RoTSS T13 - Épilogue
Épilogue
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Traduction : Raitei
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La nuit qui suivit le concert d’apaisement des trois mages que Zelma avait organisée, Guy retrouva sa place légitime, annonçant la bonne nouvelle à la Rose des Lames.
— Ah…
L’entrée s’ouvrit d’un sort, et il entra, embrassant les lieux du regard. Le canapé où il s’était si souvent assis, la table où ses livres reposaient durant les révisions, la cuisine dont il connaissait les recoins les yeux fermés. La lumière douce des lampes de cristal, l’encens que Katie faisait brûler, jusqu’à sa peau, tout, dans l’atelier, lui semblait un foyer. Comment en aurait-il été autrement ? Il avait passé ici tant de temps.
— …J’ai l’impression d’être parti des années, alors que ça n’a même pas fait deux mois.
— Hum, subjectif, mais je parierais que ça m’a paru plus long à moi, grommela Pete en le dépassant, avant de se tourner vers Guy.
Nanao et Chela se tenaient à ses côtés, souriantes.
— Chaque jour a été une éternité, que je suis heureuse de te voir de retour, Guy.
— …Oui, tu es revenu. Revenu vers nous…
Des larmes lui montaient aux yeux, et Guy grimaça, haussant les épaules.
— Comme si j’allais pas finir par revenir. Comment je pourrais vous abandonner ? Y a un autre Guy que je connais pas, né sans cœur ?
— …Tu es sûr que tu n’y as jamais pensé ? Pas une seule fois ? demanda Pete en le fixant dans les yeux.
Guy bomba le torse, soutenant ce regard.
— Pas une seule fois. Je le pense vraiment. Logiquement, oui, j’étais conscient que c’était une option. Mais ça ne valait même pas la peine d’être envisagé.
Il se rappela cette discussion avec Mackley et les Barthé. Ils l’avaient beaucoup aidé pendant sa séparation d’avec la Rose des Lames.
Il comptait bien maintenir ce lien. Mais jamais il n’avait été tenté de passer de leur côté, telle était donc sa réponse. Pete sourit et s’approcha.
Rassuré, en sécurité, il enfouit son visage contre la poitrine de Guy.
— Alors ça va. Frotte-moi la tête. Je t’accorde une permission spéciale.
— OK, d’accord. T’as vraiment appris à te faufiler, dit Guy en reniflant.
Il se mit à lui ébouriffer les cheveux, et continua jusqu’à ce que le garçon soit satisfait. Enfin, Guy se tourna vers Katie, qui se tenait en silence près de la porte, aux côtés d’Oliver, une distance maladroite entre eux.
— Allez, Katie. Je sais pas ce qui s’est passé, et je vais pas te le demander. Quoi que ce soit, ça n’a pas d’importance. Je le savais depuis le début. Et toi ?
Les épaules de Katie frémirent. Elle était incapable de bouger par ses propres moyens. Nanao se précipita vers elle, lui prit la main et la mena jusqu’à Guy. Une fois trop proche pour que Katie puisse fuir ou se cacher, ses yeux croisèrent ceux de Guy, et quelque chose éclata au dedans.
— …Uwahhhhh…!
Elle laissa échapper une plainte et se jeta contre sa poitrine, frottant sa joue contre lui. Les bras de Guy se refermèrent dans son dos, la serrant fort. Ils en avaient chacun rêvé, mais s’en étaient privés. La chaleur qui leur avait tant manqué arracha à chacun un sanglot.
— …Bon sang, t’es bien chaude. T’as toujours été comme ça ? marmonna Guy, sentant la glace fondre en lui.
Il aurait aimé rester ainsi pour l’éternité, mais il desserra à regret son étreinte au bout de deux minutes. Il le fallait, il savait que la plus profonde des glaces ici n’était ni la sienne ni celle de Katie.
De toute son affection, il ébouriffa les cheveux de Katie, puis se détourna pour faire face à Oliver, qui avait presque réussi à ne rien laisser paraître tout du long. Oliver se répéta de composer un sourire d’accueil et d’étouffer les conflits intérieurs.
— …Bon retour, Guy. Je…
— Enlève-moi ce faux sourire du visage. Je peux pas le supporter.
Guy ne le laissa même pas finir. Et le masque qui couvrait le cœur d’Oliver se brisa. Le faux sourire se tordit, et ses lèvres tremblèrent, privées de leurs prochains mots.
— …! …!
— Aïe. D’accord.
N’y tenant plus, Guy l’attira dans une étreinte d’ours.
Oliver n’opposa même pas de résistance. Son corps était froid comme la glace. Cherchant à le réchauffer de sa propre chaleur, Guy chuchota :
— Je suis ok avec tout ça. Tu le sais. Je t’ai donné la permission. Je sais pas ce que c’était, mais ça n’a pas d’importance. Je te pardonne.
Il en rajouta, sans qu’un seul mot soit creux. En vérité, Guy avait une assez bonne idée de ce qui s’était passé entre ses amis. Oliver et Katie avaient maintenu une proximité délicate, et lui servait de tampon entre eux, une longue absence ferait inévitablement s’écrouler tout cela et laisserait à tous deux un fardeau de culpabilité.
Alors, avant toute chose, il devait leur faire déposer ce fardeau.
Un moment, il frotta le dos d’Oliver, puis il lui prit le visage entre les mains et lui releva la tête. Le visage mouillé de larmes, les yeux et le nez rougis. Et cela défit le dernier nœud en Guy.
— …Ah…
Il en était désormais certain : il était revenu pour arrêter ces larmes. Et, en même temps, il comprit que ses sentiments pour Katie n’avaient rien de pur. Quand il la tenait dans ses bras, ses pensées allaient vers quelqu’un d’autre.
— …Je suis aussi dingue que vous tous, marmonna Guy en essuyant les larmes d’Oliver du bout des doigts.
Une sacrée embrouille que cette relation dans laquelle il se trouvait, mais il choisit d’y voir la preuve qu’il avait sa place au sein de la Rose des Lames. Il ne voulait pas être normal. Ils étaient allés trop loin pour ça, et il était bien trop tard. Il serra Oliver encore une fois, plus fort qu’avant, et ne le lâcha que lorsqu’il fut sûr que les sanglots du garçon s’étaient apaisés.
Guy était convaincu et prêt. Il n’y avait plus rien à réfléchir, il pouvait redevenir lui-même et s’en réjouir.
Il se dirigea d’un pas décidé vers les placards, en ouvrit les portes d’un coup et inspecta l’endroit où ses pâtisseries étaient censées se trouver.
— Vous avez plus rien en stock, hein ? Le gâteau, passe encore, mais vous avez vidé tous les cookies et biscuits ? dit Guy. — Bon, on en refait un de chaque. Katie, reste pas plantée là, donne-moi un coup de main.
— Oh, d…d’accord !
Cela tira Katie de sa torpeur, et elle accourut. À partir de cet instant, tout redevint normal, et chacun retourna à ses habitudes. Pete s’affala sur une chaise avec un livre ouvert.
Chela mit la bouilloire sur le feu et aligna des tasses pour tout le monde.
Nanao était aux côtés d’Oliver, et tous deux s’installèrent sur le canapé.
— …Oh…, murmura Katie, versant des ingrédients dans un bol à l’aide d’une baguette.
— Quoi ? dit Guy, travaillant à côté d’elle.
À nouveau dans le même atelier.
— Quelque chose vient de se mettre en place ?
— …Oui, je crois, répondit-elle en hochant la tête.
Ses mains ne s’arrêtaient pas, mais elle le regarda, mettant des mots sur sa découverte.
— Tu es comme moi, Guy.
Guy sourit. Il n’eut même pas besoin d’acquiescer. Cela avait toujours été le lien entre eux. Tous deux étaient attachés au même homme. Leurs cœurs captifs de la même source[1]. Dans ce cas, mieux valait partager ces émotions l’un avec l’autre. Se souvenant de l’avertissement de Pete, Guy se résolut à le faire. Une relation bancale, ni vraiment fraternelle ni vraiment amoureuse entre les deux. À partir d’aujourd’hui, ils seraient tels des complices.
— Mélange bien les trois types de farine. La texture change du tout au tout si tu bâcles.
— Je me rappelle de tout. Combien de fois on a fait ça ensemble ?
Katie souriait, faisant sa part et Guy la sienne, en parfaite harmonie. Il y avait bien trop longtemps que le groupe ne les avait pas vus ainsi. Depuis le canapé, les bras autour d’Oliver, Nanao murmura :
— Tu vois, Oliver. Tu n’as rien perdu.
— …Oui… ici, tout va bien, dit-il d’une voix tremblante, en hochant la tête.
La vapeur s’élevait des tasses que Chela servait. De temps à autre, on entendait Pete tourner une page. La scène de leur atelier, telle qu’elle avait toujours été.
— Alors il est revenu sain et sauf ? Désolé que ça ait pris si longtemps, dit Gwyn.
Le lendemain du retour de Guy, Oliver se trouvait dans l’atelier secret de son cousin, sur la première couche, assis en face d’eux à la table et faisant son rapport. Lorsqu’il eut terminé, Gwyn prit un air contrit.
— On aurait pu apaiser l’énergie bien plus tôt, ajouta Gwyn. — Mais ce n’est pas une vraie solution, et on a pensé qu’il valait mieux qu’il apprenne d’abord à la contrôler. Après avoir discuté de la question avec le professeur Zelma, les choses ont tourné ainsi.
— Oui, c’est ce qu’il a dit. Deux fois par mois pendant un temps, au moins. Mon Frère, Ma Sœur, je vous suis vraiment reconnaissant. Je dirai la même chose à Rivermoore.
Oliver prit soin de mentionner le contributeur absent. Et ce nom fit naître un rare sourire au coin des lèvres de Gwyn.
— Héhé, ça avait l’air de lui plaire. Il se sent redevable envers toi. Et cette faveur ne rembourse pas grand-chose. À la première occasion, confie-lui une sacrée mission.
Son sourire vira au malicieux et Oliver tressaillit. Consciente de ce que ressentait son cousin, Shannon ajouta du lait à son thé, avec un doux sourire.
— Le piano de Cyrus… sa mélodie est si douce. J’aime… tellement l’entendre.
Oliver ne pouvait qu’approuver. Il avait entendu le concert d’apaisement de Rivermoore au Royaume des Morts et se souvenait vivement de l’étonnement que lui avait causé cette mélodie délicate et pleine de miséricorde. À l’époque, le contraste avec le comportement de l’homme l’avait troublé, mais la façon dont l’incident s’était déroulé et sa conduite sur le campus depuis avaient dissipé tout doute. Oliver savait que Guy était en sécurité entre ses mains.
La conversation s’éteignit, mais Gwyn n’enchaîna pas immédiatement sur le sujet suivant. Oliver savait parfaitement lequel ce serait. Pas une seule rencontre récente ne s’était achevée sans qu’on l’évoque.
— …Vu la politique sur le campus, je suis content que ton groupe se soit calmé. Le comportement de Farquois va bien au-delà de ce qu’on avait prévu. Lancer la théorie de l’invitation en cours, carrément. Ce n’est pas de l’audace, c’est de la folie. Non que je ne voie pas l’intérêt de plaider ça à Kimberly, mais…
Gwyn se massa les tempes en soupirant. Oliver comprenait parfaitement ce qu’il ressentait, mais ramena l’attention sur ce qu’il ne pouvait ignorer.
— Mais ce qu’il dit est vrai. Comme nous le savons bien.
Gwyn et Shannon répondirent par un silence pesant. Oliver prit une gorgée de thé, puis chercha derrière lui le moindre signe de présence. Il la trouva vite. Et s’il la trouvait, c’est qu’elle le voulait.
— J’aimerais voir ton visage, Teresa, murmura-t-il.
Sans la moindre hésitation, elle apparut, un genou à terre devant lui.
— Je suis là, milord.
— Mm, merci. Prends-en. Ils fondent dans la bouche, dit Oliver en désignant les biscuits et en tirant une chaise.
Teresa s’assit aussitôt, mais ne toucha pas aux biscuits, bien qu’il sût qu’elle les aimait. Oliver observa son profil et comprit bientôt.
— Tu as quelque chose en tête, on dirait. Miss Appleton ?
— !
Il avait visé juste, et elle parut choquée. Oliver sourit, et Shannon ajouta une cuillerée de sucre dans la tasse de Teresa. Si elle ne voulait pas de biscuit, autant adoucir autrement.
— Je m’en rends compte. Peu de gens te troubleraient hors de cette table. Et ses actes récents n’ont pas échappé aux regards. Je ne l’ai aperçue que brièvement moi-même, mais assez pour risquer une hypothèse. Elle veut éloigner Guy de nous ? Non, elle veut se l’approprier.
À partir des éléments qu’il avait, il élabora une théorie. Le silence de Teresa suffisait à confirmer, et il s’adressa aux émotions qui s’y heurtaient.
— Si tu ne me le rapportes pas, tu manques à ton devoir envers moi, mais si tu le fais, tu la trahis. Tu es prise entre ces deux impératifs ?
— …Comment… ?
— Parce que je pense à toi, même quand tu n’es pas là, dit-il. — Sur mes genoux.
Il pivota sur sa chaise, tapotant ses genoux. Elle glissa de sa chaise et se lova dans ses bras. Plongeant son regard dans le sien, Oliver parla doucement.
— Pour faire court, je n’ai pas l’intention d’y fourrer mon nez. Il est naturel que des gens hors de la Rose des Lames tombent amoureux de lui et pas seulement de Guy. Les gens ont des sentiments les uns pour les autres. Cela fait partie du monde, et je n’aurais jamais l’idée de l’interdire.
— …
— Cela changerait si Miss Appleton prenait des mesures drastiques. Un charme trop puissant, tenter d’éliminer la concurrence, etc. Mais ça ne m’inquiète pas pour l’instant. J’ai confiance que Guy affrontera le problème de face, et son comportement passé m’en dit assez sur le caractère de Miss Appleton. Et… je sais que je peux faire confiance aux amis qu’elle s’est faits.
Comprenant qu’elle était comprise dans ce nombre, Teresa y réfléchit en silence.
Cette réaction l’attendrit, et il ajouta un conseil.
— N’y pense pas trop. Contente-toi de faire ce qui est bien pour elle. Donne-lui des conseils si elle vient te voir, écoute-la râler. Pas besoin de tout me rapporter en détail. Le seul fait que tu sois une bonne amie l’aidera. Et cela sera précieux pour la guider vers une fin heureuse.
La pousser à être une bonne amie, avec la proximité adéquate. Il savait que c’était ce dont Teresa avait besoin, là, maintenant. Teresa réfléchit un moment, parvint à une conclusion, et frotta inconsciemment sa joue contre son torse.
— …Alors j’ai le droit de rester l’amie de Rita ? murmura-t-elle, avec un soupçon de sourire.
Sentant son soulagement et sa joie, Oliver lui rendit ce sourire. Il ne l’avait jamais vue réagir avec autant d’émotion à un problème concernant ses amis. Sa querelle avec Dean ou ses joutes avec Felicia, il en avait été témoin, mais cette fois, elle n’était mue que par ce qu’elle ressentait pour Rita.
— …Tu as changé, Teresa. Tu es bien plus expressive maintenant.
— …Vous m’aimez mieux comme ça ?
— Difficile de comparer. Mais j’aime te voir évoluer. Si seulement je le pouvais, j’aimerais veiller là-dessus pour toujours.
Alors qu’il lui caressait la joue, Oliver prit conscience de son dérapage.
Formuler même ce vœu était un péché. Car c’était lui qui envoyait cette fille à une mort certaine.
— …Désolé, je divague.
— Ça ne me gêne pas.
Teresa secoua la tête, souriant franchement désormais, et passa les bras autour du cou d’Oliver. Vu le peu de temps qu’il leur restait à tous deux, elle savait que « pour toujours » était une cruelle plaisanterie. Mais le vœu en lui-même la comblait d’une telle joie qu’elle en aurait presque pleuré.
Quelques jours après que la Rose des Lames eut retrouvé son équilibre. Oliver se trouvait déjà à la base quand Guy fit irruption, hors d’haleine.
— Yo, y a quelqu’un de libre ?!
— ? Qu’est-ce qu’il y a, Guy ? J’ai du temps, mais je suis le seul ici.
Oliver se leva, et cela seul fit pivoter Guy sur ses talons.
— On bouge ! Avant qu’il ne file !
Ne sachant de quoi il retournait, Oliver se lança à sa poursuite. Quelques minutes passées à dévaler des couloirs, et la réponse s’offrit à lui.
— Ah, te revoilà, Guy ! Tu as amené Oliver ?
— Oh ?
Oliver s’immobilisa, stupéfait. Cet homme ne devrait pas être là. Il avait quitté Kimberly diplômé il y a plusieurs années. De petite taille, mais plein de vie, une présence rassurante qui faisait vaciller jusqu’aux dangers du labyrinthe. Pas moins fiable aujourd’hui, et le sac à dos qu’il portait n’était pas plus petit.
— …Walker ? Pourquoi… ?
— Surprenant, hein ? dit Guy. — J’ai failli péter un plomb, moi aussi ! Il descend dans les profondeurs, alors j’ai couru voir si quelqu’un d’autre traînait dans le coin. Merde, j’aurais aimé que les autres soient là.
Il se passa la main dans les cheveux, frustré. Pendant ce temps, Walker s’approcha et posa ses deux mains sur les épaules d’Oliver.
— Ça fait un bail, Oliver ! Guy m’a fait un choc, lui aussi, mais toi, tu as tellement gagné en force que j’ai à peine pu te reconnaître ! Et pourtant, est-ce une impression, ou es-tu d’autant plus fragile ?
— Cela fait bien trop longtemps, Walker. Je suis en pleine forme, ne t’inquiète pas. Mais, s’il te plaît, ne me fais pas attendre. Qu’est-ce qui ramène un diplômé ici ?
Les remarques acérées de l’homme demeuraient déstabilisantes, si bien qu’Oliver détourna la question.
— Tu as déjà entendu parler d’un surveillant du labyrinthe ? demanda Walker, les mains sur les hanches. — C’est un poste ordinaire au sein du personnel administratif de Kimberly et, comme son nom l’indique, il consiste à veiller à l’entretien du labyrinthe. Je suis revenu pour occuper cette fonction. Je pose ma candidature depuis l’obtention de mon diplôme. Mes recherches ici étaient loin d’être terminées.
— Ah, tu fais donc partie du corps professoral maintenant. Collègue de Gwyn, Shannon et Rivermoore ?
— Ouais, je les ai tous vus ! Gwyn et Shannon n’ont pas changé d’un iota ! Mais Rivermoore, c’était un choc pour les sens. Je ne l’aurais jamais imaginé devenir prof titulaire ! Haha, toutes ces parties de chat que je faisais avec ses familiers, ça me rappelle des souvenirs. Pas sûr que ce soit l’expression qui convienne. Être ici me donne l’impression que c’était hier, marmonna Walker en jetant des regards autour de lui.
On savait de lui qu’il avait passé davantage de temps dans le labyrinthe que sur le campus, si bien que ce sentiment se comprenait. Au bout d’un instant, son regard revint à ses cadets.
— Comme eux travaillent sur le campus, je n’aurai pas souvent l’occasion de vous voir. C’est bien dommage.
— Hein ? On ne te croisera pas par ici ? dit Oliver.
— Pas vraiment, non. Le poste de surveillant du labyrinthe que j’ai décroché était libre depuis un bon moment : c’est celui d’enquêteur des profondeurs extrêmes. En clair, j’ai pour mission d’étudier tout ce qui se trouve en dessous de la sixième couche. C’est un travail d’une difficulté et d’un danger insensés, alors ils n’allaient pas confier ça au premier venu. J’ai dû faire mes preuves longtemps. Je pensais en avoir pour une dizaine d’années, et au final, j’ai réussi à tout boucler alors que vous étiez encore élèves ici !
Walker accompagna cela d’un sourire désinvolte, mais ils imaginaient aisément le rythme d’enfer qu’il avait dû s’imposer. Les détails différaient, mais les exigences de ce travail étaient probablement aussi élevées que celles d’un professeur de Kimberly. L’atteindre en dix ans aurait déjà été un exploit et Walker y était parvenu en un tiers de ce temps. Il avait dû se démener, accumuler des accomplissements et ni l’un ni l’autre n’aurait su imaginer lesquels.
— …La sixième et en dessous ? C’est au-delà même de la zone autorisée aux élèves. Enfin, sauf… dit Guy.
— Oui, c’est là que je me suis perdu pendant près d’un an. J’ai juré que j’y retournerais un jour, peu importent les années ou les décennies que ça me prendrait.
— Hmm, et n’ai-je pas dit que je brûlais d’en entendre davantage ? coupa une nouvelle voix.
Oliver et Guy sursautèrent et se retournèrent pour voir un professeur d’un passage latéral. Un visage merveilleusement androgyne au-dessus de robes criardes, c’était à n’en pas douter Rod Farquois.
— …Professeur Farquois.
— Oh, b’jour, professeur Farquois. Hmm ? Vous avez dit ça ? cligna Walker en penchant la tête.
Farquois pinça les lèvres, mais se reprit vite.
— Je l’ai dit ! Vos expériences m’intriguent, et je vous ai proposé que nous en parlions longuement, peut-être même ce soir.
— Ah oui, j’avais cru à de la politesse. Désolé, c’est ma faute. Je n’avais que le labyrinthe et mes cadets en tête !
Prenant conscience de sa bévue, Walker était tout prêt à s’excuser, et cela fit visiblement tressaillir Rod Farquois. Pour des raisons qui échappaient totalement au Survivant. Il rayonnait, tout occupé à faire une proposition.
— Hé ! Si on bavardait un peu en allant vers la sixième couche ? J’adorerais montrer aux gamins à quoi ça ressemble, et ils seront plus en sécurité avec un professeur.
— …Grand Dieu. Non seulement vous ignorez mon invitation, mais vous comptez aussi faire de moi un garde du corps ?
— Pas tenté ? Dommage ! Il faudra qu’on parle un autre jour, alors. Ça risque de prendre du temps, je ne remettrai pas les pieds sur le campus avant au moins un mois !
Sur cette promesse tonitruante, Walker tourna les talons. Oliver et Guy en restèrent bouche bée.
Farquois fut sur Walker en un éclair, la main serrant son épaule avec force.
— Ai-je dit que non ? Garde du corps ? Soit ! Je m’en chargerai bien volontiers. Je n’ai aucune raison de refuser. Ça ne me fera même pas transpirer.
— Voilà l’esprit ! Je compte sur vous !
Walker se retourna, saisit la main de Farquois et la secoua vigoureusement. Le visage du grand sage se mit à tressaillir de plus belle. Scène rarissime, et ni Guy ni Oliver n’osèrent bouger.
Mais, enfin, leurs esprits rattrapèrent le présent.
— …Euh, Walker ? dit Oliver.
— Tu veux vraiment que…, commença Guy.
— Ouais, vous deux, venez jeter un œil à la sixième couche ! Mes prérogatives me permettent seulement de vous mener jusqu’à l’entrée, et si vous alliez au-delà, vous mourriez probablement, donc ce sera juste un petit coup d’œil.
Déclaration terrifiante, mais qui piqua assurément leur curiosité. L’offre du Survivant fit échanger un regard à Guy et Oliver… puis tous deux acquiescèrent.
Et ainsi commença le périple de leur petite troupe hétéroclite. Farquois tentait sans cesse de questionner Walker sur ses expériences, perdu au-dessous de la cinquième couche, et Walker répondait avec effusion. Toutefois, même Oliver et Guy sentaient que les détails étaient assez pointus.
— C’était partout pareil, presque rien de comestible sur la sixième couche, dit Walker. — Quand les vivres que j’avais emportés sont passés sous les vingt pour cent, j’ai su que j’étais fichu. Mais je me suis aussi dit qu’il doit bien y avoir des espèces magiques qui se sont adaptées à cet environnement hostile. Peut-être sous terre, où les variations sont moins marquées.
— Mmmh, c’est fascinant. Mais on dirait que vous ne parlez que de nourriture. J’aimerais bien entendre parler d’autre chose, aussi…
Farquois devenait visiblement impatient. Et pour cause, Walker n’avait encore évoqué que la nourriture. Oliver et Guy suaient à leur suite et comme Walker imposait un rythme soutenu, ils ne pouvaient se détendre une seconde.
Autant dire que c’était une course à travers le labyrinthe et ils la maintinrent jusqu’aux deuxième et troisième couches. Sans qu’ils s’en rendent compte, ils atteignirent la place de la Bibliothèque.
Là, les privilèges de Walker lui permirent d’éviter l’épreuve, et ils filèrent tout droit dans la Bibliothèque des abîmes.
— Bonjour, bibliothécaires ! lança Walker d’emblée. — Ne me regardez pas comme ça. Je ne vais pas encore préparer le dîner ici ! Je ne fais que passer ! Continuez comme ça !
Les harpies qui virevoltaient en s’occupant des livres dans la tour, les faucheurs derrière leurs guichets, toutes les têtes se tournèrent vers eux. Rien à voir avec la manière dont elles réagissaient avec les autres. Oliver se rappela comment Walker avait plaisanté, un jour, qu’il ferait un ragoût ici… avant de frôler la mort pour ça. Si ces créatures lui en voulaient toujours, alors oui, c’en devenait presque risible.
Ils traversèrent ensuite les plaines où Oliver avait affronté le philosophe Demitrio, puis parvinrent au Canyon du Dragon des Flammes, là même où le vieu fou Enrico avait trouvé la mort.
Observant les wyvernes tournoyer autour de leurs nids tapissant le ravin, Walker jeta un regard en arrière vers ses cadets.
— Vous êtes déjà allés jusqu’à la cinquième couche ? C’est un peu tôt, j’imagine. La plupart doivent être en sixième ou septième année pour descendre aussi profond.
— … Pas encore, non, dit Oliver. La réponse prudente.
Ne voulant rien laisser paraître, il décida d’emboîter le pas à Walker comme si cet endroit lui était inconnu. En revanche, pour Guy, c’était bel et bien une première, et son front se plissait profondément.
— Ouais, moi non plus, dit-il. — On va vraiment traverser ça ? Je suis pas super confiant.
— Oh, t’en fais pas ! Faut juste s’arranger pour que les dragons ne vous repèrent pas ! Et gérer s’ils vous repèrent ! Une fois, j’ai traversé en tenant un œuf volé contre moi !
Walker y alla de l’anecdote personnelle, mais cela n’avait rien d’utile. Oliver et Guy échangèrent un regard, et, sentant leur nervosité, Farquois soupira.
— Cela dit, avancer à quatre n’a rien de discret. Mieux vaut former deux binômes. Je peux faire face à tout ce qui rôde ici, et ce sera plus utile aux élèves de quatrième année.
— Oh, bonne idée, professeur Farquois. Ça vous va de prendre Oliver ? J’ai déjà eu Guy sous mon aile, j’aimerais voir comment il bouge là.
— Attends, c’est un test maintenant ? Je suis même jamais venu ici !
Guy chancela, mais ils étaient allés trop loin pour reculer. Le plan décidé, ils se mirent en route à travers la cinquième couche. D’abord, des sorts les camouflèrent à l’approche du canyon, et, quand les wyvernes s’éloignaient, ils se glissèrent à l’intérieur. Au fond du relief, Oliver balaya vite les alentours du regard. Sa première pensée alla au lindwurm, mais pour l’instant du moins, il ne sentait rien d’aussi vaste. Se faire repérer par lui si tôt prouverait qu’ils n’avaient rien à faire ici.
Une fois tout le monde en bas, ils commencèrent à parcourir le fond du gouffre. Les wyvernes tournoyaient au-dessus d’eux, avec des drakes de petite et moyenne taille qui s’agrippaient aux parois. Pour les éviter efficacement, les paires durent fréquemment se séparer. Oliver se retrouva ainsi pratiquement seul avec Farquois. Et, profitant de l’occasion, il entreprit de sonder le mage. En commençant par ce qui lui trottait en tête depuis la descente.
— Euh, Professeur, vous me semblez un peu différent aujourd’hui.
— …Mmh ? Oh, tu le remarques ? Oui, je suis un peuuuuuuuuu agacé. Honnêtement, je croise rarement quelqu’un d’aussi immunisé contre moi, grommela le grand sage.
Oliver savait bien qu’il s’agissait de Walker. Il était plus qu’évident que Farquois ne tenait pas les rênes de cette conversation. Son charme, fameux pour sa puissance, ne lui offrait aucun avantage dans ces échanges.
— C’est un dur à cuire. Son cœur est depuis longtemps captivé par autre chose, je n’ai aucune prise. Ah… l’avouer à voix haute est humiliant ! Quelle excuse lamentable…
Farquois renversa la tête en arrière, la mâchoire serrée, un air qu’on voyait souvent chez les non-mages. Cela déconcerta Oliver. Le grand sage avait toujours paru au-dessus de tout, mais ses actes, aujourd’hui, trahissaient l’humain en sa personne. À moins, songea Oliver, que cette vulnérabilité ne fasse elle aussi partie de son pouvoir de séduction.
Alors qu’Oliver observait et réfléchissait, Farquois se tourna soudain vers lui.
— Je pourrais en dire autant de ton ami Mr. Reston, quoique à un degré moindre.
— Oh, Pete ?
— Oui. Que les autres soient fascinés par moi, c’est normal. Mais je n’ai pas souvent des jeunes qui feignent cette fascination pour se rapprocher. Ça m’a agacé, alors je ne lui ai pas accordé beaucoup d’attention. Pour être franc, en tant que reversi, j’avais plutôt prévu de garder un œil sur lui avant tout.
Farquois haussa les épaules, soupirant comme si c’était un grand regret. Mais cette déclaration prit Oliver de court.
Il se préoccupait depuis longtemps des effets du charme sur Pete, mais il ne lui était jamais venu à l’esprit que Pete pouvait simplement faire semblant. Oliver ne pouvait pas nécessairement avaler tout cru l’avis de Farquois, mais c’était aussi un fait que Pete avait désormais les pieds sur terre comme mage. Ironie du sort : cela s’était retourné contre lui.
L’esprit d’Oliver commença à se pencher sur les motivations de Pete, mais il se rendit vite compte que cela pouvait attendre. Quels que fussent les plans de son ami, ce qui importait, c’étaient les intentions de Farquois.
— Donc votre plan était de faire entrer Pete dans votre groupe ?
— Ce n’était pas tant un plan qu’une habitude… c’est simplement ce qui se produit, en général. S’il fait exception, tant mieux. Par nature, ce trait laisse souvent les enfants reversi profondément isolés, et je les ai tous arrachés à la fange. Mais Mr. Reston, lui, n’était pas dans cette situation. Il reçoit déjà toute l’affection dont il a besoin, grâce à vous tous.
— …
Cela ébranla encore davantage Oliver.
Il allait de soi que le mage savait parfaitement qui étaient les amis de Pete. Là n’était pas la question. Ce qui le troublait, c’était la raison pour laquelle ils recueillaient tous ces reversi.
Personne n’imaginait que cela relevait de la bonté ou de la compassion, inutile même de feindre de l’invoquer. Et pourtant, Farquois venait d’en parler.
Deux explications possibles s’offrirent alors à lui : soit Farquois le prenait pour un idiot, soit sa personne se moquait royalement de cette conversation. Instinctivement, Oliver pencha pour la seconde. Mais si tout cela n’était que de l’indifférence de sa part, alors toutes les petites perches qu’Oliver avait tendues pour sonder Farquois ne servaient à rien. C’est ainsi qu’il décida d’aller plus loin, de tenter d’effleurer son intention réelle. Il n’avait rien à perdre.
— Permettez que je sois un peu franc, je n’arrive pas du tout à vous cerner.
Il s’arrêta net et se tourna vers le mage. Sentant le changement d’humeur, Farquois se tourna aussi.
— Mmh ? Tu essayais ? C’est bien présomptueux.
— Je crois que c’est tout naturel. Votre comportement est beaucoup trop extravagant pour Kimberly. Et vous le savez, mais vous refusez de changer ou même de transiger. J’ignore pourquoi. Je ne vois pas ce que vous pensez accomplir avec cette mise en scène, ni ce que vous voulez vraiment. Et sans cela, je suis bien obligé de vous prendre pour un fouteur de merde suicidaire.
Il choisit délibérément des mots durs, en parlant avec un air renfrogné. Il sentait que c’était risqué, et cela lui valut effectivement une grimace.
— On dirait que je t’ai causé bien des soucis. Ma tête te paraît-elle si facile à trancher ?
— Pas vraiment. Mais la lame de la directrice n’est pas exactement émoussée.
— C’est juste. J’irais jusqu’à dire que nul autre en vie n’a une volonté aussi affûtée. Après tout, elle gouverne à elle seule l’une des clefs de voûte du monde, dit Farquois. — Cependant ce n’est pas un travail humain. Ça me fait mal rien que de la regarder.
Le grand sage ne semblait pas s’en inquiéter. La sorcière pouvait réclamer sa tête dès le lendemain, et sa personne n’éprouvait pourtant que de la pitié pour elle.
Oliver ne trouva rien à répondre. Là où il se tenait, aveuglé par la vengeance, aucune souffrance ne l’aurait poussé à prononcer ces mots.
— Tu veux savoir ce que je veux, Mr. Horn ? Je ne le cache pas. Si tu veux savoir, je te le dis maintenant.
— …!
Cette amorce coupa le souffle d’Oliver. Les mots suivants allaient être décisifs. Était-ce un mage fou indigne d’être écouté, ou ce discours contenait-il un fragment de vérité ? Ses yeux s’efforcèrent d’en discerner la différence, et Farquois parla doucement.
— Je veux changer le monde. Non-mages, demis, mages, tout ce que nous appelons des personnes. Faire un lieu où pas un seul d’entre eux ne sera qualifié de combustible.
Qui posait la question, et qui y répondait ? Oliver en perdit soudain le fil.
— C’est une application, et même une extension, des principes des droits civiques, reformulés dans un langage accessible au plus grand nombre. Rien de bien étonnant, en vérité. Tout ce que j’ai fait ou dit devant mes élèves allait précisément en ce sens. Si l’on s’en tient simplement à cela, aucune explication ne devrait être nécessaire.
Réprimant les battements affolés de son cœur, Oliver tenta de saisir les faits. Qu’était-ce ? Que se passait-il, au juste ? Farquois connaissait le passé d’Oliver et s’en amusait ? Dans ce cas, il fallait l’abattre ici et maintenant. En serait-il capable, même avec une Spellblade ?
Attends, calme-toi. N’oublie pas que Guy et Walker sont juste là-bas. Ne te précipite pas. Continue de parler.
— C’est… tiré par les cheveux, dit tant bien que mal Oliver. — C’est contradictoire. Vous, le grand sage, partisan des droits civiques ? Mais les ultraconservateurs des Cinq Rod vous ont choisi, et vous avez accepté leur offre de venir à Kimberly… ?
— Où est la contradiction ? Les Cinq Rod ne savent pas ce que je vise, et s’ils entendaient parler de mes gestes, ils n’y verraient qu’un simple coup tactique, une fantaisie de plus. Mon opinion ? Ils s’en moquent. Tout ce qui compte pour eux, c’est que je serve leurs plans contre Esmeralda. Leur attention tout entière converge vers Esmeralda, au détriment de tout le reste.
De nouveau, une note de pitié dans la voix. Oliver observait le moindre de ses mouvements, ce qui lui valut un sourire de Farquois.
— Tu veux discerner mes motivations et décider comment agir à leur lumière ? Je te le dis, tu n’as rien à discerner et aucune action à entreprendre. Je continuerai d’agir exactement comme je l’ai fait et ne demanderai rien en retour à vous autres élèves. Fondamentalement, je n’ai besoin d’aucun soutien ni d’aucune coopération. Cela dit, on parle de moi, les gens ont tendance à m’aimer même quand je n’y mets aucune intention.
— …
— Ne te fais pas de souci. Je m’en charge. Je vous offrirai à tous un avenir meilleur. Mais sache ceci : je suis le grand sage, Rod Farquois, et je ferai en sorte que cela paraisse facile.
Accablé, Oliver resta là, immobile. Le grand sage tourna les talons et repartit. L’esprit refusant de bouger, Oliver suivit et ses oreilles saisirent une remarque marmonnée, le mage parlant pour soi.
— Amer que la preuve vienne trop tard ? Non. C’est ta mort qui est venue trop tôt. Finalement, c’est moi qui devrais me plaindre.
Et ces derniers mots transformèrent en certitude un doute qu’Oliver nourrissait depuis longtemps.
Ce mage a rencontré ma mère.
Il en était désormais certain. Il avait déjà perçu ces relents dans la conduite de Farquois, et en tant que fils de Chloe Halford, il savait reconnaître sa marque. C’était cela qui l’avait tant troublé : Farquois agissait sous l’influence de Chloe Halford.
Oliver se demanda s’il existait quelqu’un de plus digne de confiance. Il eut beau retourner la question, il ne trouva rien à opposer à l’évidence : pour lui, sa mère incarnait une force d’une certitude inébranlable.
Et lorsqu’il plaçait côte à côte les décisions de Farquois et celles de Chloe Halford, tous ses doutes se dissipaient. Agir selon ce qu’il jugeait juste, comme Chloe Halford l’avait toujours fait, que ce fût à Kimberly, ou même au prix d’affronter les chasseurs de Gnostiques.
Et si le grand sage suivait la même voie…
— …?
Cette idée fit naître un doute nouveau. Non sur Farquois, mais sur Oliver lui-même. À savoir, ce mage n’était-il pas mieux placé que lui pour affronter Esmeralda, les chasseurs de Gnostiques, et le monde magique tout entier ? N’était-il pas mieux à même d’accomplir cet exploit épique ?
Rod Farquois était un grand mage. Tout le monde dans le monde magique connaissait son nom, même si l’on ne comptait que les autres mages, ses partisans dépassaient largement le millier. Un nombre de loin supérieur à ceux qu’il avait gagnés grâce aux relations de sa mère et il était terrible de seulement envisager de comparer leur force individuelle.
Lorsque Farquois affirmait n’avoir besoin d’aucun soutien ni d’aucune coopération, ce n’était en rien une exagération. Ce mage avait la force d’imposer la question. C’est pourquoi Farquois se permettait joyeusement de contester ouvertement le style de Kimberly. Là où Oliver ne pouvait que se tapir dans l’ombre, le grand sage pouvait se montrer en pleine lumière, au centre de la scène.
Cette histoire finirait tôt ou tard avec une tête qui tombe. Il avait trouvé cette prédiction pertinente… mais de quel droit pensait-il cela ? N’éprouvait-il pas les mêmes inquiétudes ? Combien de fois avait-il échappé de justesse à la mort sur la route laissée par ces trois professeurs abattus ? Même Darius aurait pu l’écraser dans d’autres circonstances. Enrico n’avait été évité qu’au prix de la vie de nombreux camarades. Quant à Demitrio, il avait, en pratique, perdu : seule l’intervention de Yuri avait renversé la situation. Oliver aurait pu mourir à n’importe quel instant sur cette trajectoire. S’il vivait encore, c’était par une chance insolente.
Mais qu’en était-il de Farquois ? Il montait le corps enseignant entier contre lui et continuait pourtant de survivre en dictant ses propres conditions. Peut-être que les autres professeurs empêchaient Esmeralda de réagir violemment mais, au fond, Farquois agissait comme s’il savait qu’ils la retiendraient. N’avait-il pas appris, mieux que quiconque, que Kimberly n’était pas un lieu où l’on survivait grâce à la simple chance ?
— … ?
— … ?
Cette pensée fit vaciller Oliver. Il savait qu’il poussait l’idée trop loin.
Mais si… il laissait simplement Farquois poursuivre sa route ? Ce serait si simple. Ses camarades envisageaient déjà de rester en retrait pendant un an, pourquoi ne pas aller au-delà ? Il lui suffirait d’attendre, et la réponse viendrait d’elle-même.
Soit Farquois tiendrait parole et parviendrait à bannir Esmeralda du monde magique, soit il échouerait et y laisserait sa tête, plongeant Kimberly et les Chasseurs de Gnostiques dans la discorde. Dans les deux cas, ses camarades sauraient en tirer parti. Tant qu’il ne courait pas le risque d’être pris entre deux feux, il n’y avait rien à perdre, quoi que fasse Farquois.
On pourrait objecter que cela rendrait sa vengeance plus difficile à accomplir. Mais Oliver et ses camarades venaient de conclure, une fois encore, qu’ils ne pouvaient pas privilégier la vengeance au détriment de leur mission. Et s’il laissait Farquois agir… alors ses camarades seraient en sécurité. Il n’aurait pas à les précipiter dans les flammes. Il pourrait mettre ses cousins à l’abri de la guerre. Il pourrait prolonger un peu la vie de Teresa…
— … Ngh… Haah… haah…
La respiration courte, Oliver avança. Une tentation trop grande pour être secouée d’un revers, donnant naissance à un désir trop désespéré.
Tandis que la tourmente intérieure d’Oliver faisait rage, le groupe progressa le long du canyon. Deux heures après leur arrivée, ils atteignirent la fin de la cinquième couche. Une grotte s’ouvrait à la base du canyon, et au-delà s’offrait une tout autre vision.
— Nous y sommes ! lança Walker.
Il y eut un écho.
— Un peu plus loin, c’est la sixième couche, communément appelée les Monts Tortueux
Oliver et Guy laissèrent tous deux échapper un souffle. C’était un spectacle qui pouvait ôter les mots à quiconque.
S’il fallait décrire la vue, c’était une chaîne de montagnes où les notions de haut, bas, gauche et droite avaient perdu tout sens. Un vent glacé y soufflait, changeant sans cesse de direction, avec une telle force que des blocs gros comme des collines étaient emportés, projetés dans tous les sens.
De leur point de vue, ces blocs flottaient, mais ce n’était pas, techniquement, exact. L’attraction gravitationnelle elle-même changeait en permanence. Tout ne faisait que chuter de manière imprévisible. Seuls les rochers en contact avec les parois demeuraient fixes. Cela signifiait qu’il y avait des montagnes dans toutes les directions, et même celles-là se tordaient en labyrinthes tridimensionnels complexes. Nulle trace de vie, peut-être ce lieu ne la permettait-il tout simplement pas.
— …J’en ai lu des descriptions…, dit Oliver.
— …Mais en vrai, c’est encore pire, ajouta Guy. — Tous ces dragons paraissent totalement inoffensifs.
Oliver oublia toutes ses autres préoccupations, partageant l’étonnement de Guy. Il était clair qu’aucun d’eux ne pourrait survivre ici et le fait que Walker travaillât maintenant en ces lieux soulignait à quel point ses talents devaient être grands.
— Puis-je avoir une réponse maintenant, Mr. Walker ? demanda Farquois, le ton pressant. — Vous êtes le seul élève répertorié à avoir sérieusement exploré cette couche et à être revenu pour en raconter l’histoire. Même parmi le corps enseignant, seuls quelques élus se sont jamais aventurés à cette profondeur. Qu’avez-vous vu ici ?
Tandis que le grand sage parlait, Walker avait posé son sac au sol et faisait des étirements. Ses yeux restaient rivés sur le panorama devant eux.
— Je suis revenu pour en avoir le cœur net. J’ai hâte. Mon cœur chante à tue-tête. J’ai enfin le droit de m’attaquer à ça !
Sa voix tremblait d’excitation. C’était clairement un rêve devenu réalité. Comprenant qu’insister davantage ne mènerait à rien, Farquois baissa la tête.
— Vous m’avez complètement oublié. Tout ce voyage aura été une perte de mon temps ! Soit, qu’il en soit ainsi. C’est moi qui ai dit que ça ne me ferait pas suer.
Abandonnant ses efforts, Farquois tourna les talons et s’éloigna.
Oliver et Guy sursautèrent et se tournèrent vers sa personne.
Une voix parvint par-dessus l’épaule du grand sage.
— Vous avez eu votre aperçu, les garçons. Il est temps de rentrer chez vous. Je vous conduirai jusqu’à la quatrième couche, cela devrait suffire, n’est-ce pas, Mr. Walker ?
— Ouais, merci. Désolé d’être comme ça, professeur Farquois. Il faudra qu’on ait une vraie discussion à mon retour.
Le ton de Walker avait changé du tout au tout. Il n’avait pas jeté un coup d’œil à Farquois, mais c’était le premier véritable signe qu’il était effectivement conscient de la présence du grand sage. Cela prit Farquois par surprise, et le grand sage renifla, d’un air embarrassé.
— Je ne placerai pas mes espoirs trop haut. Allez-y, amusez-vous. Essayez simplement de ne pas mourir.
Difficile de dire si c’était un encouragement ou une pique. Dans un cas comme dans l’autre, Farquois remontait déjà la grotte. Oliver et Guy firent un pas pour le suivre, puis se retournèrent une fois.
— Nous attendrons ton retour sain et sauf, Walker.
— On se refera un barbecue à la première couche ! Je m’assurerai que toute la bande soit là !
Ils le pensaient tous les deux. Walker n’ajouta rien. Il leur lança juste un pouce levé. Une vision qui rendait l’inquiétude difficile. En lui faisant confiance, les garçons tournèrent les talons et prirent le chemin du retour vers le campus au-dessus.
***
Toutes les divinités vénérées par les Gnostiques exigeaient des serments en retour, et ces serments imprégnaient la vie de leurs fidèles, les éloignant de la norme. Pour ne pas être découverts, ils devaient multiplier déguisements et subterfuges. Toutefois, dans tous les cas, plus leur nombre grandissait, plus il devenait difficile de rester invisibles.
Se dissoudre dans des villages ordinaires, fonder leurs propres hameaux au cœur du désert… chaque méthode cessait d’être viable dès que la population dépassait un certain seuil.
Mais leurs divinités ne leur imposaient pas que des contraintes.
En retour de ces efforts, ils leur accordaient des miracles.
Grâce à eux, certaines choses devenaient possibles, jusqu’à l’existence d’une communauté de grande ampleur échappant à la vigilance non seulement des non-mages, mais aussi des mages.
Ainsi naquit le sanctuaire souterrain de l’Ordre de la Lumière Sacrée, une immense caverne ignorée de tous, nichée sous l’extrême ouest de l’Union, où se trouvait le cœur de la vénération de leur secte. Plus de huit mille fidèles vivaient dans ce village enfoui, leurs existences soutenues par les nombreux miracles octroyés par la divinité d’Uranischegar.
Toutes les habitations étaient construites en polyèdres réguliers, dont les innombrables faces donnaient aux rues l’apparence d’une ruche déroulée dans la longueur. La perfection de cette conception était garantie par leur dieu, et tant qu’ils vivaient selon les serments, les fidèles d’ici ne souffraient d’aucune gêne.
— Comme c’est uyun uyun.
Le sanctuaire lui-même était conçu pour dominer du regard la vie des fidèles, lui aussi était bâti de polyèdres accolés. Dans une salle proche du sommet se trouvait un siège réservé aux plus révérés.
Une jeune fille vêtue d’un habit d’un blanc pur y était assise, et le murmure qui franchit ses lèvres fit se figer l’homme qui lui donnait à manger du pain trempé dans la soupe.
— …Cela ne vous plaît pas ? Mes excuses.
— Non, pas la nourriture, Helissio. Je parle de toi. Le pain est très bon. C’est extra pwaks pwaks. As-tu changé la température du four ?
La jeune fille sourit. Ses yeux ne s’étaient pas ouverts une seule fois. Helissio lui rendit son sourire, portant une main à sa poitrine en signe de révérence.
— Merci, dit-il. — Nos serments exigent que notre nourriture reste simple, mais si je peux vous offrir le moindre plaisir dans ces limites…
— Pourquoi en changer la forme et la texture chaque jour ? coupa une voix plate.
Helissio leva les yeux et vit un homme chauve vêtu de la même humble robe monastique que lui. Le visage du chauve était dénué d’expression, étrangement impassible, comme s’il avait été moulé dans le plâtre. Les yeux fixés sur le contenu du plateau, il ne bougea que les lèvres, et encore, très légèrement.
— Hier, c’était tranché fin. Avant-hier, en cubes. Il y a trois jours, il y avait une pâte de légumes étalée dessus, et aujourd’hui, vous l’avez trempé dans une soupe de haricots. À quoi servent ces modifications ? Ne suffirait-il pas de répéter la forme la plus optimale ?
Helissio fit la grimace et retourna à sa tâche, nourrir la fille. Il déchira un morceau de pain, le trempa dans la soupe et l’apporta avec soin à la bouche de la jeune fille.
— Je doute que vous compreniez. Mais les humains se lassent vite de la même chose. Répéter quoi que ce soit finit par en vider la joie. Peut-être que cela ne fait que refléter nos propres imperfections.
— Héhé, moi, j’aime toute ta nourriture, Helissio. Je ne pourrais pas en choisir une seule. Celle-là est la meilleure, celle d’hier aussi, en fait elles sont toutes les meilleures. Il n’y a rien de mal à avoir plein de bonnes choses.
— Plusieurs choses… optimales ? C’est contradictoire. Je ne saisis pas.
Déconcerté, l’homme pencha la tête, à un angle beaucoup trop prononcé pour qu’on puisse réellement appeler ça un simple geste de confusion. On aurait dit une imitation maladroite d’un comportement humain dont on lui aurait un jour expliqué qu’il convenait dans ce genre de situation.
La jeune fille avala son morceau et reprit :
— Tu t’inquiètes pour Kunigunde, Helissio ?
— …Pour être honnête, oui. Nous n’avons reçu aucune nouvelle depuis le début de sa mission d’infiltration. Je sais que l’endroit où elle se trouve rend toute communication difficile, mais…
Cet aveu lui arracha visiblement quelque chose, mais il releva brusquement la tête, ayant aperçu du nouveau. Cette position, qui dominait tout leur camp, offrait une vue d’ensemble. Il avait repéré l’un des leurs qui descendait le sentier du côté opposé des logis, par le passage menant à la surface.
— Le vieux Evit et Nicolas sont de retour. Ils ne tarderont pas à faire leur rapport.
— J’aimerais aller les accueillir. Helissio, tu me tiens la main ?
— Avec joie.
Helissio se leva et prit docilement la main de la jeune fille. En avançant, elle gardait les yeux clos, ses mouvements trahissant ceux d’une enfant qui ne voyait pas. Ils se dirigèrent vers l’ouverture, le chauve les suivant en silence, tandis que le mur du sanctuaire se remodelait en un escalier fluide descendant vers les niveaux inférieurs. Durant leur lente descente, ils croisèrent leurs collègues revenus de mission.
L’un était un vieil homme élancé, tenant un long bâton pentagonal : le prêtre Evit. Il posa un genou à terre devant la jeune fille.
— Lady Linnea, vous n’aviez point besoin de venir jusqu’à moi. J’aurais traîné mes vieux os jusqu’à vous bien assez tôt.
— Même si c’est vrai…
— … tu sais que ça poussera Lady Linnea à venir te voir !
D’autres silhouettes rejoignirent le groupe initial. Deux voix chantantes, difficile toutefois de dire si elles appartenaient à deux fillettes distinctes, puisque leurs corps étaient soudés jusqu’au torse. Pourtant, leurs pas ne flanchaient jamais. Elles étaient accompagnées d’une silhouette énorme : un homme à tête de chien, vêtu lui aussi d’une robe monastique. À première vue, il évoquait un kobold, mais sa structure osseuse différait, et l’éclat d’intelligence dans son regard était bien trop vif.
— La longueur de ton absence nous a conduits à cela, Evit. Lady Linnea se languissait de ta présence. N’étais-tu pas censé revenir il y a cinq jours ?
L’homme à tête de chien s’exprimait avec fluidité, bien qu’il n’existe nulle part dans l’Union de cas répertoriés de kobolds maîtrisant la parole humaine.
— Je ne puis le nier, dit Evit en lui adressant un signe de tête. — Hélas, mes jambes se font lentes. Il est peut-être temps pour moi de prendre ma retraite.
— Combien de fois dois-je te dire d’arrêter de blâmer ton âge ? Même avec le dos complètement courbé, tu n’aurais pas la moindre envie de te retirer.
Cette voix venait de l’autre côté. Evit se retourna et trouva un elfe vêtu de la même tenue, la moitié de ses oreilles pointues manquante. Le vieil homme allait répondre quand le garçon à ses côtés avança timidement d’un pas, baissant sa capuche sur ses yeux pour regarder la jeune fille.
— L…Lady Linnea, balbutia-t-il. — C…comment… vous portez-vous ?
Sa voix était étrangement rauque et, au son de celle-ci, le sol à ses pieds se mit à rouiller. Sous la capuche se dissimulait un visage juvénile, dont près de quatre-vingts pour cent était couvert d’une rouille rougeâtre, comme des croûtes douloureuses. Les marques descendaient jusqu’à son cou, laissant entendre que tout son corps était ainsi. Une vision troublante, pourtant…
— Oh ! dit la jeune fille avec un sourire chaleureux. — Nicolas, tu t’es tellement amélioré pour parler. J’adore ta voix. Elle est chaude et fyula fyula.
Elle s’approcha tout près de Nicolas, tendit les mains et effleura sans crainte ses joues de rouille. Le garçon ferma les yeux, s’en imprégna, et poussa un soupir de soulagement.
— Je vais très bien, dit-elle. — Je peux même sautiller si je veux. Je fais la démonstration ?
— Je vous en prie, non, Lady Linnea. La dernière fois, vous vous êtes fait très mal à la cheville. Et vous savez comme Nicolas l’a mal vécu.
— Oh, mais je le réussirais cette fois !
La jeune fille fit la moue. Helissio grimaça et fit un pas en avant, repoussant doucement la capuche du garçon. La rouille montait sur ses joues et gagnait son crâne, mais Helissio le considérait comme on le ferait d’un frère.
— Tu as accumulé beaucoup de rouille, Nicolas. Je te nettoierai bientôt.
— M…merci, dit Nicolas avec un sourire embarrassé.
Evit parcourut leurs visages du regard, puis parla d’un ton solennel :
— Il ne reste qu’un an. Sommes-nous tous prêts ?
L’atmosphère changea aussitôt. Les jumelles soudées découvrirent leurs canines en riant d’une voix mélodieuse. L’homme à tête de chien raffermit sa prise. L’elfe aux oreilles tranchées se gorgea de mana. La chaleur détendue s’évanouit d’un coup Chacun d’eux était prêt à se battre.
— Quand il nous faudra nous battre…
— …Tu verras que nous sommes prêts !
— Question asburde, Evit. Nous sommes toujours préparés.
— À tout moment. Nous n’attendons que l’instant.
— …Fooo… Fooo…!
Nicolas trembla de tout son corps, une respiration sifflante lui échappa, et la corruption de rouille à ses pieds se propagea rapidement autour de lui. Joie et souffrance se mêlèrent sur son visage, partagé entre les deux. Comme en réponse à cet éclat d’émotion, le sol trembla.
— WOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO !!!
Un hurlement colossal résonna à travers toute la caverne. Un être gigantesque se redressa près du sanctuaire où se tenait la jeune fille. Un bras plus large qu’un tronc d’arbre se leva. Le simple mouvement de ses jambes repliées fit vibrer tout l’endroit. Deux yeux énormes luisaient d’une lumière sombre. Dans les habitations environnantes, les fidèles tombèrent à genoux.
La jeune fille entoura Nicolas de ses bras, le serrant contre elle. La tension quitta le garçon, et les fidèles émergèrent de leur transe. La fillette lui tapota doucement le dos, puis s’adressa à tous :
— C’est trop tôt pour faire bahfoh bahfoh.
D’une voix toujours aussi calme, elle apaisa ses compagnons, puis elle s’adressa à la chose géante au-dessus d’eux.
— Rassieds-toi, Sulfo. Tu vas encore te cogner la tête au plafond.
Le géant se retira dans l’ombre du sanctuaire. Les adeptes s’agenouillèrent avec révérence devant la jeune fille. Quels que fussent leurs pouvoirs, nul ici n’irait contre sa parole.
— L’attente ne sera plus longue. Le jour où notre divinité se rapprochera arrive. Elle nous préparera le terrain, j’en suis certaine.
La jeune fille sourit, chaleureuse.
C’était l’Oracle, Linnea.
Une fille aveugle, ordinaire, et la dirigeante de l’Ordre de la Lumière Sacrée.
***
Farquois les accompagna jusqu’à la quatrième couche, et là, ils se séparèrent, Oliver et Guy regagnant chacun leur dortoir. Le grand sage observa ses élèves franchir la tour-bibliothèque, puis murmura tristement.
— …Ils font tant d’efforts pour grandir. C’en est adorable.
Puis il se tourna et reprit le chemin par lequel il était venu, vers la cinquième couche. Une zone tristement célèbre pour la quantité même de dragons, mais qui avait une autre particularité. Presque personne n’y allait jamais. Quelques professeurs y tenaient atelier, mais, pour peu qu’on connaisse leur emplacement général, il était aisé d’éviter les rencontres fortuites.
— Ici, ça ira, dit Farquois. — Prête, Kunigunde ?
Farquois parlait dans le vide, au fond d’un canyon. Aucune réponse. Pourtant, Farquois sourit comme si c’était le cas, et tira son athamé.
— Très bien. Alors, sors.
Sur ces mots, Farquois se trancha lui-même le flanc. Une plaie si profonde que ses entrailles se répandirent sur le sol, mais celles-ci se mirent aussitôt à enfler, prenant forme humaine.
En quelques secondes à peine, une femme se retrouvait agenouillée, couverte du sang de Farquois, vêtue de peu.
— …Vous avez mis… assez de temps, articula-t-elle. — Je croyais… que vous alliez me garder en vous pour toujours.
— Dieu m’en garde. C’était nécessaire pour contourner la sécurité de Kimberly, mais je ne le ferai pas deux fois. Te transformer en une part de moi-même pour te faire passer ? Une horreur.
Farquois refermait la plaie avec calme. La femme se releva, s’ébroua et ouvrit les yeux. La netteté y revint peu à peu.
— …Enfin. Je revois. Cela signifie que je peux commencer ?
— Hmm. J’ai étudié la configuration du campus jusqu’au labyrinthe. Tu devrais pouvoir te déplacer librement. Mais méfie-toi autant des élèves que du personnel. Les enfants ici sont très bien entraînés. Même les plus jeunes sont dangereux, et plusieurs des plus âgés te surpassent sans peine.
— …Héhé… Cet enfer est fidèle à sa réputation. Mon père devait être épouvanté en infiltrant cet endroit seul.
Sa voix trembla. Elle s’interrompit, se ressaisit, puis s’agenouilla devant le grand sage.
— Œuvrons ensemble, jusqu’à ce que notre vœu soit exaucé et que notre dieu paraisse. Rod Farquois. Grand Prêtre du Triangle, béni par la Lumière Sacrée.
Un titre dont il ne se prévalait pas souvent, mais Farquois se contenta de sourire.
Le sourire d’un mage confiant et miséricordieux, pas différent de celui qu’il adressait à ses élèves.
FIN
[1] Plus haut, le passage indiquait que les sentiments de Guy envers Katie n’étaient pas « purs », car même en la serrant contre lui, ses pensées allaient vers Oliver. Là, il ne s’agit cependant pas d’un amour romantique comparable à celui de Katie : rien dans le texte japonais ou anglais ne va dans ce sens. Guy éprouve plutôt pour Oliver un attachement affectif profond, une attirance émotionnelle qui dépasse l’amitié sans relever de la romance. La lecture amoureuse reste théoriquement possible cependant même si ce n’est pas le sens privilégié.