auxiliaire, avec un QG bien à eux.
L’enseignement de Kevin Walker et leur nouvelle base, ces deux facteurs leur donnaient du vent dans les voiles, et la Garde se mit à obtenir des résultats.
Naturellement, ils n’étaient pas assez fous pour mettre leur nez dans chaque conflit entre élèves. Miligan, qui se présentait désormais comme le cerveau de leur opération, avait proposé de commencer par distribuer gratuitement des outils magiques. Antidotes universels, orbes fumigènes, orbes de secours, des outils pour s’en sortir d’un mauvais pas, donnés comme des bonbons.
Naturellement, ils expliquaient le but de la Garde en le faisant. Ce n’était pas exactement bon marché, mais ils gagnaient les fonds nécessaires en récoltant des matériaux avec Walker sur la deuxième couche, la Forêt Effervescente. C’était à la fois un bon entraînement et un bon revenu, et chaque sortie les rendait un peu meilleurs pour maîtriser le labyrinthe.
Avec Tim dans les rangs de la Garde, nombre d’élèves se montraient peu enclins à faire confiance aux potions à ingérer. Mais la réputation de Godfrey lui-même se propageait rapidement et compensait largement cela. La plupart des élèves avaient l’air perplexes, mais acceptaient assez volontiers les autres types d’outils.
Peu à peu, la Garde devint reconnaissable même ici, dans les profondeurs. Les élèves de Kimberly savaient flairer les opportunités, et ceux des promotions inférieures ne tarderaient pas à se tourner vers la Garde. S’il suffisait d’un peu d’amabilité pour atténuer les risques de l’exploration, pourquoi s’en priver ?
C’était un travail difficile, mais le groupe de Godfrey en sentait les fruits. Se demandant quelle serait leur prochaine étape, Godfrey erra dans les couloirs du bâtiment scolaire et se fit l’objet des conversations.
— Oh, l’idiot est là.
— Il se fait un nom.
— Il a une base dans le labyrinthe maintenant.
— Personne ne l’a encore remis à sa place ?
— Je parie qu’ils s’y préparent.
Les avis divergeaient fortement, mais Godfrey ne s’intéressait qu’à l’avenir, jusqu’à ce qu’un élève lui barre la route.
— … Ah…
— Quand on parle du loup.
Ne voulant pas se retrouver pris entre deux feux, les élèves alentour déguerpirent. Godfrey s’arrêta, les yeux fixés sur le garçon blond d’une beauté à couper le souffle qui se tenait devant lui.

Il était encadré par un garçon et une fille, tous deux de deuxième année, et à en juger par ses oreilles pointues, la fille était une elfe.
— …Oui, de près, ton visage ressemble bien à celui du roi des singes.
— Et tu es… ?
Avant que Godfrey ne termine, le garçon lui coupa la parole.
— Les présentations sont inutiles, mais j’aime observer les convenances. Leoncio Echevalria. Je n’aurai pas besoin de ton nom : les singes n’ont aucune notion d’étiquette.
— Alvin Godfrey. Comme tu peux le voir, je suis pleinement humain. L’étiquette que j’ai apprise chez moi est peut-être insuffisante, mais je sais au moins qu’on n’insulte pas un inconnu en face.
Ce garçon essayait clairement de le provoquer, aussi Godfrey répondit-il par le sarcasme. L’elfe se mit à glousser.
— … Kah-heh-heh……
— Un peu de tenue, Khiirgi, chuchota l’autre larbin.
Il avait des manières de gentleman.
— La repartie t’est aussi naturelle que de respirer, renifla Leoncio. — Soit. Parfaitement assorti à une créature de ton espèce.
— Qu’est-ce que tu me veux, Mr. Echevalria ? Tu es venu avec des renforts. Je suppose qu’il ne s’agit pas d’une consultation.
— Je suis heureux que tu comprennes. Soyons clairs : tu es une offense visuelle.
Là-dessus, il soupira théâtralement.
— Tu es entré à Kimberly, et tu décides d’aider les gens ? Je détournais le regard tant que tu te contentais d’errer dans les couloirs du campus, mais je ne peux pas en faire autant à l’intérieur du labyrinthe. Te rends-tu compte que tes efforts mal avisés froissent du monde ?
— J’essaie juste d’aider. Comme tu l’as dit toi-même, si ça en froisse certains, c’est bien l’indication claire qu’ils veulent l’inverse.
— Il t’a bien eu !
— Khiirgi !
Cette fois, le second garçon rabroua l’elfe d’un ton bien plus ferme. Les ignorant, Leoncio fronça les sourcils.
— Imagines-tu que cet endroit fonctionne selon une morale binaire ? Rien que cela me fait douter que tu sois même un mage. Comment peut-on réellement poursuivre la Sortologie tout en restant prisonnier de l’éthique superficielle des non-mages ? Tes paroles sont une insulte à l’institution même de Kimberly.
— Je ne suis pas d’accord. Cette école est entièrement dédiée à la liberté et aux résultats. En conséquence, j’agis librement, en visant des résultats sur la voie qui est la mienne. Dis-moi donc ce qu’il y a de mal à cela.
— La devise n’est pas la seule norme à l’œuvre. Il existe une logique que les mages, par nature, devraient suivre. Elle n’est pas formulée noir sur blanc pour la simple raison que ce n’est pas nécessaire… jusqu’à ce qu’arrive un être de ton espèce.
— Donc une mauvaise habitude est devenue une règle tacite. Parfait. C’est exactement ce que je veux changer.
L’elfe siffla puis suffoqua, le garçon venait de tirer violemment sur son col et de la traîner en arrière. Il ne resta plus que Godfrey et Leoncio, qui se toisaient.
— Une opportunité se tient devant toi. La chance de devenir un chef sous l’égide du prochain président du Conseil des élèves. Cela dépendra, bien sûr, de tes résultats à venir, mais je te traiterai avec équité. Et tu n’es pas du genre à te contenter du nectar que te sert ton gardien.
Godfrey accorda à cette invitation toute l’attention nécessaire puis sourit.
— Ah, je vois où tu veux en venir. Mais je crains de devoir refuser.
— …Que veux-tu dire ?
— J’ai l’intention de me présenter moi-même à la présidence du Conseil des élèves. Si je veux changer cet endroit, j’aurai besoin de statut et de pouvoir. J’ai bien peur que cela fasse de nous des rivaux.
Cette proclamation assurée prit Leoncio de court, et il se massa les tempes.
— …Jamais je n’ai rencontré une stupidité aussi vertigineuse. Pour être sûr : as-tu complètement perdu la tête ?
— Regarde-moi dans les yeux et fais ton avis. Ai-je l’air fou ?
Godfrey soutint son regard.
Ses yeux ne cillèrent pas. Leoncio en prit pleinement la mesure, puis pivota sur ses talons.
— Assurément, répondit-il avec dédain. — Tu es fou à lier.
Plus loin dans le couloir, l’autre garçon passait un savon à l’elfe. Il leva les yeux à l’approche de Leoncio, et son visage impassible lui apprit exactement comment l’offre avait été reçue.
— On se retire ? Je suppose qu’il a dit non.
— Une perte de temps complète. On ne peut rien pour lui. Son crâne a toujours sonné creux.
Leoncio avait l’air amer. Son regard se tourna vers l’elfe et son sourire sinistre.
— Attrape les deux de première année. Écrase le reste avant la fin de la journée. Voilà ta pénalité pour ton comportement déplacé. Je te fais confiance pour t’en charger, Khiirgi ?
— Haaa-ha, mais bien sûr ! Cette punition n’est qu’une récompense. Tu es un gardien talentueux, Leo.
Elle hocha la tête avec allégresse, se léchant joyeusement les babines, les yeux déjà fixés sur sa proie.