RoTSS T13 - CHAPITRE 3

Larme

C’était le lendemain matin de la tumultueuse réunion professorale nocturne. Ted et Dustin se trouvaient au bâtiment de l’école dès l’aube, dans l’attente de l’arrivée d’un collègue.

— Ah, bonjour, messieurs.

Peu avant l’afflux réel des élèves ni particulièrement tôt ni tard, Farquois entra d’un pas assuré, la main levée en guise de salut. Le grand sage avait levé la main droite, mais la gauche, celle tranchée la veille, avait retrouvé son état normal, comme si elle n’avait jamais disparu.

— … C’est bien trop rapide pour reconstruire un bras, dit Ted en perçant la ruse. —  Celui-là est faux ?

— Eh bien, oui. Même ici, les élèves seraient choqués de voir un professeur privé d’un membre. Cela dit, plusieurs m’ont aperçu en sortant.

Farquois exhiba son nouveau bras, si bien fait que la différence ne se remarquait pas au premier coup d’œil. À la mobilité des doigts, on voyait que le membre était pleinement fonctionnel. Nul doute que des techniques de golem de haut niveau avaient été mises en œuvre, mais pour le grand sage, ce n’était là qu’un simple exercice.

Voyant Ted et Dustin arborer des visages fermés, Farquois esquissa un sourire.

— Je vous ai fait vous inquiéter, n’est-ce pas ? Mais honnêtement, je ne m’attendais pas à ce que vous me défendiez à ce point. Surtout vous, Williams. Pourquoi prendre un tel risque ? Vous qui êtes d’ordinaire le plus timoré de tous.

— Même si c’est le cas, cela ne signifie pas que nous devions aller semer la discorde avec les chasseurs de Gnostiques. Essayez de vous contenir. Elle ne plaisantait pas au sujet de vous prendre la tête la prochaine fois.

Ted adressa cet avertissement tout en sachant qu’il serait probablement vain.

 

— …Les gros bonnets du QG la veulent à ce point dehors ? intervint Dustin en se grattant l’arrière de la tête.

— Haha. C’est donc si évident ? Cela dit, rien de nouveau. La position d’Esmeralda est bien trop éminente depuis trop longtemps et, si tant est que ce soit possible, elle ne fait que gagner en puissance de jour en jour. Ils adoreraient lui couper l’herbe sous le pied avant qu’elle ne mette fin à ses ambitions.

Farquois ne se donnait pas la peine de dissimuler ce qui se cachait derrière sa venue à Kimberly. Dustin ne s’attendait pas à tant de franchise, mais il savait qu’il n’y avait guère d’utilité à jouer les secrets après cette réunion. Le grand sage allait sans doute s’assigner désormais à ce rôle et, sur le départ, n’avait aucune raison de cacher quoi que ce fût.

— De plus, ils nourrissent à son égard une méfiance profonde, car elle a bel et bien un appétit considérable pour la recherche Tír, continua Farquois. — Les obstacles sont élevés, mais en aucune façon elle n’a interdit aux élèves d’aborder le sujet. Il y a seulement deux ans, un élève qui faisait des recherches sur Luftmarz a été, de façon assez spectaculaire, Consumé par le Sort. Et la sorcière la plus rapide qui soit a péri en lui servant de Visiteur Final. Quel gâchis. S’ils avaient tous deux survécu, ils auraient pu accomplir bien davantage.

Ces événements demeuraient vifs dans l’esprit de Dustin. Ted l’avait aidé à sortir de sa torpeur, mais les fins d’Ashbury et de Morgan pesaient lourdement sur lui. N’y avait-il vraiment aucun moyen d’éviter ces morts ? La question le hantait. Farquois avait parlé de gâchis, ce qui donnait à entendre que sa personne aurait pu sauver les deux. Cette implication troubla assurément Dustin, mais le grand sage ne s’enfonça pas davantage.

— Les Cinq Rod ne jurent que par l’ostracisme, aussi ce sujet les irrite-t-il. Des études au sein du quartier général des Chasseurs de Gnostiques, passe encore, mais ils ne supportent pas qu’un établissement d’enseignement comme Kimberly ait les mains libres, dit Farquois. — Cela dit… Esmeralda a assez de pouvoir pour imposer la question. Ce sont les trois disparitions qui lui ont peint une cible dans le dos. Pour eux, c’était le moment de l’éjecter de son siège.

— Et vous êtes de leur avis puisque vous êtes ici à leur demande ?

Ted formula la grande question, s’attendant pleinement à n’obtenir qu’une confirmation. Au lieu de quoi…

— Vous le croyez ? fit Farquois en penchant la tête. — Je suis certes en désaccord avec le style de l’école, mais sincèrement, ces manigances politiques n’ont aucun intérêt pour moi. J’ai accepté leur tâche et je m’en acquitterai, mais je n’ai guère réfléchi à ce qui va au-delà. Et je doute qu’Esmeralda accueille leurs tentatives sans broncher.

Irrité par cela, Ted riposta.

— …Si c’est sincère, c’est tout simplement irresponsable. Vous avez volontairement engagé votre personne dans un tourbillon susceptible de déplacer l’équilibre même des pouvoirs du monde magique. Et pourtant, l’issue vous importe peu ? Pour être franc, j’en doute fort. Ce sont là des paroles qui siéent mal à un grand sage.

Farquois haussa les épaules.

— C’est bien là le problème, dit Farquois. — Je suis le grand sage et je considère ces questions depuis une perspective entièrement différente. Je ne m’attends pas à être compris. Cet espoir, je l’ai abandonné il y a longtemps, mais m’en souvenir me serre encore le cœur.

Sur ces mots, ses pieds, jusque-là stoppés, se remirent en mouvement, signifiant la fin de leur discussion. Saisissant l’allusion, Ted et Dustin s’écartèrent pour laisser passer Farquois.

— Mais peut-être qu’un jour, vous me rattraperez, murmura Farquois, à mi-voix. — Soyez-en sûrs, j’ouvrirai une voie en ce sens.

— …?

Ces mots différaient de tous les précédents, portés par une gravité étrange. Ted ne parvint pas à détacher son regard de Farquois disparaissant au détour du couloir. L’impression que lui laissait le mage gagnait encore en énigme.

— …Impossible de le cerner, dit-il en fronçant les sourcils. — Je suis censé tirer quoi de cette remarque ?

— N’y pense pas trop, conseilla Dustin. — C’est ce que Farquois veut. Cela dit, il est possible que sa personne soit sincère en prétendant n’avoir aucun intérêt. Le sage n’a jamais été un politicien. Si c’était le cas, il aurait fait partie des Cinq rod depuis longtemps.

Dustin refusa de compliquer inutilement la question. Le simple fait de savoir que Farquois agissait au nom des Cinq Rod suffisait à comprendre qu’essayer de deviner ses motivations propres relevait presque de l’illusion. L’esprit d’un grand sage restait impénétrable et Dustin, qui venait des fronts gnostiques, connaissait trop bien les Cinq Rod pour s’y tromper.

— Qui a ficelé ce scénario ? Hundred ou Nez-Crochu sont enclins à ce genre de combines, mais cela ne leur ressemble pas, dit Dustin. — Arachne me paraît très probable. Satané Alphonse, cet homme ne changera jamais.

— Mr. Walch ? Il m’a demandé une potion, une fois. Il semblait souffrir. Incapable de dormir, des douleurs fantômes venues de sa moitié manquante.

— Oui, la malchance l’a frappé et son corps éthérique a été arraché. Aucune guérison au monde ne le fera repousser. Mais ce n’est pas une raison pour vriller et se greffer des pattes d’araignée. Impossible même de marcher dans la rue comme ça.

Dustin soupira en se rappelant son ancien camarade de guerre.

Pas seulement les non-mages, mais la plupart des mages auraient du mal à distinguer les Chasseurs de Gnostiques des monstres qu’ils combattaient. Mais lorsqu’on passait du temps à se battre à leurs côtés, cette perspective changeait à jamais. Dustin savait parfaitement ce que ces gens avaient sacrifié pour en arriver là et le vide douloureux qu’ils percevaient à peine.

— Les Cinq Rod sont tous comme ça. Mais j’ai risqué ma peau sur le terrain avec chacun d’entre eux. Je préférerais éviter l’affrontement. Content que tu aies pris la parole, Ted.

— Non, je ressens à peu près la même chose. C’est moi qui vous ai, Iskto et toi, mêlés à cette alliance, donc c’est mon rôle de me mettre en première ligne. Du moins, tant que ma tête reste sur mes épaules.

— Voilà l’esprit. La lame de la directrice frappe à la même vitesse, que ce soit ta tête ou celle de Farquois : ça ne fait aucune différence. Ce qui compte, c’est de tenir jusqu’à la fin de son mandat ici. Et, franchement, ce qui m’inquiète le moins, c’est ce que Farquois pourrait manigancer. Ce que je redoute vraiment, c’est que la directrice choisisse de l’abattre.

Dustin passa à la suite, aux perspectives à venir.

Il paraissait fort probable que pousser Esmeralda à les attaquer faisait partie du plan des Cinq Rod. Une pièce terriblement importante à employer en pion sacrificiel, mais si le grand sage était tombé en disgrâce, ce n’était pas impossible. Quoi qu’il en soit, tous deux n’avaient pas à danser au son de cette musique.

— Si rien ne se passe cette année, je parie que les Cinq Rod se contenteront d’affirmer que dépêcher Farquois a mis fin aux disparitions de professeurs. Qu’ils le disent. On peut supposer que l’instructeur Theodore a déjà de quoi contrer ce genre d’affirmation. Inutile de nous en tourmenter.

— Merci de réduire ce bazar à l’essentiel. En gros, tout ce qu’on a à faire, c’est s’assurer que le grand sage s’en aille d’ici vivant. C’est notre objectif prioritaire pour le futur proche.

Dustin acquiesça au résumé de Ted. Il se souciait certes d’autres facteurs susceptibles d’aggraver la situation, notamment de savoir si les tueurs de professeurs continueraient à prendre le corps enseignant pour cible dans ces conditions.

 

Revenons à la veille au soir, les Sherwood avaient rejoint le corps enseignant de Kimberly dans la journée, mais, dans leur atelier secret de la première couche du labyrinthe, ils régnaient toujours sur leurs camarades rassemblés.

— Merci d’être venus, commença Gwyn. — Commençons par les nouvelles : nous avons dégagé les grandes lignes de la raison de la présence de Farquois. Il semble que ce soit une tentative des Chasseurs de Gnostiques pour détrôner la directrice.

Gwyn alla droit au but. Certains furent convaincus, d’autres déconcertés. Il précisa :

— Ce ne sont pas de simples indices circonstanciels. Nos camarades chez les Chasseurs de Gnostiques l’ont corroboré. Ils concoctent cela depuis un moment, et les disparitions de professeurs ne les ont que poussés à agir. De toute évidence, les Cinq Rod exècrent l’influence d’Esmeralda bien plus que nous ne l’imaginions.

— C’est bien ce que je me disais.

— Il n’y a guère d’autre explication.

Plusieurs camarades acquiescèrent. Il allait de soi que quiconque espérait entretenir de bonnes relations avec la directrice n’enverrait guère le grand sage à ses trousses. Compte tenu des motivations des Chasseurs de Gnostiques, Gwyn orienta ses propos vers les conséquences pour leurs propres actions.

— Ce n’est en rien aussi simple que « l’ennemi de notre ennemi est notre ami ». Mais on peut y voir un vent favorable. S’ils parviennent effectivement à détrôner Esmeralda, s’ensuivront des changements de personnel et cela pourrait nous donner l’occasion que nous cherchons. Nous pouvons aussi tirer parti du chaos qui y mènera. Mais cela peut également repousser plus loin la vengeance de Lady Chloe.

Cette dernière phrase s’adressait pour l’essentiel à son cousin, et Oliver n’exprima aucun mécontentement. Lorsque vengeance et mission coïncidaient, ils faisaient tout pour y parvenir. Mais si les deux finalités divergeaient, la seconde primait naturellement. C’était clair pour tous les camarades au global. Un principe cardinal qui ne vacillait jamais.

— C’est plutôt optimiste. La directrice va laisser faire ? Je parie qu’on verra plutôt un tout nouveau groupe des Cinq Rod, dit un camarade.

— Mais là, on parle de ce qu’on devrait faire, lança un autre. — Oublions qui gagnera ce bras de fer politique, si les Chasseurs de Gnostiques réduisent les effectifs de nos ennemis, c’est tout bon pour nous. Ils ont déjà fait retirer du campus Vanessa et Baldia. Si on peut compter là-dessus à l’avenir, autant les appuyer.

Les avis fusaient de toutes parts, et le regard de Gwyn balaya la table.

— C’est ici que j’espère plus de perspectives. Nos taupes affirment que les Cinq Rod sont convaincus que les disparitions sont dues à une fracture interne du corps professoral. Ils s’en prennent à la directrice pour avoir échoué à arbitrer cela. Le but de Farquois est de trouver des preuves du conflit ou de faire croire que son affectation y a mis fin.

Tous croisèrent les bras, pensifs. L’analyse des Cinq Rod était fausse, mais ils savaient exactement pourquoi. Trois grands mages disparus, la plupart supposeraient que la personne ayant accompli cela possédait une force au moins égale, sinon supérieure. Leurs propres efforts pour dissimuler la vérité avaient conduit directement à cette conclusion.

— S’ils sont convaincus d’une brouille, ils adopteraient cette approche. Tout le monde sait que le grand sage bénéficie de l’appui des Chasseurs de Gnostiques. Le voir rôder seul sur le campus ferait réfléchir n’importe qui. Si rien d’autre ne se produit pendant un an, on lui en attribuera le mérite. Ce qui, naturellement, réduit la confiance dans la directrice et facilite le fait de lui mettre cela sur le dos.

— Et si elle décapite Farquois, c’est encore mieux. Les Chasseurs de Gnostiques l’ont envoyé ici pour procéder à une inspection et sa mort fournirait un prétexte à des représailles. Mais le grand sage n’a rien d’un suicidaire. Encore que, à voir les conneries commises depuis son arrivée, on pourrait en douter.

— Vu la façon dont il caracole, c’est un miracle que le grand sage ne soit pas déjà mort. Difficile de le cerner, mais j’ai l’impression qu’il compte rallier autant de soutien des élèves que possible durant sa présence ici ? La faction Farquois monte en flèche dans les couches inférieures. En partie notre faute : trois ans à rendre cet endroit encore plus dangereux.

Il y avait dans ces mots une pointe d’autocritique. Une fois le flot d’avis retombé, Gwyn relança.

— Quoi qu’il en soit, le comportement de Farquois sert largement nos plans. Mieux vaut laisser Farquois en paix un moment. Nous pourrons toujours viser un quatrième ensuite.

Proposition concrète et, sans surprise, personne ne contesta.

— Vanessa et Baldia sont parties au front. Baldia repassera peut-être de temps à autre, mais à ses conditions. On ne peut donc pas préparer de plan stable. Si nous devions viser quelqu’un cette année, ce serait Gilchrist ou la directrice elle-même. Franchement, je ne pense pas que nous ayons les forces pour l’une ou l’autre. Nous n’avons même pas comblé les pertes du combat contre le Professeur Demitrio, et nous avons un joker comme Farquois dans l’équation. La situation s’améliorera peut-être dans la seconde moitié de l’année, mais je maintiens qu’il faut prendre une année entière de répit.

Le silence signala le consensus. La décision finale revenait à leur seigneur, Oliver. Les yeux de ses camarades se tournèrent vers lui, et il prit un instant pour réfléchir avant d’acquiescer avec gravité.

— …Très bien. Je conviens qu’il est trop tôt pour discuter d’une quatrième cible. Mais si nous devons fonder nos espoirs sur Farquois, il nous faudra mieux cerner son caractère. Un pion des Cinq Rod destiné à discréditer Esmeralda, est-ce vraiment tout ce qu’est Farquois ?

Il accepta l’orientation, mais se concentra sur un doute qui lui taraudait l’esprit. Ses camarades échangèrent des regards. Cela les tracassait visiblement, eux aussi.

— C’est une énigme totale, dit un camarade. — Ça me perturbe à mort de voir à quel point ses positions affichées diffèrent des Chasseurs de Gnostiques. Il critique certes le style de Kimberly, mais il plaide pour la priorité à la sécurité des élèves ? Ce n’est pas…

— Le mode de pensée de celui des mouvements pour les droits civiques ? coupa quelqu’un, devançant la suite.

Et cela fit naître la même grimace sur chaque visage.

— Rod Farquois, le grand sage ? Si c’était vrai, ce serait dingue. Ça tirerait une larme à l’œil à tout Featherston.

— C’est une mauvaise blague. Ça doit être une mise en scène destinée à attirer le soutien des élèves.

— Mais Farquois met sa tête en jeu, et c’est fascinant. Vous avez entendu qu’il est sorti de la salle de réunion avec un bras en moins. La rumeur dit que la directrice a qualifié cela de châtiment pour ses transgressions. Il faut dire que le grand sage est parti loin alors personne n’aurait été surpris que ce soit sa tête, à la place.

Les camarades d’Oliver étaient à la fois impressionnés et consternés. Lui aussi.

Et c’est bien ce qui le tracassait. Si le grand sage n’était ici que pour renverser la directrice selon les plans des Cinq Rod, il n’avait nul besoin d’attirer autant l’attention. Il vaudrait mieux pour lui s’en tenir sagement à son rôle de professeur remplaçant. Si la directrice le tranchait alors, les Chasseurs de Gnostiques s’en serviraient comme prétexte à des représailles, mais ce n’était guère le résultat que Farquois visait lui-même. En ce cas, ce comportement devait répondre à un dessein sans rapport avec celui des Cinq Rod.

— Tu penses que nous devrions nous en approcher et tenter une analyse plus poussée, Noll ? demanda Gwyn.

— Oui, Mon Frère. Le regarder me met mal à l’aise. Mais je ne peux pas encore dire si c’est bon ou mauvais.

Un sentiment au mieux diffus. Pourtant, l’image la plus vive dans son esprit restait celle du grand sage tenant le cadavre de Lombardi dans le tronc du moule d’arbre de lave. Si ce n’avait été qu’une mise en scène, il ne s’en souviendrait pas ainsi. Et si ce n’était pas du jeu, alors…

— Les observations à distance ne nous mènent nulle part. Conscient des risques de son charme, je vais tenter une conversation en face à face avec lui, déclara Oliver. — Je doute que cela me permette de percer ses pensées, mais si je le prends sous un angle inhabituel, peut-être percevrai-je une nuance différente dans sa voix.

Mieux valait se passer de subterfuges, pensa Oliver. Farquois était sans doute bien plus habile à ce jeu, et Oliver ne manquait pas de prétextes pour une conversation. Tant qu’il était professeur et lui élève, les interactions allaient de soi.

 

— Puis-je vous demander quelques conseils concernant la Marche Murale, Professeur Farquois ?

Le cours d’Astrologie venait de s’achever, et il l’avait suivi dans le couloir. À l’appel d’Oliver, le grand sage tourna vers lui un regard.

— Oui, certainement. Suis-moi.

Sur ces mots, il se mit en marche. Un peu surpris, Oliver emboîta le pas.

— Maintenant ? Si ce n’est pas un bon moment, je peux attendre…

— Inutile. À ton niveau, je suis certain que cela ne prendra pas longtemps.

Comme ils parlaient, Farquois posa une jambe sur l’appui de fenêtre voisin et monta tout droit le long du mur extérieur. Comprenant que la leçon avait déjà commencé, Oliver prit sa baguette en main, se rassembla, et passa lui aussi par la fenêtre. Le grand sage s’arrêta quelques pas plus haut, observant d’en haut l’approche d’Oliver.

— À ton âge, se tenir et s’arrêter sur un mur suffit amplement. Même si, de toute évidence, ce n’est guère remarquable à Kimberly.

— Oui, tous les élèves des promotions supérieures en sont capables. Puis-je vous demander quand vous avez acquis cette technique ?

— Moi ? Quand je suis sorti du ventre de ma mère. Je me suis levé d’un bond, j’ai marché sur le plafond et ce n’est qu’alors que j’ai poussé mon cri de naissance.

Farquois pivota et s’éloigna en marchant sur le mur. Oliver le suivit, calant son allure sur la sienne, en réprimant un soupir. Une part de lui n’aurait pas été le moins du monde surpris, mais il comprit que c’était une plaisanterie. Peut-être ayant saisi son malaise, le grand sage poursuivit :

— Sérieusement, je doute que cela ait été très différent de ton cas. Je n’étais pas particulièrement pressé d’acquérir la technique, mais Kimberly accorde d’emblée une importance excessive aux aptitudes au combat. Alors qu’il y a tant d’autres choses qui méritent d’être apprises.

— Le Professeur Gilchrist avance souvent cet argument.

— Sur ce seul point, je suis d’accord avec elle. Malgré bien des désaccords par ailleurs.

Tout en parlant, ils prenaient de la hauteur. Farquois ne transpirait pas, mais Oliver, oui, plus il luttait contre la gravité, plus cela l’épuisait, et son souffle devenait rauque.

— …Ngh…

— Ça devient du, non ? Marcher est bien plus difficile que courir, hein ?

— …Je travaille à améliorer peu à peu mon temps. Mais ça seul… ne m’amènera pas là où vous êtes, vous ou le Professeur Theodore.

— Tu comptes nous égaler ? Bon, la différence d’années ne se surmonte pas aisément, mais l’objectif en soi est louable. Essaye de sauter, dit Farquois, en prenant de l’avance et en se retournant vers lui.

Cet ordre fit écarquiller les yeux d’Oliver. Sauter en se tenant sur un mur, à ses yeux, c’était tout comme se jeter dans le vide. Ils étaient sortis par une fenêtre du troisième étage, ils se trouvaient donc très haut.

En regardant le sol au-dessous, Oliver demanda :

— Seigneur, non. Je ne suis pas comme tes autres professeurs. Je veux que tu sautes et retombes exactement là où tu te tiens. Comme ceci.

Farquois fit la démonstration avec quelques petits bonds. Une vision absurde, car la tête d’Oliver lui faisait mal rien qu’à le regarder. Il n’en observa pas moins de près, analysant la technique.

Le mur n’exerçait aucune attraction gravitationnelle sur leurs pieds. S’ils revenaient au même endroit, cela signifiait qu’une force suppléait à la gravité. Certes, le simple fait de rester ainsi debout ici mobilisait la même chose, mais, chez ce mage, cette force était assez forte pour le ramener même quand le contact se rompait. Autrement dit…

— …Vous avez renforcé les propriétés d’adhérence… Non, vous les avez optimisées.

— Tu vois, tu saisis vite, dit Farquois. — Ce n’est qu’une version plus poussée de ce que tu fais déjà. Tu ajustes bien la façon dont tu manipules ton mana pour l’harmoniser avec la composition du mur, n’est-ce pas ? McFarlane et moi ne faisons que pousser ce principe jusqu’à sa conclusion logique. Nous restons attentifs à la moindre variation y compris aux effets de l’usure du temps et nous modifions constamment la propriété d’adhérence pour compenser. Cela réduit énormément la fatigue. Évidemment, tes cinq sens ne suffiront pas. Il faut maîtriser la magie spatiale, mais tu remplis cette condition. C’est pour ça que j’ai dit que tu apprendrais vite. Dans un lieu inconnu, ce serait une autre histoire, mais tu connais ces murs depuis des années. Regarde-les simplement de plus près. Et tu comprendras vite à quel point tes anciennes marches étaient négligées.

À l’intérieur, il était au bord du cri, mais ici, l’entêtement naturel d’Oliver prit le dessus. Certes, il savait utiliser la magie spatiale pour percevoir l’état de son appui. Il y eut un léger temps de latence, le temps que son esprit traite l’information, mais comme son point d’appui restait fixe, il n’avait qu’à se concentrer sur un seul endroit. Dans cette perspective, l’ordre de sauter tenait la route. On ne lui demandait rien d’insurmontable, et il s’immergea dans ses sens spatiaux. Grâce à cette compréhension précise de son appui, il ajusta le mana de sa Marche Murale, et son corps lui parut soudain bien plus léger.

— …!

— Tu y es. Maintenant, saute.

Farquois ne lui accorda aucun répit.

Se sentant désormais capable, Oliver prit son élan directement depuis le mur. Il sentit la traction exercée sur son corps par le mur et le sol en contrebas, mais il renforça sa production magique, en privilégiant la traction artificielle du mur. Il la sentit le ramener, et ses deux pieds s’y posèrent.

— …Je l’ai fait ?!

Au moment même où il crut avoir réussi, ses pieds glissèrent et la vraie gravité prit sa revanche. Privé de tout appui, Oliver commença à chuter, mais Farquois avait déjà contourné l’obstacle et le rattrapa à deux bras. Tandis qu’Oliver, stupéfait, levait les yeux vers le ciel, le grand sage sourit.

— Tu t’es relâché au contact des pieds, n’est-ce pas ? Ton atterrissage, à lui seul, a fait vaciller les propriétés du mur. Si tu ne compenses pas ça, voilà ce qui arrive.

— …Merci beaucoup.

— Ce n’était rien. Même si tu étais tombé, tu te serais débrouillé, et je ne me suis pas abstenu de te prévenir par pur caprice. J’ai commis la même erreur à ma première tentative. Si tu avais réussi du premier coup, je l’aurais eu mauvaise.

Sur ces mots, Farquois replaça Oliver contre la surface du mur. Sa personne lui lança un regard qui réclamait une nouvelle tentative. Il reprit son souffle et s’y essaya de nouveau. Cette fois, il fit des ajustements à partir de son échec et réussit tant bien que mal.

Farquois lui adressa un large sourire.

— Cette fois, c’est bon. Hmm, très bien, dit Farquois. — Oui, ça ira. Peu importe le nombre d’échecs que vous accumulerez, vous finirez tous par y arriver. Vous êtes mes élèves, après tout.

Une remarque lancée sur le vif, et elle raviva un souvenir dans l’esprit d’Oliver. Des mots que sa mère avait prononcés quand il était petit, alors qu’il s’émerveillait de la voir debout dans les airs. Il ressentit la même chaleur chez ce mage. L’embarras et la confusion emplirent son esprit, et avant qu’il s’en rende compte, il se mit à parler.

— Étiez-vous… ?

— Hmm ?

Farquois tourna vers lui son doux sourire, sans sourciller. Oliver parvint à ravaler la suite. Il ne pouvait pas demander : « Étiez-vous une connaissance de Chloe Halford ? ». Faire surgir ce sujet de nulle part aurait été bien trop imprudent et l’idée qu’il ait frôlé pareille imprudence l’épouvanta.

Était-ce le charme de ce mage qui en était responsable ?

— …Non, rien, dit Oliver.

— Oh ? Alors rentrons. Essaie de t’habituer à la sensation en chemin.

Sans s’en formaliser, Farquois se retourna pour partir. Oliver suivit sans un mot de plus, incapable de décider ce qu’il devait penser de ce qu’il avait ressenti là.

 

La conversation avec Farquois résonnant encore dans sa tête, il termina ses cours, et le soir arriva. Comme prévu, il retrouva Katie dans le couloir. Ils avaient déposé les inscriptions l’autre jour, et à présent, tous deux mettaient le pied dans un terrain nouveau.

— …Eh bien, c’est le grand jour, Katie.

— …Hmm…

Elle hocha la tête, un peu raide, et Oliver l’observa de près. C’était leur premier jour au sein du séminaire, il était normal d’être tendu, mais elle semblait plus acculée que stressée. Se demandant si la séparation d’avec Guy en était la cause, Oliver appuya là où ça faisait mal.

— On dirait que tu as un petit coup de mou. Tu ne forces pas trop, hein ? On peut remettre à un autre jour…

— N…non, pas besoin ! Je vais très bien ! Rien que de penser à toutes les choses nouvelles qu’on peut apprendre me motive pas mal !

Elle agitait les bras avec insistance. Oliver porta une main à sa tempe en soupirant.

— Tu forces clairement. Tu n’as pas besoin de faire semblant avec moi. Si tu ne veux pas repousser à plus tard, marchons au moins doucement pour nous poser un peu.

Il tendit la main et attrapa la sienne qui papillonnait.

Il la tira pour l’inviter à marcher et l’instant d’après, elle sursauta presque.

— …Hein ? La main ? O…o…on va se tenir la main ?

— Oui, tu avais l’air si peu assurée sur tes jambes que je n’ai pas pu m’en empêcher. Tu t’y opposes ?

— Non ! Aucune objection ! Je suis désolée !

— Alors parfait. Mais pourquoi t’excuser ?

Déconcerté par sa réaction, il entraîna Katie. Elle lui jeta un regard en coin, luttant contre l’envie de vérifier dans un miroir si son visage avait rougi.

— …J’ai l’impression que… toi aussi, tu es un peu à bout, réussit-elle à dire.

— Ouais… Physiquement, pas de problème, mais… il s’est passé pas mal de choses. J’ai fait le tri dans ma tête, donc ne t’en fais pas. Au minimum, je peux me comporter comme d’habitude.

Là, il s’interrompit.

Ils allaient tourner à l’angle, et Rita Appleton déboucha de l’autre côté.

— …Oh…

— …

 

Tous trois s’arrêtèrent. Un silence de gêne s’ensuivit. Le regard de Rita passa à Katie, puis à Oliver, puis sur leurs mains jointes. En s’en rendant compte, il lâcha celle de Katie et rompit le silence.

— Salut, Miss Appleton. Tu as passé un sale quart d’heure dans ce moule d’arbre de lave. Des ennuis avec la sanction que le président Linton t’a infligée ?

— Non. Désolée, mais j’ai fait ce que j’avais à faire, ne t’en fais pas.

— Ne t’excuse pas. Je suis sûr que tu as déjà eu assez de sermons comme ça, je ne vais pas en rajouter. Et je sais que tu t’inquiétais pour Guy. Sur ce point, je t’en suis plutôt reconnaissant.

— …Je n’ai rien fait pour le mériter. Je me suis juste imposée à la fin et je n’ai rien accompli d’autre.

Rita détourna le regard, mal à l’aise. Elle paraissait plus raide que d’habitude, ce qui inquiéta Oliver. Il ne la connaissait pas aussi bien que Guy, mais ils étaient amis depuis un moment. D’ordinaire, elle les abordait avec une humeur plus vive. Mais cette vivacité s’était enfouie sous la surface. Il s’apprêtait à parler, espérant que poursuivre la conversation permettrait d’en déterrer la cause, mais elle s’inclina avant qu’il ne le puisse.

— Je ferais mieux d’y aller. J’envie l’amitié que tu as, Miss Aalto.

Sur ces mots, Rita se glissa à côté d’eux et remonta le couloir. Katie n’avait pas prononcé un mot. Stupéfaite, elle la suivit des yeux. Puis elle se plia en deux, se prenant la tête.

— …Aaaah…

— Du calme, Katie. Certes, c’était un peu piquant de sa part, mais J’imagine qu’elle a ses propres idées au sujet de Guy.

Il se dit que la cause était là. Katie pensait pareil et s’en voulait.

— Je dois paraître tellement odieuse… dans ses yeux…

— Parce que tu es avec moi alors que Guy est parti ? Hors contexte, je conçois que ça passe mal extérieurement, mais nous avons nos raisons. Et ce n’est à personne d’autre de nous juger.

Affermi sur ce point, il lui retendit la main.

Oliver l’avait lâchée en imaginant ce que Katie ressentirait en présence de leur cadette, mais à présent que Rita était partie, ce n’était plus la peine.

— Allez, Katie, dit-il avec un sourire. — Guy t’a laissée à ma garde. J’en tire une fierté, et il n’y a rien dont nous devrions nous sentir coupables. Si je peux te réconforter en son absence, c’est un honneur, et un signe du respect que je lui porte.

Katie eut un hoquet, baissa la tête, puis prit sa main sans relever les yeux. Ils repartirent ainsi et ne se lâchèrent pas avant d’atteindre la salle du séminaire.

Ils annoncèrent leur arrivée et furent aussitôt conduits au centre de la salle. Six autres membres du séminaire rejoignirent l’aîné qui les avait recrutés. Ce dernier leur sourit par-dessus une table couverte de paperasse.

— Bienvenue dans notre modeste séminaire, dit-il. — Je ne m’attendais pas à une décision si rapide ! Quelle bonne nouvelle.

Sur ce chaleureux accueil, il entama les présentations. Oliver et Katie donnèrent leur nom et serrèrent la main de chaque membre à tour de rôle. Ces politesses expédiées, on les conduisit vers la table avec les documents.

— Normalement, on adorerait organiser une petite fête pour faire connaissance, mais d’après ce que j’ai vu la dernière fois, vous préférez apprendre, dit l’aîné. — Nous nous sommes préparés en conséquence. Je pensais qu’on enfoncerait vos têtes dans tous ces livres et documents, à moins que vous n’ayez des objections ?

— A…aucune ! C’est exactement ce que je veux !

Katie bondit sur sa chaise, assoiffée de savoir, et Oliver s’installa à côté d’elle. Leur appétit sans retenue leur valut des sourires.

— Très prometteur. Les créatures Tír sont en elles-mêmes hautement dangereuses, et les accréditations et autorisations pour manipuler quoi que ce soit dans ce domaine sont un vrai calvaire. Si vous ne les maîtrisez pas, vous n’atteignez même pas la ligne de départ, mais à ce stade, personne n’a envie de perdre un tas de temps en formalités ultra pointues. En gros, on va bachoter.

L’aîné jeta un coup d’œil aux autres membres, qui amenèrent d’énormes caisses en bois, les posant avec un bruit sourd sur les tables encadrant les nouveaux venus. Des baguettes s’agitèrent pour ouvrir les couvercles.

À l’intérieur, des rangées de potions. Oliver laissa échapper un cri aigu. C’était clairement une épreuve taillée pour lui.

— Les potions de concentration sont offertes par la maison. Avantage classique de presque n’importe quel séminaire, rien de quoi s’exciter. On s’y met et si je vais trop vite pour vous, dites-le. Tant que vous ne le dites pas, je roule à fond. Pour vous rassurer, je n’ai pas dormi depuis trois jours juste pour préparer ce programme pour vous.

Ce sourire discret en disait long. De là jusqu’à très tard dans la nuit, Oliver et Katie allaient voir la notion de bachotage redéfinie.

 

Pendant ce temps, dans une autre partie de l’école, Guy se frottait lui aussi à un nouveau domaine.

— …Ngh… !

Dans un intérieur assombri et clos, il transférait de l’énergie de malédiction au réceptacle placé devant lui. L’énergie maudite préférait fondamentalement des hôtes animés, mais il était possible d’altérer par la magie des objets comme des pantins et de leurrer l’énergie pour lui faire croire que ce réceptacle était vivant. Il ne fallait pas longtemps au maléfice pour corrompre et désintégrer de tels réceptacles, si bien qu’on ne pouvait pas s’en servir pour stocker l’énergie. Mais pour l’exercice de domptage, cela suffisait. Travailler sur des êtres vivants se rapprochait davantage des applications pratiques, mais affuter son art ne lui paraissait pas un échange équitable au regard des conséquences. C’était une démarche mal adaptée au caractère de Guy.

La tâche achevée, il s’arrêta et se retourna.

— … Alors ? J’ai changé de conduit et de canal. Comme vous l’aviez dit.

— …Hmm…

Zelma, l’instructrice suppléante en malédictions, les yeux sur les réceptacles qui s’effritaient derrière lui, croisa les bras.

— Exceptionnel… Tu as franchi presque chaque endroit où je t’imaginais trébucher. Tu dois savoir que le travail que tu as accompli cette semaine est un programme d’entraînement qui prendrait à un dompteur en herbe un mois entier. J’ai eu ma part d’élèves prometteurs, mais peu d’aussi bons que toi.

— Ne me flattez pas trop. Je n’ai pas besoin que ça me monte à la tête.

Il balaya ça d’un haussement d’épaules, exaspéré. Zelma goûtait plutôt son malaise.

— Se contenir n’a rien de mauvais. Mais, tu résistes encore beaucoup à l’idée de devenir dompteur. Tu n’aimes pas vivre avec ça en toi ?

— Trouvez-moi quelqu’un à qui ça plaît. J’apprends ça parce que je sais que ça peut être une arme puissante, ni plus ni moins. La question serait plutôt quels sont les autres avantages ?

Question abrupte, et Zelma éclata de rire.

— Tu ne te retiens pas, toi. Tu fais partie de ces garçons qui reculent d’autant plus qu’on les invite avec enthousiasme ?

— J’en sais rien. Mais le professeur David a juste dit de bien réfléchir.

— Ça lui ressemble. À mes yeux, toutefois, c’est un peu trop les mains levées. Je suis plutôt encline à guider un élève tourmenté.

Elle se déplaça derrière le bureau, faisant face à Guy de l’autre côté. Zelma posa les deux bras, se penchant vers lui. Chaque geste et chaque mouvement étaient un appât, raison exacte pour laquelle Guy ne pouvait pas se permettre de lui faire pleinement confiance, ni chercher à gagner ses faveurs. Comme Baldia, elle était sans aucun doute maudite.

— Il est vrai que l’énergie de malédiction, par nature, corrompt la vie. Mais c’est précisément pour cela que notre monde a besoin de dompteurs. Que ferions-nous sans personne capable de maîtriser quelque chose d’aussi dangereux ? J’oserais dire que nos contributions au bien public sont bien plus évidentes que celles du mage moyen. Le simple fait de vivre avec ces malédictions bénéficie au monde des hommes. Tu peux le voir en ces termes.

Zelma ferma les yeux, gardant une voix posée. Elle disait des évidences sur la nature de l’énergie maudite, mais Guy trouvait assez nouveau d’entendre cela de la bouche d’une dompteuse. Avec le recul, Baldia n’avait presque jamais abordé ce versant-là. Elle était plus encline à se traiter elle-même comme l’incarnation du dégoût et du désespoir, sans accorder un mot à ceux que sa nature pourrait sauver. Guy se renfrogna, songeur. À la lumière de ce qu’il venait d’entendre, le comportement de Baldia paraissait plutôt pitoyable.

— En ces termes, nous pouvons très bien considérer Baldia comme la sauveuse de notre monde. Si toutes les malédictions qu’elle abrite erraient encore dehors, combien d’autres en seraient devenus les victimes ? Aussi déformée par les malédictions que soit ma cadette, je n’ai pour elle qu’un respect sans limite. Ce qu’elle porte n’a tordu que son intérieur et elle a conservé une forme humaine. Et c’est là un véritable exploit.

— …

Un silence pesant. Sentant que ses mots avaient résonné en lui, Zelma afficha un sourire enjoué.

— On t’impressionne facilement. Ce seul discours semble avoir changé ta perspective sur les dompteurs ! Considère que c’est le prix de mon enseignement personnel. Comme le professeur David, je respecterai ta décision finale. La seule chose que tu dois faire, c’est éviter de te laisser tenter par moi, dit-elle à Guy. — C’est tout pour la leçon d’aujourd’hui. Reviens dans trois jours. Je te tenterai d’autant plus.

Sur quoi elle libéra son élève. Guy inclina la tête, se retourna et quitta le domaine de la dompteuse de malédictions, certain qu’il y reviendrait.

Même de retour dans le couloir, le discours de Zelma continuait de tourner dans la tête de Guy. Il savait que c’était exactement ce qu’elle voulait, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. La moindre facette de la conduite d’un dompteur avait un sens et il l’apprenait rien qu’à l’exemple.

— … Faut pas que je baisse ma garde, marmonna-t-il en se grattant la tête. — Bon sang, pas une dompteuse pour rattraper l’autre…

À cet instant, deux mains se posèrent sur ses épaules.

— Hein ?

— On t’attendait, Guy !

— Viens prendre le thé. Et ne refuse pas.

C’était le duo Barthé, arborant le même sourire malicieux. Tandis que Guy clignait des yeux, une troisième élève arriva derrière eux, le pas lourd, un sourire épuisé et narquois aux lèvres.

— Tu les a entendus ? Allez, viens. J’ai déjà jeté l’éponge, dit Mackley.

Les jumeaux les guidèrent le long du couloir, passèrent une porte et sortirent du bâtiment scolaire. Guy cligna des yeux devant cela et posa la même question qu’il répétait sans cesse.

— Dehors ? Comment ça, prendre le thé ?

— Tu verras, lui dit Lelia. — Regarde, on les aperçoit.

Son regard visait les jardins un peu plus loin. Un tissu rouge était étendu sur l’herbe, et les invités s’y asseyaient directement. Tout au bout se tenait une amie de Guy, vêtue d’un kimono de Yamatsu, elle faisait bouillir l’eau dans une bouilloire de fer. Elle leva les yeux avec un sourire.

— Oh, Guy ! Tu nous fais l’honneur de ta présence ?

— Nanao… ?! Tu es de mèche ? Qu’est-ce qui se passe ?

Il cligna des yeux, et son regard glissa vers la fille assise en face de Nanao. Elle lui tournait le dos, mais tourna la tête seule pour lui lancer un regard de travers grognon. Il y avait bien peu d’élèves de sa promotion qui fussent aussi constamment hostiles que celle-ci. Les phases finales de la ligue de combat avaient assurément gravé son visage dans sa mémoire à jamais.

— Valois ?!

— … Quoi ? J’ai pas le droit d’être là ?

Ursule Valois, pure pratiquante du Koutz, déjà sur la défensive. Guy se contenta de la dévisager, et les Barthé apportèrent des précisions.

— C’est un thé à la mode aziane. Ça change agréablement, non ?

— Elle invite Lady Ursule de temps en temps, et on s’incruste. Comme c’est Hibiya qui reçoit, on peut t’embarquer sans provoquer Reston.

— …Vous lâchez rien, hein. Enfin, je suis partant, mais…

Emporté par leur manigance, Guy s’installa. Assis sur un drap sans chaises, on aurait dit moins un thé qu’un pique-nique au milieu d’une randonnée, mais il avait toujours été du genre à aimer le plein air et se sentait comme chez lui. Diverses douceurs furent déposées devant lui sur une assiette en poterie. Il semblait que Nanao préparait elle-même chaque tasse de thé. Estimant que cela valait la peine d’attendre, il promena le regard de Lelia à Gui, puis à Mackley.

— Je ferais bien de m’excuser. Mon ami vous est un peu tombé dessus, c’est ma faute. J’ai mordu la poussière d’entrée, j’ai pas réussi à l’arrêter.

— T’en fais pas. On a été imprudents, répondit Lelia. — On n’en veut pas à Reston. C’est tout à fait vrai que, sorti du contexte, ce qu’on a dit sonnait comme si on cherchait à t’avoir dans notre camp.

— Facile à dire. Son foutu golem m’a plantée dans la nuque ! grogna Mackley.

— Laisse tomber, dit Gui. — On t’a soignée. Et ça aurait tout aussi bien pu être moi ou ma sœur. T’as juste eu la malchance d’être adossée au mur.

— Trouve-moi quelqu’un que cet argument convainc ! s’emporta Mackley, son cri résonnant dans le ciel bleu, assez fort pour que Nanao et Valois l’entendent.

— Je peux pas me détendre si ça hurleee. Le vent m’apporte des brins d’herbe sans arrêt. Pourquoooi on fait pas ça à l’intérieur ? dit Valois.

— On pourrait tout à fait, mais changer d’air nous fera le plus grand bien. Il y a des plaisirs dans une assemblée tapageuse comme dans une silencieuse.

Tout en répondant, Nanao s’affairait au thé. Elle mettait les feuilles dans une tasse préchauffée, ajoutait de l’eau à la température idéale, et l’agitait avec une sorte de fouet humide. Valois s’assit, observant le processus. Malgré ses paroles acérées, elle était à genoux, le dos droit, une posture absente de la culture de l’Union, signe qu’elle était venue avec des connaissances préalables. Reconnaissante, Nanao mit sa gratitude en mots.

— Ton seiza est élégant et beau. J’apprécie l’effort pour t’accorder à l’occasion. Mais je t’en prie, détends-toi et profite. Le thé peut être cérémoniel, mais je me souviens à peine des usages. Je n’accorderai pas un mot à ce qui est correct, et tu n’as pas à te soucier des erreurs.

Cela ne fit que creuser la moue de Valois. Sa grand-mère lui avait inculqué l’importance de l’étiquette dès l’enfance. Tenter d’imiter les formalités de l’occasion était devenu inconscient, instinctif. Or cette fille affirmait que cela n’avait aucune importance et Valois ne savait plus trop comment se tenir.

Nanao acheva le thé et le posa doucement devant Valois.

— Savoure. Ne laisse pas la complexité du procédé te lier la langue. Si tu aimes, tant mieux ; si tu n’aimes pas, qu’il en soit ainsi. Donne-moi ton avis sincère.

Valois souleva prudemment la tasse à deux mains. Elle était remplie au tiers environ d’un liquide vert mousseux. Se souvenant des manières qu’elle avait lues auparavant, elle s’apprêta à tourner la tasse trois fois, mais comprit vite que Nanao n’avait aucun intérêt pour de telles formalités. Pour cette raison, elle porta directement le bord à ses lèvres.

Des saveurs étrangères se répandirent sur sa langue, et elle but lentement. Après s’être laissé un peu de temps pour l’assimiler, elle parla.

— … C’est très… amer… ? Maaais ça passe plus facilement que je croyais. Le fait d’y incorporer de l’air aide la sensation en bouche ? Je suppooose que ça joue le même rôle que notre lait ?

— Ah, tu l’as remarqué ? J’ai été très surprise par la coutume locale d’ajouter du lait de vache au thé. Une fois que je m’y suis faite, j’ai saisi les similitudes. Ajouter du lait est peut-être même plus expéditif.

Nanao préparait des tasses pour les autres invités en parlant. Le procédé paraissait bien trop inefficace, vu que toutes étaient identiques, car elle aurait été bien plus rapide en employant un sort ou un outil magique. Mais Nanao préparait délibérément le thé tasse après tasse, apportant chacune à sa place de ses propres pieds. Quand tous furent servis, elle revint vers Valois et se remit face à elle.

— Toutefois, je crois que ces gestes ont eux aussi un sens. Je vois que tu l’as toi-même remarqué.

— …Baaah, j’imagine ? Quand je te vois le préparer avec tant de soin, j’ai naturellement envie d’en savourer le goûûût quoi… Ce sont des pâtisseries pour le thé ?

— En effet. Tu peux les trancher avec un petit pic ou les saisir à la main. Mange comme tu le désires.

Valois tendit la main vers la petite sucrerie sur le plateau. Theodore avait rapporté des haricots rouges pour Nanao, et celle-ci les avait utilisés pour préparer sa propre pâte à kintsuba.

Valois tâta son kintsuba avec le cure-dent et le trouva souple et moelleux.

Elle en trancha un quart, le piqua, et le porta à sa bouche.

La douceur était plus riche qu’elle ne l’avait prévu. C’était presque trop pour elle, mais elle cligna des yeux et reprit une gorgée de thé.

L’amertume de la boisson contrebalançait la douceur qui lui restait sur la langue et ce fut une révélation. C’était une expérience de saveurs qui exigeait à la fois le thé et les douceurs pour être complète.

— …Ça ne te dérange pas si je ne reste pas à genoux ? demanda-t-elle comme il se devait.

— Je t’en prie. Tu peux même t’allonger sur le dos si tu le souhaites, répondit Nanao avec sérénité.

Valois déchargea le poids sur ses jambes et se relâcha sur l’étoffe, les yeux dérivant vers le ciel pur au-dessus. Tant que son esprit était accaparé par le rituel, elle n’avait pas remarqué à quel point cette vision la libérait et, avant même de s’en rendre compte, elle s’adressa à cela.

— …C’est donc ça que tu voulais dire… ? murmura Valois.

— Oh, une illumination ?

— …Plus ou moins, oui ? Je crooois saisir l’essence de cette cérémonie de thé. La tension me quitte les épaules… Je me fiche de l’agitation là-bas, maintenant. Même ce vent… à cette saison, est juste agréable. Et puis… la lumière du soleil et l’herbe… l’odeur de la terre…

 

 

 

Elle ferma les yeux, s’imprégnant de tout cela.

Autrefois, elle avait été enfermée dans une chambre au sous-sol. Acculée tandis qu’elle sombrait à moitié dans la folie, jurant d’arracher ce petit animal faisant office de camarade à cet endroit, un but qui n’avait pas abouti. Cela lui avait volé un morceau de cœur, mais maintenant, même ce vide-là lui paraissait confortable.

Nanao termina de préparer son propre thé en dernier et s’assit pour le siroter, contemplant le visage de Valois. Elle avait entrevu des fragments du passé de Valois sur cette scène trempée de sang, et, à présent que Valois se relâchait, sans défense, Nanao le percevait de nouveau.

— Il y a de la tristesse dans tes yeux. Je m’en doutais. J’ai pensé que tu préférerais ceci autour d’un bon thé, dit Nanao.

— J’ai l’impression d’avoir été privée trop longtemps de tout cela. Le ciel au-dessus, la terre sous mes pieds… cette joie première offerte à toute chose vivante.

À mesure que le cœur de Valois se réchauffait, son passé douloureux revenait en surface. Son regard quitta le ciel, revint danser vers le visage de Nanao et une larme coula sur sa joue.

COVELL.

Nanao dégaina sa baguette avec fluidité et tendit un voile occultant entre Valois et les autres invités. Un geste de bonté tandis que Valois essuya ses larmes qui dégringolaient avec sa manche, la voix tremblante.

— …Commeeent as-tu pu le deviner ? demanda-t-elle.

— Nous nous sommes affrontées pour de bon, une fois. Tu peux verser autant de larmes que tu le juges bon. J’imagine que tu les gardes en toi depuis un bon moment.

Nanao baissa les yeux vers son thé et en prit une gorgée. Au-delà du voile, on ne voyait de leur échange qu’une silhouette floue. Mais l’aperçu qu’ils avaient eu avant avait suffi aux deux Barthé pour comprendre l’état de leur maîtresse.

— …J’en reviens pas, grommela Gui. — T’as vu ?

— Baisse la voix, imbécile, siffla Lelia. — Ne les dérange pas avec du bruit inutile. C’est un moment crucial pour Lady Ursule.

Elle paraissait reconnaissante, mais aussi pleine de repentir.

— Si seulement Hibiya me prenait en mentor. Nos esprits sont reliés directement, et pourtant elle est plus proche du cœur de Lady Ursule que nous ne l’avons jamais été. Non, c’est peut-être l’inverse. Pourquoi n’en sommes-nous pas capables ? Voilà notre honte.

— Te prends pas trop la tête, dit Guy en croquant un kintsuba à pleine main. — J’ai vu de mes propres yeux à quel point elle est unique. C’est pas un truc que tu peux juste imiter. Faudra vous rapprocher lentement. Pas par la force, comme ce lien d’esprits, simplement comme tout le monde.

Il avala une gorgée de thé pour faire passer le sucré et se tourna vers les jumeaux.

— Je suis pas du genre à récolter tous les bénéfices, alors laissez-moi vous filer un conseil. Vous passez du temps avec Valois, tous les deux ? Depuis que vous êtes revenus sur le campus, vous avez l’air… plus stables…

Conscient de la délicatesse de la situation, il aborda le sujet avec précaution. Mais Lelia capta la nuance sous ses mots. Ses joues se durcirent et elle lança un regard à son frère.

— Gui…

— Désolé, je lui ai dit. J’étais, euh, bien amoché à ce moment-là.

Lelia enfouit son visage dans ses mains.

— Hein ? De quoi on parle ? demanda Mackley, perdue.

Pas décidée à tout réexpliquer, Lelia n’y prêta aucune attention.

— …Autant j’adorerais creuser un trou et m’y enterrer, dit-elle tant bien que mal, — …j’imagine qu’on a passé le stade de se soucier des apparences. Et Guy, on te doit beaucoup, alors si tu proposes ton aide, j’avalerai ma honte et j’accepterai. Tu as raison, on va mieux. Lady Ursule ne prend plus ses distances avec nous. Elle fait exprès de nous garder près d’elle. Et on lui en est reconnaissants.

— Si tu te laisses submerger, c’est cuit, Lelia. On doit discuter de la suite, dit Gui, une main posée sur les épaules tremblantes de sa sœur.

— Euh, ne vous prenez pas trop la tête non plus, ajouta Guy. — Si vous laissez les choses suivre leur cours et que ça vous mène quelque part, tant mieux. Juste… j’ai mes petites idées sur ce que vous avez dit tout à l’heure. Disons que moi, j’ai des options… et vous, pas vraiment.

— Sérieux, quelqu’un va finir par me mettre au parfum ? fit Mackley.

— Oui, mais c’est le lot des serviteurs. Ça peut te sembler étrange, mais dès notre naissance, on était destinés à la servir. Quand notre lien a commencé à se fissurer, c’était un enfer, mais grâce à votre groupe, tout est revenu à la normale et même mieux qu’avant. Je ne dirais pas que ça me suffit, mais pour l’instant… inutile de se ronger les sangs. Et puis j’ai toujours mon crétin de petit frère avec moi.

— Ouaip, ouaip, je te suis jusqu’au bout, ô Grande Sœur si sage. Tu vois ? Elle a son charme quand elle déprime, mais dès qu’elle retrouve un peu de mordant, faut qu’elle règne sur tout le monde. Alors que nous sommes jumeaux, et que nous n’avons presque pas de différence d’âge.

— Cette presque différence d’âge a scellé nos destins. Lamente-toi, Petit Frère. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même d’avoir été trop paresseux pour me disputer la sortie du ventre.

Plus ils parlaient, plus Lelia retrouvait son naturel. Elle et son frère se relançaient en s’envoyant des piques. Guy en fut soulagé, mais Mackley se contenta de sourire de toutes ses dents avant de dégainer sa baguette.

— …FRAG

— Ne fais pas ça, Mackley ! Désolés de t’avoir laissée en plan ! Range la baguette !

— Écoutez-moi ! J’ignore qui je veux, mais si vous, vous m’ignorez… autant aller traîner avec des limaces. Refaites-moi le coup, et je vous fais sauter avant de rentrer.

Mackley était tellement furieuse que sa voix s’était aplanie, et tout le monde se précipita pour la calmer.

Percevant l’agitation de l’autre côté du voile occultant, Valois pleurait encore. Nanao lui préparait une seconde tasse de thé. D’ici qu’elle l’ait finie, elle aurait sans doute fait le point. Le ciel au-dessus ne changerait jamais, et, même maintenant, elle était toujours libre de courir sur la terre en dessous.

— Hmm, une belle journée, chuchota Nanao, satisfaite.

Elle demeura assise auprès d’un cœur meurtri, offrant du réconfort tandis que le thé entre amis se poursuivait.

Après six heures d’apprentissage intensif, mené à la limite même de leurs capacités, Oliver se dit qu’aller plus loin sans faire une pause pour reprendre leurs esprits deviendrait contre-productif. Il exprima son inquiétude, et l’aîné qui dirigeait le cours l’accueillit avec un sourire avant de vaciller et de s’effondrer aussitôt. À moitié conscient, il fut emporté par les autres membres du séminaire. La fatigue des préparatifs venait manifestement de le rattraper.

— Le transport d’un spécimen Tír exige la supervision de quatre mages ou plus, y compris celui qui a reçu l’autorisation expresse. J’ai bon, Katie ? demanda Oliver.

— …Attends, il y a peut-être une autre restriction. Il y avait un exemple…

Oliver et Katie restèrent en arrière, avec un seul aîné pour garder un œil sur eux. Longtemps, ils s’occupèrent à revoir ce qu’on leur avait enseigné, s’assurant que tout s’imprégnait dans leurs têtes. Oliver prisait l’acquisition quotidienne de nouveaux savoirs, mais cela faisait longtemps qu’il n’avait pas essayé d’en forcer autant d’un coup. Seul, il en aurait souffert, mais avec Katie à ses côtés, ça passait sans peine. Il avait toujours admiré sa passion pour ses études, et l’envie de tenir la cadence lui donnait une énergie inépuisable. Les fioles vides de potion de concentration s’empilaient.

En fin de compte, ils touchèrent la limite de temps avant que leur attention ne s’étiole. Du coin de l’œil, il vit l’horloge marquer minuit, et il referma le dossier d’un coup sec.

— Il est terriblement tard. Katie, on s’arrête là. Les autres nous attendent à la base.

— Oh, déjà ? fit-elle en levant les yeux. — Mais oui ! Faut que je prépare demain…

Elle jaillit de sa chaise et commença à ranger les documents. Oliver l’aida à boucler vite. Ils inclinèrent la tête devant l’aîné de garde et quittèrent la salle de séminaire. Ils avaient convenu de passer la nuit dans leur atelier, pas aux dortoirs et ils s’élancèrent donc dans les couloirs, la menace d’empiétement toujours présente, mais sans plus le moindre danger.

— Au moment où le cours a commencé, tu as retrouvé ton rythme. Personne ne se concentre comme toi. J’ai eu tout juste de quoi suivre.

— C…c’est pas vraiment ça. Je fonce juste tête baissée, et le fait que tu nous forces à revenir en arrière pour prendre du recul a vraiment aidé.

— Oh ? Alors peut-être qu’on est bien assortis comme partenaires de recherche. C’est peut-être pour ça qu’il a dit qu’on avait de la synergie.

Il n’avait pas prêté grande attention à cette remarque lors de leur première visite, mais à présent il hochait la tête. Katie observait son profil, sentant des émotions monter en elle. Tandis qu’ils se mettaient en file devant le tableau menant au labyrinthe, ses lèvres s’entrouvrirent.

— …Euh…

— Hm ?

— …Peut-être que ça arrive un peu tard, mais je suis vraiment contente que tu aies rejoint le séminaire avec moi. Si j’avais été seule aujourd’hui… je parie que j’y serais restée jusqu’à l’aube.

Elle savait très bien comment elle avait été pendant la lecture. Elle savait que c’était une mauvaise habitude, mais elle n’avait jamais réussi à s’en empêcher. Une fois qu’elle avait la tête plongée dans quelque chose, la douleur comme le temps disparaissaient. Pete avait des penchants similaires, mais il n’était nulle part aussi extrême que Katie pouvait l’être sur certains sujets. Plus d’une fois, un magifaune lui avait arraché un bras, et tout ce qu’elle avait fait, c’était arrêter l’hémorragie et retourner aussitôt à ses observations.

— Et tout le temps où je lisais leurs documents, je me sentais en sécurité. Quand j’étudie toute seule, je m’y perds, mais avec quelqu’un en qui j’ai confiance, comme toi ou Guy, je sais que vous me ramènerez. D…désolée, c’est d’une dépendance bizarre. Je ne devrais pas…

La honte prit le dessus, et elle tenta de rattraper ses mots, mais Oliver secoua la tête, l’air profondément soulagé.

— Il n’y a rien d’étrange à ça. Je suis content de jouer ce rôle pour toi. Oui, ça me va. Pendant que Guy est absent, laisse-moi être ton ancre.

Il lui sourit, sincèrement ravi. Et cette expression fit exploser en Katie des émotions qui n’attendaient qu’un signe pour lui échapper. Incapable de les retenir, elle prononça son nom.

— …Oliver !

C’était assez fort. Il eut l’air surpris, et elle fit sortir les mots suivants d’une voix aiguë, comme si elle ne pouvait presque pas se retenir de les prononcer.

— …J…je peux avoir… un câlin ?

— …? Euh, bien sûr…

Demande modeste, et il ouvrit les bras. Aussitôt, Katie s’y jeta. Elle sentit sa chaleur contre tout son corps. Son odeur, son poids. Quelque chose qui planait tout près d’elle, et avec quoi elle n’osait pourtant pas entrer en contact. Ne s’autorisant qu’à recevoir les débordements occasionnels, les attendant avec désespoir comme le désert attend la pluie.

— …Je suis désolée… Je suis désolée…

— Pourquoi faire ? Notre politique des câlins libres ne date pas d’hier. Si quelque chose, c’est que tu t’en es privée trop longtemps.

Il lui ébouriffa les cheveux en parlant. D’ordinaire, Oliver ne lui faisait pas ça, même lorsqu’ils se serraient dans les bras. Une manie à lui contre laquelle Guy l’avait vainement mis en garde, mais il savait que Katie avait toujours plutôt aimé ça. À présent qu’il remplaçait Guy, il se donna libre cours.

Et rien que dans cet instant, cette expression sans entrave d’affection fit fondre les barrières de Katie avec une facilité terrifiante. Des pensées épouvantables envahirent son esprit.

Il accepterait probablement tout ce qu’elle lui demanderait. Un acte comparable à se servir à un puits creusé par son voisin, à plonger dans les eaux d’une source commune avec des bottes sales pour s’en remplir les mains et s’en abreuver. Mais le garçon devant elle tolérerait sans doute tout.

— …Haa ! …Haa…

— …Ça va, Katie ? Ta respiration est un peu…

C’était à devenir folle, cet élan, cette soif. À son dégoût, elle se retenait à peine à un demi-pas de céder. Adoration, désir et envie charnelle se fondaient en un besoin unique, auréolé des instincts intrinsèquement risqués d’une mage. Une part refoulée de son esprit lui hurlait : « Ne t’avise pas de le lâcher. Quelles qu’en soient les conséquences, tu dois te l’approprier. Tu ne peux pas le laisser s’échapper. C’est quelque chose dont tu ne peux pas te passer. »

Ça allait la dominer. Cette sonnette d’alarme tinta avant que sa raison ne glisse, et Katie mordit violemment l’intérieur de la joue.

La douleur et le sang suivirent, un remède rude qui réveilla sa lucidité. Ce n’était guère différent de ce que Valois avait fait dans la ligue de combat. Mais cela marcha. Profitant de la diversion de la douleur, elle se libéra de l’étreinte, arrachant son corps à la chaleur qui entraînait son cœur hors de sa voie.

Elle ne laissa pas une goutte franchir ses lèvres. Elle avala tout et fit de son mieux pour afficher un sourire.

— …Merci. Ça va maintenant, dit Katie.

— Allons-y ! Ils nous attendent à la base !

Là-dessus, Katie pivota et sauta dans le tableau. Sentant quelque chose de très instable dans son comportement, Oliver la suivit, aiguillonné par ses propres inquiétudes.

Une fois dans le labyrinthe, les choses furent heureusement sans incident. Ils prirent la route la plus courte vers leur atelier. Nanao, Pete et Chela étaient déjà là. Oliver et Katie s’étaient attardés bien trop longtemps à ce séminaire. Lorsqu’ils entrèrent, Chela leur adressa un sourire chaleureux.

— Bon retour ! Nous voilà enfin tous réunis.

Oliver savait qu’elle s’était retenue d’ajouter sauf Guy. Elle se tourna et se mit à préparer le thé, donnant l’impression, plus que tout, de ne se soucier que d’apaiser leur fatigue.

— Vous avez eu beaucoup à faire, dit-elle à Oliver et Katie. — Une fois que vous serez prêts pour demain, asseyez-vous et détendez-vous un moment. Bien sûr, si vous préférez aller vous coucher tout de suite, je ne vous en empêcherai pas. Vos lits sont faits et vous attendent.

— Oh, merci, Chela. On va accepter.

Oliver lui rendit son sourire, puis jeta un coup d’œil à Katie.

Elle avait bavardé tout le long du trajet dans le labyrinthe, sans lui laisser en placer une, mais elle s’était tue aussitôt qu’ils avaient mis les pieds dans la base. Quelque chose n’allait clairement pas. Elle se tenait parfaitement immobile juste derrière la porte, le regard flou braqué sur le vide.

— Hmm…

— Hé, qu’est-ce qui ne va pas ?

Nanao et Pete s’en aperçurent bientôt et posèrent leur travail. Chela délaissa la préparation du thé et se précipita aux côtés de Katie.

— Katie ? Ça va ? Tu n’as pas l’air…

— …Hein ? N…non, ça va…

Elle secoua lentement la tête, manifestement inconsciente de son propre état. Chela lui prit la main.

— J’ai du mal à te croire. Laisse-moi t’examiner. Par ici.

Elle l’entraîna dans l’arrière-salle. Katie ne résista pas, et les autres les suivirent du regard avec inquiétude.

Chela fit asseoir Katie sur un lit et entreprit de lui faire un examen minutieux. La réponse de la filles aux cheveux bouclés à l’instant lui avait paru étrange, alors Chela commença par là.

— Tu as une coupure dans la bouche ? Ouvre grand… que je voie.

Katie hésita un instant puis ouvrit la bouche. Chela ne fut pas surprise de voir une longue entaille sur la joue droite. La guérison naturelle d’un mage avait arrêté le saignement, mais la cause de la blessure sautait aux yeux.

— Tu… t’es mordu ? demanda Chela, en fronçant les sourcils. — Et plutôt violemment. Pourquoi est-ce que tu… ?

Elle tira aussitôt sa baguette et soigna la blessure. Cela ne prit aucun temps, mais le regard de Katie demeura flou, son état inchangé. Concluant que la cause profonde se trouvait ailleurs, Chela l’examina pour le reste.

— …Hmm. Ta circulation de mana est un peu rapide et irrégulière. Ton cœur bat vite, tes pupilles sont dilatées. Mais pourquoi, au juste ? Cela tient moins de symptômes que d’un état d’excitation qui refuse de retomber.

En formulant son meilleur diagnostic, Chela inclina la tête. Katie semblait n’écouter qu’à moitié.

— Une idée du pourquoi ? demanda Chela. — Tu as bu des potions ?

— …Des potions ? Oh… On a descendu beaucoup de potions de concentration au séminaire… C’est peut-être pour ça…

— À votre séminaire ? Oh, je vois. Les élèves des promotions supérieures les brassent sans doute fortes, en les bricolant pour qu’elles soient plus efficaces. Si vous en avez pris beaucoup, je comprends que ça ait pu dérégler ton organisme. Cela dit…

Cela semblait être une cause probable, mais n’expliquait pas entièrement son état. Les amis de Chela avaient déjà subi des effets indésirables de potions réglementaires, mais elle ne se souvenait pas de symptômes se présentant ainsi. Il était toujours possible qu’un élève de promotion supérieure eût simplement fourni des potions vraiment puissantes, mais dans ce cas, Oliver devrait souffrir de façon similaire. Écartant pour l’instant antidotes et traitements sanguins, Chela fouilla plus avant.

— …Tu sembles souffrir de plus que ça. Tes symptômes physiques ne sont pas si marqués, donc je dois supposer qu’un facteur mental entre en jeu. Y a-t-il eu un stimulus fort ? Quelque chose qui a ébranlé tes émotions, d’un côté ou de l’autre ?

Elle avait l’intuition que c’était d’abord émotionnel, et Katie tressaillit visiblement. Elle mit longtemps à parler.

— …Eh bien… j’ai été avec Oliver tout ce temps… et… vers la fin… on s’est fait un câlin…

— …Oh.

Chela ferma les yeux et hocha la tête, la dernière pièce s’emboîtant. L’excès de potions de concentration n’avait été que la base. Le contact rapproché avec Oliver dans cet état avait servi de déclencheur, plongeant son système nerveux dans une excitation qui refusait de retomber. Le tout stimulé par son instabilité mentale récente et le relâchement des freins de sa maîtrise de soi. Autrement dit, l’excitation et l’épuisement l’avaient laissée hébétée et confuse. Forte de ce diagnostic, Chela la prit dans ses bras.

— Je comprends. Je suis désolée d’avoir fouillé, dit Chela. — Mais si on ne fait rien, tu ne pourras pas dormir cette nuit. Et demain matin, tu te lèves tôt, n’est-ce pas ? Si on utilise des sorts ou des potions pour te forcer à dormir, tu vas en payer le prix…

Connaître la cause amenait d’autres soucis. Les nerfs de Katie étaient déjà si remontés. Les antidotes ou les saignées n’auraient guère d’effet.  L’assommer d’un sort ne ferait que la plonger dans l’inconscience. C’était inenvisageable.

Alors, qu’est-ce qui pourrait vraiment apaiser ces symptômes ? Chela passa en revue ses options et s’arrêta sur l’une d’elles.

— …Hmm…

La solution tombait sous le sens. Elle aiderait Katie à récupérer tout en servant les propres desseins de Chela : un double avantage. Rassurée par ce constat, Chela s’exécuta. Elle relâcha Katie, se leva et prit un ton agréablement posé.

— J’ai une idée. Tu peux attendre ici une minute, Katie ?

— …?

Katie parvint à hocher un peu la tête et regarda Chela sortir. Sans la moindre idée de ce que son amie avait en tête ni de ce que cela impliquerait. La porte s’ouvrit doucement, et Chela sortit. Tous les regards se tournèrent vers elle.

— Alors, Chela ? Comment va-t-elle ? demanda Oliver.

— Oliver, Nanao, vous venez un instant ?

Elle leur fit signe vers la porte de l’autre chambre. C’était le côté des garçons, utilisé pour dormir et se changer. Oliver et Nanao échangèrent un regard, puis entrèrent avant elle.

Chela lança un regard significatif à Pete, comprenant son intention, il lui rendit un léger signe de tête. Là-dessus, Chela referma la porte derrière elle, prit une inspiration et fit face à ses amis.

— D’abord, l’état de Katie. Elle était émotionnellement instable à la base, puis elle a abusé des potions de concentration. Elle est temporairement dans un état d’excitation nerveuse. En soi, ce n’est pas vraiment inquiétant. Son corps se rétablira naturellement si nous attendons, mais elle ne pourra pas dormir cette nuit.

Les résultats de son examen laissèrent Oliver sombre. Les mages avaient l’habitude d’utiliser des potions de concentration en période de révision, mais il avait été conscient de l’état de Katie. Il aurait dû l’empêcher d’en prendre autant. Percevant ses regrets, Chela resta calme.

— Avec la fatigue résiduelle, sa récupération sera lente, et si elle utilise d’autres potions pour compenser, cela pourrait aggraver le problème. Pour cette raison, j’aimerais la libérer de cet état et la laisser se reposer. Sommes-nous d’accord là-dessus ?

— Hmm, naturellement, dit Nanao.

— Oh, oui, bien sûr, mais…

Oliver se montra un peu plus hésitant que Nanao. Il sentait que cela menait à quelque chose, ce qui signifiait une proposition difficile à accepter sans préambule. Gardant un œil attentif sur les réactions d’Oliver, Chela avança avec prudence.

— Je parle de ta magie de guérison Oliver. Il n’existe pas de meilleur moyen d’apaiser ses nerfs surexcités sans l’accabler physiquement. Mais je crains que des approches ordinaires aient peu d’effet sur un état aussi extrême. Je recommanderais une tactique plus énergique.

La charge de ses mots lui glaça l’échine. Il espéra se faire des idées. Il espéra désespérément qu’elle ne pensait pas à ce qu’il croyait. Priant en lui-même d’avoir sauté à une conclusion hâtive et absurde, il dut demander :

— …Et… qu’entends-tu par là, Chela ?

— Idéalement, tu la mèneras à l’orgasme. Si tu me permets d’être directe.

Exactement la réponse qu’il redoutait, et elle le heurta de plein fouet. Nanao cligna des yeux, sans saisir tout de suite. Chancelant, Oliver fit quelques pas de côté.

— …Tu veux que… je la fasse jouir ?

— C’est pour cela que j’ai fait venir Nanao aussi. Même moi, je sais bien que cela exigera votre accord à tous les deux. Quel est ton avis, Nanao ? Dis-moi franchement ce que tu penses d’Oliver traitant Katie de cette manière.

À ce stade, Nanao avait compris ce que Chela proposait. Un privilège dont elle seule avait joui, accepterait-elle que Katie s’y adjoigne ? Elle comprenait parfaitement pourquoi la question lui revenait. Oliver fixait son profil, dans l’espoir qu’elle proteste, mais elle hésita un long moment, puis sourit.

— Bien sûr. Comment pourrais-je m’y opposer ? Si c’est ce dont Katie a besoin…

— …!

Le cœur d’Oliver le serra. Il savait qu’une voie de sortie venait de se refermer.

— Entendu, dit Chela en hochant la tête.

Elle se tourna vers lui. Nous avons l’aval de Nanao.

— Le choix t’appartient, Oliver.

Il ne pouvait pas fuir cette question. Ses extrémités s’engourdirent, et sa gorge s’assécha d’un coup, comme s’il respirait de l’air brûlant. Son esprit était engourdi, mais il le força à former des mots.

— …Écoute, Chela, balbutia-t-il. — Guy… a laissé Katie entre mes mains…

— Je suis au courant. C’est pourquoi le maintien de son état te revient. Est-ce que je dépasse les bornes ?

— …Tu ne les dépasses pas, en principe. Simplement, il y a des moyens dont nous devrions nous prévaloir et d’autres non. Pour que je puisse relever la tête et la rendre à Guy quand il reviendra. Et tu agis en pleine connaissance de cela, n’est-ce pas ?

Sa voix se brisa, incapable de contenir ses émotions. La colère sur le visage, il riposta avec une force qui dépassait de loin la simple réticence. Chela l’affronta sans sourciller.

— Naturellement. Et pour cette raison, je crois que c’est un moyen que nous devons prendre. Et un acte autorisé dans nos rangs, dit-elle. — Prends un peu de recul par rapport à cela. Pourquoi crois-tu que Guy a pris soin de Katie avec tant d’assiduité tout ce temps ? Parce qu’il est son ami et qu’il l’aime ? C’est acquis. Mais, Oliver, c’était aussi pour alléger ta charge. Pour que Katie ne te demande pas trop, pour l’empêcher de perdre l’équilibre, il a assumé ce rôle tout ce temps, sans demander d’aide à qui que ce soit.

Ce fut un coup à l’estomac. Il savait trop bien qu’il ne pouvait pas le réfuter. Guy jouait les désinvoltes, mais cherchait toujours à aider Oliver, endossant tout ce qu’il pouvait. Et, de toute évidence, le plus lourd fardeau qu’il avait pris, c’était Katie. Cela aurait dû incomber à Oliver. Il admirait la manière dont elle avait choisi de venir à Kimberly avec des idées minoritaires ici et il avait été le premier à la pousser sur cette voie. Mais, absorbé en grande partie par Nanao et Pete, il n’avait pas la disponibilité de veiller correctement sur elle de près. Guy s’en était occupé pour lui tout ce temps. Personne ne le lui avait demandé. Il avait simplement décidé que c’était son rôle.

— Si j’avais pu prendre ce fardeau, je l’aurais fait depuis longtemps, ajouta Chela. — Ce n’est pas parce que Katie et moi sommes du même sexe, plutôt, je ne suis tout simplement ni toi ni Guy. Même au sein de la Rose des Lames, il n’y a que vous deux qui avez forgé une relation où un tel traitement serait possible. Et avec une option en moins, il n’y a que toi pour prendre le relais. J’espère que tu en vois la logique.

D’une cohérence implacable, elle l’acculait. Et il savait que c’était un gambit d’échecs conçu pour le coincer. Elle était venue avec une voie menant au mat, et à moins d’une erreur, l’issue ne changerait pas. Naturellement, elle posait les fondations en ce sens.

— Et j’ajouterai que cela ne concerne pas que cette nuit. Katie restera instable jusqu’au retour de Guy, et il est très possible qu’elle ait besoin d’un traitement similaire. Discuter de son bien-fondé à chaque fois serait vain, traçons notre route ici, ce soir. Si nous le faisons maintenant, nous continuerons. Si nous rejetons l’idée, nous n’y reviendrons pas. Quelle décision prends-tu, Oliver ?

Cette question était le mat. Elle avait dit tout ce qu’elle avait à dire et lui laissait le choix final, objectivement, une démarche équitable. Mais Chela elle-même savait que la réalité était tout l’inverse. Oliver ne pouvait pas dire non ici. Il n’était pas le genre d’homme à laisser souffrir un ami simplement parce qu’il n’en avait pas envie.

Cela allait plus profond que sa propre haine de soi, c’était la nature même qui animait Oliver Horn. Chela ne connaissait pas les détails de ce qui gisait là-dessous, mais elle savait quel type d’homme était son ami. Aussi avait-elle invoqué ses obligations envers Guy, comblant la douve autour du château Oliver. Elle n’avait pas besoin d’abattre le donjon lui-même. Il n’y avait jamais eu de défense rassemblée là. Privé de tout argument, Oliver resta silencieux. Nanao passa les bras autour de ses épaules.

— Oliver, laisse-moi te rejoindre, chuchota-t-elle.

— …Nanao… ?

— Je vous accompagnerai tous les deux. Ce n’est que le prolongement de ce que nous avons fait tant de fois. Mes bras autour de Katie par derrière tandis que tu nous étreins toutes les deux. Ainsi, Katie s’empêchera de te demander quoi que ce soit.

Il la contempla, bouche bée. Naturellement, Nanao savait exactement ce qui traversait son esprit. Mais elle était tout aussi consciente de la souffrance de Katie. Le désir de son amie avait été longtemps contrarié et Nanao avait suffisamment mûri depuis son arrivée pour comprendre que c’était elle qui avait privé Katie de cette chance.

Elle ne jugeait pas cela justifié. Une fureur continuait de couver au fond du cœur de Nanao. Peu importât la fréquence de leurs ébats, quelle que fût la force avec laquelle elle y cédait, à ce jour, une part d’elle ne désirait rien tant que de mettre sa vie en jeu contre celle de l’être qu’elle aimait. Elle avait une conscience aiguë de son inhumanité. Aussi ne nourrissait-elle aucun espoir. Et se jugeait-elle indigne d’interdire à une amie son désir brûlant.

C’était proprement ironique. Si l’une ou l’autre avait eu l’esprit clair, elles auraient écarté la proposition d’emblée. Mais ici et maintenant, dans un cruel caprice du destin, deux âmes troublées acceptèrent chacune la suggestion de Chela. Ainsi, ce fut le mat. La manœuvre imaginée par Chela, la sorcière nommée Michela McFarlane, s’avéra un succès.

— Je trouve l’idée excellente, dit Chela. — Avec Nanao à proximité, et qui approuve, la réticence de Katie à accepter le traitement s’évanouira. Si vous êtes partants, il faut nous en charger vite. Plus nous restons ici à discuter, moins il restera de temps pour que Katie dorme.

La sorcière victorieuse pressa d’agir, brandissant la logique comme un bouclier. À court de mots pour la combattre, le regard de Nanao pesant sur lui, Oliver acquiesça d’un signe las. Ensemble, ils se mirent en route. Mais en quittant la pièce, il lança une dernière pointe à son amie.

— …Est-ce vraiment le bon choix, Chela ?

— Sans aucun doute. J’en fais le serment sur mon nom.

Son sourire ne portait aucune ombre. À l’instar de celui de Miligan lorsqu’ils se rencontrèrent pour la première fois. Le visage d’un authentique mage, pensa Oliver en se ratatinant de l’intérieur.

 

Katie attendait dans l’autre chambre, et deux amis vinrent la voir. Trop embrumée pour percevoir l’humeur sombre, elle leva simplement les yeux vers eux.

— Hmm ? Oliver et Nanao ? Pourquoi vous êtes là tous les deux… ? Où est Chela ?

— …Katie, je sais que tu es en mauvais état, mais il faut qu’on parle.

Oliver s’agenouilla devant elle. La tête baissée, fuyant son regard. Il avait peur de le croiser.

— Tu souffres de l’absence de Guy, et les potions de concentration ont aggravé cela. Du coup, ton système nerveux est tout en tension et refuse de se calmer. Vu la cause, les sorts et les potions seront inefficaces, et nous avons conclu que la meilleure solution serait d’utiliser les arts de guérison. Si tu es d’accord, je m’en chargerai.

Il lui fallut un certain temps pour que cette explication s’éclaire. Les mots résonnèrent dans son esprit et, à mesure qu’elle en comprenait la portée, son pouls s’emballa. Elle parla vers le sommet du crâne d’Oliver.

— De… de guérison ? Euh, genre… dans le dos ?

— En nous concentrant là. En évitant autant que possible les zones sensibles. Mais… peu importe où je te touche, le résultat sera à peu près le même. Nous calmerons ton excitation en la portant d’abord au bord. En d’autres termes… en te menant à l’orgasme.

Encore une fois, il fallut du temps pour que cela fasse sens. Orgasme ? De quoi ? Ses pensées étaient d’une inquiétante lourdeur. Mais elle n’était plus assez jeune pour rester naïve indéfiniment. Le contexte finit par lui faire déchiffrer le sens de la formule. Elle se raidit, puis éclata de rire.

— Ahhahaha…! Oh, je dois être en train de rêver. Je me disais bien que ça clochait ! Jamais tu ne parlerais de ça avec Nanao ici.

— Ce n’est pas un rêve, Katie. Hélas, je t’ai fait beaucoup souffrir.

Nanao s’assit sur le lit à côté d’elle et la serra contre elle.

Et, en saisissant le parfum imprégné dans son uniforme, Katie fut bien obligée d’admettre que cela arrivait vraiment. Son sourire se figea, et sa voix trembla.

— T…tu te moques de moi. Si ce n’est pas un rêve, alors c’est une sorte de farce ? C…c’est un peu méchant, quand même. Ça s’arrête quand je dis oui ? Tout le monde va sortir et rire… ?

 

— Aucun de tes amis ne te ferait une chose pareille. Je ne veux pas te presser alors prends ton temps et choisis. J’ajouterai que si tu attends jusqu’au matin, ça devrait se résorber tout seul. Tu ne fermeras sans doute pas l’œil de la nuit, mais si tu préfères cette approche, très bien. Je veillerai avec toi pour compenser cette proposition.

La voix d’Oliver était tendue. Toutefois, il se refusa à présenter cette option comme s’il la préférait. Il savait que cela la ferait se braquer et endurer. Mais le ton sombre qu’il adoptait mettait Katie au pied du mur et elle ne réalisait que maintenant que c’était ce qui arriverait si elle le voulait.

— …N-ne pas dormir, ce serait dur, ah-ah-ah. Je dois me lever tôt… J…juste… ? Ça ne veut pas dire…

— Assez, Katie, dit Nanao quand Katie tenta de désamorcer la situation d’un rire. — Tu n’as pas à te retenir.

Nanao resserra son étreinte. Voir Katie ainsi la rendait triste, lui faisait mal, et lui donnait envie de pleurer. Sentant sa chaleur contre la sienne, Nanao pensa la chose suivante : Combien d’épreuves a-t-elle endurées pour une amie aussi inhumaine que moi ?

— J’aurais dû te le dire depuis longtemps. Oliver n’est pas ma possession. Je n’ai jamais eu le droit d’exiger cela de lui, ni jamais souhaité te le prendre. Ainsi…

— … Hiii… ?!

Nanao avait fait courir ses doigts le long des flancs de Katie. Non pas son habituelle petite pique espiègle, mais une caresse tendre, avec l’amorce des préliminaires pour intention. Le stimulus fit frissonner Katie, et à son oreille, Nanao souffla les derniers mots destinés à renverser sa forteresse.

— … Moi comprise, cette nuit, nous nous donnons les uns aux autres. Si tu veux te joindre à nous. »

Trop de pensées et de sentiments tournaient dans la tête de Katie. C’était si loin au-delà de sa compréhension et elle avait depuis longtemps épuisé la corde qui retenait son self-control. Elle devait cesser de réfléchir et se laisser aller. Il n’y avait ici rien à craindre. Juste deux amis proches, qui pensaient à elle, l’aimaient, et tentaient de la réconforter.

Quoi qu’il arrive ensuite, elle n’avait pas à s’inquiéter de l’issue.

Sur ce point, elle était très sûre. Pourtant, une autre part d’elle criait que cela ne se pouvait pas. Il y avait beaucoup de raisons pour cela.

Tout ce temps que tu as passé avec Guy, et au moment où il s’en va, tu te tournes aussitôt vers Oliver et tu le laisses répondre à tes besoins les plus élémentaires ? Comment feras-tu face à Guy quand il reviendra après quelque chose d’aussi éhonté ? Pourquoi es-tu si dépourvue de principes ? Tu ne peux pas simplement serrer les dents et supporter ? Pourquoi ne peux-tu pas simplement tenir jusqu’au matin ?

Une autre part d’elle chuchota :

Eh bien, peux-tu vraiment prendre le luxe de refuser et tenir jusqu’au matin ? Allongée avec Oliver, rejetant son contact, Nanao t’offrant du réconfort ? Te demandant toute la nuit ce que cela aurait été de sentir ses mains sur toi ? Ou vas-tu décréter que tu ne le supportes pas et te terrer seule au lit ? La couette tirée sur la tête, incapable de dormir, torturée par ces exactes mêmes fantaisies ? Parfaitement consciente qu’Oliver dort dans la pièce d’à côté ? Imaginant son visage endormi, son souffle, sa chaleur ? Te demandant s’il te toucherait encore si tu le lui demandais, alors que tu as déjà choisi de ne pas le faire ?

Tu ne peux pas.

Tu ne tiendrais jamais la nuit. Ça te rendrait folle.

— …Ah…

Elle avait sa réponse. Non pas une réponse portée par la crête de son envie qui ne cessait d’enfler, mais une conclusion à laquelle sa raison était parvenue, même si le désir menaçait de l’étouffer. Elle se rendit compte que, depuis le début, elle vivait dans un malentendu. Cela n’avait jamais été un choix. Elle avait déjà dépassé ce point. Elle savait pertinemment qu’elle ne pouvait pas refuser.

Elle entendit la voix de Guy : Ne te force pas. Une main sur la hanche, ricanant. Calant son pas sur le sien comme un frère, avec une douceur attentive, comme il l’avait toujours fait.

Ses yeux se remplirent de larmes. Était-ce une vision conçue pour la réconforter, ou était-ce ce qu’il ressentait vraiment ? Katie n’arrivait plus à le dire.

— …S’il te plaît… touche-moi…

— …D’accord, répondit Oliver d’un ton rigide.

Il tira son athamé et lança un sort d’insonorisation sur la porte. Nanao se glissa derrière Katie sans la lâcher. Oliver jeta un coup d’œil à Katie et se mit à bouger tel une machine de précision. Il savait exactement quoi faire. Ses mains savaient trop bien comment s’y prendre.

 

— Je comprends pourquoi tu as pensé que c’était le moment, mais passer réellement à l’acte ? dit Pete.

Lui et Chela attendaient dans le salon pendant que le traitement de Katie était en cours. Pete parlait comme s’il avait entendu chaque mot échangé par le trio, et Chela le fusilla du regard. Puis elle vit le golem gros comme une cigale posé sur le bout de son doigt.

— …Tu vas arrêter ça ? dit-elle en soupirant. — Écouter les conversations de tes amis avec des golems ! Tu savais que je t’en ferais un compte rendu après coup.

— J’aurais pu attendre, mais j’étais un peu inquiet, et j’ai eu raison de l’être.

Il tourna une page du livre qu’il lisait. Chela sortit son athamé et posa un sort d’insonorisation surla porte par précaution, puis s’approcha de lui, les bras croisés.

— Et qu’est-ce qui n’allait pas là-dedans ? Ma position de fond est exactement la tienne, Pete. Renforcer les liens au sein de la Rose des Lames par tous les moyens, les rendre aussi solides que possible, jusqu’à ce que notre groupe ne puisse plus être brisé. Ce moment était propice pour faire exactement cela, alors j’ai agi.

Elle porta une main à sa poitrine, souriante. Le lien d’Oliver et de Nanao, celui de Guy et de Katie, deux heureuses nouvelles. Mais deux couples isolés, c’est loin d’être suffisant. Cela seul laisse encore planer le risque qu’Oliver et Nanao s’entretuent, ou que Guy et Katie soient Consumés ensemble par le Sort. C’est pourquoi il nous faut d’autres chaînes latérales qui les relient. Avoir plusieurs partenaires ne pose ici aucun problème.

Chela était très ferme là-dessus.

L’idéalisation de la monogamie, c’était pour les non-mages. Les mages ne voyaient pas les choses ainsi, et la Rose des Lames n’avait pas à s’y contraindre. Pete en convenait depuis longtemps et acquiesça.

— J’applique moi-même cette idée. Contente-toi d’être prête aux conséquences, prévint-il.

— …À savoir ?

— Tu ne sais pas, hein ? Je m’en doutais. Quand tu ne vois plus que ta cible, tu perds toute notion de la limite. Bien pire que moi. Vu ton parcours, je m’imaginais que tu saurais.

Il soupira et referma le livre avant de le poser. Puis il se leva et fit face à Chela, la regardant droit dans les yeux, comme s’il cherchait à convaincre un enfant.

— Écoute bien. Tu as convaincu Oliver non pas en amie, mais en mage. Tu as tissé une toile de logique et plié sa volonté. Ce processus est un problème plus grave que le résultat. J’ai fait la même chose moi-même, donc je ne suis pas le mieux placé pour donner des leçons.

Pete fit la grimace, se rappelant sa bévue. Chela détourna un peu le regard, au moins en partie consciente.

— …Si je ne le faisais pas, Oliver et Katie ne se rapprocheraient jamais, répliqua-t-elle. — Ils sont attirés l’un par l’autre depuis tout ce temps, mais aucun ne se permet d’agir. Si on ne les pousse pas à franchir cette ligne…

— Je sais. Les câlins libres tout seuls n’ont pas suffi. Il paraît que les relations polyamoureuses sont assez répandues chez les mages, et que renforcer notre intimité physique prépare le terrain, c’est ce que tu pensais, mais cela s’est révélé optimiste, non ?

Ses actes passés dévoilaient ses motivations.

— Mais ça a partiellement fonctionné ! insista Chela. — Les câlins réguliers ont normalisé le fait de se soigner mutuellement, et cela a abaissé l’obstacle vers ce qu’ils font maintenant. Sans cette base, l’argument que je viens d’avancer n’aurait jamais porté. J’ai pu les pousser ici parce que nous en étions déjà au stade où cela était normal. Je n’ai agi que parce que j’ai jugé qu’ils étaient prêts. Je ne brusque pas les choses !

— Je comprends. Mais Oliver est difficile. Il a ses propres blocages.

Pete haussa les épaules. Lui-même n’avait jamais perçu les blocages d’Oliver avant qu’il ne soit trop tard, alors comment Chela pourrait-elle les deviner ? Tout ce qu’il pouvait faire, maintenant, c’était la préparer à ce qui l’attendait. Et, quand les choses ne tourneraient pas comme elle l’espérait, il serait là pour l’aider à encaisser le choc.

— Tu as balayé tout ça cette fois. C’est pour ça qu’il y aura des conséquences. Tu verras bientôt si je m’inquiète pour rien.

Sur ce, il se rassit et reprit sa lecture. Chela n’y voyait toujours pas clair, mais elle s’assit à son tour, sirotant son thé désormais froid.

 

— …Hyaaaaa… !

Katie laissa échapper un cri. Il ne s’était encore rien passé. Les doigts d’Oliver avaient à peine effleuré ses flancs.

Rien que cela déclencha un changement marqué de son état actuel. Comme un ballon gonflé et prêt à éclater, pensa Oliver. Ce traitement demanderait de la délicatesse. Même avec son expertise technique, ce ne serait pas une mince affaire de laisser l’air s’échapper sans la faire éclater.

— …Mm… ! Ah… Haah… Waaah… !

Il commença par effleurer légèrement sa peau à travers sa chemise. L’habituer à la sensation, puis laisser circuler des quantités infimes de mana, volontairement sur des zones moins efficaces. Ses mains passèrent autour de sa taille fine, de ses flancs à son dos, élargissant peu à peu le champ de ses caresses. Rien sur le devant pour l’instant. Il prenait grand soin de ne pas accabler son corps épuisé, superposant doucement, sans effort, des couches de plaisir.

— …Comme tu es douce, Katie. T’entendre gémir ainsi…

— …Ne… ne me susurre pas à l’oreille, Nanao… ! Tu me rends folle…

Nanao soutenait Oliver depuis un autre angle. Ils étaient synchrones, même maintenant, et Oliver ne savait que penser de cela. Il choisit de n’y pas penser, se concentrant sur le mouvement de ses mains. Il pourrait se noyer dans les reproches plus tard, mais pour l’instant, il devait guérir son amie.

Si tout cela se terminait sans atteindre ce but, alors il ne servirait à rien. Le traiter d’animal immonde serait bien trop indulgent.

— …Est-ce que… tu pleures, Oliver… ? demanda Katie.

Les derniers mots auxquels il se serait attendu. Il lui fallut un instant pour seulement comprendre ce qu’elle avait dit, puis il sentit une goutte tomber sur son bras, réalisant que des larmes coulaient vraiment. Son dégoût de lui-même menaça de le submerger.

Quel droit as-tu de verser de telles larmes ? Ou bien ces gouttes sont-elles faites du même fluide que celui qu’on verse dans un golem ? De la graisse d’essieu, de l’antigel ? Peut-être es-tu vraiment en panne, avec une brèche bien ouverte dans ton exosquelette.

— Ne fais pas attention à moi. Je perds un peu… la tête, moi aussi.

Il passa à l’étape suivante du traitement. Estimant qu’il n’avait plus besoin de garder ses vêtements en travers, il défit les boutons de sa chemise et fit glisser ses mains à l’intérieur.

Ce n’est rien de nouveau. Quand ai-je été sain d’esprit pour la dernière fois ? Cela prit fin la nuit j’abritai l’âme de ma mère. Le chemin que j’ai suivi depuis a été aussi tordu que l’est devenu mon cœur, peut-être cette issue était-elle inévitable. Comme avec ma mère, cet instant est un tournant. La dernière nuit où je peux être purement un bon ami pour Katie ou Guy.

— …Ah… AH…… Aaaah…!

Ayant posé une base de stimulations sur ses flancs et son dos, il porta maintenant ses mains vers les territoires encore intacts à l’avant. Un doigt glissa sous sa jupe, descendit le long de son bas-ventre et suivit la bordure de son short. Il n’avait pas besoin d’aller au-delà. Cependant, à partir d’ici, tout n’était que zones érogènes. Les doigts de sa main droite se pressèrent contre son utérus, y injectant du mana avec force, tandis que le bout de son index gauche tournoyait dans son nombril.

— … ~ !!!!!!!

Les digues cédèrent, et une vague de plaisir traversa Katie comme un courant électrique. Un seul orgasme ne marqua pas la fin. En laissant entre chaque stimulation des intervalles calculés à la seconde, il relançait tour à tour son bas-ventre et son nombril.

Une succession de vagues montait ainsi sur cette base bien préparée. Alors que son corps se cambrait, Nanao la soutint doucement. Katie demeura crispée pendant la plus grande partie d’une minute avant que tout ne se dissipe. Certain de l’avoir menée à une conclusion sans faille, Oliver remonta son regard le long de son corps devenu mou jusqu’à Nanao, qui souriait à Katie.

— C’était puissant, dit-elle. — Comment as-tu trouvé, Katie ?

— …

Elle ne répondit pas. Katie flottait encore dans l’après-coup, l’esprit noyé dans cette clarté intérieure. Preuve que le traitement avait agi, brisant toute résistance. Son agitation nerveuse s’était dissipée. Lorsqu’elle reviendrait à elle, elle se sentirait bien mieux, comme régénérée. Sans doute cela n’arriverait-il qu’après une bonne nuit de sommeil. Une fatigue brutale l’assaillit alors, lourde comme du plomb sur ses épaules. Cela le terrassa presque, au point qu’il peinait à parler.

— …Ma part ici est faite. Désolé, Nanao… tu peux… ?

— Je peux. Je te rejoindrai quand ce sera fini. Vide ton esprit autant que possible et attends-moi, Oliver.

En réponse à sa gentillesse, il lui tourna le dos et s’éloigna, sortant presque de la pièce en rampant. Lorsqu’il passa la porte, Chela et Pete se levèrent tous deux pour l’accueillir.

— …C’est fini ? Bien, dit Pete.

— Comment se porte Katie ? demanda Chela.

La question évidente. Sans lever les yeux, Oliver parvint à répondre.

— Elle est remise. Exactement comme tu le voulais.

Sans croiser le regard de Chela, Oliver se tourna et se dirigea vers l’autre chambre. Il ne voulait plus échanger un mot. Ses épaules raidies le disaient clairement, et pourtant elle tenta de le suivre.

— Attends, Oliver. On peut parler ?

— Ne me touche pas !

Le rejet fut brutal. Il ne lui avait jamais parlé aussi durement, et Chela resta figée. Quand elle tenta de se ressaisir, Oliver avait déjà quitté la pièce.

 

Sa main tendue ne saisit que le vide.

Soupirant, Pete se plaça à ses côtés. C’était exactement ce qu’il avait craint.

— Ouais, il est furax… Tu vas t’en sortir, Chela ?

— …Comment le pourrais-je ?

Des larmes dévalaient ses joues. Sans un mot de plus, Pete passa ses bras autour d’elle.

Avec le recul, c’était la seule issue possible.

Elle avait atteint son but en tant que mage, et, en retour, avait profondément meurtri un ami.

 

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