RoTSS - sof T1 - Chapitre 1

L’Empoisonneur Toxique

 

Les entreprises des mages allaient toujours de pair avec la mort. Leurs instituts d’apprentissage offraient des aménagements supplémentaires, sans pour autant changer cette nature fondamentale. Kimberly était à bien des égards un tel institut.

En conséquence, la morale qui prévalait au-dehors n’avait pas sa place ici. Les effets du mouvement des droits civiques s’y faisaient certes sentir, mais la manière de vivre des élèves ici n’avait guère évolué depuis la fondation de l’école. En clair, ils obéissaient à leurs propres voies magiques, quelles que fussent les souffrances que cela causait, pour eux ou pour autrui. S’ils choisissaient de se battre, ils se battaient. S’ils choisissaient de voler, ils volaient. S’ils choisissaient de tuer, ils tuaient. Cette position fondamentale faisait que tous les élèves ici étaient forcés d’être combattants.

— IMPETUS !

— TONITRUS !

Une fois encore, deux athamés s’entrechoquèrent dans un couloir à l’écart. Un furieux échange de sorts à distance. Au bout d’un moment, l’un des deux tomba, et son athamé roula sur le sol.

— Gah…

Le perdant resta recroquevillé, gémissant. La fille contre qui il se battait s’approcha avec un rictus tordu.

— Ah ah ah ah ah ! C’est tout ce que tu as ? Tu as beaucoup parlé pour rien finalement ?

— Erk…!

Encore grisée, la fille lui décocha un violent coup de pied au ventre, arrachant un grognement étranglé. Ce n’était pas un élan de sauvagerie permis par l’absence de regards indiscrets. Il y avait bel et bien des élèves qui, en passant, jetaient des coups d’œil de côté, mais à une distance prudente.

— Oula, le perdant se fait tabasser.

— Quelqu’un, arrêtez-la. Il vomit du sang.

— Laissez faire. S’ils avaient voulu qu’on les arrête, ils auraient prévu un arbitre.

Tous étaient d’accord : bien fait pour lui. Personne n’intervint. La plupart des duels avaient un arbitre pour éviter les dérapages. Si les combattants faisaient l’impasse, ils ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes. Dans cette mer d’indifférence, la fille leva de nouveau le pied, visiblement pas rassasiée de tourmenter son adversaire.

— Ça suffit !

Un cri à contre-courant de l’opinion ambiante. La fille se retourna, surprise, et vit deux des deuxième année, à l’air sévère. Alvin Godfrey, aux sourcils relevés caractéristiques et au regard qui ne vacillait jamais. Carlos Whitrow, mince, à l’allure androgyne.

La fille parut déconcertée par cette intrusion soudaine.

— Hein ? C’est quoi votre problème ? Mêlez-vous de vos affaires, cracha-t-elle.

— Tu as déjà gagné. Un duel est une chose, un passage à tabac en est une autre. Là, c’est juste de la maltraitance.

— C’est lui qui a cherché les ennuis ! Se faire dérouiller après, c’est tout ce qu’il mérite pour avoir insulté un mage ! La réputation de ma famille était en jeu.

— Je comprends la motivation. Tu as rendu l’insulte et prouvé ta valeur à ceux qui t’entourent. Il est temps maintenant de faire preuve de clémence. C’est ainsi que se comportent les dignes héritiers de grandes lignées.

L’appel de Godfrey obéissait à la logique des mages. Son attitude rendait clair que si elle n’écoutait pas, il était prêt à l’affronter. La fille étudia son visage un moment, puis soupira et abaissa sa lame.

— …Très bien. Je pourrais encaisser un second duel, mais je n’ai pas envie de me battre contre toi. Peu importe ! Je m’ennuie, maintenant. Faites ce que vous voulez de lui.

Elle tourna les talons et s’éloigna.

Lorsqu’elle eut disparu, Godfrey et Carlos coururent vers le garçon.

— Tu es encore avec nous ? J’adorerais te soigner moi-même, mais j’ai bien peur de ne pas pouvoir dire s’il y a des lésions internes, dit Carlos. — Tu Tout ce que je peux faire, c’est t’anesthésier. On va te porter à l’infirmerie.

— …Urk… Ah…

Le garçon souffrait trop pour répondre. Godfrey avait vu ce genre de scène bien trop souvent, et cela lui faisait toujours grincer des dents.

Ensuite, ils emmenèrent le garçon à l’infirmerie de l’école, où l’on découvrit qu’il avait quelques organes légèrement rompus, des blessures fatales pour un non-mage, mais qui, à Kimberly, n’étaient même pas prises au sérieux.

— …C’en est trop, maugréa Godfrey, affalé dans un fauteuil du salon.

Le silence de Carlos valait accord.

— On m’avait prévenu avant mon arrivée, mais vivre ici dépasse, ou plutôt est largement en dessous de tout ce que j’avais imaginé. Il est rare de passer une journée sans assister à un acte de violence. Tiendrons-nous jusqu’à la fin des cours sans qu’une goutte de sang ne soit versée à chaque fois ? Carlos, à toi de parier.

— Je ne parierai pas sur un sujet aussi peu ragoûtant. Mais je dois admettre que mes talents de guérisseur ont fait des progrès fulgurants en un an. J’ai droit à de la pratique chaque jour.

Carlos soupira, les yeux sur son athamé. Tous deux avaient passé une année ensemble, jamais loin de l’odeur du sang.

— On a fourré notre nez partout, mais je n’en peux plus ! frappa Godfrey du poing sur la table. — Je ne peux pas laisser les choses ainsi ! Assez de mesures de fortune. Il faut agir pour changer les choses !

Il se renfonça et posa les yeux sur son ami.

— J’ai bien une idée, dit-il. — Ça te dit de l’écouter ?

— Évidemment. Ça promet d’être délicieux, j’en suis sûr.

Carlos posa le menton dans ses mains avec un sourire encourageant. Godfrey exposa son idée.

— Je veux former une Garde. Pas seulement nous deux, mais en ralliant tous les élèves partageant nos idées, commença-t-il. — On maintiendra l’ordre et on se regroupera pour faire face aux menaces extérieures. On étendra peu à peu notre territoire jusqu’à couvrir tout le campus. Les détails restent flous, mais si on attire du monde, cela devrait décourager les  plus malveillants.

Godfrey était on ne peut plus sérieux. Carlos croisa les bras, considérant la proposition.

— C’est assurément audacieux. Tu sais bien que cela suscitera une opposition farouche. C’est une remise en cause directe de l’esprit de Kimberly. Moins une Garde qu’un mouvement de résistance.

— …Je ne peux pas dire le contraire. J’ai songé à entrer au conseil des élèves et à changer les choses de l’intérieur, mais ils sont trop éloignés de mes idéaux. Ils ne me laisseraient même pas entrer, et même s’ils le faisaient, je ne les vois pas m’écouter. Autant lancer mon propre mouvement.

— La seule option, oui. On ne nous prêtera guère attention tant qu’on sera insignifiants. Ce serait compter les écailles d’une wyverne avant qu’elle ne soit abattue. Mieux vaut nous concentrer sur la façon d’attirer des premiers membres. Une Garde à deux, ça ne fait pas grand-chose.

Carlos recentrait la discussion sur l’urgence, s’incluant déjà dans les effectifs, ce qui lui valut un sourire reconnaissant de Godfrey. Sans un ami comme Carlos, pensa Godfrey, il n’aurait jamais osé se lancer dans cette entreprise.

— J’ai quelques pistes, donc autant parler à tout le monde. Tu vois quelqu’un de prometteur ? Y compris chez les nouveaux élèves ?

— Hmm…

Carlos dut y réfléchir. Finalement, il eut une réponse.

— J’en connais une, mais je soupçonne qu’il lui faudra un peu plus de temps.

Godfrey hocha la tête, prenant cette parole pour argent comptant. Il n’était pas du genre à discuter le jugement d’un ami.

— Alors je te la laisse. Pour l’instant, je me concentre sur mes propres pistes. J’ai quelqu’un en particulier dans le viseur.

Là-dessus, il se leva. Carlos avait une petite idée de qui il parlait et le suivit dehors.

— Une Garde ? Tu peux toujours rêver.

Dans une salle de classe où plusieurs tambours automatiques battaient la mesure, une élève bondissait sur le rythme. Lesedi Ingwe, élève de deuxième année, et la première candidate de Godfrey pour rejoindre la Garde. En observant sa danse d’une agressivité meurtrière, il croisa les bras, déjà recalé.

— Même y réfléchir un peu c’est non ? Tu peux me dire pourquoi ?

— Il le faut vraiment ? Même un enfant comprendrait. Personne n’en aura rien à faire tant que les risques dépasseront de loin le bénéfice. Tu veux te servir de cette Garde pour imposer un ordre sur le campus, mais l’état des choses est tellement déréglé que vous ne serez qu’une goutte d’eau dans l’océan. Que peuvent deux deuxième année face à une véritable menace ? Et un membre de plus n’y changera rien.

Lesedi fut sans pitié. Les mains au sol, à l’envers, les jambes moulinant. On avait du mal à détacher les yeux. Elle ne dansait pas au rythme pour l’art, mais c’était ainsi que s’entraînaient les artistes martiaux de son continent. Godfrey connaissait mal cette pratique, mais il voyait bien qu’elle aiguisait ses crocs.

— Je le sais bien. C’est pour ça que je veux commencer par les meilleurs. On pourra nous annoncer et passer à l’action ensuite… En supposant que nos membres soient de notre promotion et en dessous, il faut que notre formation de départ sache se débrouiller. Voilà pourquoi nous sommes venus te voir en premier, Lesedi.

Il n’allait pas cacher ses raisons. Elle sortit de l’équilibre sur les mains et interrompit son entraînement, haletante. Elle s’essuya le front du revers de la main et fit face à Godfrey.

— Pas intéressée. Si tu veux donner corps à ton rêve, prouve que tu peux obtenir des résultats. Tu parles de chiffres, je comprends. Mais ça ne suffit pas. Il te faut quelque chose qui résonne. Montre que tu n’es pas que du blabla, mais que tu peux provoquer un vrai changement, que tes actes apporteront des bénéfices tangibles. Convaincs-moi. Même si les comptes n’y sont pas, les mages adorent suivre leur instinct, au diable la logique.

Lesedi pointa droit sur sa poitrine.

— Il faut que tu démontres ce que toi, tu vaux. Tu n’es plus la risée de l’école, certes, mais pour l’instant tu n’es qu’un grand gaillard surpuissant. Remets-toi en état, puis reviens me voir. Quand tu auras vraiment quelque chose à exhiber, je daignerai t’écouter.

Sur ce, elle prit sa serviette et quitta la salle. Godfrey la regarda s’en aller.

— …Celle-là, c’est perdu, dit Carlos avec un sourire dépité. — Elle n’a pas été tendre en tout cas même si elle n’a pas tort.

— J’appellerais ça un avertissement loyal. Pas une seule chose qu’elle a dite n’était déplacée. Il faut que je prouve ma valeur. C’est un obstacle que doit franchir quiconque veut être un meneur.

Et cela le força à revoir sa copie. Il se tourna vers Carlos.

— Avant de parler du fonctionnement de la Garde, j’ai besoin d’une victoire à moi. Pour le dire crûment, il me faut une réputation. Et idéalement, il faut que je la gagne d’une manière qui ne soit pas celle des élèves de Kimberly. Montrer qui je suis, quel genre de groupe je dirigerais, et pourquoi les gens devraient le rejoindre.

— Un galop d’essai, alors, dit Carlos en hochant la tête. — Prendre un problème que la Garde résoudrait et le régler tout seul. Nos petites échauffourées, ce n’était pas rien, mais idéalement il te faut un coup d’éclat. Les élèves de Kimberly aiment bien le sensationnel.

— C’est l’idée. On a une méthode en tête, maintenant il faut aller chercher les ennuis. On choisira un problème sérieux, quelque chose que je peux gérer, et on tentera notre chance. On fera notre démonstration et on le fera honnêtement.

— Des problèmes sur le campus ? Ça ne manque pas.

— Oui, mais dès que tu fourres ton nez dedans, tu te brûles… A-t-on vraiment le choix ?

— Donc s’en prendre à un ainé sur son propre terrain et dans le labyrinthe ? Grosse force pour survivre !

Godfrey et Carlos poursuivaient leur nouvel objectif, mais ils ne rencontraient qu’un accueil glacial.

Personne n’accordait le moindre crédit à leur capacité à résoudre quoi que ce soit, et personne ne montrait d’intérêt pour la Garde qu’il imaginait. Plus que tout, demander de l’aide pour régler ses problèmes n’était tout simplement pas dans les mœurs des élèves de Kimberly.

— …Pas de place pour des étrangers dans les histoires de famille. Le labyrinthe est un nid à problèmes, mais y plonger dedans pour arranger les choses, c’est encore une autre paire de manches pour nous.

Godfrey avait les bras croisés, songeur. Le labyrinthe était indissociable du nom de Kimberly. Le bâtiment de l’école faisait couvercle au dédale tentaculaire s’étendant dessous. Loin des regards des professeurs, c’était là que la majorité des élèves accomplissaient leur travail. Il leur faudrait s’attaquer à ces questions en temps voulu. Mais entre la multitude de magifaunes et les fortes chances de croiser de redoutables ainés, ils n’étaient même pas de taille à gérer les choses dans les couches supérieures.

— On cherche la perle rare, nota Carlos. — Des petits soucis, il y en a plein, mais ce serait faire les basses besognes. On ferait mieux de rester comme avant et d’intervenir quand les duels dégénèrent. On ne veut pas passer pour l’équipe qui fait les petits travaux.

Carlos soupira. Godfrey, lui aussi, savait pertinemment que leur rang et leurs aptitudes ne leur permettaient pas de s’attaquer à grand-chose. Mettre le nez où il ne fallait pas ne conduirait qu’à leur perte prématurée. Mais il y avait des problèmes à leur mesure. En en tirant prudemment un de la pile que leur enquête avait mise au jour, Carlos prit la parole :

— Cela dit, ça, ça a éveillé mon intérêt. L’une des nouvelles causes des problèmes innombrables. Non seulement c’est un loup solitaire, mais il est extrêmement agressif. Les disputes tournent vite à des enjeux de vie ou de mort.

— Oui, j’ai entendu. Les nouveaux veulent souvent faire leurs preuves, j’ai supposé que c’en était un gars de ce genre.

— Peut-être que le temps arrangerait les choses, mais on dit qu’il transforme des poisons magiques en brume et les vaporise partout. Beaucoup de dégâts collatéraux, et toute la promotion de première année est sur les nerfs. Si la Garde veut la paix sur le campus, ce n’est pas exactement le genre de problème qu’on devrait prendre en charge ?

Godfrey y réfléchit. Puis il hocha la tête.

— Personne ne nous a demandé d’intervenir, mais ça ressemble bien à un dossier pour nous. Si la cause est un première année, nous ne serons pas dépassés, et c’est assez gros pour que toute la promotion en soit consciente. On ne peut pas s’attendre à ce que ça parle beaucoup aux élèves des promotions supérieures, mais c’est mieux que rien.

Godfrey se décida, sa cible en tête.

— La rapidité de décision est une de tes vertus, sourit Carlos. — Il n’y a pas de temps à perdre. Allons voir le garçon en question.

Ils s’élancèrent dans le couloir. Première affaire de la Garde : remettre dans le droit chemin un élève à problèmes.

C’était l’heure du déjeuner, et ils trouvèrent vite leur cible à la Confrérie. C’était un première année de petite taille qui occupait à lui tout seul une grande table d’angle.

Peut-être que les autres élèves avaient simplement peur de s’approcher, mais sa façon de manger un poulet rôti à pleines mains frisait l’insolence. Il ponctuait chaque bouchée de regards hostiles à son entourage, ce qui confirmait sans peine la réputation dont ils avaient entendu parler.

— …C’est lui ? Je vois. Tout le monde lui laisse un large périmètre, nota Godfrey.

— Une sacrée prouesse pour un première année à Kimberly. On dirait un dur à cuire. Je commence ? Je suis rodé pour apprivoiser les enfants hérissés, dit Carlos.

Offre aimable, mais Godfrey la refusa.

— Non, celui-là, c’est pour moi. Pas de ruse, mais une approche directe. Il nous faut jouer la franchise et la sincérité.

— Les deux mots les plus éloignés de Kimberly. Alors je monte la garde d’ici. Appelle-moi si tu as du mal.

Godfrey acquiesça et s’avança vers leur cible. Il n’avait jamais été très bavard. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était écouter le garçon puis exposer son objectif dans un yelglish simple.

— …Désolé d’interrompre ton repas, tu as une minute ?

Au moment où il parla, le regard du garçon le transperça. Vu de près, il n’était pas tout à fait ce à quoi Godfrey s’attendait.

Petit corps, membres maigres, cheveux d’or étincelants coupés juste au-dessus des épaules, traits réguliers avec encore une pointe d’innocence enfantine, rien que cela ferait dire à n’importe qui que c’était un garçon adorable.

Mais lorsqu’il se tourna, sa main glissa dans la poche de sa robe, et l’éclat de ses yeux irradia une hostilité absolue.

— …T’es qui, putain ?

— Alvin Godfrey, deuxième année. J’aimerais te parler.

Il soutint le regard du garçon sans ciller. Le garçon se leva d’un bond.

— …Tu cherches la merde ? Vas-y, on règle ça dehors.

— Pas la peine de se précipiter. Je ne suis pas venu me battre. J’essaie juste d’ouvrir une ligne de communication. Je ne te prendrai pas plus de temps que ton repas.

En le calmant, il s’assit. Le garçon fronça les sourcils, mais se réinstalla sur sa chaise.

— La communication, hein ? De quoi tu veux qu’on parle, bordel ? J’ai rien à te dire.

— Je ne dicte pas le sujet. Si tu as des frustrations ou des griefs à sortir, j’écoute. C’est pour ça que je suis là.

— Ha, t’es bizarre, toi.

Il renifla, mais ce n’était pas un refus. Godfrey prit cela pour une permission.

— Ravi que tu sois ok. J’ai pas encore déjeuné, alors je vais manger ici.

Il tendit la main vers le grand plat, saisit une cuisse grillée et mordit à belles dents. Le garçon fit la grimace.

— T’as pas capté ? Je t’ai dit que j’avais rien à te dire ! Et toi, tu te sers là-dedans tranquillou ?

— M’pf… j’suis pas difficile. Mmff… et leur poulet rôti est excellent.

Godfrey parlait la bouche pleine. Le garçon se tut, et Godfrey réduisit trois morceaux de poulet à l’état d’os bien plus vite que lui. Puis il attaqua la salade directement dans le plat, engloutissant le contenu comme un cheval. À ce stade, le garçon était franchement consterné.

— T’as un sacré appétit. T’as sauté le petit-déj ?

— Non, je suis toujours comme ça. On vient seulement de comprendre pourquoi : j’ai un réservoir de mana bien plus grand que la moyenne. Jusqu’à ce qu’on le découvre, on m’appelait estomac sans fond ou benne à ordures. Maintenant que je suis délivré de ce souci, la nourriture n’en est que meilleure. Ne t’inquiète pas, je mangerai pas ta part.

Il avait déjà fini la salade et tirait une tourte à la viande vers lui. Un moment, le garçon le regarda manger, comme un enfant qui observe un prédateur au zoo.

— Alors, des impressions ? demanda Godfrey quand son estomac lui parut de nouveau humain. — Comme j’ai dit, des plaintes ?

— Des plaintes ? répliqua brusquement le garçon, revenant à lui. — Bien sûr que j’en ai. Rien d’autre. Cet endroit est une décharge, un tas de merde qu’ils ont fait mijoter. Un peu dilué par rapport à d’où je viens, mais l’essence n’a pas changé.

Déjà des révélations. Godfrey pesa ces mots un instant.

— Tu n’accroches pas à Kimberly, alors ? Je peux comprendre. Je suis largement du même avis.

— Ne me passe pas de la pommade. T’es pas différent. Tu penses que je suis une cible pour tes sorts ou un défouloir. Ça, c’est évident.

— Vraiment ? dit Godfrey en le regardant droit dans les yeux.

Sans même cligner des yeux, il le toisa. Le garçon dut lire quelque chose dans ce regard, car il marmonna :

— … D’accord, t’es pas là pour te battre.

Pour la première fois, la tension quitta ses épaules. Il avait gardé une main dans sa poche tout ce temps, mais il la retira et dit :

— Tim Linton. Je vois que t’es pas hostile, alors je te donne mon nom.

— Merci de ta compréhension, Mr. Linton. Et je comprends que ton attitude est ta façon de jauger les gens. Tu ne te bats pas avec n’importe qui, hein ?

— … S’ils viennent me chercher, je les sèche, net, en une seconde. Mais je distribue pas des baffes en promo. Tant qu’on me fout la paix, je fais rien. Mais ça arrive, ça ? grommela Tim en balayant la salle du regard.

C’était en fort décalage avec ce que Godfrey avait entendu avant de le rencontrer. Les rumeurs laissaient entendre qu’il était l’agresseur, mais il semblait que le garçon se croyait simplement en train de se défendre. Et Godfrey voyait bien que le garçon n’accueillait pas cet état de choses.

Il ne jouait pas ainsi pour faire plaisir à Godfrey. Il n’avait aucune raison de donner le change à un deuxième année sans renom, et s’il avait été un habile comédien, il aurait évité de faire des vagues dès le départ. Il avait sans doute traversé des moments durs avant d’en arriver à ce pétrin. Fort de cela, Godfrey reprit son interrogatoire.

— Ce n’est pas que tu sois incapable d’encaisser une insulte. Désolé si je me trompe, mais tu ne sembles pas intéressé par la défense de l’honneur de ta famille.

— La famille Linton ? Ha, qui s’en soucie comme d’un cul de Warg ? S’ils s’effondraient ce soir, je lèverais mon verre. Cet endroit est une fosse à purin, mais au moins on y sert de la bouffe mangeable.

Tim enfourna la dernière bouchée de saucisse, mâcha, avala et se leva.

— Le repas est fini. Comme t’as dit, on a fini de communiquer.

— D’accord. Merci, Mr. Linton. Je suis content qu’on ait parlé. G

Godfrey lui adressa un sourire, et Tim pinça les lèvres.

— …Tu vas revenir, hein ? Je vais pas t’en empêcher, mais t’attends pas à ce que je parle la prochaine fois. Si j’suis pas d’humeur, je fais le mort.

— Très bien. Mais je continuerai de venir.

Il fut catégorique sur ce point. Tim Linton renifla, tourna les talons et sortit de la Confrérie.

Un instant plus tard, Carlos s’assit à côté de Godfrey.

— Beau boulot, Al. J’avais des doutes, mais tu t’en es pas mal tiré. Première impression ?

— Pas mal. Il a la tête bien mieux vissée qu’on ne le croyait. Il refuse de se plier à l’ambiance de Kimberly, ce qui le distingue profondément de ceux qui prospèrent dans la violence. En ce sens, il devrait pouvoir s’accorder avec nous.

Son impression sincère, doublée d’un heureux hasard. Il s’attendait à remettre dans le droit chemin un gamin à problèmes, mais au fond, il avait reconnu l’un des siens. Cela ne suffisait toutefois pas à autoriser l’optimisme : un fossé les séparait encore, et Godfrey en tint compte dans ce qu’il entreprit ensuite.

— Il va falloir du temps pour qu’il s’ouvre. Il a laissé échapper deux-trois trucs, et je pense qu’il a compris que je ne lui veux pas de mal, mais il reste vraiment sur ses gardes.

Peut-être qu’il n’a tout simplement jamais croisé quelqu’un en qui il pouvait avoir confiance. Même ce bref échange a suffi à montrer qu’il a grandi dans un très mauvais endroit.

— Oh… comme tant de mages. Mon mana est dans le même état.

Carlos soupira, puis chassa cette préoccupation et offrit à son ami un sourire aimable.

— Mais on dirait que tu es l’homme de la situation. Franchise et sincérité, c’était ça ?

— Précisément. Je continuerai de courir après jusqu’à ce que ça rentre.

Carlos eut un petit rire. Une année avait suffi pour qu’ils sachent que lorsqu’un ami faisait une promesse, il la tenait. Naturellement, Carlos n’allait pas laisser son ami zélé tout faire tout seul.

Le soir suivant leur premier contact avec Tim, Carlos se sépara de Godfrey après le dîner et partit à la recherche d’une fille qu’il connaissait. Finalement, Carlos la trouva dans un jardin entouré de fontaines.

— Te voilà, Lia. Comment tu trouves l’endroit ?

La fille qu’il cherchait était une première année, assise seule sur un banc. Elle le fusilla du regard.

Peau pâle, immaculée, cheveux violacés, yeux d’améthyste scintillant au cœur de traits fins et fragiles. Son uniforme était porté au millimètre, au-delà du simple correct, jusqu’au point de minutie. Tout en elle trahissait un effort délibéré pour exposer le moins de peau possible. Pourtant, en dépit de cette intention, l’aura qui l’entourait demeurait irrésistiblement séduisante, même sans le Parfum que son corps exhalait naturellement et qui captivait sans distinction l’esprit du sexe opposé. Elle s’appelait Ophelia Salvadori. Les traits de sa lignée étaient bien connus dans le monde magique. On pourrait dire qu’elle était l’héritière d’une illustre lignée.

— …Ça va, répondit-elle d’un ton sec. — Personne n’a tenté quoi que ce soit de déplacé. Tu n’as pas besoin de continuer à veiller sur moi.

Le regard d’Ophelia se planta dans celui de Carlos.

— Qu’est-ce que tu mijotes ? demanda-t-elle. — J’ai entendu dire que toi et un grand gars, vous couriez partout pour arrêter les violences.

— Hé hé, c’est bien ça. Au début, j’étais juste inquiet et je restais pour le couvrir, mais… c’est une âme très active. Avant que je le sache, c’était comme si on était partenaires de toujours. Je suis sûr que tu as entendu les histoires. Tu ne vas pas me dire que tu n’es pas curieuse.

— Les histoires que j’ai entendues le font passer pour un crétin. Ce n’est guère l’endroit pour défendre les faibles. Je n’en vois pas l’intérêt.

Elle n’y allait pas par quatre chemins, et Carlos eut du mal à contester.

— Très bien… Si les histoires ne te font rien, pourquoi ne pas le rencontrer toi-même ? J’imagine que tu découvriras vite quel genre d’homme il est.

Ophelia renifla avec dédain à cette suggestion. Mais elle pensa aussi  la chose suivante : Si je répugne à affronter qui que ce soit de ma propre promotion, quel mal y a-t-il à dévisager une créature fantastique ?

Tim s’attendait à ce que Godfrey revienne, mais il découvrit bientôt qu’il avait sous-estimé l’homme.

— On prend le soleil dans les jardins ? Tu me diras, il fait super beau !

Sur ces mots, Godfrey s’installa sur le banc à côté de lui. Tim lisait un magazine et poussa un soupir théâtral.

Super beau ? Il pourrait faire le pire temps de la décennie que cet homme trouverait bien une autre excuse.

Un jour sur deux. Depuis un mois, Godfrey tenait ce rythme avec une régularité d’horloge, passant le voir sans faute. Selon son humeur, Tim se prêtait au jeu ou l’ignorait, et il avait fini par comprendre que l’homme ne restait jamais plus que quelques minutes pour échanger quelques mots, ce qui, peu à peu, avait fait tomber sa garde.

— Même si c’était vrai, je doute que tu viennes vraiment sortir quand il fait beau. Et merde… j’aurais jamais dû t’adresser la parole. Maintenant, tu considères ça comme une invitation permanente.

— Ne sois pas comme ça ! Une petite promenade ici de temps à autre ne me dérange pas, et tu ne vas pas me dire que tu as de vraies objections à nos conversations.

Tout en le caressant dans le sens du poil, Godfrey jeta un coup d’œil alentour et repéra quelque chose d’inattendu parmi les branches taillées au cordeau. Un nid en forme de dôme, d’où émergea la minuscule frimousse d’une créature magique, une belette à pot.

Cette espèce plantait ses propres graines, façonnant les arbres selon ses besoins.

— Oh, une belette des pots. À cette distance, ça siffle et ça s’enfuit d’habitude… Tu l’as nourrie ?

— Je lui ai juste jeté quelques restes. Ne la regarde pas dans les yeux. Tu vas la faire fuir.

— Ah, désolé. Tu aimes les animaux ?

— Sûrement pas. Mais les trucs mignons ? Ça te donne un peu l’impression que tes emmerdes sont loin.

Tim voulait en faire une remarque en l’air, mais Godfrey y vit un rare aperçu de ses goûts. Hochant la tête pour lui-même, il baissa les yeux vers le magazine ouvert sur les genoux du garçon.

— Qu’est-ce qui t’absorbait comme ça ? demanda-t-il. — Je peux jeter un œil à la couverture ? Oh, j’ai vu ça en kiosque. C’est un magazine de mode très connu, non ?

— Ouais. D’habitude, je feuillette juste, mais cette fois, ils avaient un dossier sur les créations de Madame Pasquier. Ils ont même des décompositions de pièces créées spécifiquement pour des concours. Ça, ça me parle vraiment, mais j’imagine que tu ne comprendrais pas.

Tim haussa les épaules, s’arrêtant là.

— Je ne suis peut-être pas un féru de mode, dit Godfrey avec une contrariété inhabituelle, — mais ça ne veut pas dire que je n’ai pas d’yeux. Je veux dire… ça t’irait à merveille.

Il pointa la page. Une robe accrocheuse qui utilisait des cerceaux pour donner du volume à la jupe.

Couvertes de dentelles et de volants, elle était portée par une petite fille qui souriait, une ombrelle à la main.

— C’est un truc pour petites filles ! s’étrangla Tim. — C’est ça que tu penses de moi ?!

— Hm ? Je ne vois pas en quoi le genre compte. J’ai juste pensé que tu avais le visage pour l’assumer.

— …!

Cela prit Tim entièrement par surprise et lui arracha un hoquet. Objectivement, il était assurément beau garçon, mais vu son comportement habituel, personne ne lui avait fait de compliments en face. C’était peut-être la première fois que cela lui arrivait. Il ne s’y attendait pas du tout, et il demeura complètement à court de réactions.

Il y eut un long silence, et Tim commença à se dire qu’il fallait changer de sujet. Agacé par l’impassibilité du profil de Godfrey, Tim referma sèchement le magazine.

— …Il est temps que tu craches le morceau. Quelle bagarre t’a mis sur ma piste ? Tu veux que je me tienne à carreau, hein ?

— Ça en fait partie, oui. Mais personne ne m’a poussé à faire ça. Mon intention est plus intéressée que ça. Pour être franc, je veux le mérite d’avoir remis dans le droit chemin un élément perturbateur.

— Pourquoi ? Ça va rien te rapporter ici.

Ne saisissant pas, Tim plissa les yeux. Godfrey le regarda droit et dit ce qu’il pensait.

— En parlant avec les élèves qui se sont retrouvés embarqués dans tes bagarres, je peux dire que tes poisons magiques sont bien meilleurs que ceux d’un première année ordinaire. Ils sont extrêmement puissants et demandent des efforts herculéens pour être purifiés. Et pourtant… tu les rends aériens et tu les disperses n’importe comment.

— Ha. Et tu veux que j’arrête ?

— Pas exactement. C’est toi qui m’intéresses, dit Godfrey. — Comment fais-tu pour ne pas être affecté ? D’après la façon dont ils décrivent tes bagarres, tu inhales pas mal de tes propres poisons. Ce qui m’intrigue.

Il semblait sincère, et Tim tourna les yeux vers le gobelet à côté de lui sur le banc. Il prit une fiole dans sa bourse, ajouta une seule goutte au liquide déjà dans le gobelet, en but la moitié lui-même, puis tendit le reste à Godfrey.

— Essaie. Si ça ne te dérange pas de partager.

— Hmm.

— Tu as peur ? Tu devrais. Aucun homme sensé ne boirait ça. Vas-y. Jette-le.

Le sourire de Tim semblait forcé. Il commença à reposer le gobelet, mais Godfrey le lui arracha.

— Non, je crois que je vais le boire.

— Hein ?

Avant même que la mâchoire de Tim ne tombe, Godfrey s’enfila le reste de la concoction. C’était la dernière chose à laquelle Tim s’attendait, et il se figea complètement. Quelques secondes de silence, puis le gobelet glissa des doigts de Godfrey et roula sur les dalles à leurs pieds.

— …Gah… !

— …Tu l’as vraiment putain de bu ?! Comment on peut être aussi con ?!

Godfrey était plié en deux, les mains serrées contre sa poitrine. Tim le fixait, stupéfait. Il avait voulu que ce soit un avertissement, s’attendant à ce que le type renonce, mais ça s’est retourné contre lui.

— Je pense que tu as compris, dit Tim, toute chaleur ayant quitté sa voix. — Mais oui, c’était du poison. Suffisamment toxique pour que la moindre goutte mette en vrac même un mage. Mais ça ne me fait rien. Je pourrais en prendre cinq fois plus et être tranquille. J’ai des résistances. On m’en a filé si souvent que j’ai dû les développer.

C’était la réponse qu’il cherchait, mais Godfrey était au-delà de toute réaction. Il ne pouvait que résister à la douleur brûlante qui lui dévorait le ventre.

— Ce n’est pas une dose mortelle, dit Tim d’une voix terriblement plate. — Mais ça va te faire souffrir. Pendant des heures, jusqu’à ce qu’on parvienne à te soigner.

Là-dessus, il se leva et s’éloigna, laissant Godfrey là.

Ce n’était pas ce que Tim avait prévu, mais cela lui convenait très bien.

Ça ne faisait qu’avancer ses plans. À l’hostilité, il rendait la pareille. Sans hostilité, il repoussait simplement. Peu importait dans quelle catégorie tombait Godfrey, cela mettait un terme à l’affaire.

— Tu as appris ta leçon, maintenant ? Ne viens plus me voir. Si tu reviens, alors fais comme les autres et essaie de me faire taire. Je te montrerai ce que je sais vraiment faire.

Godfrey essaya de l’appeler, mais son corps n’en pouvait plus. Il s’effondra. Tim sentit un pincement lui traverser le cœur. Il émit un juron, refusant de se retourner.

Un instant plus tard, alors que Godfrey perdait connaissance, une fille sortit de l’ombre.

— …

Ophelia Salvadori. Carlos l’avait convaincue d’aller jeter un œil et ce qu’elle venait d’apercevoir défiait son entendement.

Elle se pencha sur Godfrey, la voix aussi déroutée qu’indignée.

— Qu’est-ce que je suis censée comprendre de ça ? Il vient de s’empoisonner volontairement…

Ophelia avait tout vu, et difficile d’imaginer quelqu’un moins enclin à la compassion. Il devait bien savoir que le gobelet était empoisonné, et qu’y goûter relevait purement de l’autodestruction. Si quelqu’un se jetait dans une tornade et se faisait happer, comment appeler cela autrement que de la stupidité ?

— …Argh, honnêtement…

Elle songea à tourner les talons et à le laisser là, mais un tiraillement d’obligation la retint.

— …Carlos l’apprécie. Il râlerait si je ne faisais rien.

Elle soupira et sortit sa baguette, glissant l’autre main dans sa poche. Si la médication standard suffisait, tant mieux. Sinon, elle n’aurait plus qu’à le traîner à l’infirmerie.

Quand Godfrey ouvrit les yeux, il trouva son ami qui lui souriait.

Godfrey se redressa dans le lit et jeta un coup d’œil autour de lui.

C’était leur chambre au dortoir.

— … Hein… ?

— Je t’ai ramené. Une âme charitable a fourni un antidote, donc quand je suis arrivé, tu étais stabilisé. Sois reconnaissant envers elle.

Mais une fois Carlos mis au courant, son sourire s’effaça.

— Je peux deviner ce qui s’est passé : il t’a refilé du poison, non ? demanda Carlos.

— … Pas exactement. Je… l’ai bu volontairement. Autant que ce soit clair.

Devant l’air atterré de Carlos, Godfrey ajouta :

— J’ai demandé comment il peut supporter ses propres poisons. Pour expliquer, il a bu la moitié du gobelet, puis m’a offert le reste. Il ne m’a pas forcé la main, j’aurais pu refuser sans la moindre difficulté. C’est entièrement ma faute.

— Plutôt téméraire, je dois l’admettre.

Toujours à prendre la défense de l’autre, quoi qu’il en coûte. Carlos secoua la tête et se rendit à la table, remplissant une tasse depuis la théière.

— Je ne le dirai qu’une fois : c’est un bon moment pour jeter l’éponge. Cette fois, tu t’en es sorti, mais ta chance durera-t-elle ? Je sais que, dans le fond, ce n’est pas un mauvais bougre, mais ça ne garantit pas ta sécurité. C’est la nature d’un mage.

Une suggestion empreinte de douceur. Et Godfrey l’apprécia.

— Merci, Carlos, dit-il, les yeux baissés. — Tu as toujours été là pour moi.

— Tu viens seulement de le remarquer ? Je suis là depuis avant nos examens, il faut le dire.

Carlos sourit en lui tendant la tasse. Godfrey la prit et sentit l’infusion corsée lui remettre les idées en place.

— Mais en l’occurrence, tu n’as pas à t’inquiéter, dit-il. — Je suis désormais absolument certain qu’il sera un bon ami.

Sa confiance transparaissait nettement. Carlos haussa les épaules, comme s’il s’y attendait.

— Une fois que tu as décidé, tu ne bronches plus. Très bien, je te fais confiance sur ce coup-là. À quoi servent les partenaires, sinon ?

— J’aurai encore besoin de ton aide. Mais ça en vaudra la peine.

La décision prise, Godfrey inclina la tasse et en avala le reste d’une traite.

Le soir, deux jours plus tard. Tim était dans le couloir après son dernier cours. Son regard scrutait sans cesse les environs, à l’affût du moindre signe de Godfrey.

— …Je l’ai enfin découragé ? Ce n’est pas trop tôt.

Il y avait un soupir dans sa voix. Il était soulagé que le type ait renoncé. L’hostilité, il la rencontrait d’égal à égal. Mais l’inverse ? Tim ne savait vraiment pas comment gérer ça. Ce n’était pas une compétence qu’il avait acquise en grandissant.

Ces pensées en tête, il s’avança dans le couloir, puis s’immobilisa net.

— Oh, je le sens bien là… Ça fait presque du bien de recevoir enfin une haine franche, après tout ce foutoir sans.

Il sentait leurs regards lui percer la nuque. Tim se retourna d’un coup sec.

— Sortez, les débiles. C’est moi que vous cherchez, non ?

Cinq élèves surgirent des salles de classe de part et d’autre du couloir. Tous des première année, et il reconnaissait leurs visages. Chacun d’eux avait fini par inhaler ses poisons lors d’échauffourées précédentes.

— …On en a fini de te laisser traîner librement dans notre promo.

— Mets un genou à terre et implore notre pitié, Empoisonneur toxique. Ou on va te montrer la véritable signification de l’enfer.

Leurs athamé sortirent, et Tim ricana en tirant le sien. Sa main libre chercha la bourse à sa hanche.

— Je sais déjà ce que vous avez dans le ventre, dit-il. — À moins que vous ne soyez venus goûter mon nouveau produit ?

Il les provoqua pour qu’ils lancent l’attaque. Leur ultimatum repoussé, ils entonnèrent un sort.

— TONITRUS !

— FLAMMA !

Cinq sortilèges fusèrent vers Tim, mais il ne fit rien pour les arrêter. Par-dessus son épaule, un brasier bloqua les projectiles, entrant en collision dans l’air devant lui.

— … Hein ?

Tim chancela, les yeux ronds. Une baguette dépassait au-dessus de son épaule.

— Eh bien, c’est pas joli-joli. Pas d’arbitre, et cinq contre un ?

Alvin Godfrey. Son apparition soudaine fit reculer les assaillants.

— Un deuxième année…

— C’était quoi, ce feu ?!

— Tenez bon ! Il s’est carbonisé le bras, souffla l’un d’eux.

Le première année avait raison, Godfrey ne maîtrisait toujours pas finement ses propres sorts, et les flammes lui brûlaient le bras ainsi que la manche de sa chemise. C’était déjà une blessure sérieuse, mais il gardait les yeux sur les assaillants, sans montrer la moindre douleur. La fille à la tête du groupe fit un pas en avant.

— On a choisi notre endroit. Ça ne te concerne pas, mêle-toi de tes affaires.

— Ouais ! C’est une affaire de première année !

— Tu as bien entendu les histoires, tu sais ce que ce connard a fait !

Une fois les autres ralliés, Godfrey acquiesça aux accusations.

— Je comprends que la fracture est profonde. Mais je commence aussi à connaître ce garçon, et je ne crois pas que la responsabilité de la friction actuelle repose entièrement sur les épaules de Mr. Linton.

Il exprima sa confiance et la tête de Tim valait le coup d’œil :

Ce type est débile ? Il a déjà oublié ce que je lui ai fait ?!

— Cela dit, ça ne veut pas dire que j’ignore le tort qu’il vous a causé. Que diriez-vous qu’on se retire ailleurs pour en discuter ? Avec moi pour Arbitrer ? Mr. Linton ne cherche pas vraiment à provoquer des bagarres. Et j’aimerais trouver une solution pacifique.

— Si tu penses qu’il y a la moindre chance, ça ne vaut pas la peine de te parler, cracha la meneuse.

Après que sa position fut claire, Godfrey réfléchit, puis acquiesça.

— …Très bien, dit-il. — Mais on se disperse pour l’instant. Je n’ai aucune intention de me battre avec vous, mais je n’ai aucun problème à faire du bruit jusqu’à ce qu’un professeur arrive. Et je suis sûr que vous n’en avez pas envie.

— … Tu fourres ton nez dans les problèmes des autres et après tu balances ?

— Tu ne connais pas la fierté ?

— Je l’ai abandonnée dès ma première année, répondit Godfrey, se contentant de sourire aux insultes des élèves. — Si ça vous tente, on peut voir ce que ça donne. Voir à quel point c’est pitoyable quand un deuxième année implore de l’aide, coincé par une meute de première année.

La meneuse le scruta un instant, puis rengaina sa lame.

— … On en reste là, dit-elle à ses sous-fifres.

— Hein ?

— Tu es sûre ?

— On reviendra. Pour l’instant, on le laisse avec un avertissement.

Elle tourna les talons et remonta le couloir, ses suivants sur ses pas. Son esprit était resté sur ce choc de sorts : On a lancé tous nos sorts à pleine puissance. Même en tenant compte de l’année d’avance, sa puissance est carrément anormale.

— Mieux vaut pas jouer et découvrir à quel point il est fort, pour de vrai.

Son instinct tinta comme une sonnette d’alarme, et elle battit en retraite. Godfrey attendit qu’ils aient tourné le coin, puis abaissa sa baguette, soulagé.

— … Réussi à les renvoyer. Heureux que leur cheffe ait la tête sur les épaules.

— Hé ! cria Tim en le saisissant par le col, le visage déformé par la colère.

Godfrey ne cilla pas.

— Qu’y a-t-il, Mr. Linton ? Quel geste bien audacieux.

— Je ne t’ai pas demandé ton aide !

Il formula sa plainte et Godfrey se contenta de sourire.

— Je n’ai pas aidé. J’ai simplement rappelé tout le monde à l’ordre. Si je n’étais pas intervenu, tu leur aurais rendu coup pour coup, peut-être que tu les aurais mis en pièces. Ça aurait fait cinq élèves de plus à l’infirmerie. Six, si tu avais eu besoin d’aide. C’est un résultat que je peux accepter.

— C’est le quotidien de Kimberly ! Qu’est-ce que ça change de l’empêcher une fois ?

— Je crois qu’il y a du sens à traiter les incidents un par un, pas la somme totale. Une autre perspective, peut-être.

— Même si ces petites victoires minables ruinent ta réputation ? Tu vas pas me dire que t’as oublié comment je t’ai fait avaler ma mixture.

— Quand ça ? Il me semble que j’ai choisi de boire mo-même.

Godfrey paraissait sincèrement perplexe. Tim lâcha son col, pris de vertige. Il chancela jusqu’au mur.

— … Ah, merde, je peux pas. J’abandonne.

Frustré et désemparé, il lança un regard noir à Godfrey.

— Dis-le clairement ! Qu’est-ce que ça t’apportera de t’attirer mes faveurs ? T’as dit que tu cherchais le prestige de remettre dans le droit chemin un enfant à problèmes, mais tu comptes faire quoi ? Courir partout comme un abruti pour aider les gens, comme si tu pouvais changer la toxicité ambiante ?!

— Disons que j’aimerais la rendre un peu plus agréable.

Godfrey n’hésita même pas et Tim se figea net. Alors Godfrey porta la main à son menton et développa.

— Ce que j’ai dit était un peu vague peut-être ? À l’origine, l’idée était de former la Garde. Un groupe destiné à mettre de l’ordre dans les couloirs et le labyrinthe, à gérer les dangers qui s’y trouvent. Je cherche des élèves qui pensent comme moi. Si j’essaie de te réformer, c’est parce que je dois prouver mes capacités de meneur. Aussi…

Il posa sur son cadet un long regard dur.

— …J’aimerais que toi, tu nous rejoignes. Tu n’as pas pris Kimberly en sympathie. Tu as parlé contre l’état des choses ici et tu as agi pour t’y opposer. Au fond, tu penses comme moi. J’aimerais que tu m’aides à changer cet endroit. C’est tout ce que j’ai en tête.

— Ch…changer ? Cet endroit pourri jusqu’à la moelle ?!

Après plusieurs secondes de stupeur, quand Tim se remit, il rompit le contact visuel.

— T…tu te fous de moi ! C’est pas possible. Aucun élève de première ou de deuxième année…

— Oh, c’est possible. D’ici quelques années, nous serons dans les classes supérieures. Assez de temps pour accroître nos effectifs, bâtir une structure adéquate et commencer à exercer une réelle influence. On procédera pas à pas. Ce n’est pas un fantasme. La route sera peut-être longue, mais ce n’est pas une chimère.

— Ça ne fait que prouver que t’as une case en moins ! Un trou à merde reste un trou à merde ! Balayer ne servira à rien ! Des endroits comme celui-ci ne changent pas !

Les mots qu’il crachait trahissaient un désespoir profond. Mais Godfrey secoua la tête, grave.

— Renoncer à changer un environnement que l’on refuse, c’est capituler. Et je n’ai pas l’intention de le faire. Je préfère tomber en me battant que me résigner au malheur. Et je crois que toi aussi.

Ces yeux le transpercèrent. Tim ne le supporta pas. Il pivota sur ses talons et s’éloigna d’un pas raide dans le couloir.

— …J’ai pas besoin que tu croies en moi !

— Tim !

— Ne me suis pas ou je te t’empoisonne ! Je jure que je te gaze !

Une dernière menace, et il détala. Godfrey resta planté là, regardant le dos du garçon jusqu’à ce qu’il disparaisse.

— …Putain, putain ! Qu’est-ce qu’il a, celui-là ?! Le poison devrait être plus dissuasif ! Au lieu de ça, il débite de ces conneries…

Tim se fichait bien d’où il allait. Marmonnant juron sur juron, son irritation ne trouvait nulle issue. Mais plus il s’obstinait à se dire que Godfrey était un idiot, plus cela prouvait qu’il ne pouvait pas tout à fait l’écarter. Une pensée couvait en lui.

— …Changer ? Changer cet endroit… ? Il le peut ? Quelqu’un le peut ? Est-ce que ça vaut même la peine d’espérer ?

L’idée même ne lui était jamais venue, aussi ne s’était-il jamais demandé si c’était possible. Il avait passé sa vie entière à la merci de son environnement. Endurant souffrances et cruauté, abandonnant inconsciemment tout sauf le besoin de survivre. La rapidité avec laquelle il recourait à la violence en était un effet secondaire et pourtant, même la lutte pour rester en vie avait commencé à le ronger.

La démarche de Godfrey renversait ce postulat même. Ce fut un coup de tonnerre dans un ciel serein.

— …Alors… les choses peuvent changer ? À ce moment-là… aurais-je pu… ?

— Quoi ? Mange, Tim. N’en laisse pas une miette.

— Ça, c’est le rôle d’un insecte venimeux. Tu l’as tué. Tu as survécu.

Un sombre souvenir. Une sueur froide perla sur tout son corps. Il secoua la tête pour l’en chasser.

— …Non. Non… ce n’était pas si simple à faire, marmonna-t-il, s’arrêtant net. D

Désemparé, il leva les yeux au plafond.

— …Qu’est-ce que je fais ? Frangins, Frangines… vous en dites quoi ?

Le soir. Six jours s’étaient écoulés depuis la dernière rencontre entre Godfrey et Tim. Godfrey et Carlos erraient dans les couloirs, à la recherche du garçon qu’ils ne trouvaient pas.

— Alors ? Tu as trouvé quelque chose ? demanda Carlos.

— Non, aucune trace de lui. Il s’est montré en cours… donc il doit m’éviter.

Ils échangeaient leurs informations dans le couloir. Godfrey croisa les bras, le visage fermé.

— Je me suis dit que c’était le moment et je lui ai tout dit… mais c’était peut-être trop tôt.

Bon sang, je ne réfléchis jamais assez.

— …Je n’en suis pas si sûr. Le fait qu’il t’évite prouve à quel point tes paroles ont résonné en lui. On n’évite pas ce qu’on peut ignorer.

Carlos offrit un autre point de vue, et Godfrey acquiesça.

— Espérons, dit-il en se retournant. — Mais cela prouve justement qu’il a besoin que nous soyons là. Je refais un tour. Si tu trouves quelque chose, envoie un familier.

— Tu sais bien que je le ferai. Fais attention, Al.

Sur ces mots, Godfrey courait déjà. Un mauvais pressentiment lui nouait l’estomac. Pendant ce temps, le garçon qu’il cherchait titubait en périphérie du campus.

— …Ça passe pas… Pfff… C’est vraiment un dîner, ça ? Ou de la pâtée pour bêtes ?

Sa mine faisait peur. À son bras pendait un panier de nourriture qu’il avait rempli à la Confrérie. Il en prenait toujours plus pour nourrir la belette des pots, mais il n’était pas en état d’avaler quoi que ce soit… alors tout revenait à la bête. Depuis sa dernière discussion avec Godfrey, il tournait en rond et n’arrivait pas à retrouver l’appétit. Il se dirigeait vers le nid de la belette des pots. Mais à l’approche, quelque chose clochait : aucun signe de vie.

— … ? Hé, pourquoi tu ne passes pas la tête ? D’habitude tu me repères d’ici… Sors, ou je reprends tout. Oh !

Sa voix s’éteignit. Plusieurs élèves des classes supérieures étaient là, mais Tim ne les remarqua même pas. Ses yeux n’étaient que pour les restes suppliciés de l’animal à leurs pieds.

— Hm ? Hé, le première année. Tu peux nettoyer cette merde ?

— Je sais pas qui a fait ça, mais si t’as des problèmes et que tu les passes sur un animal, laisse pas les autres le faire à ta place.

Ils dégageaient un mépris glacial, et cela du moins indiqua à Tim qu’ils n’avaient pas commis l’acte. Aucun élève de Kimberly ne s’abaisserait à mentir pour quelque chose d’aussi trivial que la torture d’un animal. L’idée même qu’ils aient à s’en sentir coupables ne leur viendrait pas.

Pourtant, il aurait préféré que ce fût eux.

Cela lui aurait donné une cible. Il aurait pu déchaîner sa rage sur eux et en rester là.

Tim s’agenouilla sans un mot et ramassa les cinq corps abandonnés. Les parents élevaient une portée. C’étaient leurs trois petits. Sans se soucier du sang sur son uniforme, il les serra contre lui et passa devant les ainés.

— …Qu’est-ce que… ?

— Comment ose-t-il nous ignorer !

— Il était pas bien ? Le type était blanc comme un linge.

Tenant toujours les carcasses des belettes en pot, Tim remonta la longueur du bâtiment, et la pluie se mit à tomber fortement. Une pluie froide fouettait leurs petits corps, mais Tim n’en avait plus rien à faire.

— …Ha ha…

Un rire creux. En pensant aux créatures qui lui avaient offert un bref réconfort dans cet enfer. Les serrant inutilement maintenant qu’on les avait écrasées sans pitié.

— …Pourquoi je le prends si mal ? Je le savais depuis le début. C’est ce genre d’endroit.

Et c’était l’issue naturelle. Repeignant toute autre émotion d’une couche d’autodérision, Tim laissa éclater son rire.

— …Ha ha ha ha ha…! C’est ça — je le savais ! Rien ne change ! Où que je sois, tout reste pareil…!

Des larmes coulaient sur ses joues, se mêlant à la pluie. Après un très long moment, son rire s’éteignit. Ses lèvres laissèrent tomber un murmure, comme pour implorer le pardon.

— Voilà. Frangins, Frangines… n’en ai-je pas assez fait ?

Environ dix minutes plus tard, encore trempé par la pluie, Tim chancela dans l’agitation de la salle à manger des classes inférieures, la Confrérie.

— Ouh, l’Empoisonneur Toxique est là.

— De la place, de la place, vite ! Trop risqué de s’asseoir près de lui !

Les élèves qui l’apercevaient changeaient ostensiblement de siège. Mais Tim n’y prêta même pas attention. Il atteignit le centre de la Confrérie et s’immobilisa.

— …? Qu’est-ce qu’il a ? Pourquoi il bouge pas ?

— Peut-être qu’il cherche quelqu’un. Y a vraiment quelqu’un qui lui parle, de toute façon ? Ils se moquaient encore lorsqu’il lança sa pochette en l’air.

FRAGOR !

Un sort de déflagration suivit, pulvérisant la pochette. Toutes les potions magiques qu’elle contenait explosèrent, répandant dans la salle une brume multicolore.

— Hein ?

— Non, attendez…!

Avant qu’ils ne se reprennent, ceux que la brume avait touchés s’effondrèrent, l’écume aux lèvres. Un spectacle qui fit blêmir tout le monde.

— I-il…

— nous gaze tous !

La terreur leur donna des ailes. Tandis que la panique se propageait, Tim sortit d’autres fioles de ses poches et les jeta au hasard dans toutes les directions.

FRAGOR ! FRAGOR ! FRAGOR !

Aucune émotion dans sa voix. La brume toxique emplit rapidement la salle entière.

FRAGOR ! FRAGOR ! FRAGOR ! FRAGOR ! FRAGOR !

Quand il n’eut plus de poisons, il se mit à incanter à tort et à travers, tournant son athamé dans tous les sens. Inutile de viser. Sa rancœur était dirigée contre l’école elle-même, contre le monde alentour.

— Que ce soit bien clair. Un seul d’entre vous survivra dans cette urne.

Le locuteur était un vieillard rabougri. Il se tenait dans une pièce sans fenêtres, encerclé d’enfants terrorisés, autant d’« ingrédients » arrachés à sa propre famille élargie. Le jeune Tim était parmi eux. Aleister Linton avait jadis été un grand alchimiste, mais son esprit s’était délité, et ces sacrifices constituaient l’ultime étape de son rituel final.

— Préparez vos poisons. Brassez-les de sorte que vous puissiez les supporter, mais que les autres ne le puissent pas, déclama-t-il. — Vous serez appariés au hasard. Chaque paire boira la concoction de l’autre. Le survivant mangera la chair du défunt, héritant de ses résistances. Nous répéterons jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un. Ce survivant sera mon chef-d’œuvre, résistant à tout et à n’importe quoi.

Quand les enfants comprirent le sort qui les attendait, leur visage se décomposa. Il n’y avait ici que folie.

— Vous n’êtes que des insectes venimeux, survivant de la chair de vos frères et sœurs. Si vous me comprenez, renoncez à votre humanité et mettez-vous à vos décoctions. Les émotions ne feront qu’émousser la morsure de votre venin.

Tim continuait d’incanter, des larmes ruisselant de ses yeux, criant contre le passé tapi au fond de cette urne. S’il était possible de changer les choses, c’est là qu’il aurait eu besoin de le savoir.

— Kuh !

Au lieu d’une nouvelle incantation, il sentit le goût du sang. Ses genoux se dérobèrent.

— …Ha ha… Voilà ma limite…, chuchota-t-il.

L’athamé glissa de ses doigts engourdis.

Les résistances acquises dans ce jeu de survie immonde n’étaient pas illimitées. Même Tim ne pouvait tenir longtemps au cœur d’un brouillard fait de ses propres toxines.

Il s’en fichait. C’étaient lui qui avait brassé ces poisons et il savait qu’il ne pouvait pas y survivre. Et il ne le voulait pas. Il l’avait déjà fait bien trop de fois.

— …Qu’il en soit ainsi. Que le pire advienne ! cracha-t-il. …Frangins, Frangines, est-ce que ça aura servi, au moins…?

S’adressant aux enfants qu’il avait ingérés, il se laissa tomber au sol. Incapable même de remuer ne serait-ce qu’un doigt. Espérant que son cœur s’arrêterait vite. N’étant plus capable de supporter une vie sans lumière.

— …Je n’aurais jamais dû naître. Pas dans un monde pareil…

La folie d’un élève avait plongé la Confrérie dans le chaos. Godfrey accourut une seconde trop tard.

— Al !

— Qu’est-ce qui s’est passé, Carlos ?!

Son ami était arrivé avant lui. Évitant prudemment les toxines, Carlos le mit au courant.

— Il a gazé la salle. Tous ses poisons, en plein centre de la Confrérie. Je suis presque sûr qu’il est encore là-dedans. Il lançait encore des sorts il n’y a pas longtemps…

Carlos plissa les yeux vers le brouillard. Godfrey prit un air sombre.

— …Carlos, appelle mon nom. À répétition.

— Al ? Ne me dis pas que… ?! Tu comptes y aller là ?

— Oui. Sinon, il mourra.

Godfrey fit un pas vers le brouillard, mais Carlos lui agrippa le poignet, durement.

— …Je ne te laisserai pas. Même pour toi, c’est du suicide. Tu ne reviendras jamais vivant.

— J’irai droit à lui, je le prendrai, et je ressortirai aussitôt. Si je limite mes inspirations, je devrais tenir jusque-là.

— Sur quoi tu te bases ?! Des conjectures ? Un optimisme délirant ?! Ne sois pas imprudent ! Tu veux que je reste là à regarder mon ami mourir comme ça ?!

Jamais Carlos ne haussait la voix ainsi. Godfrey vit des larmes poindre dans les yeux de son ami, et il baissa la tête, serrant les poings.

— Tu as tout à fait raison, Carlos. Alors… je suis désolé.

Sur ce, il se dégagea de sa main et le repoussa. Carlos écarquilla les yeux, et Godfrey plongea dans le gaz toxique.

— J’y vais quand même.

— Al— !

Pendant ce temps, au cœur de ce brouillard, Tim se tordait de douleur.

— …Kof, kof…! Merde, ces résistances me bousillent… Elles ne me laisseront pas… mourir facilement…

Le visage tordu de douleur, il marmonna un juron. Il aspirait à la mort, mais son corps se battait bec et ongles pour le garder en vie. Prolongeant sa souffrance. Comme une malédiction.

Ce serait peut-être plus rapide de saisir sa lame et se la planter dans la poitrine. Alors qu’il caressait cette idée, il entendit des pas se rapprocher.

— …Euh… ?

Déconcerté, il tenta de faire la mise au point. Une grande silhouette masculine émergea de la brume.

— Te voilà ! Sur mes épaules, Tim.

— …Hein…?

Avant que le garçon n’ait le temps de comprendre, Godfrey le souleva. Sa première pensée, le poison lui faisait voir des choses. Mais le contact de sa peau lui fit sentir la chaleur de l’homme, preuve que c’était réel. Un frisson lui parcourut l’échine.

— …Qu’est-ce… que tu fais… ? Tu… te crois où ?

— Ne parle pas. Tu vas inhaler davantage de gaz.

Sur ce, Godfrey se mit en marche. Quelque chose heurta sa jambe, l’arrêtant.

— …Hum… ? Une table ?

Il corrigea sa trajectoire, repartit et buta bientôt sur une autre table. La chose en disait long sur son état.

— …Merde… Tu vois plus rien ?! fit Tim en grimaçant. — L…laisse-moi ici ! Pose-moi et pars ! Avant que tu…

— Pas question, grogna Godfrey.

Tim tapa le dos de l’homme, mais en vain, le poison l’ayant affaibli.

— Arrête, arrête… ! Tu vas mourir ! Dans ton état, kof, tu ne tiendras pas une minute ! Même si on commence à te désintoxiquer maintenant, je ne sais pas si on pourra te t…te sauver ! Tu le sais très bien !

— Peut-être bien, dit Godfrey en hochant la tête.

Il savait parfaitement à quel point c’était idiot.

Bien quatre-vingt-dix pour cent de sa vision était en berne. Son équilibre était complètement déréglé, et marcher relevait de l’effort. La douleur de sa peau qui caillait n’était pas aussi fatale que la nausée et le vertige. S’il se relâchait un instant, il s’évanouirait. Mieux que quiconque, il savait qu’il marchait à coup sûr vers la mort.

Son père pousserait un hurlement d’angoisse. Voilà que Godfrey fréquentait une école bien plus prestigieuse qu’il ne le méritait et il avait choisi de gâcher cela. Godfrey éprouva une pointe de culpabilité. Mais il s’était depuis longtemps fait à l’idée qu’il ne serait jamais le genre de mage que cet homme voulait qu’il fût.

— …Pourtant…

Pourtant, Père. Ton idiot de fils, sait ceci vrai. Nul humain n’a jamais été destiné à être autre chose que soi-même.

Nier ma nature, marteler les lamentations de mon cœur, battre les fissures qu’elles causent, forcer une forme sur ces débris, c’est ça que tu voulais pour moi ?

Comme père, comme mage, est-ce l’avenir que tu demandes à ton fils ?

Dans ce cas, c’est mort. Je ne le veux pas. Je ne veux pas que qui que ce soit finisse ainsi.

Je suis ici pour devenir moi-même. Et je ne trahirai pas ce but.

— …c’est ce que je veux faire.

Le sourire qui illumina son visage était presque éclatant. La vigueur de sa voix, l’élan même de son âme résonnèrent jusqu’aux profondeurs glacées du cœur de Tim. C’était comme un rayon de lumière perçant les nuages de misère et de désespoir. Jamais, de toute sa vie, il n’avait contemplé une telle clarté : une lueur cramoisie, tiède comme une braise rougeoyante.

— Al ! Par ici, Al ! Tu m’entends ? Par ici !

L’esprit encore brouillé de Godfrey se raccrocha à la voix de son ami. Ses oreilles ne fonctionnaient qu’à peine, mais assez pour la suivre. Et comme il lui en fut reconnaissant : tant que Carlos appelait son nom, il savait où aller, quels que soient les pieds de table contre lesquels il se heurtait en chemin.

Tim sur le dos, il se fraya un passage. Dans la bonne direction. Vers l’endroit où son ami l’attendait.

— …Enfin…

— Al… !

Carlos poussa un cri muet en les voyant. Sans résistances, Godfrey était dans un état pire encore que Tim. Partout où sa peau n’était pas couverte par son uniforme, elle avait fondu net. Il paraissait bien plus abîmé qu’un cadavre ordinaire. Pourtant, il ne s’effondra pas, tenant assez longtemps pour déposer Tim au sol.

— …Tu es… encore conscient, Tim ? demanda Godfrey en s’agenouillant.

Incapable de trouver ses mots, Tim répondit d’un regard.

— …Ah… Bien.

Rassuré, il lâcha prise et perdit connaissance. Godfrey s’effondra. Carlos se pencha pour le soigner, mais quelqu’un d’autre s’interposa. Il leva la tête et découvrit à côté d’eux une fille de première année.

— Lia ?

— …Qu’est-ce qu’il a ? chuchota Ophelia.

Ses yeux étaient fixés sur l’homme étendu. Moins saisie d’horreur par son acte insensé que prise de pitié pour un mage bizarre.

— …Il est presque mort. D’abord il boit du poison de son plein gré et maintenant il se jette dans un brouillard de poison. Il fait des trucs pareils depuis sa venue ici ?

Carlos se contenta d’acquiescer, ce qui en disait plus que des mots. Des émotions qu’elle ne parvenait pas à contrôler montèrent en Ophelia, et sa voix se fit éraillée.

— …C’est de la folie. Il n’a pas toute sa tête. À quoi ça rime tout ça, Carlos ? Qu’est-ce qui mérite une telle souffrance… ?!

Sa question tenait presque du cri. Carlos avait attrapé de l’eau sur une table voisine et rinçait le poison sur la peau de Godfrey.

— Il ferait la même chose pour toi, murmura-t-il. Il est comme ça.

— …!

Ophelia en resta sans voix.

La panique régnait encore dans la salle autour d’eux, mais la médecin de l’école arriva en courant, son rugissement couvrant le vacarme.

— Nom d’un sort, quelle pagaille ! C’est l’œuvre d’qui, ça ? Il va y avoir des comptes à rendre pour m’avoir fait sortir d’mon bureau, foi de Gisela Zonneveld ! Mon remède vous f’ra regretter de n’pas être morts sur-le-champ ! Hurlez tant que vous pourrez, avec un peu de chance ça me mettra d’meilleure humeur ! Formez-moi un chœur de damnés, ou vot’ souffrance n’en finira jamais !

La médecin empoigna les victimes comme des bûches et les emporta, et la situation fut résolue aussi vite qu’elle avait commencé. La majorité des élèves avaient fui le nuage de gaz par eux-mêmes.

Ceux tombés dès le début avaient été rapidement évacués par des deuxième et des troisième année habitués à ces calamités. Godfrey faisait exception, ayant plongé de son plein gré dans le secteur le plus toxique.

Ses blessures étaient bien plus considérables que celles de quiconque.

Trois jours passèrent, l’école tout entière vibrant encore des rumeurs de l’incident et de ce qu’il avait entraîné.

— Je m’excuse. Je le pense sincèrement. Je regrette réellement.

À l’infirmerie, Godfrey était assis sur son lit, la tête basse. De nouveau conscient, mais pas totalement rétabli, son corps était encore bandé comme une momie. Un seul coup d’œil au regard noir de Carlos l’avait convaincu que le temps du repos était terminé.

Malgré les excuses de Godfrey, Carlos refusa de croiser son regard.

— …Je reste loin d’être convaincu. Quand est-ce que tu as écouté un seul mot de ce que je te dis ?

— Ce n’est pas vrai. J’accorde réellement de la valeur à tous tes conseils, je te le jure ! Tes paroles vont toujours dans mon intérêt. Je ne songerais jamais à les balayer d’un revers de main.

— Les faits prouvent le contraire.

— Et j’en suis désolé. Mais je devais… je devais le sauver. Je ne pouvais pas le laisser mourir là, tout seul. Mes jambes ont bougé toutes seules, même si c’était insensé.

Il ne pouvait pas nier ces sentiments. Les yeux de Carlos se remplirent de larmes.

— …Je sais très bien que c’est dans ta nature. Je crois même être celui qui le comprend le mieux, ici.

À ces mots, Godfrey ferma les yeux, la tête encore basse. Y voyant le signe que ses paroles l’atteignaient enfin, Carlos essuya ses larmes avant de forcer un sourire.

— Assez de sermons ! Je suis simplement heureux que tu sois revenu vivant. Tu vois de nouveau, et il n’y a pas de séquelles apparentes. Sois reconnaissant que le Dr Zonneveld soit compétente.

— …Je le suis. C’est juste que… j’aurais préféré ne pas me souvenir du processus de guérison.

On ne pouvait pas dire autrement : c’était de la torture déguisée en « soins ».

Godfrey frissonna au souvenir. Arrachant son esprit à cela, il se surprit à se demander ce qu’était devenu le garçon qu’il avait sauvé.

— …Alors, comment va Tim ? Je n’ai vu aucune trace de lui quand je me suis réveillé.

— Toc, toc !

Un élève fit irruption dans l’infirmerie. Godfrey et Carlos levèrent tous deux les yeux, stupéfaits, et virent une silhouette couverte de volants venir droit sur eux. Une petite fille adorable au sourire radieux.

— Salut, Godfrey, Whitrow ! Ça va ? Du sang dans les crachats ou dans l’urine ? Avec la quantité que vous avez inhalée, impossible de prévoir ce qui va déconner. Si vous remarquez quoi que ce soit d’anormal, dites-le ! Je ne peux pas fabriquer d’antidotes moi-même, mais je noterai tout et je le dirai au médecin ! Et si l’un de vous a besoin qu’on lui essuie là où je pense, je suis là ! Demandez-moi n’importe quoi !

Ce déluge de paroles les laissa tous deux clignant des yeux.

— A…attends. Une seconde, dit Godfrey en levant les mains. — Q…qui es-tu ? J’apprécie la visite, bien sûr, mais je n’ai aucun souvenir de t’avoir rencontrée.

— Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ? C’est moi.

La fille se désigna du doigt. Le léger relent d’hostilité sous ce maquillage discret finit par mettre la puce à l’oreille aux deux de deuxième année. C’était un garçon qu’ils connaissaient.

— …Tim

— …Tim ?!

— Ouais, ouais ! Qui d’autre ? Ah, oui, la tenue vous a trompés ?

Godfrey et Carlos acquiescèrent, et Tim fit une pirouette qui fit virevolter sa jupe.

— Tu sais combien j’adore les trucs mignons ! Si je me rendais mignonne, je me suis dit que je deviendrais inarrêtable ! Comme je venais te voir, j’ai mis le paquet, ça ne te fait pas d’effet ? Tu préférerais que j’opte pour quelque chose de plus formel ? Dis-moi tout ! Je suis partant pour n’importe quoi qui me rendra plus mignonne.

La passion de Tim dépassait Godfrey. Carlos fut le premier à se ressaisir et hocha la tête.

— …Alors tu te travestis ? Ça nous a pris de court, c’est sûr, mais ce n’est guère inhabituel chez les mages. Et tu es adorable ! Tu as bon goût.

— Mille mercis ! J’aurais dû me douter que tout ami de Godfrey aurait un goût impec !

Tim leva la main, et Carlos, de bonne grâce, tapa dedans. Entre-temps, Godfrey avait raccroché les wagons, se souvenant du magazine de mode et de sa remarque lancée en l’air. La tenue que portait Tim ressemblait nettement à celle que Godfrey avait indiquée.

Après cet accès d’enthousiasme initial, les épaules de Tim s’affaissèrent, et il lança à Godfrey un regard sombre.

— Bon… C’est un peu tard, mais merci beaucoup pour ce que tu as fait. Je t’en ai fait voir de toutes les couleurs, et je suis content que tu m’aies sorti de là.

Il exprima ses sentiments dans un yelgish simple. Godfrey s’était préparé au strict inverse. Il parut pris au dépourvu. Tim fit de son mieux pour expliquer.

— Franchement, j’y suis allé prêt à mourir. Mais vu que ce n’est pas arrivé… je sais pas, cet élan s’est volatilisé. Je sais que je suis entré surexcité, mais là, je me sens super bien. Je ne sais pas comment le dire, comme si la longue nuit noire avait enfin pris fin.

Cette métaphore décrivait son changement intérieur. Tim fixa Godfrey droit dans les yeux.

— Tu m’as sauvé la vie, Godfrey. Donc c’est à toi de décider ce que j’en fais. Je te suivrai où tu veux, jusque dans n’importe quel bourbier. Si je fais ça, je sais que je mourrai avec le sourire.

Godfrey déglutit, et Tim porta la main à sa poitrine, rayonnant. Puis il devint tout rouge.

— Alors… je peux rejoindre la Garde ? Je dérangerai pas, non ?

Il leva les yeux à travers ses cils.

Godfrey et Carlos échangèrent un regard et sourirent.

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