THE KEPT MAN t2 - chapitre 4

L’erreur de calcul du Dévoreur de géants

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Traduction : Calumi
Correction : Gatotsu
Relecture : Raitei

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À travers la fenêtre, les teintes rouges du coucher de soleil se mêlaient au pourpre et au bleu nuit.

Arwin n’était pas descendue dans le donjon aujourd’hui, mais elle avait tout de même rendu visite à la Guilde des Aventuriers pour ses affaires. Elle rentrerait bientôt, alors je préparais pour elle un véritable chef-d’œuvre culinaire, mais j’étais en retard, donc je devais accélérer.

J’aurais aimé aller la voir, mais depuis que j’avais attiré les foudres de la petite-fille adorée du maître de guilde, je gardais mes distances avec la guilde. Il fallait laisser retomber les choses.

On frappa à la porte. La princesse chevalier était rentrée.

Je me dépêchai d’aller lui ouvrir. Arwin ne dit rien, me dépassa avec une grimace et monta à l’étage. Sentant qu’il était temps d’écouter ses plaintes, je retirai la marmite du feu et la suivis à l’étage.

Elle restait silencieuse, mais je sentais le mécontentement qui émanait d’elle. Quand je lui demandai ce qui n’allait pas, elle répondit :

— La ferme.

Donc je me tus, et l’aidai en silence. Elle parlerait quand elle en aurait envie.

— Le dîner est prêt, c’est quand tu veux.

— Plus tard.

Arwin retira son équipement, s’assit sur le lit, puis bascula en arrière. Si cela avait été une invitation à la rejoindre, je l’aurais volontiers acceptée, mais si j’essayais de me coucher sur elle maintenant, elle me réduirait en morceaux. Je restai donc là, sans un mot, à attendre, tandis qu’elle fixait le plafond.

— Le dix-neuvième étage.

— Et ?

— C’est la progression de Medusa et d’Argo réunis.

Ces deux groupes gagnaient beaucoup de terrain en ce moment. Medusa, menée par les Sœurs Maretto, avait une grande expérience du donjon.

On disait en ville qu’elles étaient devenues les meilleures fouilleuses du Millénaire du Soleil de Minuit, devant le groupe d’Arwin.

— Et maintenant Chrysaor va les rejoindre. Ils sont très sérieux dans leur conquête du donjon.

Tous unis par un même objectif. Très noble.

— Ils nous ont invités aussi, mais j’ai refusé. Je savais qu’il y aurait des disputes pour le partage du butin.

L’objectif d’Arwin était d’utiliser le Cristal Astral pour débarrasser son royaume des monstres et reconstruire Mactarode. Elle n’allait céder aucune part de cela à qui que ce soit.

— …S’ils atteignent l’objectif avant nous…

— Ne te tourmente pas.

— Je sais. Mais c’est un combat que je ne peux pas me permettre de perdre. La défaite n’est pas envisageable.

— Et quel est ton plan ? Tu vas donner une tape à Ralph et Noelle en leur disant : « Travaillez plus dur, bande de feignants » ?

Je sentais qu’Arwin retenait son souffle. Si la cheffe vacillait, les suivants perdraient confiance. Il était compréhensible que des rivaux aussi redoutables la préoccupent, mais elle devait affirmer davantage sa position. Le Millénaire du Soleil de Minuit n’était pas un donjon assez simple pour être conquis en un jour ou deux.

— L’important, c’est d’avancer pas à pas. Si tu cherches des raccourcis, tu finiras par te prendre les pieds dedans. Continue de progresser, tu atteindras le dernier étage, et tu y trouveras le Cristal Astral.

Et, ce faisant, je rendrais la pareille au Dieu Soleil. D’une certaine manière, tout le monde y gagnerait.

— Et après ça, dit-elle soudainement en se redressant, — qu’est-ce que tu feras ? Si jamais… je termine le donjon…

J’étais ici pour aider Arwin, qui ne pouvait plus combattre seule. À ce moment-là, elle n’aurait plus besoin de moi. Nous n’aurions plus aucune raison d’être ensemble.

À l’origine, il n’y avait aucun lien entre nous. Un homme entretenu sans valeur et la princesse d’un royaume perdu. Nous n’aurions jamais dû nous rencontrer, mais le destin en avait décidé autrement. La fin rétablirait l’équilibre initial. Ce n’était que de la sensiblerie de prétendre qu’elle me manquerait ou que je refuserais de la quitter. Tout cela finirait par devenir de doux souvenirs.

— Je suppose que je quitterai cette ville, dis-je.

Une fois les monstres éradiqués, Arwin rentrerait chez elle et monterait sur le trône. Bien sûr, je n’étais pas fait pour servir la royauté, et je n’avais aucune raison de le faire. En plus de cela, les grands pontes autour d’elle ne le permettraient jamais. Ils nous sépareraient ou feraient en sorte que je sois éliminé. Il n’y avait pas d’autre issue.

De l’autre côté, si je restais ici seul, je deviendrais la cible de beaucoup d’imbéciles cherchant à salir Arwin. On m’enlèverait ou on m’emprisonnerait pour me forcer à révéler des choses que je n’avais aucune envie de partager.

Je ne voulais pas être un obstacle au bonheur qu’elle s’efforçait de trouver.

— Je peux survivre à peu près n’importe où, conclus-je.

J’allais disparaître avant que quoique ce soit de ce genre arrive. Je ne retournerais pas dans ma ville natale, et je ne savais même pas si mes parents ou mes frères et sœurs étaient encore en vie. J’irais errer et chercher un endroit où je me sentirais bien. J’avais toujours été du genre à dériver sans attaches.

Si je devais travailler, je n’étais pas susceptible de trouver un bon emploi, mais je pourrais probablement faire assez pour me nourrir. Peut-être que je trouverais une autre dame chez qui rester et continuer à vivre à ses crochets.

J’avais réussi jusqu’ici, je retournerais simplement à la vie de loup solitaire pour un temps. Je devrais probablement changer de nom à nouveau, toutefois. D’une manière ou d’une autre, Matthew, celui qui avait vécu avec Arwin, devait disparaître. La prochaine fois, je choisirais un nom un peu plus digne et princier.

À cet instant, je remarquai que l’expression d’Arwin s’était assombrie.

— Ne t’en fais pas, je ne parlerai de toi à personne. Je te le promets.

— Ce n’est pas ça, dit-elle en secouant la tête, ses cheveux rouges dévalant en vagues. — Est-ce que cela te rendrait heureux ?

— Le bonheur n’a rien à voir là-dedans. Ça a toujours été mon

Vivre heureux pour toujours n’arrive que dans les contes de fées. Sous une forme ou une autre, le jour de la séparation finit toujours par arriver. D’ici là, on profite du temps passé ensemble. Cela suffit. C’est tout ce dont on a besoin. Je faisais de mon mieux pour rester léger, mais Arwin gardait le regard baissé. Elle semblait frustrée, honteuse. Je m’agenouillai près d’elle et pris sa main.

— C’est encore très loin. Je serai là pour un bon moment. Et il y a aussi ta santé à considérer.

Le Syndrome du Donjon et la Release. Arwin était tourmentée tant dans son corps que dans son esprit. Je ne pouvais pas l’ignorer.

— Concentrons-nous plutôt sur ce qui t’attends maintenant, plutôt que sur moi. Si tu ne fais que t’inquiéter de ce genre de choses, pas étonnant que d’autres te dépassent.

— Oui, je suppose, répondit Arwin avec un sourire hésitant.

Elle refoulait clairement ce qu’elle ressentait vraiment.

— Et si tu y tiens tant, on peut glisser un vermifuge dans leur repas. Ils auront une jolie surprise une fois dans le donjon.

Bien sûr, si nous étions sérieux, j’utiliserais plutôt un poison qu’un laxatif.

Un mélange paralysant à effet lent avant leur départ pour le donjon les transformerait en proies faciles pour des monstres affamés.

— Ne dis pas ça, me prévint Arwin— Même pour plaisanter.

— Très bien, très bien.

Je n’avais rien contre le côté pointilleux et sérieux d’Arwin.

— Je crois qu’on en a fini avec cette conversation. Allons manger, et ne t’inquiète pas, il n’y a aucun laxatif dedans.

— Bien sûr que non.

Elle m’adressa enfin un vrai sourire. Arwin se leva et quitta la pièce d’un pas léger, son humeur semblait être revenue à la normale. Lorsqu’elle arriva en bas des escaliers, elle se retourna, tout sourire.

— J’ai faim. Je crois que je pourrais manger à peu près n’importe quoi aujourd’hui. Qu’est-ce qu’il y a pour le dîner ?

— Un ragoût d’aubergine, de tomate et de champignons, avec de l’aubergine et du porc frits. Et de l’aubergine grillée en plus.

— On va manger dehors.

Elle se dirigea vers la porte, mais je lui attrapai l’épaule et la fis pivoter.

— Allons, allons, il ne faut pas faire la difficile.

— Je t’ai donné de l’argent pour acheter de la nourriture parce que tu disais que tu allais y mettre tout ton talent, alors pourquoi ça doit forcément inclure cette abomination violette ?!

— Parce que c’est bon.

L’aubergine était agréable et saine. J’avais appris deux ou trois façons simples de la cuisiner en allant au marché.

— Tu n’utilises jamais mon argent correctement.

— En cette période de tribulations, te lèverais-tu vraiment devant ton cher peuple pour dire : je ne veux pas manger ceci, je déteste cela ? D’ailleurs, certains de ces gens que tu dis aimer tant ont probablement planté et cultivé ces « abominations violettes », comme tu les appelles.

Face à cette arme impitoyable, Arwin détourna la tête avec humeur. Je n’osais imaginer ce que le cuisinier royal de Mactarode avait dû endurer avec elle.

— Tu as toujours été aussi difficile ?

— Non, je mangeais ce qu’on me servait. Je me contentais de me boucher le nez.

— Alors tu peux manger ma cuisine aussi. Je l’ai faite en pensant à toi.

Je n’étais pas difficile. Je mangeais tout ce qui était comestible. Je n’aurais pas survécu si longtemps autrement.

— Plus vite tu manges, tu reprends des forces et tu conquiers le donjon, plus vite on pourra fêter ça au palais avec une gigantesque fête de l’aubergine.

— Jamais !

Arwin s’assit à table, renfrognée. Je souhaitais juste qu’elle n’avale pas mon repas en se pinçant le nez.

C’est alors que notre dîner chaleureux et intime fut brusquement interrompu par des coups frappés à la porte. Qui cela pouvait-il bien être ?

La princesse chevalier livrait une bataille contre l’aubergine grillée, alors c’était à moi d’aller répondre. Si j’ouvrais brusquement, un assassin pourrait bondir à l’intérieur. Je regardai donc très prudemment par l’entrebâillement, et ce furent Noelle et Ralph que je vis. Et… d’autres encore.

— Pourquoi êtes-vous ici à cette heure-ci ?

Ralph commença à expliquer, mais une voix féminine l’interrompit.

— Nous sommes désolés d’interrompre votre soirée. Mais nous aimerions beaucoup parler à la princesse chevalier.

Avant longtemps, huit personnes se trouvaient dans la salle à manger. Sur l’ordre d’Arwin, je rangeai le dîner. Quatre hommes et femmes étaient assis en face de nous. Au centre se trouvaient deux femmes au même visage. Elles portaient de larges chapeaux et de longs manteaux noirs.

Leur brillante chevelure blond doré était attachée en queue de cheval qui leur tombait dans le dos. Leurs yeux lilas, légèrement en amande, évoquaient ceux d’un chat. Sous leurs manteaux, elles portaient des chemises rouges et de longues bottes noires. Elles étaient habillées à l’identique et assises dans la même posture.

Cecilia et Beatrice, les jumelles Maretto. Elles étaient mages, et codirigeantes du groupe nommé Medusa.

Assis de part et d’autre d’elles se trouvaient Rex et Nick, les chefs de Chrysaor et d’Argo. Les dirigeants des trois groupes rivaux étaient donc réunis au même endroit.

Face à eux se trouvait notre chère Arwin. Derrière elle, Noelle, Ralph et moi étions adossés au mur. Il aurait été étrange que je sois le seul à avoir pris le temps de terminer mon dîner. Ralph me lançait des regards qui exigeaient de savoir pourquoi j’étais là, mais je l’ignorai, bien sûr.

— Je crois avoir refusé cette offre de former un groupe commun, dit Arwin d’un ton furieux dès l’ouverture.

— Pourtant, c’est une bonne affaire, répondit Beatrice.

C’était apparemment la cadette. Bien qu’elles se ressemblassent parfaitement, on pouvait les distinguer : Cecilia n’avait qu’une queue de cheval, tandis que Beatrice en avait deux.

— Les monstres vont devenir de plus en plus coriaces, reprit-elle. — Garder des poids morts n’a aucun intérêt, et les membres les plus forts n’ont pas envie d’être ralentis. Alors nous voulons prendre uniquement les meilleurs de chaque groupe pour en former un meilleur encore.

— Et ceux qui resteront seront forcés d’agir en soutien.

En somme, ce que Beatrice voulait créer était un clan d’aventuriers : une alliance de groupes qui coopéreraient et se recomposeraient selon les besoins. Le scénario typique consistait à laisser les meilleurs membres combattre en première ligne, tandis que les autres s’occupaient de l’assistance, du nettoyage, du transport ou du ravitaillement.

C’était assurément ce que Beatrice avait en tête.

— Concrètement, ce serait Sissy et moi pour notre groupe, et Rex et Nick pour Chrysaor et Argo. De votre côté, on prendrait probablement vous… et peut-être la petite derrière vous.

Elles avaient au moins l’œil pour repérer la qualité. Virgil et les autres n’étaient pas mauvais combattants, loin de là, mais ces deux-là étaient bien au-dessus du lot. J’aurais fait le même choix. Ralph, lui, n’entrait même pas dans l’équation. Il n’avait aucun droit de se plaindre d’être laissé de côté.

— Ma réponse est la même, dit Arwin. — Je n’ai aucune intention de m’associer avec des gens en qui je ne peux pas avoir confiance, quelles que soient leurs aptitudes.

Bien que l’idée fût logique, les clans réussissaient rarement. Les chevaliers et les soldats constituaient un cas à part, mais les aventuriers étaient par nature centrés sur eux-mêmes. Le genre de personnes prêtes à s’user jusqu’à l’os pour le groupe ne devenaient pas aventuriers. Plus on en rassemblait au même endroit, plus il devenait difficile de les maintenir alignés et de partager les profits équitablement. Dès que des sentiments personnels entraient dans l’équation, les gens se mettaient en colère, et la rupture n’était jamais loin.

Comme Arwin l’avait dit, la confiance posait aussi problème. Il fallait croire que les personnes dans votre dos protégeraient votre vie. Il était très difficile d’accorder une véritable foi à quelqu’un avec qui l’on venait tout juste de commencer à travailler. Et, dans le cas d’Arwin, elle avait un immense secret à préserver.

— Une stratégie de coopération temporaire, pourquoi pas, mais toute proposition impliquant une alliance recevra la même réponse de ma part.

— Tu peux devenir la sous-cheffe de notre nouveau groupe.

— On dirait une rétrogradation, répondit Arwin.

Elle se mit à renifler.

— Désolée, cherchez quelqu’un d’autre. Nous continuerons à faire les choses à notre manière.

La table trembla sous un coup sec. Beatrice venait d’y poser son pied.

— Pour qui tu te prends ? Tu étais peut-être une princesse autrefois, mais maintenant tu n’es plus qu’une aventurière sans véritable foyer.

— …

— Nous sommes des aventuriers cinq étoiles, et nous avons la bonté de t’inviter. Où est passée ta gratitude ?

Ses compétences et sa renommée mises à part, au sein de la Guilde des Aventuriers, Arwin n’était encore qu’à trois étoiles.

Pour monter davantage, elle devait accomplir les tâches imposées par la guilde, mais Arwin refusait systématiquement ces missions. Son but était de faire renaître son royaume, non de gagner en prestige comme aventurière.

À l’inverse, les sœurs Maretto avaient cinq étoiles. Elles n’avaient que vingt-deux ans, ce qui rendait un tel classement à leur âge particulièrement impressionnant. Elles en avaient sans doute beaucoup vu.

— Avec tout le respect que je vous dois à toutes les deux, mêlez-vous de ce qui vous regarde. Et je n’ai aucun intérêt pour la hiérarchie de ce petit cercle social étriqué.

— Ha ! Écoutez-moi cette grande gueule.

— Et puis…

Arwin saisit un coin de la table et la souleva. Beatrice poussa un cri, elle perdit l’équilibre et aurait basculé en arrière si Cecilia ne l’avait pas retenue.

— Poser son pied sur une table est d’une grossièreté sans nom. À ma connaissance, c’est du bon sens dans l’ensemble des sociétés humaines, mais j’imagine que vous avez été élevée ailleurs.

— Hé ! hurla Beatrice en se levant, fulminante.

Elle sortit de sa manche un bâton à la forme étrange et le pointa vers Arwin. Une lueur semblable à celle d’une luciole commença à se rassembler au bout, puis se dissipa très vite.

— Si vous proférez encore la moindre insulte, je n’hésiterai pas à vous abattre telle une brigande, déclara Arwin.

La pointe de son épée nue était posée contre la gorge de l’autre femme.

Les traits de Beatrice se déformèrent d’humiliation. Elle restait figée, se penchant autant qu’elle le pouvait pour s’éloigner de la lame.

L’atmosphère belliqueuse avait mis Rex et Nick debout. Noelle et Ralph étaient prêts à dégainer au moindre signal. Seules Cecilia et moi n’avions pas encore bougé.

Un silence passa. C’était du quatre contre quatre, mais je n’étais pas un combattant, et Ralph n’en était même pas la moitié d’un, alors c’était plutôt du quatre contre deux et demi.

Nous étions immanquablement désavantagés, mais notre princesse chevalier appartenait à la catégorie de ceux qui compensent largement ce genre de choses. Ils ne s’en sortiraient pas indemnes.

— Partons maintenant, murmura Cecilia Maretto, la sœur légèrement plus âgée.

Sa joue reposait dans sa paume.

— Nous nous sommes un peu trop échauffées. Nous pourrons réessayer un autre jour.

— Mais je ne peux pas reculer après avoir été humiliée com…

— Écoute, Bea, dit-elle doucement, lui coupant la parole.

Elle prit entre ses mains les joues de ce visage identique au sien.

— Tu es la meilleure. Tu es merveilleuse. Une aventurière de premier rang et une femme d’exception. Mais quand tu te mets en colère, l’intérieur de ta tête devient aussi blanc que le linge de maman.

Leurs visages étaient si proches qu’elles auraient pu s’embrasser.

— Si tu as un moyen de faire dire oui à la princesse chevalier, alors vas-y. Sinon, nous devrions laisser les deux parties se calmer pour proposer autre chose.

— Je pense qu’une démonstration de force condu…

— Conduirait à des morts. Toute cette négociation a pour but de nous rendre plus fortes, ce serait donc totalement contre-productif, non ?

Beatrice claqua la langue, repoussa les mains de sa sœur, puis se tourna vers Arwin.

— Par respect pour les souhaits de Sissy, je te pardonne pour cette fois. Mais nous reviendrons, déclara-t-elle avant de se diriger vers la sortie.

Nous avions échappé au pire, mais la tension demeurait épaisse.

— Avant que vous partiez, j’ai juste une question pour les deux jeunes dames, dis-je en ignorant l’atmosphère. — Avez-vous d’autres sœurs, plus âgées ou plus jeunes, par hasard ?

— Non, répondit Cecilia. — Bea et moi sommes les seules sœurs Maretto. Ça a toujours été ainsi. Pourquoi cette question ?

— Pour rien, dis-je en hochant la tête. — Heureux de l’apprendre.

Si jamais ça tournait mal, je ne voulais pas découvrir qu’elles étaient en réalité trois ou quatre, comme la dernière fois.

Beatrice parut troublée par ma question, mais finit par décider que ce n’était qu’une blague stupide, puis quitta les lieux. Rex et Nick la suivirent, ne laissant que Cecilia pour se retourner une dernière fois.

— À notre prochaine rencontre.

La porte se referma. Après avoir compté jusqu’à dix, Ralph expira enfin.

— C’était moins une, dit-il. — Elles sont vraiment coriaces.

— Pourquoi tu les complimentes, idiot ? dis-je en essuyant la table. — À quoi tu pensais, amener tout ce monde ici pendant qu’on dîne ? Débrouille-toi avec eux tout seul.

— Je ne voulais pas les amener ici non plus ! Mais elles nous y ont forcés…

— Ce n’est rien. Oublions ça, dit Arwin, couvrant avec indulgence ses sujets stupides. — La réponse restera la même, quel que soit le nombre de fois où elles demanderont. Je décide qui sont mes compagnons.

Mais à mon avis, elle devait se débarrasser de Ralph. Rien n’était pire qu’un allié incompétent.

— Je suis vraiment désolée, Votre Altesse. Nous allons prendre congé maintenant, dit Noelle.

— Souhaites-tu dîner avec nous ? dis-je en retenant Noelle. — Il y en a assez pour une place supplémentaire. C’est un festin d’aubergine.

— Hein ? fit Arwin d’un ton traînant, parfaitement indigne d’un sang aussi noble. Je croyais t’avoir dit de tout ranger.

— C’est dans la cuisine, donc on peut encore manger ça. L’aubergine est très bonne.

— Oh, dit-elle, manifestement contrariée, mais ne voulant pas se donner en spectacle devant Noelle et Ralph.

En réalité, elle serait ravie que Noelle la voie manger de l’aubergine et fasse semblant de trouver ça délicieux. Ce qui était le cas, bien sûr.

— Cela vous irait ? demanda Noelle, les yeux brillants.

— …Oui, dit Arwin, qui n’avait pas le choix.

Ralph finit par manger avec nous, lui aussi. Cela me détruisait intérieurement de savoir qu’il avalait mon œuvre culinaire soigneusement préparée, mais c’était toujours mieux que de la gâcher.

— Je vous apporte ça tout de Au fait, vous aimez l’aubergine ?

— J’adore ça. Il n’existe pas une personne au monde qui n’aime pas l’aubergine, répondit Noelle avec entrain.

Je lançai un regard à Arwin.

— …Tu as entendu ?

— Elle est encore naïve, et ne connaît pas grand-chose du monde…

Allons, allons, inutile de faire des goûts alimentaires une affaire d’expérience du monde. Le lendemain matin, Arwin était prête à retourner dans le donjon pour un moment. Elle mangea rapidement son petit-déjeuner, enfila son armure et quitta la maison. Le groupe devait se réunir à la Guilde des Aventuriers.

— Je t’accompagne.

— Pas besoin.

Elle était de très mauvaise humeur ce matin-là. Sans doute parce qu’elle n’avait pas aimé l’aubergine gratinée au fromage que je lui avais servie au petit-déjeuner. Elle m’avait aussi ordonné de « finir toute cette abomination violette avant son retour ». Je pris mentalement note de demander aux dames du marché de nouvelles recettes.

— Alors au moins laisse-moi t’embrasser pour te dire au revoir…

Elle partit sans se retourner.

— Oh, merde. Je réalisai que j’avais oublié de lui donner la friandise du jour.

Arwin ne serait pas capable de se battre sans sa dose. J’ouvris la porte en hâte, espérant la rattraper, mais je m’arrêtai net.

Arwin était toujours là. Elle se tenait juste devant l’entrée, dos tourné.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je

Son visage paraissait pâle. Elle tenait une feuille entre ses mains tremblantes. Je la lui pris doucement. Un message y était griffonné d’une écriture brouillonne.

Je connais ton passé.

Peu importe à quel point tu le caches, tu ne pourras pas échapper à tes péchés.

Ça se veut héroïque, mais ta véritable nature est laide et mesquine.

Tu es tel un corbeau picorant les cadavres.

 

— D’où ça vient ?

— …Je viens de le trouver. C’était coincé sous une pierre, juste à l’intérieur du muret du jardin.

Puisqu’il avait été calé pour ne pas s’envoler, on pouvait exclure l’idée d’un papier amené là par le vent. Quelqu’un l’avait posé intentionnellement.

J’avais aperçu l’endroit pour la dernière fois la veille après-midi, avant de partir. Le papier était un peu humide de la rosée nocturne. Il était resté là au moins une demi-journée. On l’avait donc déposé pendant que j’étais sorti hier soir.

— Une idée ?

Arwin secoua la tête. Elle refusait toujours de me regarder. L’écriture était très négligée, sans doute volontairement.

Impossible de deviner qui en était l’auteur. Et je n’avais aucune piste.

Arwin non plus, à en juger par son expression. Quelqu’un cherchait à intimider et effrayer Arwin.

Le sang se mit à bouillonner dans ma tête, puis je me rappelai la femme juste devant moi.

— Matthew, je…

— Ça va.

Je la pris dans mes bras par-derrière. Son corps frissonnait comme si elle grelottait sous la neige.

— C’est juste une mauvaise plaisanterie. Il n’y a aucun détail, rien de concret, dis-je en lui caressant la tête d’une main.

Le passé, les péchés… ces mots concernaient tout le monde.

S’ils connaissaient réellement le secret d’Arwin et voulaient s’en servir pour la menacer, ils utiliseraient des termes un peu plus concrets pour nous convaincre : le collier de ses ancêtres, ou le nom de son ancien dealer.

  • Ils se moquent de toi parce qu’ils sont jaloux de ta renommée. Ça ne vaut pas la peine d’y consacrer du temps ou de l’énergie, dis-je aussi gentiment que possible en lui tapotant la tête.

Lorsqu’elle cessa de trembler, j’ajoutai :

— Tu devrais rester ici et te reposer aujourd’hui. Le donjon ne va pas s’enfuir.

— Mais je…

— Entrer là-dedans avec une mine aussi blafarde, c’est comme annoncer l’heure du repas aux monstres. Tu devrais être en sécurité et au calme aujourd’hui. Je vais prévenir Noelle et les autres. Ne laisse entrer personne en attendant. Si quelqu’un force le passage, c’est qu’il te veut du mal, alors tranche-le en deux. Compris ? dis-je fermement.

Je sortis une friandise.

— Voici la dose du jour. Une seule.

— …Très bien.

— Je peux te l’apporter bouche à bouche, si tu veux.

— Arrête.

Elle me l’arracha des mains. Elle fixa intensément le bonbon vert, puis referma la paume dessus.

— Je vais la prendre moi-même.

— Oui, oui.

Elle paraissait toujours pâle, mais au moins elle était assez calme pour répondre à mes plaisanteries.

— J’y retourne, dit Arwin en regagnant la maison.

Une fois certain qu’elle avait verrouillé la porte, je me dirigeai vers la Guilde des Aventuriers. Le message mystérieux se changea en boule de papier froissé dans ma main. Qui avait fait cette saloperie ?

La première chose à faire était de trouver le coupable. Je ne lui pardonnerais rien, même si ce n’était qu’une plaisanterie. Et si c’était le début d’un vrai chantage, c’était une raison de plus pour tirer cette affaire au clair. Je trouverais le responsable, pour qu’Arwin soit tranquille.

  • Une seule piste pour

La neuvième tentative fut une belle femme aux longs cheveux argentés.

  • Hé, mademoiselle. Vous voyagez ? Sur le point de manger ? Faites attention aux bons à rien dans les environs. Si vous voulez, on peut manger ensemble, et je vous .. Oh, c’est votre petit ami là-bas ? D’accord, d’accord, je disparais. Puissiez-vous être heureux jusqu’à la fin de vos jours.

Je repartis en trottinant, avant qu’elle ne m’adresse autre chose qu’un regard noir.

Encore un échec. La prochaine serait la bonne, me dis-je. Mais à cet instant, j’aperçus un groupe d’environ huit Paladins qui approchait. Vincent marchait en tête.

  • Tiens, Vince. Une ronde matinale, hein ? Rien de tel qu’un travail bien fait.
  • Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il, passablement agacé.
  • Tu ne le vois pas ? J’essaie de draguer des

Nous étions dans la rue principale, du côté est de la ville. En entrant par la porte est, on tombait rapidement sur un ensemble de restaurants et d’auberges pour les voyageurs. Non seulement l’endroit était très fréquenté, mais les ruelles adjacentes menaient aussi à des hôtels pour couples. On voyait donc quantité de messieurs cherchant à attirer l’attention des dames de passage, et quantité de femmes tentant d’extorquer quelques pièces à ces mêmes messieurs.

  • Cette nana faisait genre qu’elle n’était pas intéressée tout à l’heure, et maintenant je la vois avec ce type tout mou, grommelai-je, furieux.

Vincent poussa un soupir théâtral.

  • Pendant que vous refusez de travailler, laissant Arwin se battre à votre place.
  • Mais je travaille dur, j’essaie de draguer. C’est mon boulot. Je dois entretenir mes talents de conversation et de séduction, sinon la princesse chevalier va finir par se lasser de moi. C’est un entraînement

Vincent me dévisagea avec un dégoût sans filtre.

  • Et toi, Vince ? Avec ta tête, je parie qu’en parlant un peu, tu pourrais en accrocher au moins une sur dix.
  • J’ai une
  • Vraiment ? Ta femme est canon ?
  • Cela ne vous regarde

Je compris immédiatement : un mariage arrangé, pour des raisons politiques.

  • Des enfants ?
  • J’ai un Il aura bientôt cinq ans.
  • Tu les as emmenés ici ?
  • Bien sûr que
  • Je m’en

S’il avait amené sa famille dans un endroit aussi dangereux, elle aurait été kidnappée par un gang en un rien de temps pour le faire chanter. Ce qui voulait dire que je n’avais pas cette option non plus. Zut.

  • Mais laissez-moi vous dire une chose, reprit Vincent en agitant un doigt sous mon nez. — Je vous laisse circuler pour l’instant, mais vous restez un suspect dans le meurtre de Vanessa. Dès que j’aurai la moindre preuve, je vous ferai pendre. Et cessez ces familiarités notamment avec ces « Vince ». Nous ne sommes pas assez proches !
  • Comme tu voudras, Vince. Mais vois-tu, Vince, je suis sûr que tu te souviens aussi, Vince, qu’Arwin a complètement réduit ton argument en miettes, Vince. Réfléchis bien, Vince.

Il attrapa ma chemise et me fusilla du regard, furieux comme un démon.

  • Si vous faites encore une remarque, je vous jette dans une cellule jusqu’à ce que vous pourrissez.
  • Message reçu cinq sur cinq, Seigneur

Quel homme impatient. Voilà le vrai Vince, sans aucun doute.

Il claqua la langue et me repoussa. Je faillis basculer en arrière avant de heurter quelqu’un.

  • Oh, Vous n’êtes pas blessé… ? Oh, le Vieux.
  • Matthew ? Que fais-tu ?

C’était un vieil homme d’une soixantaine d’années, qui me regardait sous d’épais sourcils broussailleux. Il était déjà petit de stature et portait un énorme panier sur le dos, ce qui lui donnait une allure voûtée. Malgré cela, sa carrure restait solide et en bonne santé.

  • Comme tu vois, je drague. Et toi, le Vieux ? Il n’est jamais trop tard pour l’amour.
  • Je n’ai plus ça en moi. Ni l’esprit ni le corps, répondit-il d’une voix rauque en me faisant signe de m’écarter.

Le genre d’humour d’autodérision propre aux anciens.

  • Désolé pour Tiens, prends ça.

Il sortit de son panier quelques poivrons rouges et jaunes. Je le remerciai, même si Arwin n’aimerait probablement pas ça non plus. Il y avait peut-être moyen de lui en faire manger quand même.

  • Tu es trop bon avec moi. Je te revaudrai ça un de ces jours. Tu veux quelque chose en échange ?
  • Tu pourrais te séparer de cette princesse chevalier, proposa le vieil homme, très convaincu. — Elle est trop bien pour un type comme toi.
  • Comme tu le

Je savais déjà qu’on ne fait pas vraiment la paire.

  • À plus. Ne passe pas ta journée à glander. Trouve enfin un vrai
  • Un de ces jours, peut-être.

Le Vieux leva la main et disparut dans la foule. Lorsqu’il s’éloigna, Vincent demanda :

  • Vous le connaissez ?
  • C’est un porteur de la Guilde des Aventuriers, mais parfois il charge des légumes et les vend au marché comme ça.

Comme son nom l’indiquait, un porteur transportait des choses pour la guilde.

Il sortait les carcasses et morceaux de monstres du donjon pour les aventuriers, transportait trésors et butin, et parfois ramenait les cadavres de membres de la guilde. Dans cette ville, ils descendaient dans le donjon avec les aventuriers. Les porteurs ne se battaient pas, si bien que le travail revenait souvent à d’anciens aventuriers ou à des costauds sans autre choix. Normalement, ils accompagnaient les aventuriers et récupéraient leurs affaires, mais certains aventuriers peu scrupuleux les utilisaient comme leurre ou comme chair à canon. Comme c’était dangereux et peu rémunérateur, on manquait de volontaires malgré l’importance du poste. Parfois, des gens âgés comme lui s’y collaient.

  • Je l’ai sorti d’un mauvais pas hier. Des voyous l’embêtaient au marché du Sud.

Du coup, ils s’étaient retournés contre moi et m’avaient passé à tabac. Heureusement, les gardes étaient arrivés assez vite. Le Vieux n’avait rien eu, et on ne m’avait même pas volé mon portefeuille.

  • …Je devrais peut-être revoir mon jugement sur les rondes du marché, dit Vincent.

Il était vraiment dévoué à son travail.

  • Maintenant, dégagez. Je vous arrêterai pour de bon si vous vous adonnez à ces activités licencieuses en pleine rue.

Il tenta de passer devant moi, mais j’avais encore une remarque en réserve.

  • Dites, j’ai entendu un truc récemment… C’est vrai que vous êtes en train de réformer les Paladins ?

Apparemment, Vincent était au centre d’un mouvement visant à instaurer davantage de discipline au sein du groupe. Il se débarrassait des officiers corrompus et de ceux qui passaient des accords avec de grands criminels. La rumeur disait que la moitié des gardes prêtés par la ville avaient été renvoyés et avaient retrouvé leur poste d’origine.

  • On ne peut pas rétablir la sûreté de cette ville sans une base

Et pourtant, c’était eux qui restaient ? Derrière Vincent se trouvaient le garde à la peau plus sombre et celui à la moustache, qui me lançaient un regard plein d’hostilité. Si ces deux-là faisaient partie des gardes jugés aptes à rester, à quel point les autres devaient être mauvais ?

  • Et c’est pour ça que je n’ai pas le temps de m’occuper de vos idioties. Ne vous mettez pas dans des ennuis inutiles, lâcha Vincent avant de partir pour de bon.

Je me grattai l’arrière de la tête en le regardant s’éloigner.

Je pouvais l’écarter de la liste des suspects, décidai-je.

Je l’avais attendu dans un endroit qu’il était susceptible de traverser, pensant qu’il pourrait avoir une information utile. Mais rien n’avait changé dans son attitude quand j’avais abordé le sujet, et il ne semblait rien cacher. Il n’avait rien à voir avec cette histoire, en fin de compte.

Restait la piste des sœurs Maretto, vues hier, ainsi que leurs partenaires de l’alliance, mais d’après ce que Noelle avait dit, ils étaient dans le donjon depuis ce matin. Je ne pourrais rien leur demander avant deux ou trois jours.

Trouver qui avait déposé le message serait bien plus simple, mais c’était arrivé la nuit, et personne ne l’avait vu. Tous les habitants du quartier avaient une identité claire. Autant que je sache, j’étais le seul du coin dont l’histoire était un peu douteuse.

Il n’y avait même pas de marginaux susceptibles d’avoir vu quelque chose.

Nous étions proches du quartier des riches, et les gardes patrouillaient régulièrement. Quiconque dormait dehors se faisait dégager sans délai, de peur qu’il ne gêne le passage d’une personne importante.

Par précaution, j’allai pourtant parler à l’homme de la rue le plus proche, qui me dit n’avoir rien vu d’inhabituel.

Ces hommes donnaient l’impression de n’obéir à aucune règle, mais ils respectaient en réalité des frontières territoriales très strictes. Une guilde appelée l’Alliance des Marginaux gérait ces territoires, et au-dessus d’eux rôdaient des types de la pègre.

Cela signifiait qu’une partie de la nourriture et des aumônes offertes par charité à ceux dans le besoin finissait dans les poches de ces gens-là. Un monde cruel.

J’étais donc arrivé dans une impasse, pour l’instant. Je restais inquiet pour Arwin, alors je décidai de rentrer.

  • Toi, là, le grand, lança une voix qui me fit m’arrêter

C’était une femme qui ressemblait à une artiste itinérante. Elle avait une poitrine énorme. Elle se pencha vers moi et demanda d’une voix séductrice, mielleuse :

  • Tu es du coin ? Tu veux bien me faire visiter ?
  • Désolé, je viens de me rappeler que j’ai quelque chose à faire. Une autre fois, dis-je en lui faisant signe de s’écarter.

Cette dernière et les femmes autour ne semblèrent pas s’en formaliser. Elles reportèrent aussitôt leur attention sur un autre homme du coin dont les cheveux commençaient à se clairsemer.

Je rentrai à la maison vers midi et montai à la chambre d’Arwin pour prendre de ses nouvelles. Je frappai, et elle m’invita à entrer.

Arwin était assise sur sa chaise, un livre à la main. Elle avait retiré son armure, évidemment, mais portait les mêmes vêtements que ce matin en quittant la maison.

  • Tu ne veux pas t’allonger un peu ?

 

  • Je ne peux pas m’endormir si je ne suis pas fatiguée.

Elle tuait donc le temps en lisant. Son teint était plus vif à présent, ce qui me rassura.

  • Tu lis quoi ?
  • Un recueil de poèmes de Percy
  • C’est bien ?
  • Ils sont lus depuis plus de cent ans.

Elle me tendit le livre pour que je puisse voir.

  • Tu sors des obscénités dès que tu ouvres la Un peu de poésie ne te ferait pas de mal.
  • Désolé, j’ai grandi dans le

Mais puisqu’elle insistait, j’essayai.

  • C’est la scène où la princesse au grand cœur parle au chevalier qui s’est enfermé dans une grotte, honteux de sa laideur.
  • « Je suis un Mon visage est balafré et hideux. »
  • « Non, ce sont les marques d’un courage plus grand que celui de tous les Je donnerais mon amour à ce visage. »
  • « Ma chair est ravagée par un poison Je ne verrai pas la fin du jour. »
  • « Comment pourrais-je rire de vous, alors que vous avez offert le peu de temps qu’il vous restait pour me protéger ? »
  • « Je n’ai plus ni âme ni courage pour me battre. Je n’ai rien à vous offrir, Altesse. »
  • « Votre amour est pour moi un trésor inestimable, plus précieux que l’or qui recouvre la cité perdue, et plus éclatant que les étoiles qui emplissent le ciel. »

Je me tins le ventre et éclatai de rire.

 

  • Qu’est-ce qui te fait rire ?
  • Désolé, désolé. Ce n’est pas contre Je n’arrive juste pas à prendre ça au sérieux.

Le langage fleuri et noble n’existait pas dans mon dictionnaire. On n’y trouvait que merde, pisse, cul, foutre, et toutes les variantes possibles.

  • Ça suffit ! s’emporta Arwin en m’arrachant le livre des mains. — J’ai été stupide de te laisser le lire.

Elle posa le recueil sur la table d’appoint et quitta la pièce.

  • Tu vas où ?
  • Dehors, chercher de quoi déjeuner. J’ai

Elle n’avait presque rien mangé ce matin, et le sursaut de colère n’avait certainement pas aidé son estomac.

  • Je viens avec
  • Reste ici et mange tes abominations
  • Allez, ne sois pas fâchée. Très bien, d’accord, je ne servirai plus d’aubergines.

Pas plus d’une fois tous les trois jours, en tout cas.

Je continuai à m’excuser, à supplier et à flatter Arwin jusqu’à ce que son humeur s’adoucisse enfin.

Nous profitâmes de notre repas et nous revenions en flânant dans la rue principale lorsqu’une voix nous interpela depuis un carrosse qui passait.

  • Arwin !

Il s’arrêta presque aussitôt, et une jeune fille aux cheveux argentés en sauta : April.

Elle enlaça Arwin avec joie puis me lança un regard chargé d’un mépris qui aurait pu tuer un homme.

  • Matthew l’idiot est avec toi.

 

Ma réputation avait sombré dans la crasse après mon numéro au concours de bras de fer. La confiance que j’avais patiemment gagnée pendant un an s’était évaporée d’un coup. Mais je l’avais bien mérité, alors je n’avais plus qu’à en rire et à l’accepter.

Après tout, j’étais essentiellement exclusif avec Arwin. Je n’avais ni la place ni la liberté pour être le chien de deux maîtres.

  • .. Je vais me faire confectionner une nouvelle robe. Il y aura une fête du Festival de la Fondation au manoir seigneurial. Grand-père et moi y assisterons.

C’est vrai, c’était une petite fille de riche tout ce qu’il y a de plus distinguée. Une femme beaucoup plus âgée se tenait près du carrosse et nous salua. C’était l’intendante d’April, Nora. Il était logique qu’April prenne un carrosse si elle était accompagnée de sa servante.

— Ce serait pas plus simple de faire venir la couturière chez toi ?

— Tais-toi, Matthew le crétin.

Elle me lança un regard assassin pour que je la ferme une nouvelle fois.

— Aller à la boutique pour les essayages fait partie de l’expérience. Ce n’est pas amusant de les essayer dans sa propre chambre.

Elle secoua la tête, comme si elle ne comprenait pas qu’on puisse être aussi stupide. Apparemment, changer d’environnement rendait la chose spéciale, pour une raison qui m’échappait. Pour moi, c’était surtout une perte de temps et d’argent.

— Oh, j’ai une idée ! Viens avec moi, Arwin ! On choisira des robes ensemble.

— Non, je ne…

Arwin était davantage femme d’épée que femme de robe. Sans parler de ses goûts douteux en poésie.

— Alors choisis la mienne. Une robe de princesse, insista April.

— À ta place, je ne ferais pas ça.

— Je ne te demandais pas ton avis, Matthew le bon à rien !

Un conseil sincère et plein de bonne volonté, balayé sans le moindre égard. Était-ce vraiment le genre de monde dans lequel nous voulions vivre ?

Au final, l’insistance d’April triompha, et nous fûmes embarqués jusqu’à la boutique de couture. C’était un commerce sur la Grande Rue Ouest destiné aux gens très riches et importants, appelé la Marguerite Blanche.

Ils confectionnaient des robes sur commande et en avaient aussi quelques-unes prêtes à l’achat. Les femmes venaient ici pour qu’on prenne leurs mensurations et choisir parmi un large éventail d’échantillons de tissus et de modèles, que les couturières assemblaient ensuite. Cependant…

— Que penses-tu de celui-ci ? Tu sais, tu es une fille, et les motifs floraux te vont parfaitement, dit Arwin.

Elle brandissait fièrement un tissu rose à fleurs noires et violettes. Comment étions-nous censés réagir ? Dans le miroir, April et moi avions exactement la même expression.

—Euh…

— Tu devrais être honnête avec elle. C’est toi qui vas la porter.

En d’autres termes, le sens de la mode royale de Son Altesse était simplement trop grandiose et trop en avance pour être comprise par les classes plus modestes.

Pour une raison quelconque, April se tourna vers moi et murmura, presque en m’accusant :

— Pourquoi Arwin est comme ça ? C’est une princesse, non ?

— C’est justement parce que c’est une princesse.

Elle n’avait jamais choisi une tenue pour quelqu’un d’autre. En plus, elle n’y connaissait absolument rien en matière de mode : elle avait toujours porté ce que sa mère ou ses servantes choisissaient pour elle. Même maintenant, elle portait les vêtements recommandés par moi, par le tailleur ou par d’autres personnes autour d’elle. À cause de ça, son sens de la mode restait brut, sans aucune influence du reste de la société.

 

— Et celui-ci ? Il a plein de jolis froufrous, dit Arwin en sortant joyeusement un style qui était à la mode il y a cent ans.

Le visage d’April s’effondra d’une manière presque comique. Elle hésitait entre assumer la responsabilité d’accepter les suggestions d’Arwin, puisque c’était son idée de l’emmener, et son instinct naturel lui ordonnant de ne surtout pas porter les horreurs qu’on lui proposait.

— On échange les rôles. C’est moi qui choisis maintenant, dis-je.

La gamine me faisait pitié. Si ça continuait ainsi, les dames du bal allaient la picorer vivante.

— Matthew le tricheur ?

— Tu n’allais tout de même pas choisir un truc moche, si ?

Les regards incendiaires des dames nous transperçaient. Comme si elles étaient bien placées pour parler.

— Je vais choisir quelque chose qui va vraiment à April. Déjà, la couleur.

— La couleur ?

— Laisse-moi deviner : toutes tes robes sont noires, bleues ou blanches, pas vrai ?

— Euh, Je te l’ai déjà dit ?

— Je le devine. Ce sont les couleurs qui vont avec tes cheveux argentés. Les goûts du vieux sont forcément simples et sans risque. Tu portes surtout du noir, d’ailleurs. Tu dois en avoir marre de toujours porter les mêmes couleurs, non ? Alors on va en prendre une différente, cette fois.

Je détaillai du regard la longue liste d’échantillons et attrapai celui que je voulais.

— Et du rouge ? dis-je en plaçant l’échantillon près des cheveux d’April. — Très joli. Peut-être un peu plus vif. Ce serait parfait pour toi.

— Ooooh, fit April, agréablement

Arwin ne disait rien. Elle se tenait un peu à l’écart, jouant avec ses cheveux, songeuse. Une fois le tissu choisi, il fallait passer à la conception de la robe.

  • Comme c’est une occasion spéciale, il te faut quelque chose d’un peu plus adulte. La dernière tendance, c’est le corsage très ouvert, mais tu n’es pas encore prête pour ça. Le vieux ferait un salto arrière et se fendrait le crâne en le voyant. À la place, on va partir sur ce modèle à épaules découvertes.

Je pris la robe d’exemple qui collait le mieux à son image.

  • Et on va faire descendre la jupe jusqu’aux Attention à ta façon de marcher, hein. Si tu cours comme d’habitude, tu vas marcher sur l’ourlet et te vautrer. Tu dois garder le dos bien droit. Pour les chaussures, rouge aussi pour garder une bonne unité, mais prends des talons bas. Sinon tu vas te tordre une cheville.
  • Wow, ça devient vraiment joli, s’exclama April, de plus en plus enthousiaste à mesure que chaque détail prenait forme.
  • Et voilà pour le modèle. Il te faudra un collier aussi. Je te conseille un rubis, pour aller avec la robe. Diamant ou perle, ça marche aussi, mais ça dépendra du budget du Vieux. Évidemment, si tu le demandes, il vendrait sûrement toute la guilde pour trouver l’argent.
  • Je ne savais pas que tu t’y connaissais autant. Tu portes toujours la même chose.

Gagner la faveur des dames impliquait de connaître un minimum les vêtements et la beauté. Et si je portais toujours les mêmes habits, c’était parce que j’étais constamment tabassé par des voyous qui me dépouillaient de tout ce qui avait de la valeur, comme ils prenaient mon portefeuille à chaque fois. Si je portais des fringues chères, même tout l’or du monde ne suffirait pas à les garder.

Quand j’eus terminé de coordonner l’ensemble de la tenue, April était d’excellente humeur. Il ne restait plus qu’à attendre que la robe soit confectionnée. Elle proposa de nous ramener chez nous en carrosse.

 

Dans le carrosse à quatre places, je m’assis en face d’April.

— Merci, Matthew. Tu m’as vraiment aidée.

J’étais parvenu à regagner sa confiance.

— …

Pendant ce temps, la princesse chevalier, assise à côté de moi, affichait une humeur… royale. Lorsque le carrosse avait démarré, elle avait tourné la tête vers la fenêtre et ne l’avait pas quittée depuis. Pas un mot n’avait franchi ses lèvres.

— Tu choisiras la prochaine pour moi aussi ?

— Pour toi, ce serait avec .. aïe !

Quelqu’un venait de m’écraser le pied. Arwin évita soigneusement de croiser mon regard et répliqua d’un ton acerbe :

— Ne prends pas la grosse tête.

— Allez, ne boude pas.

— Je ne boude pas, rétorqua-t-elle, avec exactement l’expression de quelqu’un qui faisait la tête.

— Si je le voulais, je pourrais faire tout ça moi-même.

— Alors parlons de la fois où je me suis déguisé en clown parce que tu l’avais exigé, et où tout le monde s’est moqué de moi dans la rue ?

— Ils riaient de ton visage.

— Ah oui. Et j’imagine que lorsque j’ai entendu les enfants hurler « Il est habillé bizarrement, ce monsieur ! », ce n’était que mon imagination ?

— Tu n’as pas besoin de ressasser le passé comme ça.

— Je n’y peux rien, je suis un homme sensible. C’est pour ça que je suis un homme entretenu, sans doute.

 

Malgré les protestations d’Arwin, je me souvenais parfaitement de la manière dont elle avait d’abord marché à mes côtés, puis s’était éloignée petit à petit en comprenant ce qui se passait.

— Allez, fais pas cette tête. Ces joues gonflées ne te vont pas, dis-je en lui prenant l’épaule pour la rapprocher.

Elle me repoussa aussitôt.

— Ne me touche Ça me dégoûte.

— Mentir, ce n’est pas bon pour la santé.

Cette fois, je tirai légèrement sa tête vers moi. Avec la différence de taille, son front vint se poser contre ma poitrine.

Avant qu’elle ne reparte dans une résistance furieuse, je lui caressai la tête et passai mes doigts dans ses magnifiques cheveux rouges.

— Je choisirai une robe pour toi la prochaine fois.

— …Avec mon argent, évidemment.

— J’ai envie de voir à quoi tu ressembles dans une robe que j’aurai choisie pour toi, murmurai-je doucement, juste à son oreille.

De l’autre main, je relevai doucement son menton pour qu’elle finisse enfin par me regarder.

— Quelle couleur t’irait le mieux ? Je pense que tu serais superbe en blanc, en rouge… ou dans à peu près n’importe quoi, en fait.



Les pupilles de ses yeux regardaient droit dans les miennes. Je me penchai un peu plus près.

Quelqu’un s’éclaircit bruyamment la gorge.

— Si cela ne vous dérange pas, veuillez garder ce genre de choses une fois chez vous, dit Nora, l’assistante, avec un regard plutôt froid.

Arwin reprit ses esprits, me repoussa et se glissa vers le coin du siège du carosse. C’était un beau moment, mais nous étions dans le carosse de quelqu’un d’autre, après tout.

— Ah, toutes mes excuses. J’agissais comme si nous étions déjà chez nous.

— C…C’est bon, insista April, les joues

Cela faisait peut-être un peu trop de stimulation pour un jeune esprit.

— J’ai juste été un peu surprise. Comme Arwin a toujours l’air si cool, si posée…

— Mais elle a aussi son côté mignon. Passe nous voir un de ces jours. Je la ferai danser pour toi dans une jolie robe à volants.

Arwin me traita d’idiot et me donna un coup de poing dans le flanc. Après cela, le trajet se poursuivit avec quelques banalités, jusqu’à ce que nous arrivions chez nous.

— Au revoir, à demain, dit April, nous faisant signe depuis le carrosse tandis qu’elle s’éloignait.

Le ciel avait déjà la couleur du début de soirée.

— On prépare le dîner ? proposai-je

Le carrosse s’était arrêté au marché pour que nous fassions quelques courses, donc nous avions tout ce qu’il fallait. La princesse chevalier m’avait bien sûr rappelé d’éviter « l’abomination violette ».

— Bon, dépêchons-nous… dis-je avant de m’interrompre en m’accroupissant près de la porte.

 

— Qu’y a-t-il ?

— Je vois un caca de chien. Probablement un chien errant qui s’est aventuré ici. Entre à l’intérieur, je m’occupe de ça et je mettrai un peu d’eau et de sable après.

— N’oublie pas de te laver les mains, dit Arwin en ouvrant la porte.

Une fois refermée, je froissai le second message mystérieux et le glissai dans ma poche.

Cela avait dû être déposé entre midi et le soir, pendant que nous étions tous les deux dehors. Voilà ce qu’il disait.

Tu ne trouveras aucun répit.

Tu paieras tes péchés.

Savoure cette paresse tant que tu le peux.

Saleté de pourriture dépendante.

 

Le contenu du message était presque identique. Plein d’insultes et de menaces, mais sans instruction précise me disant de faire ceci ou cela. J’aurais pensé que quelqu’un de l’alliance des Sœurs Maretto l’avait écrit, mais elles étaient encore dans le donjon. Elles auraient pu demander à quelqu’un d’autre d’écrire ces missives, mais il n’y avait pas assez de preuves pour l’affirmer.

Mais le fait que les messages aient été déposés si rapidement l’un après l’autre révélait une certaine persistance. Dans tous les cas, je devais éclaircir ça rapidement. Si Arwin tombait dessus, elle se mettrait encore en colère.

Le lendemain matin, Arwin me regarda d’un drôle d’air quand je bâillai devant elle.

—C’est impoli.

— Eh bien, quelqu’un ne s’est pas montrée très coopérative hier soir, donc j’étais tellement excité que je n’ai pas pu dormir.

— …Tu aurais pu dormir autant que tu Pour toujours, même.

D’accord, d’accord, je suis désolé. Mais ne dégaine pas ton épée avec un sourire aux lèvres.

— Allez, prenons le petit-déjeuner. Il faut que je rattrape le retard d’hier, dit-elle, pleine de motivation pour retourner au donjon maintenant qu’elle se sentait mieux.

Après le petit-déjeuner et un changement de vêtements, elle était prête pour la journée. Je lui tendis un bonbon dur.

— Ouvre grand la bouche. Aaaah.

— Pas besoin de ça.

Elle attrapa le bonbon dans ma main et le glissa dans sa poche.

— Je dois y aller.

Elle ouvrit la porte, regarda le sol près de ses pieds, puis poussa un soupir soulagé.

— Bonne chance là-bas, dis-je en la regardant partir.

Puis ce fut à mon tour de souffler, mais avec une autre émotion. J’avais monté la garde toute la nuit, et pour rien. S’ils s’étaient montrés, je les aurais réduits en miettes en un instant.

Je retournai dans la salle à manger pour ranger et trouvai un petit sac sur la table. Il contenait le bonbon d’Arwin. Elle avait oublié de le prendre. Si elle manquait de son « remède » dans le donjon, cela pouvait lui coûter la vie. Je verrouillai rapidement la porte et me hâtai vers le centre de la ville, là où se trouvait l’entrée du donjon.

— S’il te plaît, laisse-moi arriver à temps, murmurai-je.

En passant devant la guilde, je remarquai une foule rassemblée autour du bâtiment principal. Je regardai par-dessus les têtes et vis Arwin de l’autre côté. Parfait. Elle n’était pas encore entrée.

Mais son expression était sombre. Avait-elle une dispute avec quelqu’un ?

— Excusez-moi. Laissez-moi passer.

J’essayai de me frayer un chemin dans la masse, mais c’était toujours dans ces moments que les plus gros baraqués bloquaient le passage. De loin, je vis que c’était Medusa, l’équipe des Sœurs Maretto, qui faisait face au groupe d’Arwin. Non seulement elles étaient très talentueuses, mais elles avaient aussi l’avantage d’être six jeunes femmes. J’avais envie de traîner avec elles. Peut-être devrais-je envisager un retour dans ma carrière d’antan.

Alors que je peinais à m’approcher, j’entendis Arwin élever la voix, irritée.

— Je suis prête à suivre la stratégie commune. C’est logique face à un tarasque. Mais comment peut-on n’avoir que dix pour cent de la part ? C’est clairement injuste.

Elles se disputaient au sujet du partage du butin. Un tarasque était un énorme monstre semblable à une tortue, mais avec une tête de lion, les membres d’un ours et une queue en forme de serpent. J’en avais affronté un il y a des années, c’était très difficile de lui infliger des dégâts, et c’était un adversaire redoutable. La meilleure manière d’en venir à bout était de l’encercler avec un bon nombre de combattants et de le marteler de coups. Medusa avait dû revenir pour rassembler des renforts en vue de leur plan.

— Eh bien, évidemment. Vous êtes au mieux des trois étoiles. Nous sommes toutes cinq étoiles. Même un enfant peut comprendre qui est le plus important, répondit Beatrice d’un ton hautain.

Sa sœur, Cecilia, était assise sur une chaise non loin, un verre de vin à la main en plein milieu de la journée.

— Le nombre d’étoiles n’a aucune importance. Il va de soi que le partage devrait se faire en fonction du nombre de personnes, ou d’équipes.

— Il y a toujours des exceptions. Chaque équipe prend trente pour cent, ce qui fait quatre-vingt-dix au total, et vous prenez les dix pour cent restants. C’est déjà décidé. C’est écrit noir sur blanc sur la convocation.

Elle agitait la feuille qu’elle tenait. Une convocation était un formulaire que la Guilde des Aventuriers utilisait lorsqu’elle devait enrôler des membres. Normalement, elle ne mentionnait jamais la répartition des biens, donc Beatrice avait dû forcer la main. Ou peut-être avait-elle utilisé ses charmes pour convaincre un employé de le faire pour elle.

C’était une requête officielle, donc refuser la convocation sans raison valable entraînait des sanctions. Selon les circonstances, on pouvait même nous interdire l’accès au donjon. Le donjon appartenait officiellement au royaume, mais sa gestion avait été confiée à la Guilde des Aventuriers.

— Bien sûr, les exceptions ne sont que des Tout dépend de ta manière de négocier, n’est-ce pas ?

En substance, c’était une convocation visant à rejoindre leur clan. Beatrice avait utilisé l’autorité de la guilde pour forcer Arwin à se plier à ses exigences.

— Vous pensez vraiment que nous allons accepter ça ?

— Je lui avais dit de ne pas le faire, dit Cecilia en haussant simplement les épaules.

« Que veux-tu que j’y fasse ? » semblait-elle dire. De toute évidence, elle n’avait pas fait beaucoup d’efforts.

— Alors, que vas-tu faire, petite princesse choyée ? Aller pleurer dans les bras de ton homme entretenu pour qu’il te console ?

Si elle venait vraiment pleurer auprès de moi, ce serait tellement plus simple que ce qui allait réellement arriver. Elle pouvait être si obstinée, parfois.

Dans ce genre de situation, les autres membres auraient dû soutenir Arwin, mais aucun n’avait le cran de défier l’autorité de la guilde. Bande de bons à rien.

— J’ai une question, répondit Noelle en se redressant et en avançant d’un pas. — Je ne suis membre de la guilde que depuis peu, donc j’ignore ces choses. Avoir une désignation de cinq étoiles est-ce vraiment si prestigieux ?

— Bien sûr que oui.

Beatrice ricana de manière bien moqueuse. Donc si un aventurier sept étoiles vous faisait la même proposition, vous n’auriez d’autre choix que d’obéir de la même manière. Parce que sept étoiles serait plus prestigieux que cinq.

— Ce n’est pas uniquement une question de nombre d’étoiles. C’est basé sur une évaluation globale de nos capacités et de nos

—Les accomplissements mis de côté, qui a déterminé votre niveau de capacité ? Vous ? Ou la guilde ?

— Cela devrait être évident…

Avant même qu’elle ne puisse finir sa phrase, Beatrice tombait déjà. Noelle s’était abaissée au niveau du sol et lui avait balayé les jambes. Lorsqu’elle s’effondra à quatre pattes, Noelle bondit sur elle, passa son bras autour de son cou et se retourna de sorte que son propre dos soit plaqué au sol. Beatrice se retrouvait prise dans un étranglement par en dessous, le visage tourné vers le plafond, complètement impuissante.

— Est-ce que cela fait de moi une cinq étoiles maintenant ? En fait, je suis plus forte que vous, donc je suppose que je devrais être une six étoiles.

Noelle se montrait rarement aussi provocatrice. Elle devait contenir ça depuis deux jours, depuis que sa princesse bien-aimée avait été humiliée par ces sœurs.

— Toi… espèce de…

Le visage de Beatrice était rouge de rage et de honte.

— Poursuivons cette discussion sur des bases un peu plus équitables. Avec tout le monde présent, cette fois.

— Lâche-moi, salope ! Dégage de là ! jura Béatrice.

Elle se tortilla, se débattit, mais bougea à peine. Elle ressemblait à une tortue sur le dos. Les jambes de Noelle étaient enroulées autour de sa taille, empêchant la jeune femme de bouger comme elle le voulait.

— Qu’est-ce que vous faites ? Butez cette petite garce !

Mais ses partenaires hésitèrent. Noelle était petite, et son corps reposait sous celui de Beatrice, donc elles ne pouvaient pas l’attaquer comme ça

De plus, avec l’avantage que Noelle avait, elle aurait pu briser la nuque de Beatrice ou utiliser une lame dissimulée pour lui trancher la gorge.

Le visage de Beatrice virait au bleu. Elle suffoquait à force d’avoir hurlé alors qu’elle était en pleine prise d’étranglement. Si Noelle ne la lâchait pas rapidement, elle allait faire un aller simple vers l’au-delà.

— À… l’aide… Sissy…

Cecilia se leva sans un mot. Elle tenait une bouteille de vin vide dans une main et fit un geste de l’autre en avançant pour faire glisser un petit bâton depuis sa manche. Elle baissa les yeux vers sa sœur en train d’étouffer et pointa le bâton vers elle.

— Lévite.

Des particules lumineuses entourèrent le corps de Beatrice, qui se mit à flotter en silence. Cela surprit Noelle, qui la lâcha et tomba sur ses fesses. Derrière elle, Cecilia abattit la bouteille.

Des éclats de verre roulèrent sur le sol, parsemés de gouttelettes rouges. Cecilia saisit la tête de Noelle à pleines mains et la força à se tourner vers elle.

— Ne touche pas à ma Bea.

Sa voix vibrait d’une haine noire, pareille à une flamme née des profondeurs de la terre. Toute la guilde retint son souffle.

— Doucement, Bea, dit Cecilia, changeant totalement de ton.

Ses joues se creusèrent comme celles d’un enfant, et elle attrapa le visage de sa sœur flottante entre ses deux mains pour le tourner vers elle.

Toi qui es toujours tellement cool, rationnelle, proactive, décisive, toute-puissante et impressionnante, mais dès qu’on te prend en défaut tu deviens aussi pâle que Papa quand il a perdu son alliance.

— Noelle !

 

Arwin fonça pour lui porter un coup au corps, mais Cecilia esquiva vivement. Elle était aussi douée en combat physique qu’en magie. Elle jeta au loin le goulot brisé de la bouteille et sortit un autre petit bâton de son autre manche. Cette fois, elle visait Arwin.

— Barrière.

Le sort généra un mur transparent autour d’Arwin. Elle le frappa et le martela de coups de pied, mais il ne céda pas.

— Reste là et regarde depuis le premier rang, lança Cecilia d’un ton provocateur avant de se tourner de nouveau vers Noelle.

Ralph et les autres étaient bloqués par les membres de Medusa et ne pouvaient pas s’approcher. Si cela continuait, quelque chose de vraiment grave allait se produire. J’appelai Dez dans l’espoir qu’il mette un terme à tout ça, mais la foule me répondit qu’il était descendu dans le donjon pour chercher des membres disparus. Mauvais timing.

— Lévite.

Cette fois, ce fut le corps de Noelle qui s’éleva dans les airs. Elle était encore consciente, mais le coup l’avait mise hors d’état d’agir. Cecilia, elle, balayait les éclats de verre du pied pour les rassembler juste sous Noelle.

— Arrête ! cria Arwin, comprenant ce qui allait se produire.

Noelle était une combattante agile, elle portait donc une armure très légère. Certains de ces éclats risquaient de lui infliger des blessures sérieuses et sanglantes. Cecilia leva son bâton.

La lumière entourant Noelle disparut, et elle chuta.

Des éclats de verre volèrent. Quelque chose roula sur le sol.

— Noelle !

— Elle va bien, dis-je en levant une main.

J’avais glissé au sol pour la rattraper. J’avais atterri pieds en avant, ce qui avait fait voler la plupart des éclats. Seuls quelques-uns s’étaient plantés dans mon derrière.

— Ça va ?

Noelle s’affaissa dans mes bras. Elle saignait abondamment, et son regard était vide.

— Tu as eu peur ? Si tu t’es fait pipi dessus, tu dois me le Je te pardonnerai, mais seulement cette fois.

— Ça ne sort pas de la tête il me semble, hein ?

— À moins que tu sois vraiment folle, non.

J’étais sur le point de confier Noelle à Seraphina, la soigneuse, quand quelque chose me frappa à mon tour.

Je levai les yeux et vis Beatrice, le visage déformé par la rage, brandissant une chaise au-dessus de moi. Je couvris instinctivement Noelle pour la protéger. Un autre impact suivit. Ma tête tournait. Beatrice me frappait avec la chaise comme une possédée. J’avais sous-estimé sa force. Elle me martelait vraiment avec cet engin. Peut-être qu’elle utilisait la magie pour renforcer ses muscles. Je ne pouvais pas fuir, car Noelle était toujours dans mes bras. J’avais l’habitude de me faire cogner dessus, mais là, j’aurais vraiment aimé que quelqu’un intervienne. Même Ralph ferait l’affaire. Je lui offrirais un baiser de remerciement.

Avec un nouveau fracas, des éclats de bois tombèrent sur ma tête. La chaise venait de céder. Elle jeta le pied restant avec un claquement de langue et brandit cette fois un bâton magique. Essayait-elle réellement de nous tuer ?

— Arrête !

Un bruit de poterie brisée retentit. Arwin venait de traverser le mur magique par sa seule force. Elle se jeta comme un animal sauvage et frappa Beatrice au visage, puis à l’estomac, puis à la mâchoire. Encore et encore, elle lui asséna des coups jusqu’à ce que Beatrice s’écroule contre le mur. Puis Arwin la releva et lui asséna un coup de tête.

— Dame Beatrice ! crièrent les autres membres de Medusa, qui bousculèrent Aegis et saisirent Arwin.

 

Deux d’entre elles la retenaient par derrière tandis que les autres frappaient par devant. Arwin rugit et se contorsionna quelque peu pour qu’une femme derrière elle se retrouve à la place du poing qui arrivait. Quand ses adversaires hésitèrent, Arwin en frappa une, en donna un coup de pied à une autre et en projeta une troisième par-dessus son épaule.

— Espèce de garce ! hurla Cecilia, brandissant son bâton sur le flanc.

Arwin attrapa une chaise proche et la lança droit sur elle avant de bondir. Quand le projectile interrompit le sort et força Cecilia à le détourner, Arwin lui donna un coup de pied en plein visage. Cela fit basculer son menton vers l’arrière, mais Cecilia ne perdit pas l’équilibre. Au contraire, elle saisit Arwin et la projeta contre le mur. Le choc fut si violent qu’il fit presque trembler le bâtiment de la guilde. Puis elle agrippa les cheveux rouges d’Arwin et ramassa un morceau de la chaise brisée. L’extrémité mutilée s’arrêta juste devant le visage d’Arwin. Celle-ci retenait le poignet de Cecilia pour empêcher l’arme improvisée d’avancer.

— Ne touche .. à mes cheveux !

Elle attrapa la tête de Cecilia de son autre main et la fracassa contre le mur, puis une deuxième fois, puis une troisième. Les yeux de la femme se troublèrent. Saisissant sa chance, Arwin lui donna un coup de poing au visage. Cecilia s’effondra en arrière, le nez en sang. Arwin rugit, se jeta sur elle à califourchon et recommença à lui frapper le visage. L’autre femme ne pouvait même plus se défendre, encore moins riposter.

— Hé, ça suffit ! Tu as gagné, dis-je.

Si elle continuait, elle allait tuer Cecilia. Et même si le règlement de la guilde interdisait l’ingérence, elle serait punie si elle commettait un meurtre devant tout un groupe de témoins. Mais elle continuait à frapper, comme si elle n’entendait pas mes mots. Même en pleine colère, elle ne perdait jamais la tête de cette façon. Qu’est-ce qui lui prenait ?

— Arrête, Arwin, dis-je en laissant Noelle et en saisissant Arwin par derrière.

— Lâche-moi !

 

Elle se dégagea d’un coup, me mettant un coup de coude en plein visage. Ma vision vacilla un instant, mais ma douleur n’était pas importante pour l’instant. Je la rattrapai.

— Calme-toi. Tu n’es pas dans ton état normal. Il faut que tu te reprennes.

— La ferme !

Elle se tortilla et repoussa mes bras. Je maudissais ma propre faiblesse.

C’est alors que je sentis un tremblement parcourir tout mon corps. Et ce n’était pas seulement moi : tout le bâtiment tremblait.

Un tremblement de terre.

On aurait dit qu’un géant secouait la guilde de toutes ses forces. La terre gronda, et les spectateurs, pétrifiés, se baissèrent en criant.

— Mettez-vous sous les tables. Protégez vos têtes. Ralph, aide Noelle ! ordonnai-je, chassant ma nature habituelle.

Des craquements sinistres retentirent. Je levai les yeux : une fissure venait d’apparaître au plafond. C’était l’endroit où un certain barbu avait enfoncé la tête d’un aventurier idiot. Ils n’avaient fait qu’une réparation de fortune, donc la zone était encore fragile. Elle allait s’effondrer sur nous.

— Cours, Arwin !

Ça ne marchait pas. Elle était trop agitée pour prêter attention. Je me jetai au-dessus de leurs têtes. Un instant plus tard, quelque chose de dur et de lourd s’écrasa sur mon dos. Aïe. Un nuage de poussière se souleva.

Heureusement, c’était la fin de la secousse. Le tremblement diminuait déjà. Le morceau de plafond tombé n’était finalement pas si grand, et je pus le pousser et me dégager.

— Tu n’as rien ?

Arwin semblait hébétée sous moi. La colère avait disparu de ses yeux. Elle semblait revenue à la normale. Cecilia avait survécu, elle aussi.

— Matthew…

J’aurais volontiers accepté un baiser passionné de gratitude, mais il y avait plus urgent à comprendre.

—Viens.

Je lui saisis le bras et la relevai, l’emmenant à l’écart de la scène.

— Je vais emprunter une salle. Je dois examiner les blessures d’Arwin, dis-je en inventant sur le moment, puis je passai derrière le comptoir, entre les employés stupéfaits de la guilde, et attrapai une clé avant de monter les escaliers.

— Matthew, je…

Je n’avais aucune envie de lui répondre. En plus, j’avais mal à la tête et mon dos saignait probablement, mais ce n’étaient que des égratignures. Ce que je devais dire maintenant était bien plus important. Pour être honnête, j’étais furieux.

Je l’emmenai dans une pièce privée à l’étage, verrouillai la porte et la fis asseoir sur une chaise. Arwin baissait la tête. Elle paraissait épuisée. Son corps s’était renfermé sur lui-même, comme un enfant qui sait qu’on allait le gronder. Mais je n’étais pas en colère parce qu’elle avait failli tuer les sœurs Maretto, ni à cause des coups de coude qu’elle m’avait assénés.

— Depuis quand ?

Elle resta silencieuse.

— Depuis quand tu refuses de prendre tes bonbons ?

J’aurais dû m’en rendre compte plus tôt. Je ne l’avais pas vue manger les bonbons spéciaux que je préparais pour elle. Quand je les lui donnais, elle disait qu’elle les mangerait plus tard et les glissait dans sa poche. Je pensais qu’elle était juste gênée, mais ce n’était pas ça.

Arwin leva brièvement les yeux vers moi, puis avoua son péché.

— …Depuis avant-hier.

— Pourquoi t’infliger ça ?

Je restais calme en apparence, mais intérieurement, j’étais en ébullition.

 

Les signes étaient pourtant là. Elle portait toujours le masque de la Princesse Chevalier Écarlate devant les autres, mais ces derniers temps, elle avait montré le même type de comportement puéril qu’elle n’affichait normalement qu’en privé. J’avais naïvement pensé que c’était bon signe, qu’elle commençait à s’ouvrir aux autres.

Mais pas du tout. Elle perdait simplement le contrôle de ses émotions à cause du manque. La bagarre d’aujourd’hui en était la conséquence la plus laide.

— …Je suis désolée.

— Tu ne peux pas juste t’excuser. C’est de ta vie qu’il s’agit.

Si le Syndrome du Donjon se manifestait de nouveau, elle deviendrait immédiatement incapable de se battre. Je pouvais comprendre qu’elle hésite à prendre la drogue même qui l’avait conduite au désastre. Mais puisqu’il n’existait ni antidote ni remède miracle, la seule solution était de réduire la dose peu à peu jusqu’à ce qu’elle y soit habituée. Si elle pouvait vaincre ça par la seule force de sa volonté, elle n’aurait jamais eu besoin de moi.

Je n’étais ni médecin ni apothicaire, mais après une année à manipuler des drogues malgré moi, j’en avais appris bien plus que je ne l’aurais voulu. Quand j’entendais que certaines herbes ou plantes étaient bonnes pour sa santé, je les cuisinais dans nos repas. J’avais même mis fin à la vie de gens contre qui je n’avais aucune rancune, simplement pour protéger son secret.

Et voilà où nous en étions. Peu importe à quel point je travaillais pour elle, tout devenait inutile si Arwin refusait de faire sa part. J’étais furieux de voir à quel point j’avais été stupide.

— …Si tu ne me fais pas confiance, dis-le franchement. Je quitterai cette ville avant le coucher du soleil.

— Non ! s’écria Arwin, désespérée. — Durant l’année où nous avons vécu ensemble, tu as fait tellement de choses pour moi. Tu as fait plus que je n’aurais jamais imaginé. Tu m’as été d’une aide incroyable. Bien trop.

— Trop ?

 

— J’ai pensé que… si nous venions à vaincre le donjon, tu partirais. N’est-ce pas ? Et je me suis demandé ce qu’il adviendrait de mon corps à ce moment-là.

Si sa santé revenait complètement à la normale, ce serait idéal. Mais si elle parvenait à vaincre le donjon avant d’être guérie, Arwin rentrerait chez elle avec un esprit et un corps affaiblis, sans moi. Serait-elle capable d’assurer seule son approvisionnement et de garder son secret ?

Ce n’était pas tout. Même si Arwin ne s’en rendait peut-être pas compte, elle serait aussi privée de quelqu’un capable d’éliminer les personnes encombrantes pour elle.

— Donc tu t’es dit que tu allais essayer de t’en passer maintenant, pour voir si tu pouvais te battre seule ? Je ne savais pas que tu étais aussi Alors que nous ne savons même pas combien d’étages compte le Millénaire du Soleil de Minuit.

C’était un donjon dont personne n’avait jamais vu le fond. Rien ne garantissait qu’elle puisse en atteindre la fin, même au cours de toute sa vie, et pourtant elle se lançait dans des exercices inutiles basés sur ce qui arriverait après.

— Je suis désolée.

Arwin baissait la tête et évitait mon regard. Ses iris vert jade étaient tournées vers le bas, comme celles d’une criminelle attendant son exécution.

— Ne t’excuse pas auprès de moi

Ça rendait seulement plus difficile le fait d’être en colère contre elle. Mes remarques en l’air, sans réfléchir, l’avaient poussée à se hâter. J’avais envie de m’étrangler.

— Le problème, c’est que tu vas trop vite.

— Peut-être que tu as raison. Non, tu as raison… Je veux devenir aussi forte que possible, aussi vite que possible.

Arwin m’adressa un faible sourire.

 

— Tu connais mon nom complet. Primrose, c’était aussi le nom de ma mère.

— Il te va bien.

— Je le déteste, dit-elle d’un ton — Pour être honnête, je détestais la faiblesse de ma mère.

Elle commença à raconter son histoire, lentement mais sûrement.

— Ma mère était une personne douce. Elle était née fille de marquis, avait vécu une existence choyée, avait charmé mon père au premier regard et était devenue reine.

Mais même dans un petit pays, le palais était un repaire de monstres. Jalousie, rivalités, querelles absurdes pour des broutilles. Un monde comme un chaudron de sorcière, débordant de malveillance et d’avidité. Sa mère ne supportait pas le poids et les responsabilités d’être reine. Son esprit s’était effrité de l’intérieur, et elle manquait à de nombreuses fonctions officielles.

— Ceux qui l’entouraient ne la réconfortaient pas. Ils la blâmaient et la traitaient de négligée. Quelqu’un a même dit : « Rien n’est plus inutile qu’une reine incapable de donner un héritier mâle. » Devines-tu qui a dit ça ? Le père de Roland.

Tel père, tel fils.

— Je les ai vus la dénigrer sous mes yeux, et je ne pouvais rien faire d’autre que sourire. Ça me déchirait… C’est pour ça que j’ai pris l’épée à sept ans pour devenir forte.

La suite, je la connaissais. Son père avait accepté gentiment, mais sa mère l’avait tournée en ridicule. « Une femme ne doit pas manier d’épée », répétait-elle encore et encore à Arwin. Elle punissait sa fille quand celle-ci n’obéissait pas, et l’avait même fessée une fois.

— Naturellement, je me suis rebellée. Je lui ai dit : « Je ne veux pas finir comme toi, Mère. » Nous n’avons plus jamais réussi à nous entendre. On se parlait à peine. Je passais tout mon temps à me consacrer à l’épée. Finalement, ils m’ont considérée comme la meilleure bretteuse du royaume.

 

Mais la nuée de monstres avait tué ses parents et détruit son royaume.

— Tu me dis de ne pas me précipiter, mais le temps ne m’attend Il ne faut vraiment pas longtemps pour perdre ce qui est important, dit Arwin en regardant ses mains avec nostalgie.

Elle revoyait des fragments du passé, tout ce qui lui avait glissé entre les doigts.

— Puis-je te poser une question ? dis-je, rompant le silence qui suivit.

— Finalement, est-ce que ta mère a accepté ? Ton désir de te battre ?

— Bonne question, répondit Arwin vaguement, en secouant la tête. — Quand j’ai commencé à apprendre l’épée, elle m’a dit : « Si tu ne renonces pas à ce désir, qui sait si je change d’avis un jour », mais ce jour n’est jamais venu. Quoi qu’ait pensé ma mère, c’est perdu à jamais.

— …

— Peut-être que j’aurais été plus heureuse si je n’avais jamais posé la question.

Si sa mère avait refusé de l’accepter, Arwin ne s’en serait peut-être jamais remise.

— Quoi qu’il en soit, dis-je en posant une main sur son épaule, — parle-moi avant de refaire quelque chose d’aussi extrême. Je suis ta corde de survie, tu te souviens ? Plus tu agis de façon insensée, plus tu risques de faire craquer même une corde aussi solide que moi.

De l’autre main, je passai les doigts dans ses splendides cheveux rouges. Après la sauvagerie du combat, un peu de remise en ordre ne lui ferait pas de mal.

— Tu as raison, dit-elle d’une toute petite voix.

Sa main se leva pour recouvrir la mienne.

— Je compte sur toi, Matthew.

Plus tard, le maître de la guilde revint et punit Aegis et Medusa. En règle générale, la guilde n’intervenait pas dans les querelles entre membres, donc ils furent sanctionnés pour avoir provoqué un scandale dans la guilde et détruit des chaises, des murs, et ainsi de suite.

Mais comme la guilde avait aussi commis l’erreur d’émettre une convocation sur ordre de Beatrice, ils limitèrent la punition à un coup de poing du maître de guilde et une amende. Et comme la tête de Noelle avait déjà été fendue, c’est moi qu’il frappa à la place. Pas juste.

La convocation fut retirée et annulée. Entre le fait de s’occuper de Noelle, de recevoir un sermon d’April (qui arriva en retard), et de nettoyer le bâtiment, il était déjà largement passé midi. Encore une journée sans exploration du donjon.

Arwin avait une réunion prévue avec l’équipe, donc je la laissai et rentrai à la maison. Je lui avais fait manger son bonbon dur, donc pour l’instant, je savais qu’elle irait bien.

En guise de punition, j’allais préparer un véritable festival d’aubergines ce soir. J’ajouterais aussi quelques poivrons, et elle devrait tout manger. En approchant de la maison, je remarquai un morceau de papier blanc qui battait au vent sur le portail.

C’était un troisième message mystérieux.

Goule abandonnée de Dieu.

Je t’offrirai une fin digne d’un lâche.

Le marteau de la justice s’abattra bientôt.

Et jamais plus tu ne marcheras sous le soleil.

 

Je baissai les yeux. Des traces fraîches ne m’appartenant pas étaient visibles, venant jusqu’au portail avant de repartir.

C’est à ce moment-là que je compris que j’avais commis une erreur terrible.

Cette nuit-là, après un dîner ponctué de regards meurtriers, Arwin alla dormir et je sortis avec une lanterne à bougie. Je tournai dans quelques rues, puis j’empruntai une ruelle étroite.

Au bout d’un moment, je tombai sur quelques marginaux qui dormaient sur mon chemin. C’était un petit regroupement du genre. En m’approchant, ils se dispersèrent comme des feuilles au vent. L’un d’entre eux, pourtant, ne prit même pas la peine de fuir. Il restait assis, recroquevillé de fatigue. Son pantalon était effiloché, et ses manches et son col déchirés par endroits. Il avait sans doute été frappé. En approchant la lumière, je distinguai des bleus encore frais sur son visage.

— Ça va ?

— O…ouais.

Il était encore jeune. Quand il vit mon visage, il eut l’air de croire qu’il venait de croiser le diable.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu es sidéré par tant de beauté masculine ?

Une sueur abondante se mit à couler sur son front. Je posai la lanterne et posai une main sur son épaule.

— C’est toi qui déposais ces stupides lettres devant ma maison.

— Qu…quoi…?

Avant qu’il puisse protester, je lui saisis la cheville et la retournai. Il y avait de la poudre blanche sous sa semelle.

— J’ai broyé de la poudre de coquille et je l’ai répandue près de l’entrée. Ça ressemblait exactement à ça.

La peur et la nervosité envahirent son visage.

— C…comment…

— Comment j’ai su ? C’est simple. Les trois papiers ont été déposés quand nous n’étions pas chez nous. Autrement dit, quelqu’un nous observait depuis quelque part.

Les voisins du coin étaient tous des gens de haut rang. Le seul endroit adapté pour surveiller notre maison se trouvait au bout de la rue.

En clair, là où traînaient les marginaux. Une fois que j’avais eu l’idée, le reste était simple : demander aux gardes. « Vous n’avez pas remarqué un imbécile qui rôderait près de chez moi ? » Et effectivement, il y avait un nouveau venu qui ignorait tout des frontières de territoire et des zones où il était sûr de faire ses affaires.

— C’est moi que tu visais, pas vrai ? Eh bien, me voilà, comme tu le

Tous ces messages mystérieux m’étaient destinés. Arwin avait supposé qu’ils parlaient d’elle. C’est pour ça que j’étais tombé dans le même schéma de pensée. Mais en les relisant, on voyait très bien qu’ils concernaient aussi mon ancien moi. Notamment les passages sur un soi-disant « abandonné par Dieu » et qui ne « marcherait plus jamais sous le soleil ».

— Je reconnais ton visage. Tu es un parent de quelqu’un à qui j’ai donné une petite tape, il y a des années ?

— Dale le Tueur-d’Ours était mon frère.

Un surnom tape-à-l’œil, mais ça ne me disait rien. Je ne connaissais pas la biographie complète de chaque personne que j’avais tuée.

— Je te cherche depuis tout ce temps. Surtout quand j’ai appris que tu avais attiré la colère de Dieu à la Tour du Dieu Soleil et que t’avais dû prendre ta retraite. Puis, il n’y a pas longtemps, je t’ai vu te faire tabasser au marché en protégeant un vieil homme.

Donc, pour lui, ça avait l’air héroïque, hein ? J’étais simplement incapable d’empêcher ces voyous de me tabasser.

— Ensuite, tu m’as suivi assez longtemps pour découvrir où j’habitais, mais t’avais pas les tripes de me tabasser, alors tu t’es contenté de laisser ces poèmes de merde à la place.

Je serrai son épaule, et le marginal tressaillit de terreur. Pour un type qui avait poursuivi obstinément le meurtrier de son frère, il n’avait pas beaucoup de talent ni de courage. En fait, son visage avait quelque chose de particulier : il était probablement né dans une famille aisée. Peut-être que cette quête de vengeance était une manière de prouver sa valeur à ses proches.

— T…tu vas me tuer aussi ? Vas-y. Fais-le. Je suis prêt au pire, dit-il en tremblant.

— Tends la main.

Je laissai tomber une petite bourse dans sa paume. Des pièces d’argent et de cuivre s’entrechoquèrent en glissant à l’intérieur.

— Je suis pas assez radin pour tuer quelqu’un parce qu’il a écrit deux ou trois bouts de papier. Ça vaut pas la peine de me salir les mains. Prends cet argent et rentre chez toi. Et prends ça aussi.

Je lui tendis ensuite un couteau dans son fourreau.

— C’est pas grand-chose, mais ça peut t’aider sur la route.

Je me redressai.

— Si je te revois, t’es un homme Maintenant, dégage.

Je repris la lanterne et repartis dans la direction d’où j’étais venu. Après une dizaine de pas, je me retournai et vis le jeune homme serrer la bourse contre lui en essuyant ses larmes. Il se redressa, s’inclina profondément, puis partit dans la direction opposée.

Je lui criai par-dessus l’épaule :

— Le couteau est bien affûté, alors fais gaffe en le sortant.

Au moment où le jeune homme se retourna, une ombre l’attrapa de côté. Les deux s’effondrèrent au sol, et la silhouette haletante attrapa son pantalon et tenta de lui arracher la bourse. C’était un marginal.

— Lâche-moi ! Va-t’en !

Il tentait désespérément de protéger son nouveau trésor, mais un autre compère surgit de l’autre côté. Il donna un coup de pied dans le visage du jeune homme, puis le frappa plusieurs fois. Un rugissement bestial résonna. Le jeune homme essayait de sortir le couteau quand un troisième individu apparut. Ils lui saisirent les bras et l’immobilisèrent. Une série de bruits lourds suivit. À chaque coup, je voyais ses jambes convulser. Je distinguais même des éclats de coquille se détacher de la semelle de sa chaussure.

Lorsqu’il cessa de bouger, les autres prirent la bourse et le couteau, puis disparurent dans l’allée opposée. Je m’approchai alors en trébuchant volontairement pour feindre la surprise. De plus près, je vis qu’il était mort.

— Oh non, j’arrive pas à y croire. Je suis tellement désolé. Si seulement j’avais su que ça tournerait de la sorte !

Je tombai à genoux, hurlant mon désespoir pour la forme. Les marginaux, ici, étaient des survivants endurcis, et ils n’allaient sûrement pas laisser un étranger traverser leur territoire avec une bourse toute neuve. Ils auraient pu se contenter de l’argent, mais une fois qu’il avait une arme, ils avaient dû employer des mesures plus extrêmes. Personne ne voulait être blessé ou mourir.

Il ne valait pas la peine que je me salisse les mains. Mais je ne voulais pas non plus qu’il rentre chez lui et annonce à quelqu’un que j’étais vivant.

Et surtout, il portait le lourd péché d’avoir pesé sur le cœur de la princesse chevalier. Je lui avais offert une chance de survivre. Il avait juste fait le mauvais choix et manqué de chance. Pauvre type.

— Je suis tellement désolé. Pardonne-moi !

Si j’avais été sur scène, j’aurais reçu une ovation pour ce monologue poignant. Je fis demi-tour et rentrai chez moi en me vautrant dans ma tristesse.

Le lendemain soir, Arwin et moi dînâmes ensemble. Au menu : aubergine et viande hachée. Aubergines marinées, salade d’aubergines, tomates et concombres.

— C’est le dernier jour, alors mange bien.

— J’en ai mangé assez pour toute une vie…

Arwin poussa un gémissement, le visage livide. C’était ironique, sachant que c’était elle qui avait laissé toutes ces aubergines derrière elle.

— Tu dois manger à ta faim et reprendre des forces si tu veux te battre.

Les blessures de Noelle guérissaient vite, donc elles prévoyaient de retourner dans le donjon dès demain.

Je lui avais dit que les lettres mystérieuses venaient de quelqu’un qui m’avait connu des années plus tôt, et que je lui avais donné un peu d’argent avant de lui dire de partir. Je n’avais pas menti : il s’était simplement fait tuer quelques secondes après mon départ.

— Je risque plutôt de perdre mes forces, se plaignit la princesse chevalier

Je venais de prendre la fourchette et de lui tendre une bouchée d’aubergine lorsqu’on frappa à la porte.

— J’y vais, dit-elle en bondissant sur ses pieds avec une énergie peu digne d’une noble.

Un immense sourire s’affichait sur son visage alors qu’elle se précipitait vers la porte.

Quelle impolitesse, alors que nous étions en plein dîner. Je la suivis.

— C’est une urgence, Altesse, dit Noelle dès que la porte s’ouvrit.

— Qu’est-ce que c’est ? Ces sœurs reviennent encore nous chercher ?

— Exact.

La porte s’ouvrit entièrement. Deux visages identiques apparurent : Cecilia et Beatrice Maretto.

Hier encore, après la correction qu’Arwin leur avait infligée, leurs visages étaient gonflés au double de leur taille.

Maintenant, ils étaient comme neufs.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Nous venons régler nos comptes, répondit Beatrice en tendant une bouteille de vin hors de prix à Arwin. — Ne t’inquiète pas, elle n’est pas empoisonnée. On est désolées pour Je reconnais que je faisais erreur à ton sujet. Je croyais qu’être une princesse voulait dire que tu étais une pimbêche arrogante et gâtée, mais en fait t’as de sacrés tripes. Ton coup de poing est monstrueux. J’ai adoré.

— Euh… oh, balbutia Arwin.

— Et je suis désolée auprès de la petite pour lui avoir fendu le crâne. Je compenserai ça, dit Cecilia avec bonne humeur. — Quant à notre idée de fusionner les groupes, on la met en pause pour l’instant. Si jamais tu changes d’avis, tu sais où nous trouver. On serait ravies de faire équipe.

— Et vous pensez qu’on va vous faire confiance après ça ? intervint Noelle.

Elle avait du mal à croire ce revirement soudain après un affrontement aussi féroce la veille. Mais leur raisonnement était simple.

— J’aime les gens forts.

Beatrice était une aventurière, elle aussi. Si on lui prouvait sa force, elle cessait de nous mépriser et pouvait même nous montrer du respect et de la courtoisie. Les aventuriers étaient des croyants. Ils croyaient en la force et la vénéraient.

— C’est pareil pour toi ?

— Si Bea est d’accord, alors ça me va, répondit Cecilia en détournant le regard.

Ce n’était pas qu’elle n’était pas convaincue : elle s’en fichait, ou était simplement ennuyée. Elle n’avait rien à ajouter.

Je n’avais donc aucune raison de leur faire du mal non plus. Si je les tuais dans ces circonstances, les soupçons retomberaient sur Arwin.

— Nous sommes désolés pour tout ça. C’est nous qui avons frappé les premiers. Nous aimerions profiter de l’occasion pour présenter nos excuses, dit Arwin en s’inclinant.

— J…je suis désolée pour ce que j’ai fait, ajouta Noelle un instant plus tard.

Beatrice sourit et tapa dans ses mains.

— Alors c’est du passé. Essayons de repartir sur de bonnes bases cette fois.

— Est-ce vraiment possible ? Il n’y a qu’un seul trésor.

— Allons, Sissy, faut-il que tu sois si cynique ?

— Tu es trop gentille, Bea.

Cecilia contourna sa sœur et la serra par-derrière. — Tu es généreuse, indulgente et réconfortante, comme le ventre de Grand-mère.

Elle posa son menton sur l’épaule de sa sœur et minauda un « On a fini ? Je veux aller boire ».

— Oh, Sissy. Tu ne peux rien faire sans moi, hein ? dit Beatrice en lui caressant la tête. — Quoi qu’il en soit, nous retournons dans le donjon demain. Et n’oubliez pas… c’est nous qui finirons par conquérir le Millénaire du Soleil de Minuit.

Elle eut un sourire insolent et nous tourna le dos.

— À la prochaine.On se revoit un de ces jours.

— Cecilia Maretto. Beatrice Maretto.

Les sœurs se retournèrent quand Arwin les appela.

— Je refuse votre projet de groupe unifié, mais je pourrais accepter votre stratégie de coopération. Tant que le partage est de cinquante-

Beatrice répondit qu’elle y réfléchirait, puis se détourna de nouveau. Cecilia s’agrippa à elle comme une ivrogne tandis qu’elles quittaient la cour.

— Bon, reprenons le dîner. Tu veux te joindre à nous, Noelle ?

— Ne vous occupez pas de moi, j’ai déjà mangé. Pour demain, ..

Arwin et Noelle commencèrent à discuter de leurs plans, donc je retournai dans la cuisine pour préparer la suite du repas. Après un petit moment, j’entendis la porte se refermer.

Arwin revint avec un air heureux. En fait, son sourire était tellement large que ça en devenait presque inquiétant.

— Noelle m’a raconté comment tu avais protégé un vieil homme au marché du Sud l’autre jour.

— Hmm ? Oui, marmonnai-je, sentant mon cœur s’accélérer.

C’était exactement le sujet que je ne voulais pas voir abordé, et surtout pas par elle. Bon sang, Noelle, pourquoi tu lui as dit ça ? Est-ce que ça allait tourner à la catastrophe totale ?

— C’est merveilleux. Je suis fière de toi, Matthew. Tu as bien agi. Mais pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ?

Elle se pencha vers moi. J’aurais adoré un baiser, mais manifestement, l’interrogatoire était sa priorité.

— Je pensais que ça n’en valait pas la peine d’en parler. Tout ce que ça m’a valu, c’est de me faire tabasser.

— Donc tu ne pensais pas qu’il valait la peine de mentionner que le vieil homme t’avait offert ces abominations violettes en remerciement ?

Un gouffre noir s’ouvrit devant mes yeux. Au loin, je voyais un échafaud d’exécution.

— Non, enfin, tu..

— D’autres témoins ont aussi dit que tu avais accepté de la viande et d’autres légumes. Tu es très populaire, on dirait.

— …

— La vraie question, c’est : si tu as eu autant d’abominations et d’autres ingrédients gratuitement, où est passé l’argent des courses ? Je suppose que tu ne l’as plus sur toi.

J’étais déjà sanglé sur l’échafaud. Il ne restait plus qu’au bourreau à lever sa hache, et la pauvre vie de Matthew s’achèverait en un instant.

— Dis-moi la vérité. À quoi tu l’as dépensé ? demanda-t-

À ce stade, mentir ou tergiverser ne servirait à rien. Il fallait juste encaisser.

— …À une gentille dame. Elle avait été témoin de la scène au marché. Et elle m’a dit qu’elle me ferait un bon prix.

— Donc tu m’as fait manger des abominations que tu avais eues gratuitement, et tu as utilisé l’argent économisé pour coucher avec une autre femme ?

Arwin hocha la tête pour elle-même, méditant ces informations. Dans mon esprit, la hache du bourreau étincelait comme un rayon mortel.

— Et alors ? C’était bien ?

C’était le moment de dire quelque chose, n’importe quoi qui pourrait ne serait-ce qu’un peu améliorer son humeur. Du genre : Ce n’était rien, ou Elle ne t’arrive pas à la cheville.

Je devais faire un effort pour augmenter mes chances de survie, mais ma nature profondément contrariante me fit perdre la raison pendant une seconde.

— C’était

Si j’avais eu un miroir, j’aurais sûrement vu sur mon visage le sourire le plus stupide que j’aie jamais affiché.

— Je Donc c’était bien.

— Je…

Arwin éclata de rire. Je ne pus m’empêcher de la suivre. Nos rires remplirent la salle à manger.

Puis ils s’éteignirent peu à peu. Arwin essuya les larmes au coin de ses yeux, poussa un soupir, puis se tourna vers moi.

— Quoi ?

—  Va en enfer.

Une sentence de mort, prononcée directement par la princesse chevalier elle-même.

Je n’ai aucune envie de parler de ce qui s’est passé ensuite, et je n’en ai pas l’intention.

Ne me force pas à m’en souvenir. Contente-toi de savoir que je suis encore vivant, et restons-en là.

S’il fallait tirer une morale de cette histoire, quelque chose d’utile qu’on puisse retirer de ma misère, ce serait ceci : Incapable de diriger tes propres affaires, tu n’as aucune raison de croire que le monde fera mieux pour toi.

Mais si tu te laisses porter par la vie sans jamais agir, autant ne pas vivre du tout. Rampe au sol et rends les armes, et on se contentera de t’écraser.

C’était une leçon que j’allais apprendre en détail un peu plus tard, du foutu Dieu Soleil et du donjon.

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