RoTSS T12 - chapitre 4
L’Arbre Maléfique
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Traduction : Raitei
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Après une heure à poireauter sur la zone d’atterrissage, le groupe de Guy conclut qu’il y avait peu de chances d’être secouru ici, et ils se mirent prudemment à explorer la caverne. Les marques sur les parois indiquaient dans quel sens l’arbre mort avait poussé, et ils avaient choisi de remonter cette branche jusqu’à la source.
— …C’est dingue. Quel âge il avait, cet arbre ? Si une seule branche atteint cette taille, l’ensemble devait être encore plus massif que celui qu’on a maintenant.
Guy, clairement impressionné, continuait d’observer en avançant.
— Tu pourrais éviter de t’en amuser ? dit Mackley en faisant la grimace. — T’es aussi insupportable qu’Aalto en cours de bio.
— Hein ? Allons… c’est juste de la curiosité scientifique de base.
— Tu ne trompes personne. Les gens normaux ne deviennent pas curieux quand leur vie est en danger ! Mais je comprends : c’est comme ça que fonctionnent les mages. Fais comme tu veux ! Moi, je resterai là à imaginer à quel point ce sera moche quand le Sort te Consumera.
— T’es faite de rancœur, toi ! Ça fait trois ans, tourne la page.
Guy soupira, mais, en se retournant pour la foudroyer du regard, il remarqua que le retard des Barthé.Lélia portait son frère et était à bout de souffle.
— On fait une pause ? proposa Guy. — Pose-le un peu, Miss Barthé. Inutile de nous mettre sur les rotules.
— …Appelle-moi simplement Lélia. Désolée… j’ai besoin de souffler.
— Pourquoi t’es déjà crevée ? demanda Mackley. — Même avec lui sur le dos, on n’a pas march…
Intriguée, Mackley s’approcha d’eux, en s’interrompant net. Lélia déposait son frère au sol et il y avait, autour d’elle aussi, une brume noire dans l’air. Tout comme la malédiction qui touchait Gui.
— …Qu’est-ce que… ?
— Pourquoi t’es infectée ?! T’en as pris une partie de lui ?
— …Non.
Lélia secoua la tête.
— J’ai essayé de la traiter, mais… voilà ce que ça donne. Pire que je ne pensais.
Les bras croisés, Guy observa la fratrie, et une possible cause lui traversa l’esprit. Il hésita une seconde, puis prit la parole.
— Euh… ouais, éloigne-toi un peu, Lélia. Mackley, entre filles, occupe-toi d’elle. Traite les symptômes si tu peux. Je m’occupe de son frère.
Il hissa Gui et l’emmena un peu plus loin. Il appuya le garçon contre la paroi de la grotte et s’agenouilla. La respiration de Gui était courte, ses yeux mi-clos.
— Tu tiens bon, Barthé ? Je peux t’appeler Gui ? J’aime pas le dire comme ça, mais tu te sens un peu mieux après lui en avoir refilé une part ?
— …Ouais. Désolé… on vous fait perdre du temps.
Gui parvint à répondre, les yeux rivés au sol. Puis il tira sa baguette blanche et dressa entre eux et les filles une bulle d’insonorisation.
— Greenwood… tu sais pourquoi, hein ?
— …Euh, pourquoi quoi ?
— T’as capté. Pourquoi mon énergie maudite s’est reportée sur elle ?
Le regard de Guy se troubla. Sa franchise jouait contre lui. Faire l’idiot n’était pas son fort.
— Vous êtes frère et sœur ! dit-il. — Vous êtes plus proches que n’importe quels étrangers. Et, euh… je suppose que le contrôle mental de Valois joue, non ? Ce truc avait l’air sacrément bourrin.
Il tenta d’imputer cela à d’autres facteurs, et Gui esquissa un demi-sourire, sensible à sa délicatesse.
— Tout ça n’arrange rien, non. Mais ce sont des facteurs gérables. Lady Ursule ne nous laisserait pas si exposés aux malédictions. La seule raison pour laquelle Lélia a été contaminée aussi facilement…
Gui s’interrompit, se couvrit les yeux d’une main et renversa la tête en arrière. Guy essaya de l’empêcher d’en dire plus, mais en vain. Gui était déterminé.
— Ces derniers temps, dit-il, on le fait tous les soirs.
Guy resta silencieux plusieurs secondes, se grattant la tête, puis finit par se retourner et s’asseoir à côté de Gui. Il lui fit relâcher sa bulle d’insonorisation et en posa une lui-même, pour épargner les forces restantes de Gui.
— J’imagine que tu as besoin d’en parler. Très bien, je t’écoute.
— Merci…, murmura Gui.
Adossé au mur, Guy pesa soigneusement ses mots suivants.
— Je ne suis pas expert… mais j’ai entendu dire que ça arrive assez souvent dans les vieilles maisons. Pour tout un tas de raisons… garder la lignée pure, ou…
— Ouais… mais ce n’est pas notre cas. On est jumeaux. Ensemble depuis le ventre, avec déjà beaucoup en commun. Et après notre naissance, on nous a élevés pour cultiver ça. Notre recouvrement psychique était une condition préalable pour servir comme ses suivants. En gros…
Gui se mit à expliquer leurs origines. Il n’était pas rare que des mages retouchent une partie de leurs fonctions. Mais relier deux esprits de cette façon restait inhabituel. Pour une raison simple : cela sapait leur individualité, indispensable à tout mage.
— À nous deux, on ne fait qu’un, et sur le papier, ça a l’air génial. Pas besoin de mots pour se comprendre. On peut se coordonner en combat. Mais il y a un revers : on ne peut pas être séparés. S’il y a de la distance entre nous, on devient cinglés au sens propre. C’est comme s’il nous manquait la moitié de nous-mêmes. On commence à avoir peur, la circulation du mana se dérègle, puis les corps lâchent. Plus on reste séparés, plus ça empire.
— …Ça a l’air rude. On a des dortoirs séparés ! Vous faites comment ?
— Une nuit séparés, ce n’est pas un problème. On se voit à l’école, et on s’est ajustés pour tenir jusqu’à une semaine. Mais ça, c’est en supposant que Lady Ursule nous encadre. En s’éloignant de nous, elle nous a fait vaciller tous les deux, comme des membres coupés du cerveau. C’est nul, mais on ne sait pas quoi faire de nous-mêmes. On sait qu’elle nous fuit, on sait que c’est idiot, mais on est obligés d’aller la chercher.
Le ton de Gui se chargea d’amertume, et Guy jugea préférable de le laisser vider son sac. Il n’offrit ni consolation ni encouragement : rien de tout cela n’aurait aidé dans une histoire pareille.
— Pour garder nos esprits intacts, il a fallu rester collés l’un à l’autre en permanence. Ces derniers mois, on n’est presque pas retournés aux dortoirs, sauf pour des courses rapides. On dormait dans notre QG du labyrinthe, on filait direct en cours depuis là-bas, toujours agrippés l’un à l’autre pour grappiller le moindre réconfort. Et de fil en aiguille. Pas d’amour là-dedans. Juste se masturber avec le corps de l’autre, parce que c’était la seule chose qui pouvait enrayer notre effondrement.
La voix de Gui s’enroua, comme s’il crachait du sang. La tête enfouie entre les genoux. Rien qu’à son profil, Guy comprit à quel point il était épuisé et leur situation parut limpide. Ils étaient déjà au bout du rouleau, même avant que cette malédiction ne les frappe.
— …Franchement, on est fichus. Ça nous a acheté un peu de temps, mais si notre maîtresse continue de nous éviter, ça ne fera qu’empirer. Et si Lady Ursule n’a plus besoin de nous, alors il n’y a aucune raison que nous existions.
Cela fit froncer les sourcils de Guy. Sans remarquer cette réaction, la voix de Gui se fit plus désespérée encore.
— …Peut-être que ce serait mieux si vous nous laissiez ici. Si ça se complique, faites-le. On ne vous en voudra pas.
Guy n’en supporta pas davantage. Il leva haut le poing et asséna une pichenette sur le crâne de l’autre garçon.
— …Aïe… !
— T’es con ou quoi ? Tu crois que je vais t’abandonner après avoir entendu tout ça ? Putain, je suis furax ! J’ai envie de cogner un mur ou n’importe quoi !
Il dissipa la bulle, bondit sur ses pieds et rugit. Mackley et Lélia sursautèrent et se tournèrent vers lui, et il pivota vers elles, fulminant.
— La pause est finie ! L’énergie maudite est partagée entre vous deux. Vous pouvez marcher toutes les deux, non ? Inutile d’attendre les secours sur une branche comme celle-ci, il faut atteindre le tronc. S’ils comprennent que c’est un moule d’arbre de lave, ils lanceront les recherches là-bas.
Gui le dévisageait encore, bouche bée, alors Guy lui passa l’épaule. Mackley soupira.
— On aura de la chance si on s’en sort avec ces deux-là qui nous freinent. Mais je ne proteste pas ! Toute seule, j’aurais peu de chances de rentrer vivante, et ce n’est pas comme si tu envisagerais de les larguer.
— Tu m’étonnes, Mackley. Ce sont des amis, maintenant.
— Tais-toi, tu es épuisant. Prends mon épaule, Lélia. Faut bouger.
En la voyant aider Lélia à se relever, Guy esquissa un large sourire. Ensemble, ils poursuivirent le long de la grotte, mais le terrain changea vite. La roche dure sous leurs pieds céda la place à quelque chose de plus souple. Des chauves-souris passèrent en virevoltant au-dessus de leurs têtes.
— …Le sol…, marmonna Gui.
— Ouais, il y a maintenant de la terre qui recouvre la roche. Cette mousse luminescente au plafond, c’est la même que dans la troisième couche. Et on commence à voir les bestioles qui vivent ici. Le biote d’ici n’est pas aussi ancien que les grottes elles-mêmes. Quelqu’un doit l’entretenir, peut-être la même personne qui a perturbé la cou…
Guy interrompit son analyse, s’arrêtant net. Mackley le rejoignit, plissant les yeux vers le chemin devant eux.
— Emmène-les et redescends, Mackley. Ça sent mauvais, grogna-t-il.
L’instant d’après, des bêtes maudites jaillirent des ténèbres et fondirent sur eux.
— … !
— …Des magicerfs[1], murmura Guy, aux aguets.
— Celui derrière, c’est du lourd. Ça doit être l’un des seigneurs qui s’étaient taillé un territoire tout en haut de l’irminsul. On dirait qu’il s’est fait entraîner ici lui aussi, et il a fallu qu’il ramène des renforts.
La mousse luminescente suffisait à distinguer les créatures sans recourir à un sort d’illumination. Cinq magicerfs démesurés, chacun avec au moins un bois gigantesque.
C’étaient parmi les adversaires les plus coriaces que proposait la deuxième couche. Frâce à leurs bois, les magicerfs pouvaient chacun contrôler un type d’élémentaire. C’était très proche des sorts lancés par les mages, d’où le terme « magi » dans leur nom d’espèce. En vieillissant, ils faisaient pousser des bois supplémentaires, ce qui leur permettait de contrôler plusieurs éléments. Le chef que Guy avait désigné en avait trois. Le troupeau s’arrêta à quelque distance.
Les yeux de Guy se plissèrent.
Ces créatures n’attaquaient pas à vue comme les bêtes corrompues d’au-dessus. Mais cela ne signifiait pas que les magicerfs n’étaient pas hostiles. Ils jaugeaient simplement la menace avant d’attaquer. Quatre mages pas encore arrivés à maturité, dont deux étaient blessés, Guy était certain qu’ils le percevaient.
— Ils se sont adaptés à la malédiction, cracha-t-il. — S’ils gardent encore le contrôle, c’est pire, impossible de les appâter pour qu’ils se battent entre eux.
— …Il y a un plan, là ? demanda Mackley. — Tu sais bien qu’en pratique, on n’est que deux. À les porter, on ne peut même pas courir.
— Oh, tu n’as encore rien vu. À moins que l’un de nous monte la garde sur les Barthé, ce sont eux qui prendront en premier. Continue de reculer, Mackley. Dresse des barrières autour d’eux, et ne bouge plus.
Guy laissa tomber son sac à dos, confia Gui à Mackley et fit un pas en avant. Mackley le dévisagea, bouche bée.
— Que… ? Tu y vas seul ? Tu parles d’un excès de confiance ! Charger en frontal sans préparation ? Au moins, en ligue de combat tu avais tes petites combines !
— Ce n’est pas comme si j’en avais envie ! Allez, recule ! hurla Guy en levant son athamé.
Cela fit hérisser les magicerfs
— PROGRESSIO !
Guy bougea le premier, éparpillant des graines devant lui. Son sort les fit pousser à toute allure, dressant un rempart, et les magicerfs cherchèrent tous à le franchir d’un bond. Une décision instantanée qui révélait à quel point ce troupeau était bien organisé, mais dès qu’il avait vu le chef, Guy s’y était attendu.
— VOOO ?!
Trois magicerfs bondirent en avant, et des vrilles tentaculaires jaillirent de la barricade à demi formée pour les happer. Un faux barrage piégé, utilisant des plantoutils que Guy avait lui-même altérées. Les lianes à croissance rapide ne les retinrent que quelques secondes, mais ils perdirent l’équilibre en plein vol et durent se rétablir, donnant à Guy largement le temps d’enchaîner. Et leurs corps empêchèrent les deux à l’arrière de sauter à leur secours.
— FORTIS FLAMMA !
C’est alors qu’il asséna une double incantation. Il avait ce plan en tête depuis le départ et enchaînait les étapes sans heurt, faisant chanceler les magicerfs avec ce sort juste au moment où ils se libéraient des lianes. Il crut avoir abattu les trois de tête. Juste devant lui, mais l’un s’était déporté de côté pour gérer les lianes, et les cornes du chef lui transpercèrent le flanc.
— VOOOOO !
L’un de ses bois générait déjà une puissante vague de gel, au moment même où il ressortait de la chair du cerf. Cela annula les flammes de Guy et laissa aux magicerfs de part et d’autre le temps de se dégager et de s’éparpiller. Le chef balança le magicerf agonisant au loin, et Guy frissonna.
En sacrifiant l’un, il avait empêché la perte des trois, et la vitesse d’exécution comme l’impitoyable cruauté de cette décision donnaient le frisson. Ce magicerf avait gagné à la dure sa maîtrise de ce territoire de l’irminsul.
— …Vous n’allez pas me simplifier la tâche, hein ? dit Guy.
— VOOOOO !
Un hurlement de rage et le troupeau se ressaisit, se mettant en mouvement pour encercler sa proie. Dès qu’il avait compris que son attaque-surprise avait échoué, il avait fait pousser d’autres barrières autour de lui, mais elles ne tiendraient pas longtemps.
— Merde, grommela Guy. — Vous l’aviez vu venir, professeur Baldia… ?
En se souvenant de ce que lui avait dit son professeur en malédictions, il ne put s’empêcher de râler. Pourtant, même si elle avait vu juste, il n’avait aucun droit de la blâmer. Elle ne l’avait pas forcé, se contentant de lui offrir des options. Même à cet instant, il pouvait choisir de ne pas prendre cette voie et de mourir d’une mort atroce. Le reste ne concernait que lui. Quel choix faire pour quel gain. Que sacrifier pour ce qu’il pourrait protéger en retour. Il devait décider et personne au monde ne pouvait le faire à sa place.
— …Je le savais. Je ne peux pas être le seul à ne pas me salir les mains.
Un regard de résignation. Nul besoin de se ronger sous la pression, il avait trouvé sa réponse depuis longtemps. Il ne pouvait pas mourir ici. Trop de choses restaient en suspens, trop de choses qu’il voulait préserver. L’espace d’un éclair, il se demanda comment ils prendraient sa perte. Ils le pleureraient. Et pas seulement, ils perdraient un pilier de plus.
Une raison de moins pour les retenir avant qu’ils ne s’élancent vers le Sort qui les Consumerait. Et cela, il ne pouvait l’accepter. Il devait être leur ancre. Rester derrière eux, de ce côté de la ligne qu’ils ne devaient pas franchir, et les ramener en arrière autant de fois qu’il le faudrait. Alors il fit son choix.
Pour demeurer cette ancre, il lui fallait pourtant avancer dans sa propre obscurité, vers son propre Sort, aussi insoutenable que fût cette contradiction.
— Désolé, Katie… je ne te prendrai pas dans mes bras avant un moment.
L’excuse franchit ses lèvres, et sa main plongea dans sa robe, ses doigts saisissant le fruit rouge, noueux et boursouflé qui s’y cachait. Baldia Muwezicamili lui avait donné une graine. Il l’avait fait croître avec son propre sang. Et cette plante avait porté ce fruit.
Il franchit ses lèvres. Ses dents s’y enfoncèrent avant de déglutir.
— Ngh… !
Une chaleur brûlante éclata en lui, suivie d’un frisson qui le parcourut des pieds à la tête. Un voile noir convergea depuis les bords de son champ de vision, recouvrant tout ce qu’il voyait. Il savait qu’il ne pourrait plus jamais l’arracher.
Désormais, c’était ainsi qu’il verrait le monde, à jamais. Son corps et son âme savaient désormais ce que signifiait accueillir une malédiction en soi.
— …Qu… ?
— …Greenwood…
— …Espèce de… !
Les trois mages derrière lui le regardaient, horrifiés. Même les magicerfs qui l’encerclaient en furent déstabilisés et ralentirent le pas. Ces réactions en disaient long sur son état, mais Guy repoussa cette pensée.
Cela ne valait pas la peine d’y songer.
Peu importait à quel point il avait l’air terrifiant. Il savait ce qu’il avait à faire : rentrer vivant. Rejoindre ses amis, après avoir supprimé tous les obstacles sur sa route. Son esprit et l’énergie de malédiction convergèrent. En hôte, il traçait seulement une direction générale, laissant ce qu’il avait absorbé agir librement dans les limites qu’il avait fixées. Il n’essaya pas d’y imposer une logique.
Il savait depuis le début que c’était impossible. Rien à voir avec le dressage d’un familier. À quoi bon dresser ou argumenter ici. Il n’y avait qu’une chose à faire : se cramponner à la barre et tenter de diriger. L’énergie maudite se délecta de son nouvel hôte. Elle lui parla comme à un nouvel ami, dont la route se liait à la sienne. Guy ne put qu’acquiescer, en sachant parfaitement qu’elle faisait déjà partie de lui.
Une puissance cauchemardesque se déchaîna en lui. Il se sentit d’une force écœurante, et ses lèvres se retroussèrent. Pour la première fois de sa vie, il arbora le sourire d’un mage.
— …Hé hé… Ouais, j’ai vraiment accroché. Tu disais que j’avais le truc pour ça, et tu n’avais pas menti.
Guy Greenwood, dompteur de malédictions. Si son état naturel ressemblait à celui du soleil, alors ce basculement sombre était une éclipse.
La malédiction à l’œuvre était empruntée, mais le talent, lui, n’avait rien d’artificiellement greffé.
Nourrie dans le même terreau, une nouvelle variété de son art de mage venait d’éclore.

— …On est quittes. Venez, les cerfs.
— VOOOO !
Libérant leurs élémentaires, les magicerfs bondirent sur lui. La nature de la menace avait changé, et ils sentaient bien que cette malédiction était bien plus forte qu’eux. Feu, foudre et gel s’abattirent sur lui. Chacun de ces sorts, à lui seul, aurait pu signer la fin de Guy, mais il ne broncha pas, se contentant de lancer un sort vers les graines à ses pieds.
— PROGRESSIO !
Des arbres maudits jaillirent en biais, et il s’en servit comme d’appui pour bondir, passant par-dessus le front glacial et atterrissant tout près de la tête d’un ennemi. Le magicerf esquiva sa taillade en reculant, mais la trajectoire laissa l’athamé de Guy pointé sur le côté. Il y lança un sort, sur une graine qu’il avait semée avant de se poser. Le plantoutil poussa, s’enroulant à une vitesse terrifiante et perforant la peau du magicerf pour envahir la chair au-delà. La bête rugit de douleur et de peur, mais l’arbre maudit croissait sans pitié, transformant sa chair en terreau.
— …Qu’est-ce que… ?
— Ce n’est… pas comme ça qu’il se battait avant…
Les Barthé n’en croyaient pas leurs yeux. Mackley acheva de dresser ses barrières et se redressa, foudroyant du regard la lutte devant eux.
— Oui, la magiflore qu’il utilise n’a rien d’offensif en soi. Quand il se bat avec, ce sont normalement des barrières, des pièges, des choses qui lui donnent le temps d’attaquer. Mais plus maintenant.
Elle savait exactement d’où venait la différence, et cela ne lui donnait guère envie de se réjouir, même si la situation s’était renversée.
Elle savait trop bien ce que cela impliquait.
— Les malédictions n’ont d’autre but que de faire du mal. Tout ce que font ces dompteurs vise à faire souffrir. Cela a changé jusqu’à la couleur de sa magie. Un mage qui faisait pousser avec amour, réduit à un être qui maudit, corrompt et tue.
Mackley ne mâchait pas ses mots, et le poids de sa déclaration laissa Lélia et Gui sans voix.
— IMPETUS ! IMPETUS !
Des tourbillons maudits faisaient rage. Très étendus, mais moins puissants en contrepartie. Les Magicerfs y virent l’occasion de riposter, chargeant leurs élémentaires et bravant les vents. Mais lorsqu’ils s’avancèrent, des arbres maudits happèrent les paires bois et les bloquèrent. Le sort lancé plus tôt par Guy les avait déjà programmés pour pousser avec un décalage.
— PROGRESSIO !
Les deux magicerfs furent immobilisés, et le sort suivant de Guy traversa l’obstacle à leurs pieds. L’échange précédent avait appris aux magicerfs qu’il s’agissait d’une attaque. L’un d’eux se jeta en avant, interceptant le sort de son corps avant qu’il ne touche le sol. Un sort de croissance seul était rarement fatal, la décision n’était pas mauvaise en soi, son erreur se situait ailleurs.
— …VOO ?! hurla le magicef, sentant sous sa peau des contorsions contre nature, accompagnées de douleur.
D’innombrables racines maudites se tortillaient comme des serpents sous la peau de la bête, issues de graines de plantoutils que le sort de vent précédent avait balayées là. Le vent en lui-même n’avait constitué aucune menace, mais il avait semé des graines sur tout ce qu’il avait touché. Guy avait tendu un piège, comptant sur la capacité de ses ennemis à s’adapter et à bloquer ses sorts de croissance.
Regardant les racines rendre le magicerf fou, il marmonna :
— Ha, ha, bon sang. C’est même pas des plantoutils parasites, je me contente de les planter et de les faire pousser, et voilà ce que ça donne.
Guy reporta son attention sur les deux magicerfs restants. Ses graines étaient sur les deux, l’un d’eux eut assez de jugeote pour s’en rendre compte et battit en retraite, effrayé. Le nombre de créatures ayant diminué, Mackley vit l’occasion de participer et passa à l’action. Tandis que le magicerf en chef restait braqué sur Guy, elle foudroya l’autre bête d’un sort de foudre, l’abattant et laissant Guy seul face au chef.
— Les malédictions, c’est si simple. Bien plus facile que de faire pousser les choses. C’est bien moins compliqué, dit Guy — mais au bout du compte, ça ne produit rien.
Marmonnant ses impressions, il fixa son adversaire de sa mine sombre. Il avait renversé le rapport de forces, en puissance comme en nombre, et pourtant le chef n’hésita pas. Il poussa ses élémentaires au maximum, et des flammes parcoururent le sol en direction de Guy. Les encaisser de face signerait sa défaite, et s’il esquivait d’un côté ou de l’autre, le magicerf pouvait courber les flammes à sa poursuite.
— FORTIS PROGRESSIO !
Guy ne choisit ni l’une ni l’autre option. À la place, il poussa sa puissance au maximum et la dirigea vers toutes les graines qu’il avait semées aux alentours. Tous les arbres maudits poussèrent d’un seul élan, formant une haie de lances braquées sur le chef. Les flammes réduisirent en cendres celles de l’avant, mais n’atteignirent pas celles qui jaillissaient des côtés. Les flancs transpercés à répétition, la vitesse du chef diminua. D’autres arbres le rattrapèrent, l’entravèrent, l’arrachèrant net à son élan, juste devant les yeux de Guy.
— VOOOOOO !
— Il est temps de te reposer. Je prendrai la malédiction. Désolé que tu te sois retrouvé mêlé à notre bazar.
Il pointa son athamé pour annuler la dernière giclée de flammes, puis s’avança et planta la lame dans le cerveau du magicerf.
Trop ficelé par les branches pour même s’effondrer, le chef périt et l’énergie maudite accumulée en lui jaillit dans Guy. Et pourtant, cela ne le heurta pas aussi violemment que lorsqu’il l’avait accueillie pour la première fois.
— …C’est fait. Personne n’est blessé ?
— N…non…
— … Nous te remercions, Greenwood…
Derrière lui, les Barthé avaient la voix grave. Il se retourna, vérifia leur état ainsi que celui de Mackley, puis fit le tour des ennemis à terre pour les achever. Il s’agissait des créatures torturées par ses arbres maudits, mais incapables de mourir. Ainsi, il s’approcha également de la bête que Mackley avait mise hors combat. D’un geste vif, Guy trancha la gorge de ces bêtes pour abréger leurs souffrances, emmagasinant d’autant plus d’énergie maudite en lui.
— … Les voilà tous. Alors…
Guy revint vers ses compagnons qui l’attendaient, l’air passablement nerveux. Mackley avait assis les deux Barthé pour éviter de les épuiser davantage, mais à présent Guy leur attrapa la tête à tous les deux.
— Qu… ?
— Argh…
Chacun gémit, sentant quelque chose s’écouler hors de lui. Mackley déglutit. Quelques minutes plus tard, Guy les relâcha. Il se secoua un peu, fit le point, puis cligna plusieurs fois des yeux.
— Donc je peux la prendre. Je m’en doutais. Vraiment instructif, à bien des égards.
Les Barthé levèrent leurs yeux vers lui, abasourdis. Toute l’énergie de malédiction en eux avait disparu, et leurs corps leur paraissaient incroyablement légers. Le froncement de sourcils de Mackley s’accentua. Qu’un dompteur de malédictions puisse déplacer cette énergie, soit. Mais cela ne suffisait pas à expliquer ce qu’elle venait de voir.
Guy en avait pleinement conscience, et soupçonnait la cause, mais garda le silence. Cela n’avait pas de rapport direct avec leur tentative d’évasion, et s’il se trompait, soit. Des conjectures sans fondement ne feraient qu’angoisser ses compagnons.
— J’ai absorbé l’énergie de malédiction. Vous aurez peut-être quelques effets secondaires, mais vous devriez aller mieux à 80%. On continue.
Il se retourna et prit la tête. Les Barthé se relevèrent en hâte, et Mackley suivit. Elle accéléra bientôt, se mit à la hauteur de Guy, lui jetant un regard en coin.
— …Tu comptes laisser ça comme ça ? cracha-t-elle.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— …Très bien. Fais comme si tu ne savais pas. Ça ne me regarde pas.
Sur ces mots, elle donna un coup de pied de rage dans le sol. Guy continua le long du tunnel assombri, sans un mot.
Une fois le briefing terminé, la Garde donna l’ordre de reprendre les recherches. Les élèves du Forum se mirent en mouvement. Trois rôles principaux : un groupe mené par des quatrième année descendait dans le tronc du moule d’arbre de lave à la recherche de survivants. Un groupe d’élèves plus âgés gagnait l’atelier de Lombardi dans les zones supérieures de cette formation, décidé à servir de Visiteur Final au mage Consumé par le Sort. Enfin, un groupe restait à la surface de la deuxième couche pour sécuriser une voie d’évacuation.
La Rose des Lames se dirigeait naturellement vers le tronc et se scinda en équipes, chacune affectée à l’une des trois grandes fissures de la surface.
— On est déjà bien bas ! Où en es-tu avec la cartographie, Pete ? demanda Chela.
— … Progression régulière. La Garde ne s’est pas trompée. C’est vaste, mais ce n’est pas une structure si complexe.
L’équipe Aalto descendait dans les grottes. Les autres équipes affectées à cette fissure s’étaient détachées aux embranchements précédents pour couvrir davantage de terrain. À présent, il ne restait plus qu’eux trois.
L’équipe d’Oliver était sur une fissure tout à fait différente, si bien qu’ils ne se croiseraient sans doute qu’au tronc. Dans l’espoir d’y parvenir plus vite, Pete déployait à nouveau le plus grand nombre de golems possible tout en courant aux côtés de ses camarades. Le nombre de golems n’était pas aussi élevé que lorsqu’il était assis, mais cela suffisait largement pour reconnaître le terrain et repérer les ennemis. Et l’un des golems reliés à son esprit venait justement de repérer leur premier obstacle.
— …Meute de bêtes devant, prévint Pete. Tombées de la couche supérieure, niveaux d’énergie maudite dans les normes. Deux grosses, huit moyennes.
— Interception ! cria Katie, en envoyant ses familiers.
Le terrain et les malédictions empêchaient d’emmener ses familiers surdimensionnés, Marco et Lyla. Katie était partie avec plusieurs petits manaviens aux griffes paralysantes. Ils filèrent en avant, tailladant les bêtes exclusivement en frappant puis en battant en retraite. Les manaviens égratignaient leurs ennemis en passant, puis replongeaient, distribuant poison et réduisant la menace avant que le groupe de Katie n’entre en contact. Sous l’influence de la malédiction, les bêtes ignoraient ces dégâts mineurs, ce qui rendait la tactique d’autant plus efficace.
— … Toutes les bêtes moyennes sont à terre. Les grosses sont ralenties. À cette allure, on sera sur elles dans vingt, dit Pete.
— J’en prends une, proposa Chela. — Katie, occupe-toi de l’autre.
— Compris !
Tandis que ses manaviens revenaient, Katie et Chela tirèrent leurs athamés. L’estimation de Pete était juste : quelques secondes plus tard, deux bêtes titubèrent vers eux, et les filles lancèrent un sort de concert.
— TONITRUS !
— TONITRUS !
Un éclair dans chaque tête, et les deux bêtes s’effondrèrent, inconscientes. Partiellement paralysé, confus et pris totalement au dépourvu, l’ennemi ne put opposer aucune résistance. Par prudence, Katie fit griffer encore un peu les deux bêtes par ses oiseaux. Avec cette dose de poison, elles seraient immobilisées pour une journée entière, et il n’y avait aucun risque de les voir attaquer par-derrière.
— Le premier golem éclaireur a atteint le tronc. Cette cavité est d’une ampleur terrifiante. Dès que j’aurai plus d’info, je partagerai la carte avec les autres équipes.
Pete laissait tout le combat à ses camarades, se concentrant uniquement sur ses éclaireurs. Les deux filles acquiescèrent. Tous trois n’aspiraient à rien d’autre qu’à étreindre leur ami perdu dès qu’ils le pourraient.
— TONITRUS !
— IMPEDIENDUM !
Leurs sorts fauchaient bête après bête. L’équipe Horn s’était engagée dans le moule d’arbre de lave par une autre fissure et dévalait à son tour la branche.
Direction le tronc, ils expédiaient leurs ennemis, mais de tous trois, Nanao seule paraissait quelque peu hors de son élément.
— Hm. Je ne suis pas habituée aux sorts de paralysie. Je préférerais simplement trancher dans le tas.
— Tiens bon, dit Oliver. — Gérer l’énergie maudite d’un meurtre accidentel serait un casse-tête. Je compenserai la baisse des dégâts.
— FRIGUS !
— TONITRUS !
— PROHIBERE !
Tandis qu’Oliver mettait son équipe en garde, Valois incantait sans relâche. Chaque sort visait juste et faisait mouche, avec une puissance sciemment réduite pour éviter toute blessure mortelle. Cela mit hors de combat les derniers de la meute. Impressionné, Oliver corrigea sa remarque précédente.
— Miss Valois et moi compenserons. J’ai encore des réserves, mais elle se débrouille beaucoup mieux que prévu. Et pas seulement avec ses techniques Koutz : elle a un vrai don pour choisir le sort adéquat au bon moment.
— Je le sais. Nous l’avons bien vu lors de notre duel.
— C’est pour ça que tu lui fais confiance ? dit Nanao
Oliver sourit.
— Sur ce point, tu me dépasses.
Ils contournèrent leurs adversaires terrassés, s’assurant qu’ils ne se relèveraient pas, et un golem familier bondit sur eux par l’avant. Il s’immobilisa au-dessus d’eux, les invitant à établir le contact. Oliver y toucha son athamé, récupérant l’information directement dans sa conscience. Une carte en 3D du moule d’arbre de lave s’imposa à son esprit.
— Pete a envoyé une carte partielle. Ouah, il a déjà cartographié le tronc et un accès jusqu’à lui. Ça va nous faire gagner du temps.
— Excellent, dit Nanao. — Les progrès récents de Pete sont proprement stupéfiants. Il est bien plus fiable que le Pete d’il y a à peine un an.
— …D’accord, mais c’est aussi inquiétant. Les mages sont très instables lors d’une croissance explosive. Espérons qu’il ne s’enivre pas de sa puissance toute neuve.
Même en exprimant ses doutes, Oliver ne pouvait s’empêcher de se rappeler les événements de la nuit précédente. Peut-être ces inquiétudes arrivaient-elles trop tard, et son ami était-il déjà allé trop loin. Oliver balaya vite ces peurs. Ce n’était pas le moment de s’y attarder. Guy les attendait.
— …Pas le temps de nous disperser. D’abord, on sauve nos amis. Je sais que Guy n’abandonnera personne avec lui. Nous avons des raisons d’espérer, Miss Valois.
— Épargne-moi tes discours, tu veux ? Et dépêche !
Les bêtes hors d’état de nuire, Valois avait déjà pris de l’avance. Sentant son besoin pressant de retrouver ses suivants, Oliver et Nanao ne tardèrent pas à calquer leur rythme sur le sien.
Pendant ce temps, alors que la ligne de front s’échauffait, la surface de la deuxième douche demeurait étrangement silencieuse.
— …Pourquoi ce silence soudain ?
— Je sais qu’on progresse dans la suppression des bêtes, mais…
Whalley et Miligan chuchotaient au sommet d’un plateau, près des fissures. Ils étaient là pour prendre le commandement, prêts à toute éventualité. Derrière eux se tenait leur président, Tim Linton.
— …Et c’est pas tout, dit-il en s’accroupissant pour pincer le sol. — Les niveaux d’énergie maudite s’évacuent du sol. Il a cessé d’en cracher.
— C’est à cause de notre assaut, alors ? suggéra Whalley.
— Possible. Mais ça pourrait être bien pire, répliqua Tim en lançant un regard noir à l’irminsul et à l’aura maudite qui l’enveloppait. — D’après ce qu’a dit Rivermoore, Lombardi est juste sous ce machin. Il contrôle l’énergie maudite depuis le sommet du moule d’arbre de lave. S’il a arrêté, alors il a pu descendre dans les parties inférieures.
— Hmm… en train de fuir notre attaque ?
— Une fois Consumés, les mages n’ont plus peur. S’il se déplace quand même, c’est qu’il y a une raison. Quelque chose en bas qui parle à un esprit qui n’est plus en état de raisonner.
Plus Tim parlait, plus un mauvais pressentiment lui tordait les entrailles. Pour l’heure, ce n’était qu’une hypothèse et il espérait se tromper. Mais être responsable signifiait se préparer au pire. Remettant ses idées en ordre, il aboya un ordre.
— Prévenez la première ligne, qu’ils localisent Lombardi au plus vite. Dites aux professeurs de se tenir en alerte au cas où le pire arriverait. J’espère me tromper, mais si c’est pas le cas, même les quatrième année seront en difficulté.
Tandis que Tim s’occupait de cela, un groupe d’exceptions de troisième année se tenait non loin. L’équipe Carste, avec Peter en soutien. Ils restaient collés au bord d’une fissure, éliminant toutes les bêtes qui approchaient.
— …Moins de travail que je ne pensais, marmonna Dean. Tant pis.
— Personne ne sait ce qui se passe à l’intérieur, dit Peter. — C’est frustrant, mais c’est une affectation raisonnable.
— Moi, j’aurais pu y aller, déclara Teresa d’un ton posé.
— Me fusille pas du regard, Teresa, ricana Dean. — Tu as entendu Mr. Horn : tu n’es pas différente de nous.
Ce n’était pas pour autant qu’il appréciait de rester planté là. Les bêtes magiques ne les avaient pris d’assaut qu’au début. Avec les équipes de quatrième année qui se déplaçaient pour contenir les hordes, ils s’étaient vite retrouvés sans rien à faire. Dean se tourna vers le quatrième membre de leur groupe. Rita Appleton fixait la fissure depuis tout à l’heure, sans dire un mot. Bien conscient de la raison, il tenta de lui parler.
— Courage, Rita. Je veux dire, je sais ce que tu ressens. C’est nul d’être laissée en arrière. Mais Mr. Horn conduit lui-même le sauvetage. Pas de quoi s’en fai…
Au moment où il parlait, elle se retourna d’un coup vers lui. Il tressaillit, et Rita fit un pas de plus, les yeux plantés dans les siens.
— Tu sais ce que je ressens ? Tu sais ? Vraiment ?
— O…oui ?
Dean acquiesça, soufflé. Il ne fanfaronnait pas : il compatissait vraiment. Il admirait Katie comme Rita admirait Guy. Ils avaient cela en commun. La manie récente de Katie de se coller à Guy en public le contrariait lui aussi, et il voyait bien que Rita avait des sentiments encore plus vifs sur la question. Fort de tout cela, il était à peu près sûr de bien comprendre ce qu’elle traversait.
— Alors rends-moi un service, dit Rita. — Je vais faire quelque chose, attends un peu avant d’en parler à qui que ce soit.
Sur ces mots, elle se tourna de nouveau vers la fissure, les yeux brillants.
Il n’en fallut pas plus à Dean pour deviner ce qu’elle avait en tête. Il se pencha, pris d’un frisson.
— Tu veux faire ça ? Non, attends, réfléchis, Rita. Toute seule, tu ne feras que te retrouver coincée à ton tour. Tu le sais !
— Je sais. Mais… je ne peux pas rester là. Je ne peux pas m’en empêcher.
La main tremblante, Rita se serra l’épaule. Incapable de trouver une parole qui l’atteindrait, Dean se tut. Teresa observait de côté et intervint à voix basse.
— Rita, tu n’es plus toi-même.
— …Teresa…
— Qu’est-ce que tu veux faire, exactement ? Il faut nous le dire d’abord. Ne cache rien, dis tout.
Teresa la regardait droit dans les yeux, et Rita dut plonger en elle-même pour y chercher des réponses. Plus elle y pensait, plus l’expression sonnait juste : elle n’était plus elle-même. Elle tenait à Greenwood et s’inquiétait pour lui, mais la colère incontrôlable qu’elle éprouvait envers Aalto n’en était pas moins forte.
Tandis que ces émotions puissantes bouillonnaient en elle, Rita poussa un hurlement muet. Pourquoi l’avais-tu laissé seul ? Ses sentiments pour toi le rongeaient ! Pourquoi n’étais-tu pas là quand il avait besoin de toi ? Si tu avais été là, cela ne serait peut-être jamais arrivé. Cet homme qui sent le soleil n’aurait peut-être jamais été exposé à ce danger inutile.
Pouvait-elle, elle, être là à la place ? Être avec lui jour et nuit, ne penser qu’à lui, soutenir son cœur tourmenté ? Aussi frustrant que ce fût, elle n’était tout simplement pas assez proche de lui. Mais toi, tu l’étais. Et elle avait envié cela à l’infini, maudit cette vérité. Alors, alors pourquoi n’étais-tu pas là ?!
Ses pensées montantes prirent forme. Affection, admiration, envie et colère, tout se cristallisa en un éclat pur : le besoin nu de Rita.
— Je veux rejoindre Mr. Greenwood avant elle ! cria-t-elle.
Les mots jaillirent directement des pulsations de son cœur. Des larmes lui montèrent aux yeux, ses cils tremblèrent. En voyant cela, Teresa se dit qu’elle connaissait que trop bien ce sentiment. Rita agissait exactement comme Teresa lorsqu’elle avait été convaincue que les actes de Nanao Hibiya avaient blessé son seigneur et maître, et que la rage avait pris le contrôle, la poussant à chercher réparation. Elle savait que c’était le mauvais choix, peu importe l’issue, car ses actes ne feraient que l’attrister.
Mais elle n’aurait pas pu s’arrêter. Si elle avait essayé, si elle avait étouffé ces émotions, elle aurait tué quelque chose de vital en elle. Il en allait de même pour Rita. Elle devait plonger. C’était inévitable. Même si, une fois sur place, elle ne pouvait rien faire, même si elle regrettait d’avoir agi, même si elle mourait sans l’atteindre, au moins épargnerait-elle son cœur. Dans ce cas, rien au monde, aucune parole magique, ne pourrait l’arrêter.
— …Très bien. Je comprends.
Sur cet acquiescement, Teresa bougea. Elle ne se tenait plus face à Rita, mais à ses côtés, la fissure derrière elles. Aux côtés de son amie au bord du précipice, à la surprise de Peter et Dean.
— Teresa…
— Tu veux dire…
Un silence pesant. Rita semblait aussi stupéfaite que les garçons, mais Teresa fit connaître sa décision.
— Je pars avec Rita. C’est évidemment idiot, mais, personnellement, je n’ai pas envie de l’arrêter. Qu’en dites-vous ? Vous voulez nous dénoncer à nos ainés ? Nous affronter ici pour nous empêcher d’y aller ?
Elle tapota le pommeau de son athamé, visiblement prête à mettre sa menace à exécution.
Son expression demeurait aussi neutre que d’ordinaire, mais ses yeux brillaient d’une passion authentique. Dean finit par pousser un soupir.
Résigné, il haussa les épaules.
— Tu as vraiment besoin de demander ? Merde, bien sûr que je viens. Si tu es décidée à y aller, dis-le simplement.
— D’accord, alors je vais trouver le bon moment, dit Peter en balayant aussitôt les alentours du regard.
Pour une fois, Teresa avait vraiment l’air surprise. Une part d’elle s’attendait à la réponse de Dean. Ils se connaissaient depuis plus de deux ans, et elle entretenait avec lui un niveau de confiance instinctive. Mais la réplique de Peter l’avait prise totalement de court.
— …Tu viens aussi, Peter ? Tu vas mourir si tu te fais séparer.
— Aïe, ne remue pas le couteau. Mais ce n’est pas un choix. Vivre ou mourir, je ferai ça avec Dean.
Peter afficha un sourire éclatant. Teresa reconsidéra sa propre question et jugea qu’elle avait été stupide. Ce garçon-là aussi avait des principes sur lesquels il refusait de plier.
— …Oublie. Et pardon, Peter.
— Waouh, Teresa s’est vraiment excusée ! Oh, attends, c’est bon, là. Personne ne nous regarde.
Saisissant l’instant, il les exhorta à se mettre en mouvement. Tout s’enchaînait trop vite, et Rita avait raté son occasion de remercier qui que ce soit, mais elle essuya ses larmes et se tourna vers la faille en contrebas.
Tirant sa lame, elle plongea le regard dans les profondeurs et s’adressa à ses amis qui l’accompagnaient dans cette folie.
— Je passe la première. Ne traînez pas trop derrière. Je vous promets que je vous protégerai.
— C’est moi qui vais te protéger. Personne ne crèvera aujourd’hui, assura Dean.
— Voilà bien les mots de celui qui a le plus de chances d’y passer.
— Teresa, toi et moi on règle ça en duel au retour. Pas de repos avant !
— Ah-ha-ha ! Alors je serai l’arbitre, proposa Peter.
Leur badinage donna du courage à Rita. Et ce fut l’impulsion finale dont elle avait besoin. Ses pieds quittèrent le sol, et ses amis la suivirent dans leur plongée vers les ténèbres.
Felicia Echevalria avait observé tout cet échange derrière un arbre voisin.
— …Hmm.
— Ils ignorent les ordres ! Ils agissent de leur propre chef. Répréhensible.
— Que faisons-nous, Lady Felicia ?
Ses suivants étaient furieux, mais Felicia croisa simplement les bras, songeuse. Puis un sourire effleura ses lèvres.
— Ça pourrait être amusant. Observons !
— Ils ignorent les ordres ! Nous agissons de notre propre chef ! Acceptable !
— Je passe devant !
Ses deux suivants changèrent aussitôt de ton, et Felicia se jeta dans la faille à leur suite. Peu après que tous les troisième année eurent disparu de leurs postes, l’équipe Bowles passa par là, sans se douter de rien.
— Attendez.
Bowles fronça les sourcils.
— Où est-ce que tout le monde est passé… ?
Après cette grosse bataille, le groupe de Guy n’avait rencontré aucun obstacle majeur et avançait d’un pas régulier. Les Barthé s’étaient assez remis pour marcher par leurs propres moyens, si bien que leur allure s’en trouva accélérée, tous impatients d’atteindre leur destination.
— …Ah…
— …On y est ?
Au bout d’une longue pente ascendante, la vue se dégagea. Plusieurs branches convergeaient ici, vers une vaste rotonde cylindrique. Les parois de la chambre étaient tapissées d’arbres en forme d’escaliers en colimaçon reliant les branches vers le haut et vers le bas, qui se scindaient en chemin pour former des passerelles. La mousse luminescente naturelle se voyait renforcée par d’énormes lampes de cristal disposées çà et là, qui baignaient doucement toute la salle. Oubliant un instant leur situation, ils s’arrêtèrent pour s’en repaître. Les quatrième année de Kimberly n’étaient pas étrangers aux merveilles du labyrinthe, mais malgré tout, ce spectacle leur coupa le souffle.
C’est dire à quel point c’était irréel.
— …On est au tronc. On a peut-être trop forcé. On dirait qu’on est arrivés les premiers.
Se ressaisissant, Guy scrutait les lieux. Sa curiosité d’érudit revenait au galop, mais même lui savait que ce n’était pas l’heure de faire de l’observation. Vu à quel point ils seraient exposés, c’était risqué de s’aventurer dans le tronc. Après une brève discussion, ils décidèrent d’ériger une barrière à la sortie de la branche et se faire oublier. Une fois terminé, il abaissa enfin son sac à dos.
— Maintenant, on retient notre souffle et on attend les secours. Mangeons un p…
Mais lorsqu’il ouvrit ses provisions, il grimaça. Le quatre-quarts qu’il avait eu tant de mal à préparer avait pourri. De toute évidence, le problème ne venait pas de l’hygiène, mais plutôt de l’énergie maudite qu’il avait acceptée qui avait fait des ravages sur la nourriture qu’il portait.
Il fit précipitamment l’inventaire du reste. Un cercle magique était gravé sur sa gourde, si bien qu’il avait encore de l’eau potable. Seule la nourriture était fichue. Mais ils n’avaient rien d’autre pour se remplir l’estomac. Posant à terre ses provisions avariées, Guy dut hausser les épaules.
— …Oups. Plus rien de comestible. Va falloir que je prenne des contre-mesures quand je suis maudit à ce point.
— La bourde classique du dompteur de malédictions débutant, dit Mackley. — Mange ça.
Elle lui tendit ses propres rations de secours, à sa grande surprise. Il lui fallut quelques secondes pour se reprendre et les prendre.
— …Euh, merci.
— Peu importe. Mange vite. La même chose pourrait leur arriver si tu restes à les tenir.
— Pas faux. Allez, ça descend !
Guy mordit dans la nourriture et, pour toute peine, récolta un gros « clonk ». C’était plutôt dur. Plus un biscuit sec et dur qu’un pain ou un gâteau. Il força un peu, rongea, puis avala, intrigué.
Il pencha la tête.
— …Mackley, c’est toi qui as fait ça ?
— Je ne t’ai pas demandé de critiquer. C’est nourrissant.
— …Au moins, ça cale. Tu es sûre que tu ne veux pas quelques leçons de pâtisserie ?
— Si tu ajoutes un mot, je vais te cogner si fort que tu dégueuleras ce que tu viens de bouffer.
Guy prit un air profondément peiné, et Mackley lui agita le poing sous le nez. À distance, Gui émit un rire étranglé.
— …Ha-ha…
— Hein ? Quoi, Gui ? demanda Lélia.
— …C’est juste… sympa, tu vois ? Leur façon de se chamailler. C’est… humain quoi. On n’a jamais pu faire ça avec Lady Ursule.
Son regard s’était tourné vers leur passé, et Lélia se tortilla, mal à l’aise.
— …Nous sommes des serviteurs, dit-elle. — Nous ne sommes pas ses amis. Nous avons agi conformément à notre condition.
— Je le sais. Mais, enfin… j’aimerais plus d’échanges. Pas seulement obéir à ses ordres. Si nous étions plus des pantins que des suivants, alors je crois que c’est ça qui nous manquait.
Les mots lui échappaient malgré lui, et Lélia tendit la main, agrippant sa manche.
— …Ne me laisse pas derrière, mon frère. Si tu fais ça… je vais pleurer.
— Pardon, frangine. Je ne te laisserai pas. Ni maintenant, ni jamais. Ma place est à tes côtés.
Elle tremblait, et il la serra fort contre lui. D’un œil sur eux, Guy avala la fin des rations de Mackley.
— Faut faire quelque chose pour lui, marmonna-t-il.
— Mais bien sûr. Comme si tu étais en état de te mêler de ça. Tu as seulement un plan pour après ? Cette malédiction ne va pas disparaître.
— Ouais… enfin, je vais être embêté un moment, ça c’est sûr. J’imagine que le corps enseignant pourra faire quelque chose pour moi. J’espère que le professeur Baldia rentrera vite… Elle me manque, un peu.
— Nom d’un chien, tu es maudit jusqu’au cou. Je vois déjà le professeur David tirer une tête d’enterrement, le pauvre.
— …À ce point-là, hein ? Ce truc d’arbre généalogique des malédictions, c’est assez flippant. Ça te tripote les émotions, et si tu n’y prends pas garde, tu finis complètement dépend…
Guy sortit de sa rêverie lorsqu’un froid contre nature l’enveloppa, un poids se posant sur sa peau. Les autres le sentirent aussi et pâlirent.
— C’est… ?
— Ne parle pas, Mackley. Sers-toi seulement de tes yeux. Au-dessus.
Se glissant le long du mur, Guy leva les yeux vers la chose qui descendait du tronc au-dessus d’eux. Un mage, porté par d’innombrables branches maudites pareilles à des tentacules et certaines se fondant à leurs extrémités. Des feuilles corrompues avaient poussé en masse sur sa tête à la place de ses cheveux.
— N’essayez pas de vous cacher, dit-il, ses yeux roulant dans leur direction. — Vous ne pouvez pas m’échapper ici.
Les quatre élèves frissonnèrent. Comprenant qu’ils étaient déjà entre les griffes de ce mage, Guy inspira, puis sortit de lui-même de leurs barrières vers la cavité du tronc. Mackley et les Barthé le suivirent, tendus.
— Impossible de laisser passer l’orage, hein ? Bonjour. On n’a jamais parlé, mais je t’ai déjà croisé dans les couloirs, sur le campus.
— Je te connais bien, Mr. Greenwood. En quelques années à peine, tu as accompli des miracles en botanique magique, et je tiens à l’œil tous ceux qui attirent l’intérêt de Baldia. Je vois que tu es le chouchou de ton année.
L’homme eut un petit rire. Voyant leurs regards posés sur lui, il porta la main gauche à sa poitrine, en manière de salutation.
— En gage de bonne volonté, permettez que je me présente. Dino Lombardi, sixième année de l’école de magie Kimberly. Je me suis spécialisé dans la recherche des malédictions transmises par les plantes. Je suis l’un des innombrables humbles dompteurs placés sous l’autorité de la tragique Matrice suprême des maelströms, notre Maître Muwezicamili. Un grossier personnage m’a d’ailleurs affublé du sobriquet de l’Arbre Maléfique.
— J’apprécie l’attention. Guy Greenwood, quatrième année. On dirait que tu sais que je me spécialise en botanique magique. Je ne suis que le fils d’un fermier, j’ai pas de nom ronflant à te sortir.
— Et pourtant, te voilà, tu mets enfin le pied dans le domaine des dompteurs de malédictions. Hé, hé… Je me sens une affinité. Arrivé si loin, je suis sûr que toi aussi. Nous sommes des frères de malédiction. Enchanté de te rencontrer, petit frère.
Les compagnons de Guy se tournèrent vers lui, stupéfaits, mais il ne sourcilla pas.
Ses tripes lui avaient soufflé qu’ils étaient de la même famille et, face à face, il eût été plus difficile de ne pas s’en apercevoir.
Les malédictions qu’ils portaient avaient été léguées par la même matrice.

— Je m’en doutais, dit Guy. — Ouais, quand je l’ai laissée entrer en moi, j’ai eu un pressentiment. Les bêtes que j’ai abattues, la malédiction que j’ai prise au frère et à la sœur derrière moi, ça a été bien trop facile pour moi de la prendre en main. Si l’origine est la même, logique. C’est pas comme si j’étais un génie tombé du ciel !
— Ha, ha, ha, quelle modestie. Unique au monde, peut-être pas, mais ton talent pour abriter les malédictions dépasse largement l’exceptionnel. Sans quoi tu n’oserais guère t’attaquer à ça sans effets délétères. Moi-même, j’ai passé des jours à me tordre de douleur, et toi, tu viens à peine de l’accepter, n’est-ce pas ? Tu es peut-être plus doué que moi.
— J’vais prendre le compliment ! Mais je préfèrerais qu’on discute de tout ça ailleurs. On est un peu tombés ici par accident et on sait pas comment ressortir. Tu nous montres le chemin du retour au campus ?
Il fallait du culot pour demander ça, mais Guy s’y obligea tout de même. Lombardi sembla amusé et pointa le doigt vers le haut.
— Si vous grimpez jusqu’en haut du tronc et choisissez une branche appropriée, vous déboucherez à l’intérieur de l’irminsul. Des balais vous y conduiront plus vite. J’ai bien peur qu’il n’y ait aucune signalisation, vous pourriez vous égarer.
— Ah ouais ? Super utile ! Désolé, faut qu’on file. Passe me voir sur le campus, je te remercierai là-bas.
Là-dessus, Guy tenta de mettre fin à l’échange, mais Lombardi secoua la tête.
— Je crains de devoir réclamer une contrepartie maintenant. Le traitement des malédictions à travers l’irminsul s’avère plus difficile que je ne l’avais prévu. Tu peux contrôler la même malédiction, alors j’aimerais te demander assistance. Tu n’y verras pas d’inconvénient, n’est-ce pas ? Tu prendras part à un exploit de cette envergure. Un privilège pour tout dompteur de malédictions.
Sur ces mots, il tendit la main.
— Un exploit, hein ? fit Guy en fronçant les sourcils.
Il se gratta la tête avant de reprendre.
— D’accord, explique un peu, qu’est-ce que t’essaies de faire ?
— N’est-ce pas évident ? Je traite de l’énergie de malédiction en utilisant l’irminsul comme hôte. Tu sais bien que certaines plantes, surtout les très anciennes, sont capables d’héberger et de purifier l’énergie maudite. J’applique ce principe pour sceller la malédiction et la briser. Par un moyen bien plus efficace que le processus habituel.
— Ah. Alors t’as échoué, trancha Guy.
L’air autour d’eux se figea. Mackley grimaça.
— Je m’y connais en plantes et en malédictions, ouais, poursuivit Guy. — J’ai lu plus d’articles sur le sujet que j’ai de doigts aux deux mains, y compris le tien. Et ce qu’il en ressort, c’est que les plantes ne sont pas faites pour l’entreposage de longue durée. Pour la simple raison que la plante servant d’hôte est changée par la malédiction qu’elle contient. Au début, elle ne fait que retenir et briser la malédiction, mais à mesure que cette fonction décline, elle se met à asperger l’énergie maudite. Ce principe vaut pour toutes les espèces, sans exception.
Il exposait des bases solides à sa conclusion, sans la moindre hésitation. Il savait pertinemment que flatter ce mage ne leur ferait pas gagner de temps. Mieux valait aller droit au cœur du problème. Il comptait sur l’orgueil de chercheur de Lombardi qui ne balayerait pas ces paroles d’un revers de main.
— Je reconnais que tes techniques sont hors norme. En temps normal, faire transiter l’énergie maudite des animaux aux plantes par la chaîne alimentaire prend un temps fou. Biologiquement, c’est trop disparate, difficile de créer un canal direct entre les deux. Au point qu’un vieil adage de mage dit : « Nul homme ne hait un arbre. » En la faisant passer par un dompteur, on peut réduire ce délai, mais ce serait loin de suffire à l’échelle qu’exige l’irminsul, expliqua Guy. — Mais toi, t’as résolu le problème en implantant des plantes parasites carnivores à l’intérieur de l’irminsul. T’as renversé la chaîne alimentaire en faisant manger des animaux à l’arbre et en créant un canal pour l’énergie. Vraiment impressionnant. T’as ouvert une possibilité entièrement nouvelle pour ce domaine, ça, j’en suis certain.
Puisant dans les souvenirs de ses articles, il offrit un éloge sincère. Il n’était pas là pour dénigrer le travail de Lombardi, ce que la situation exigeait, c’était un diagnostic exact et logique. Et puisque le mage l’écoutait encore, Guy se sentit sûr d’avancer dans la bonne direction et mit le reste de ses pensées en mots.
— Mais même avec ça, transformer l’irminsul en réceptacle à malédictions ne marchera pas. Dire que c’est « plus difficile que prévu », ce n’est pas vrai. Tu as depuis longtemps dépassé tout semblant de contrôle. Le fait qu’on soit tombés ici le prouve… Je parierais que les racines de l’irminsul jouent un rôle majeur dans le soutien du sol à la deuxième couche, et ton approche a littéralement déraciné tout ça. Les effets vont bien au-delà de simples racines gonflées d’énergie maudite qui se tordent dans le sol. Les malédictions qui en ressortentont corrompu tout l’écosystème de la deuxième couche en fait. C’est d’une brutalité nette. On ne peut appeler ça autrement qu’un échec.
Guy avait fondé cette conclusion sur les visions mêmes dont il avait été témoin. À plus petite échelle, un succès partiel aurait peut-être été possible, mais cela n’avait sans doute pas suffi à Lombardi. Il s’était efforcé d’aboutir à une révolution technique fondamentale dans son domaine, quelque chose qui renverserait la façon dont tous concevaient l’énergie de malédiction. Et sa tentative avait failli. Les moyens employés n’avaient pas été capables d’accomplir son objectif. Ce seul fait ne souffrait aucune contestation.
Lombardi serra les poings. Guy savait ce qu’il devait ressentir. Le rejet de toute une vie de recherches n’entre pas par une oreille pour ressortir par l’autre. Conscient que c’était vain, Lombardi ne put s’empêcher de répliquer.
— …J’admets avoir commis quelques erreurs de contrôle. Mais ce n’est que l’instabilité attendue au démarrage. Si je parviens à stabiliser le flux de l’énergie maudite dans l’irminsul, tout devrait s’éclaircir ! Ce n’est pas suffisant… loin de là ! Relâcher maintenant serait une erreur gravissime, dit Lombardi. — Je dois pousser plus fort ! Ce n’est qu’un obstacle dû à l’ajout hasardeux de malédictions au départ. Ce qu’il me faut, c’est aligner les malédictions employées ! Je suis sûr que ça ramènera le cycle dans des bonnes mesures ! Je te demande juste de m’aider à y parvenir ! Comment peux-tu ne pas voir comme c’est simple ?!
La voix de Lombardi tremblait. Il était à deux doigts de sangloter.
Guy secoua doucement la tête, la pitié dans la voix.
— Tu tournes en rond. Les résultats que tu veux ne valent pas le risque encouru, et ta logique est complètement bancale. Mais tu ne peux pas t’en rendre compte, hein ? Et on sait tous pourquoi. C’est ça, être Consumé par le Sort.
Cette dernière phrase fit porter les mains de Lombardi à sa tête.
— …J’ai été Consumé… Non, non, je suis encore sain d’esprit ! Mes pensées ne sont pas effilochées… Je ne me laisserais jamais… Je ne suis pas…
Le regard vidé, il marmonnait pour lui-même, sans plus les voir. Comprenant que le temps des paroles était passé, Guy lança par-dessus son épaule :
— Vous feriez mieux d’y aller. Il n’a d’yeux que pour moi. Je parie que vous pouvez le contourner maintenant. Je ne plaisante pas, c’est peut-être votre dernière chance de sortir d’ici vivants.
Son ton se fit grave, et ses compagnons savaient qu’il pesait chacun de ces mots. Les Barthé échangèrent un regard et sourirent.
— Et te laisser ici tout seul ? On n’est pas à ce point ingrats.
— On n’a pas envie d’alourdir davantage cette dette. Et puis ce serait du gâchis, le fait que tu aies pris cette malédiction nous a remis dans la course, alors laisse-nous nous battre.
Lélia et Gui dégainèrent tous deux leurs athamés. Puis ils jetèrent un coup d’œil à Mackley, qui croisa les bras en soufflant du nez.
— …Très bien, je peux vivre avec l’idée d’être la seule survivante.
— De grandes paroles pour quelqu’un qui ne bouge pas d’un pouce, Mackley, dit Lélia.
— On t’a percée à jour, ajouta Gui. — Ta propre nature se retourne contre toi à chaque tournant.
Les jumeaux gloussèrent, et le sourcil de Mackley eut un tressaillement.
— Vous êtes tous tellement insupportables ! Très bien, je peux pas vivre avec ça. Pas question de laisser cette dette enfler davantage, et pas question de vous laisser crever ici pour que je ne puisse jamais la rembourser. Et si je peux pas vivre avec ça…
Sa voix monta en un rugissement, et elle dégaina son athamé.
— …alors j’ai pas de foutu choix.
— Vous êtes vraiment en train de faire une belle connerie. Mais c’est exactement le genre de connerie que j’adore.
Guy laissa cela tenir lieu de remerciement. Il balaya des yeux l’intérieur du tronc, notant les petites créatures et les golems qui voltigeaient dans l’air. Puis il leva son athamé.
— Je vois des éclaireurs. Les secours sont en approche. Je me charge d’absorber l’énergie de malédiction. Si vous en prenez, refilez-la-moi. En échange, battez-vous comme si nos vies en dépendaient.
— Ha ! Tu crois parler à qui, Greenwood ?
— Tu nous as peut-être portés jusque-là, alors t’as dû oublier. Rappelle-toi la ligue de combat. Les malédictions, c’est une chose, mais pour les sorts ou les lames, on est foutrement bons.
— Les malédictions, ça passe encore, mais s’il s’agit de sorts ou de lames, on est foutrement bons.
Les Barthé semblaient tout aussi confiants. Les yeux injectés de sang de Lombardi se posèrent sur eux. Mackley se prépara et cria :
— On aura le temps de parler sur le campus ou en enfer. Le voilà !
L’équipe Carste était parvenue à pénétrer dans le moulage d’arbre de lave sans être repérée. Un peu plus loin, ils avaient croisé un groupe de bêtes enragées et fuyaient à présent désespérément.
— …Hahh, hahh…!
— Cachez-vous ! cria Rita lorsqu’ils atteignirent une bifurcation.
Elle lança un écran de fumée derrière eux.
Comprenant l’idée, ses trois compagnons se jetèrent dans une cavité et retinrent leur souffle. Le sort de Teresa créa plusieurs clones qui feignirent de détaler par la galerie latérale. Les bêtes mordirent à l’hameçon et s’éloignèrent, à l’opposé de la direction prévue par les quatre. En les écoutant s’éloigner dans la fumée, Dean poussa un soupir de soulagement.
— …On est tirés d’affaire, je pense.
— Urgh, il fait si sombre ! Ça fait peur ! gémit Peter. — Oh, au fait, c’est la huitième bifurcation depuis l’entrée : on descend un peu à droite, puis on remonte un peu à gauche. J’ai le plan de nos aînés en tête, alors on ne se perdra pas.
— Très utile, Peter, dit Teresa. — Mais décide-toi : tu as peur ou pas ?
Elle paraissait totalement perplexe devant l’état de son ami, lorsqu’un minuscule quelque chose passa en voletant au-dessus d’eux. Le regardant filer vers les profondeurs, Dean fronça les sourcils.
— Les bêtes font froid dans le dos, mais on n’a pas envie que nos aînés nous rattrapent, pas vrai ? À qui était ce golem qui vient de passer ?
— Probablement à Pete. Il peut en déployer un nombre ridicule d’un coup, dit Peter. — J’espère réussir ne serait-ce que la moitié de ça un jour. Faut que je lui tire les vers du nez bientôt.
— Toi, la moindre embrouille sociale ne te fout vraiment pas la trouille, hein ? Alors, Rita, c’est quoi le plan ? On file droit au tronc ?
— …Tant qu’on ne tombe pas sur des ainés. J’imagine que ça dépendra de qui nous intercepte, mais la dernière chose que je veux, c’est me faire renvoyer à mi-parcours.
Tous acquiescèrent à cette consigne. Ils sortirent de leur cachette et reprirent leur course dans les profondeurs de la caverne. Un moment, rien ne les entrava, mais après plusieurs autres embranchements, ils tombèrent sur un nouveau groupe. Tous quatre dégainèrent leurs athamés, faisant face aux bêtes grondantes.
— …Encore d’autres, dit Dean.
— Et pas qu’un peu. On se bat, ou on fuit ? Aaaah, c’est terrifiant ! geignit Peter.
— Si on essaie de se faufiler, on risque d’amener plus de bêtes sur la ligne de front, dit Rita. — On sera déjà bien assez un fardeau pour eux comme ça alors hors de question. Et on ne peut pas rebrousser chemin non plus.
— Donc pas d’autre option, conclut Dean. — Ça me va. C’est juste beaucoup plus dur si on ne peut pas les tuer.
Il se raffermit et s’avança. Teresa se posta à ses côtés. Rita renvoya Peter à l’arrière, prit les commandes et jaugea leurs forces. Six ennemis de taille moyenne, tous maudits. Rien d’impossible, mais brider leurs sorts pour éviter d’écoper d’une malédiction en portant un coup fatal, c’était ardu. Pour protéger ses amis, elle devrait peut-être recourir à l’astuce qu’elle gardait en réserve.
— MAGNUS TONITRUS !
Son sombre fil de pensée fut balayé par un éclair aveuglant. Un gigantesque sort d’électricité venu de derrière eux engloutit les six bêtes et mit la meute hors de combat d’un seul sort. Ils sursautèrent, se retournèrent, et virent derrière eux une fille aux cheveux d’or, l’athamé en main.
— Oh, on vous a déjà rattrapés ? Pourquoi traînez-vous ici ? Je vous croyais en route pour le tronc.
— Hmph, la renarde…, marmonna Teresa.
— Miss Felicia…? dit Rita.
Tandis qu’ils la dévisageaient, les suivants de Felicia parvinrent à les rejoindre, et Dean posa la première question qui lui traversa l’esprit.
— Alors, euh… on pourrait vous retourner la question. Pourquoi vous êtes venus ? Qu’en est-il de la sécurisation des lignes arrière ?
— J’ai abandonné ce poste. Des professeurs rôdent, et nos positions étaient assez établies pour que ma présence ne change pas grand-chose. Une escapade capricieuse pour assister au spectacle, en rang !
Elle se tourna brusquement vers ses suivants, qui se raidirent. Son regard les passa tous deux au peigne fin.
— Vous m’y avez contrainte, leur dit-elle. — Des excuses ?
— Aucune !
— Nous acceptons toutes les sanctions !
Elles fermèrent les yeux, en attente. Felicia hocha la tête et leva les deux mains. Elle pressa le bout de son majeur contre la pulpe de son pouce, arma le geste et une puissante pichenette au front frappa les deux d’un même coup.
— Aïeuuuuu !
— Cela suffira. Peut-être ai-je couru un brin trop vite pour vous.
La punition accomplie, elle tourna le dos à ses suivants gémissants et se remit en marche.
Stupéfaite, l’équipe Carste la regarda s’éloigner. Elle leur adressa un froncement de sourcils intrigué.
— Quoi, vous ne venez pas ? Comme il vous plaira. Je conçois qu’emprunter un sol que j’ai moi-même déjà foulé soit une exigence de taille.
Rita cligna des yeux devant cette offre, mais Dean parla le premier.
— Jamais pensé ça ! Mais si on peut faire équipe, allons-y. Teresa, pas de chamailleries maintenant. Rita, un coup de main en plus, ça te va ?
— C…C’est même carrément bienvenu, dit Rita en hochant la tête, encore un peu décontenancée.
Teresa ne pouvait guère s’y opposer. Les suivants de Felicia reprirent leur esprit, et les deux groupes se rejoignirent. Leurs compagnons inattendus étaient à la fois rassurants et déconcertants.
Rita jeta à sa camarade un regard scrutateur.
— Puis-je te poser une question, Miss Felicia ? Je me le demande depuis un moment.
— Je l’autorise. Vas-y.
— …Pourquoi laisses-tu tout le travail à tes suivantes ?
— Parce que travailler n’est pas mon rôle.
Ce concept ébranla jusqu’à la vision du monde de Rita. Avant qu’elle ne se ressaisisse, elle demanda au garçon à ses côtés :
— Dean, je suis scandalisée ? Ou impressionnée ?
— Chasse ça de ta tête. La question la plus vide de sens qui soit.
Rita se dit que Dean n’avait pas tort et prit son conseil à la lettre.
— Continuez d’avancer pendant que je parle. J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle, grogna Pete, tandis qu’ils couraient toujours dans la grotte.
Sentant que cela serait crucial, Katie et Chela dressèrent l’oreille.
— D’abord, j’ai trouvé Guy, commença Pete. — Comme on s’y attendait : il est dans le tronc avec les Barthé et Mackley. Personne n’a encore subi de blessure grave.
— …!
— Guy…! Oh, Dieu merci…!
Ils se détendirent… mais les mots suivants de Pete effacèrent aussitôt ce soulagement de leurs visages.
— Maintenant, la mauvaise. Mr. Lombardi a été Consumé par le sort et il est juste là avec eux. Ils viennent de commencer à se battre. Le combat est trop intense pour que mes golems puissent s’approcher. Et il y a quelque chose qui cloche chez Guy. Sa manière de se battre est totalement différente. À mes yeux, on dirait qu’il a pris une puissante malédiction.
Les filles suffoquèrent et échangèrent un regard. Elles savaient la situation grave, mais ne savaient que penser du reste. Si la malédiction l’avait affaibli, passe encore. Mais en quoi cela changerait-il sa façon de se battre ? On ne retournait pas une malédiction à son avantage du jour au lendemain. Guy trimballait-il une sorte d’arme secrète à leur insu ?
— Oh, et encore une chose, ajouta Pete. — Les équipes de troisième année sont dans la grotte. L’équipe Carste et l’équipe Echevalria toutes les deux. Aucun aîné à proximité. Je parie qu’ils ont fait cavalier seul.
Pete fit une grimace en les observant à travers l’un de ses golems. Ni lui, ni Katie, ni Chela n’étaient enclins à ignorer ça. Les deux équipes avaient le niveau pour qu’on fasse une exception pour elles, mais ça ne signifiait pas qu’on pouvait les laisser livrées à elles-mêmes là-dedans.
Partageant les sentiments de Katie et Chela, Pete dit :
— Je m’en occupe. L’équipe Andrews est la plus proche. Vu tout ce qui se passe, on ne peut pas les raccompagner jusqu’en haut. OK, arrêtez-vous là ! Vous tous !
Il éleva soudainement la voix, faisant sursauter les filles. Mais elles comprirent vite ce qui se passait. Il s’adressait aux troisième année par l’entremise de son golem éclaireur. Elles n’avaient aucune idée qu’il y avait ajouté une telle fonction.
— Heu, Pete ?! cria Peter.
— Tu te fous de moi ! Ces trucs parlent ?! couina Dean.
— Vous avez vraiment fait fort, mais je garde la morale pour plus tard. D’abord, quel est votre objectif ?
À travers son golem, Pete les vit s’immobiliser net. Une fille s’avança pour répondre. Rita Appleton. Il s’en doutait.
— On va chercher Mr. Greenwood. Pour des raisons personnelles me concernant, dit-elle.
C’en était assez pour convaincre Pete que ce n’était ni irréfléchi ni un acte de désespoir. La plupart de ce qu’il pourrait dire ici entreraient par une oreille et sortiraient par l’autre. Dans ces conditions, il se tourna vers l’autre équipe.
— Et vous, équipe Echevalria ?
— Pure curiosité. C’était tellement ennuyeux là-haut, répondit Felicia Echevalria.
Pas l’ombre d’une culpabilité, Pete leva les yeux au ciel. Lui hurler dessus serait aussi inutile que sermonner Rita, mais pour des raisons très différentes.
— Bien, compris. Tournez à gauche au prochain embranchement. Rejoignez-y l’équipe Andrews.
— …Ils nous ramènent en haut ? demanda Rita. — Si c’est le cas…
— Chut. À cette profondeur, on n’a pas le temps. Peu importe qui dira quoi, vous êtes avec les secours à présent. Vous allez avoir ce que vous voulez, on vous emmène à Guy. Accrochez-vous aux basques d’Andrews comme si vos vies en dépendaient. C’est tout. Des questions ?
Pete ne s’embarrassait pas de paroles inutiles. Rita, qui s’attendait à se faire passer un savon, en resta figée. Teresa dut lui donner un coup de coude dans les côtes pour qu’elle parvienne à hocher la tête.
— P…pas de questions.
— Euh, merci, Mr. Reston.
— Ne me remercie pas. Ignorer les ordres dans ce bazar vous coûtera cher. Préparez-vous à l’assumer.
Sur cette menace, il coupa la liaison. Katie et Chela n’avaient entendu qu’un côté de l’échange et Pete leur transmit le reste en cours de route. Chela pouvait imaginer ce que ressentait Rita.
— …On ne peut guère lui en vouloir, dit Chela en soupirant. — Vu ce qu’on a fait…
— Ne t’attendris pas, lâcha sèchement Pete. — Ce qu’on ressent et la façon dont on doit les encadrer, ce n’est pas la même chose. Je leur dirai ma façon de penser plus tard.
Puis il jeta un coup d’œil à leur troisième membre, qui peinait manifestement à encaisser.
— Ne traîne pas, Katie. Tu veux qu’ils arrivent avant nous ?
— !
Katie se pinça les lèvres et accéléra. Pas question de laisser faire. Elle avait plus compté sur Guy que quiconque, et ses sentiments pour lui n’en étaient que plus forts.
— TONITRUS !
— FLAMMA !
— FLAMMA !
Les sorts résonnaient dans la grande caverne. À quatre contre un sixième année Consumé, ils se donnaient à fond, et la bataille gagnait encore en intensité.
— PROGRESSIO !
Des racines maudites s’élancèrent pour attaquer, mais le sort de Guy les détourna. La magiflore mue par une malédiction issue de la même mère lui facilitait l’ingérence. Aussi combattaient-ils sur la défensive.
— Ha, ha, je vois. Très bien, dit Lombardi, beaucoup plus calme à présent. — Tu as une solide compréhension des bases de l’énergie de malédiction. Au lieu d’essayer de lui imposer tes ordres, tu l’acceptes dans son ensemble, puis tu fournis un minimum de direction. Comme on gère un cheval blessé devenu complètement incontrôlable.
Il semblait avoir une haute opinion du talent de Guy en matière de domptage de malédictions. Lombardi pendait à un faisceau de racines maudites massives appartenant à l’irminsul au-dessus de la voûte de la caverne. Des fleurs maudites que Guy avait plantées sur une plateforme près de lui tirèrent une volée de graines. Tous les ancrages dans le tronc étaient faits de magiflore, et il était enfantin pour Guy d’y parasiter ses propres plantes. Son adaptabilité impressionna une fois de plus Lombardi.
— Ta manière d’utiliser la magiflore ressemble beaucoup à la mienne. Je me sens si proche de toi ! Comme si tu étais vraiment mon frère.
— Assez de plaisanteries. PROGRESSIO !
Tout en parlant, Guy déviait les racines maudites qui arrivaient. La résistance qu’il opposait semblait réjouir Lombardi.
— Ce n’était pas une plaisanterie. Il est si rare de rencontrer un mage sur la même longueur d’onde, sans parler d’un aussi semblable à moi. Comment ne pas me sentir proche de toi ? D’autant plus que nous fréquentons la même école ! cria Lombardi… — Mais cela signifie aussi que je peux le dire : tu ne peux pas me vaincre.
Sur cette déclaration, les racines se divisèrent. Plus fines, plus tendues, leur vitesse les fit bondir de façon spectaculaire. Certaines en pointes dentelées, d’autres en fouet massifs, toutes après leur proie.
L’athamé de Guy était trop lent pour toutes les arrêter. Un fouet claqua violemment contre son flanc, et le coup l’envoya voler à l’autre bout.
— …Ngh ! IMPETUS !
Il lâcha un sort de vent, parvenant tout juste à se diriger en une roulade sur une plateforme un niveau plus bas. Il avait évité une vilaine chute, mais le coup à l’estomac l’avait laissé incapable de se relever. Le voyant en difficulté, les autres jaillirent.
— Greenwood !
— Faut le couvrir ! Mackley !
— Argh, faut toujours que je fasse tout, moi ?!
Les Barthé se placèrent pour occuper leur ennemi. Mackley dégringola d’un niveau et courut vers Guy. Cette intrusion sembla seulement irriter Lombardi.
— Dégagez de mon chemin, cracha-t-il. — Je suis en train de parler avec mon frère !
— Allons, ne sois pas comme ça. Nous aussi, on a envie de discuter !
— Franchement, le népotisme, c’est mal venu !
Tout en le provoquant, les frère et sœur se placèrent chacun d’un côté, lançant des sorts de deux angles opposés. L’un gérait les racines entrantes, l’autre se concentrait sur l’attaque de leur dompteur, et ils échangeaient les rôles selon les besoins. Leur coordination était bien trop efficace. Le front de Lombardi se creusa davantage.
— Votre synchronisation en devient écœurante, marmonna-t-il en parant leurs attaques. — Je vois bien que vous êtes frère et sœur… mais c’est bien plus que des combats ensemble au quotidien.
Il en arriva vite à cette conclusion.
— Oh, je vois ! Vos esprits sont reliés. On vous a apporté ces ajustements alors que vous étiez très jeunesn, peut-être avant même votre naissance ! C’est atroce… Pourtant…
— FLAMMA ! Hein !?
Gui venait tout juste de lancer un sort lorsqu’une liane noire jaillit de sous ses pieds et l’entrava. Une graine était restée incrustée dans un fragment de racine tranché plus tôt dans le combat. Gui tenta rapidement de se dégager à coups de lame, mais une nouvelle racine fusa d’en haut et l’en empêcha.
— Tiens bon, Gui !
Voyant son frère en difficulté, Lélia s’élança le long du bord de la plateforme. Lombardi choisit de ne pas l’arrêter, préférant pousser ses racines à les prendre tous deux au piège une fois réunis. Les attaques coordonnées des deux côtés l’agaçaient. Si sa proie était immobilisée, elle ne représentait plus une menace.
— …
— Gah… !
— C’est si évident. Il manque un élément clé à votre style. Vous êtes censés avoir quelqu’un d’autre ici avec vous ! Dommage. Dans cet état, vous ne faites pas le poids face au moindre sixième année de Kimberly.
En quelques secondes à peine, les racines maudites submergèrent leur résistance magique, les entravèrent et les clouèrent au mur, mais une gerbe de flammes jaillit d’en bas et incinéra les racines autour d’eux.
— …Lâche-les. Si tu les veux, il faudra d’abord me passer sur le corps.
— …Oh… ?
Lombardi ne s’attendait pas à ce que Guy se relève si vite. Mackley fit front commun avec lui pour forcer l’aîné à reculer tandis que Guy courait vers les Barthé. Le duo avait réussi à se dégager des racines restantes.
Guy plaqua les mains sur leurs épaules, absorbant l’énergie de malédiction que cette attaque avait implantée en eux.
— Hah… ! Hah… hah… !
— …Regarde-toi…, dit Mackley.
Guy était livide et respirait fortement. Mackley fronça les sourcils. C’était sa troisième absorption rien que dans ce combat, et le tribut de la malédiction ne cessait de s’alourdir. Lombardi semblait du même avis.
— Tu ne peux pas continuer comme ça, Mr. Greenwood. Tu viens à peine de devenir dompteur. Absorber trop d’énergie serait une folie. À ce rythme, tu perdras le contrôle et seras toi-même Consumé avant même de parvenir à m’arrêter.
— …C’est rien. J’encaisse et j’avance !
Guy adressa un sourire à Lombardi et reprit son athamé en main. Les Barthé et Mackley se rangèrent à ses côtés, toujours prêts à se battre.
— J’admets que ta ténacité est une vertu, soupira Lombardi en les voyant inflexibles. — Mais je n’ai aucune envie de prolonger ta souffrance.
Sur cette promesse murmurée, des racines défoncèrent le mur derrière eux. Elles avaient foré à travers la roche depuis les hauteurs.
Le groupe de Guy bondit et se retourna pour s’en occuper… mais cela laissa leur dos à découvert face à Lombardi.
— Finissons-en ici. TONITRUS !
Un coup de grâce fulgurant s’abattit sur eux. Réduire les racines en cendres était le maximum qu’ils pouvaient faire, aucun d’eux ne pouvait encaisser cette attaque par-dessus le marché. Guy se mit à jurer et quelqu’un d’autre atterrit derrière eux, pivotant dans les airs pour ajuster la trajectoire de l’éclair.
— Hein ?
À peine libéré des racines, Guy se retourna et vit une fille debout devant lui, leur tournant le dos.
Mackley paraissait tout aussi stupéfaite, mais les Barthé étaient au bord des larmes.
— …Oh…
— …Lady… Ursule… ?
Leur maîtresse était arrivée.
À bout de souffle d’avoir couru tête baissée, elle venait d’exécuter un Koutz Flow Cut qui avait dévié sans peine l’éclair et la malédiction qu’il portait.
Ursule Valois se dressait face au sixième année Consumé, les épaules tremblantes d’émotions incommensurables.

— …Plus jamais…
Un murmure lui échappa des lèvres. Tout ce qui l’avait poussée à se précipiter au secours des siens. Des émotions qu’elle avait eu peur d’abriter, peur même d’admettre, et pour la première fois, elle formula son désir.
— J’ai déjà trop perdu ! N’ose pas m’en prendre davantage !
Un hurlement venu de son âme ébranla toute la caverne. Et cela fit jaillir les larmes des Barthé. Non parce qu’elle était venue les sauver, mais parce que ce spectacle prouvait explicitement qu’elle avait besoin d’eux.
— Tes paroles ont été entendues, Lady Valois.
À cette autre voix, reconnue instantanément, Guy se détendit. Il se tourna vers celle qui venait de s’exprimer avec un sourire.
— Tu te décides enfin à nous rejoindre ? Tu en as mis, du temps.
— Toutes mes excuses, Guy, dit Nanao.
— Ouais, on dirait qu’on t’a inquiété.
Oliver se tenait à ses côtés, portant les marques des bêtes qu’ils avaient dû affronter pour se frayer un passage, les joues encore rouges de l’effort. Valois avait ignoré ces ennemis et s’était ruée en avant, saisissant l’ouverture née du travail d’équipe d’Oliver et de Nanao, mais ils l’avaient permis. Ils avaient placé leur foi en elle, certains qu’elle s’en sortirait. Elle leur avait inconsciemment donné de quoi fonder cette conviction.
Quelques instants plus tard, d’autres pas résonnèrent sur l’écorce intérieure du tronc. Une rangée de personnes que Guy connaissait bien surgit d’une autre branche.
— On arrive à temps, on dirait.
— Guy ! Tu es en sécurité, maintenant. On est tous là !
— Toujours entier. On demandera des détails sur la malédiction plus tard, pour l’heure, ta survie nous suffira.
Chela, Katie et Pete paraissaient soulagés. Face à six renforts, Lombardi plissa les yeux.
— …Et vous êtes… ?
— Oliver Horn, quatrième année. La situation est complexe, alors passons les présentations et allons droit au but. C’en est fini de toi, Mr. Lombardi. Tu n’as plus nulle part où aller.
Alors que ses mots résonnaient encore, d’autres élèves de quatrième année surgirent d’autres branches. Presque toutes les équipes de recherche et de secours présentes dans le moule d’arbre de lave étaient arrivées. Lombardi sourit sous les innombrables regards perçants.
— Eh bien, eh bien. Plus on est de fous, plus on rit !
— Les aînés ne tarderont pas à arriver, annonça Oliver. — Ta descente dans le tronc a mis des bâtons dans les roues, mais l’issue ne changera pas. Il n’est pas trop tard. Cesse de corrompre l’irminsul et la deuxième couche, et rends-toi. Sinon, nous serons contraints de te neutraliser.
Oliver pointa la lame de son athamé vers Lombardi pour appuyer ses propos dans un dernier avertissement. Ils le dominaient en nombre et même un sixième année chevronné s’en serait rendu compte s’il avait gardé la tête froide. Mais cela ne valait pas pour un homme Consumé par le Sort. Lombardi ramena les yeux sur Oliver, l’air sincèrement déconcerté.
— J’entends tes exigences, mais elles défient ma compréhension. En quoi, exactement, suis-je fini ? Votre rassemblement ici sert mes intérêts. Il me suffit de vous prendre dans les filets de ma malédiction, de faire de vous des pions, et j’aurai l’armée qu’il me faut. C’est mon atelier. L’arrivée de quelques aînés ne va guèr….
— C’est là que tu te trompes, Mr. Lombardi. Ce territoire n’est plus à toi.
Oliver savait qu’il était vain d’essayer de raisonner ce mage. Il tenta tout de même. Le regard de Lombardi se braqua sur le plafond au-dessus : il venait de percevoir quelque chose qu’il ne pouvait ignorer.
Pendant ce temps, sur la deuxième couche, ou juste en dessous, près des racines de l’irminsul, source de la contamination par la malédiction.
— IMPETUS !
Dans une cavité creusée au cœur de l’arbre, le professeur d’alchimie Ted Williams psalmodiait, la sueur lui coulant du front. À côté de lui, une énorme seringue était plantée dans le sol, reliée par un tuyau épais à son autre extrémité, qui serpentait hors de la cavité. Un fluide turquoise parcourait le tuyau pour gagner le grand arbre, sa diffusion accélérée par les sorts de Ted. Il avait fait la même chose à deux endroits auparavant. À ce troisième point, il acheva la tâche et abaissa sa baguette.
— …Ouf. On y est arrivé, tant bien que mal.
— Beau travail, Teddy.
— On dirait que tout s’est passé sans accroc.
Isko, le bibliothécaire, et Dustin, l’instructeur de vol sur balai, le félicitèrent. Ted se retourna vers eux avec un sourire.
— Oui, les trois injections ont solidifié l’irminsul. Je suis alchimiste, je ne travaille pas les malédictions. Tout ce que j’ai fait, c’est administrer des doses à l’arbre vivant. Vu son immensité, il a fallu une sacrée quantité de potions. Heureusement que le professeur David m’a prêté son stock. Et votre assistance a fait toute la différence, professeur Zelma.
Zelma Warburg se tenait de l’autre côté de la cavité, les mains posées au sol.
Tellement concentrée sur la purification qu’elle n’ouvrit même pas les yeux.
— Pas de problème, dit-elle. — C’est mon travail de nettoyer toutes les saletés que causent les apprentis de Baldia. Cela dit, c’est une sacrée quantité d’énergie. Je ne dis pas que je ne peux pas la gérer, mais je ne la prendrai pas toute d’un coup.
Zelma fronça les sourcils, mais Ted hocha la tête : il s’y attendait.
— Si on la réduit à ce que l’irminsul lui-même peut contenir, c’est une base on ne peut plus solide. La potion commence à atteindre les racines, donc le relief de la strate ne sera plus davantage bouleversé. Il faudra du temps pour tout remettre en état, mais on s’y attellera une fois cette situation réglée. Cela dit, c’est tout ce que le corps enseignant peut faire ici. Il ne nous reste qu’à attendre le retour des élèves chargés des recherches. Je suppose que vous êtes d’accord, n’est-ce pas, Mr. Rivermoore ?
Ted se tourna de nouveau, sollicitant l’avis de l’homme qui observait depuis l’angle opposé.
Rivermoore acquiesça avec sa mine sombre habituelle.
— Travail stupéfiant, Mr. Williams. J’apprécie la rapidité de votre intervention.
— Apprécieeee ! Apprécieeee !
Autour de son cou, Ufa poussa un cri de joie, et Ted ne put retenir un sourire.
— Une autre chose m’inquiète, dit Rivermoore, le regard baissé. — Où est passé le grand sage ?
— …
Lombardi fixa le plafond longuement, lourd d’une noirceur hostile.
Sûr que l’homme avait compris la réalité de la situation, Oliver reprit :
— Tu le sens, n’est-ce pas ? Le professeur Ted a déjà pétrifié un bon 80% de l’irminsul. Le corps enseignant de Kimberly ne lève peut-être pas le petit doigt pour quelques élèves disparus, mais des dégâts majeurs aux biens de Kimberly, comme le labyrinthe lui-même, ça, ils ne peuvent pas les ignorer. En clair, tu es allé trop loin. On pourrait même dire que réussir tout cela seul tient de la prouesse.
Une pincée d’éloge par-dessus son sarcasme. Rien de tout cela ne semblait parvenir jusqu’aux oreilles de Lombardi. Son visage se tordit par la fureur et il serra les dents.
— …Les professeurs sont contre moi ? Pourquoi ? Pourquoi vous interposez-vous ? Ça n’a aucun sens ! Vous devriez être de mon côté ! Combien de temps comptez-vous la laisser porter toutes ces malédictions ?! Vous entassez tant de dettes du monde sur une seule dompteuse, comment pouvez-vous vivre avec vous-mêmes ?! Sans même sourciller, vous osez continuer à respirer ?!
Des émotions longtemps contenues débordèrent. On ne savait même plus très bien sur qui il criait. Et pourtant, Oliver éprouva pour lui une étrange compassion. Il se mordit la lèvre. Il sentait que cet homme avait jadis agi avec un but. Un désir désespéré l’avait poussé vers son Sort jusqu’à l’engloutir.
— Je ne peux pas le tolérer ! Je ne peux pas perdre une seconde ! Pas tant que son visage hante le revers de mes paupières ! cria Lombardi.
Une émotion trop forte pour son corps jaillit en magie. Des racines maudites fusèrent du plafond, de plus en plus nombreuses, emplissant l’espace au-dessus des quatrième année. Beaucoup trop prévisible. Les yeux d’Oliver se plissèrent. Jusqu’ici, Lombardi contrôlait les racines de l’irminsul. Le travail de Ted avait solidifié celles proches de la surface, mais cet effet n’avait pas atteint des racines aussi profondes que dans ce moule d’arbre de lave.
Alors Lombardi mobilisait tout ce qui lui restait sous contrôle, y appliquait toute la puissance dont il disposait et ripostait.
Bien au-delà de toute considération sur ses chances de réussite, bien au-delà de toute autre pensée, il ne tendait plus qu’à mener à terme l’entreprise entamée. Ainsi pensent toujours ceux que le Sort Consume.
Cet homme était maudit par le désir le plus cher de son cœur, et, bien qu’elle éprouvât de la pitié, Nanao garda sa lame dégainée. Elle ne demanda qu’une chose : que le camarade à ses côtés lance l’assaut.
— Oliver, pressa-t-elle. — Il est temps.
— Qu’il en soit ainsi, dit-il. — Bien, Mr. Lombardi. Il semble que tu ne comptes pas t’arrêter. En ce cas, nous allons t’affronter. Jusqu’à l’arrivée des ainés, ce sont nous, les quatrième année, que tu auras en face !
Ce fut le signal du combat. Tous les élèves se mirent en action. Alors qu’ils tentaient d’asséner le premier coup, une voix retentit d’une branche au-dessus.
— La première frappe est pour nous, dit Stacy. — Ma façon de rattraper la gifle que je lui ai mise.
— Je fais diversion. Reste derrière moi, Odets, ordonna Fay.
— Héhéhé, ne fais pas l’idiot, chien de garde. Ma seule présence assure une résolution rapide : mille sorts propulsés à vitesse de chant maximale et à trajectoire optimale !
L’équipe Cornwallis dévalait les parois, Stacy et Fay, accompagnés d’une autre quatrième année, Evelyn Odets. Oliver en resta stupéfait : Odets excellait à lancer des sorts rapides et à les enchaîner sans faillir, mais se montrait d’ordinaire bien trop pointilleuse dans son art pour travailler avec qui que ce soit. Ils avaient ferré un cas difficile… mais avant qu’Oliver n’ait le temps de s’en inquiéter, une autre équipe jaillit de l’autre côté.
— Je retire mon injure d’il y a peu, Miss Valois. Mais, je t’en prie, ne maltraite plus tes suivants.
— Ah ha ha, Jaz rougit !
— Elle est trop mignonne quand elle est gênée !
Des voix enjouées retentirent. Jasmine Ames, suivie de ses assistantes. Comme Stacy, elle avait accablé Valois de son mépris, et le fait que Valois soit arrivée ici avant elle n’était visiblement pas sans importance. Valois, occupée à soigner les Barthé, ne lui accorda guère plus qu’un regard.
Tandis que les autres élèves se jetaient dans la mêlée pour leurs propres raisons, Guy vint se placer aux côtés d’Oliver, en ricanant.
— Quel baume pour les yeux, dit-il. — On se croirait à une réunion de la ligue de combat.
— Tu as absorbé une malédiction, Guy ? demanda Oliver. — Toute ton… aura a changé.
Clairement mal à l’aise devant l’expression d’Oliver, Guy se gratta la tête.
— Ouais, un prêt-à-porter de l’instructrice Baldia. Il paraît que ça colle bien à notre adversaire, ici. Je ne peux pas juger moi-même, mais je parais si différent que ça ? T’en fais pas, c’est pas si terrible.
— …Si, ça se voit, espèce d’idiot, lâcha sèchement Katie.
L’équipe Aalto les avait rejoints.
La tentative de Guy de balayer son nouveau look d’un haussement d’épaules lui valut le regard embué de larmes de Katie. Il faillit tendre la main vers elle, mais la retira in extremis. Rappel brutal qu’un tel privilège lui était désormais refusé. La douleur s’en lisait sur son visage.
— Putain…, grommela Guy. — Le prix fait sacrément mal. Je peux même pas lui caresser la tête.
Il l’avait su au moment même où il avait choisi d’absorber la malédiction, et il se le rappela maintenant. Il détourna les yeux de Katie d’un geste si brusque qu’il faillit se briser la nuque, puis se concentra sur Lombardi.
— J’adorerais en avoir fini, mais il reste du boulot. Ce lien-là, je ne l’avais pas prévu. Ça vous dit de me laisser porter le coup final ?
— Guy, tu ne veux quand même pas…
— Hors de question ! Tu vas…
Ses amis savaient tous très bien ce que cela impliquerait.
Guy hocha la tête, l’admettant.
— Je sais. Toute cette énergie maudite va me retomber dessus. Mais ce sera le cas, peu importe qui s’en charge. Si on a tous peur d’en finir, le combat va s’éterniser, et ce ne sera bon pour personne. Impossible de dire combien d’entre nous mourront avant que les aînés n’arrivent.
Oliver concéda ce point à contrecœur.
Guy avait raison. Ils avaient l’avantage du nombre, mais les combats contre ceux Consumés par le Sort n’obéissaient jamais à ces règles-là. L’avantage de Lombardi avait peut-être été grignoté, mais ils se trouvaient toujours dans l’atelier de ce dernier. Il était raisonnable de supposer que le mage avait encore plusieurs tours dans sa manche. Dans le pire des cas, il pouvait être prêt à faire s’effondrer toute cette grotte. Et, dans ce cas, gagner du temps pour permettre aux ainés d’arriver constituait en soi un risque intenable.
— …Laissez-moi faire, insista Guy. — C’est une malédiction de la même matrice. Il me revient de porter le fardeau de mon frère.
Ce n’était pas seulement de la détermination. S’y mêlait une nuance d’affection. Et l’expression de son visage poussa Oliver à accepter. Si cela avait vraiment été impossible, son ami ne l’aurait jamais proposé.
C’était la proposition d’un dompteur de malédictions qui avait foi en lui.
Et le garçon lui-même voulait être le Visiteur Final de Lombardi. Ils s’étaient regardés dans les yeux, avaient échangé plus que quelques mots et croisé leurs baguettes. Et Guy savait que ce rôle lui revenait. On ne pouvait pas balayer cela d’un revers de main. Aucun mage ne prenait jamais cela à la légère. Les autres allaient devoir s’occuper de gérer les répercussions.
— …Très bien, dit Oliver. — Absorber son énergie maudite ne veut pas dire que tu prendras en toi ce qu’il y a dans l’irminsul. Si vous êtes frères en malédiction, ça t’aidera à la contrôler. Un réceptacle temporaire, jusqu’à l’arrivée de dompteurs plus chevron…
— A-attends ! s’écria Katie. — Et s’il n’y arrivait pas ? Et si c’était trop pour lui ?
— C’est pour ça qu’on est là. Tu sais ce que ça veut dire, Katie ? demanda Oliver, son regard l’obligeant à se mettre au diapason.
Katie déglutit, puis acquiesça. Nanao, Chela et Pete la rejoignirent aussitôt. Tous les esprits étaient à l’unisson. Cela ne reposerait pas sur Guy seul. Si nécessaire, chacun prendrait sa part. Le consensus établi, Guy s’avança. C’était la place qu’occupaient toujours Nanao, Oliver et Chela. Mais pour une fois, il pouvait s’y tenir, la tête haute. Et ce simple fait lui procura un élan de joie.
— … Fantastique. Je peux enfin me battre à vos côtés.
Les quatrième année se jetèrent dans la mêlée, employant toutes les techniques qu’ils avaient acquises. C’était un éblouissant spectacle, et les équipes de troisième année, arrivées enfin, regardaient, médusées, depuis la sortie d’une des branches.
— !
— Ouh là, cet endroit est dingue, murmura Peter.
— … Putain, c’est comme ça que les meilleurs de quatrième année se battent ? parvint à dire Dean.
La férocité de l’affrontement laissa Rita sans voix. Très conscient de n’avoir rien à faire ici, Peter marmonnait dans son coin, tandis que Dean ne parvenait presque pas à détacher les yeux d’un combat bien plus avancé que tout ce dont il était, de près ou de loin, capable.
Pour une fois, Teresa n’était guère encline à se moquer d’eux. Elle devait garder ses talents de l’ombre cachés, ce qui ne lui laissait d’autre option que de rester là à se tourner les pouces, à l’instar des trois autres. L’équipe Andrews les avait amenés jusqu’ici et avait été très claire : ils devaient rester en réserve. S’ils choisissaient d’ignorer cet ordre, ils ne pourraient s’en prendre qu’à eux-mêmes de leur mort.
— … Il n’y a pas de place pour nous ici, Rita, dit Teresa. — J’ai bien peur que…
— Hé hé hé, exquis !
Mais une autre voix coupa court. Le groupe se retourna et trouva Felicia, encadrée par ses suivants, en train de regarder le combat, vautrée sur un fauteuil de plantoutils si élaboré qu’il avait même des accoudoirs. Rita se frotta les yeux. Même Dean, de loin le plus habitué aux lubies de Felicia, resta bouche bée. Tous étaient contraints de se contenter du rôle de spectateurs, mais de toute évidence, Felicia se montrait autrement plus encline à accepter cette position.
— …Pourquoi diable t’es-tu aménagé ta propre chaise ? demanda Dean.
— Et pourquoi pas ? Je tiens la meilleure place de la salle ! Je savoure ce spectacle, ah… j’en suis presque secouée. À chaque regard, tant de talent me foudroie. Ça me picote jusque dans les jambes. Comme j’aimerais passer un collier à chacun de ces quatrième année !
Felicia leva les deux mains, mimant exactement ce geste. Le groupe de Teresa pouvait se le figurer, sans pourtant le comprendre. Rita détourna bien vite le regard, se reconcentrant sur la bataille. Elle avait vérifié la sécurité de Guy dès leur arrivée et restait très consciente de sa présence sur la ligne de front.
— …Honnêtement, je ne pense pas qu’on nous demandera d’agir ici, dit-elle. — Mais ça ne veut pas dire qu’on peut se relâcher. Je suis sûre que personne ici ne croit avoir cette bataille dans la poche.
— Ha ha, ce terrain est exactement mon style, vous ne trouvez pas ?
— Tu préfères ça aux surfaces plates ? T’as déjà un pied dans le cirque.
— FORTIS IMPETUS !
L’équipe Andrews s’élança sur le sol inégal. Une racine maudite après l’autre s’étirait depuis la voûte, mais ils les tranchaient à coups de sorts ou de lames, s’en servant parfois même comme de points d’appui de fortune. Andrews et Albright avaient toujours excellé à s’adapter au terrain, mais la légèreté du pied était la spécialité de Rossi, et il était comme un poisson dans l’eau. Plus de vingt racines maudites le poursuivaient, lui seul.
— Faux ! Faux ! Tous des faux ! Ha ha, bien eu !
— Tu t’éclates, Mistral.
— Ça fait si longtemps que ses clones n’avaient leurré personne… Évidemment, c’est à cause de tout ce foutoir ici en surnombre.
Le style de combat de Mistral recourait à des duplications de lui-même pour embrouiller ses adversaires. Il était dans son élément contre un ennemi qui avait bien moins d’yeux que n’en comptaient les racines qu’il faisait jouer.
Chaque tromperie réussie, c’étaient autant d’attaques en moins pour les autres.
Plus il parvenait à servir d’appât, plus les autres quatrième année pouvaient passer à l’offensive.
— J’ai sectionné une grosse branche. Thomas, assure-toi de toucher.
— Oui, oui, désolé, je suis nul. C’est tellement frustrant ! Je ne peux pas simplement le viser, lui ?
— Si tu veux que la malédiction te tue, vas-y. On laissera ton corps ici.
L’équipe Liebert profitait de ses atouts à distance, fauchant les racines à leur base avec des sorts de précision. Pendant ce temps, Jürgen Liebert, fidèle à son art des golems, consolidait des prises sur les parois. À chaque déplacement vers un nouveau poste de tir, celles-ci se multipliaient, et les autres équipes en faisaient grand usage.
Incapables de viser Lombardi lui-même, Camilla et Thomas avaient les mains liées. Malgré tout, ils possédaient les compétences pour peser rien qu’avec des tirs de barrage. Camilla avait lancé plusieurs sorts de paralysie et de durcissement à longue portée sur Lombardi et avait confirmé que son lien à l’irminsul les rendait inopérants.
— GLADIO FERRUM !
Un œil sur les exploits de ses camarades, Nanao déchaînait des sorts d’iai, cisaillant des pans entiers de racines. Quel que fût le nombre de racines maudites qu’elle tranchait, l’énergie ne se transférait jamais à elle. Les restrictions qu’elle avait subies en chemin n’étaient plus en vigueur. La masse de racines tranchées par ses sorts surpassait de très loin celle de quiconque de son année. Résultat direct : aucune racine ne passait au-delà de sa position.
— Aaaaaaaaaaaaaah !!!
Leur résistance dépassait ses attentes les plus folles. Lombardi perdait peut-être sa capacité de penser, mais il le sentit et se mit à se débattre furieusement avec toute l’énergie de malédiction qu’il pouvait rassembler.
Des racines commencèrent à pousser non seulement du plafond, mais aussi des murs tout autour de la cavité du tronc, et cela indiqua à Oliver que leur moment était venu. Après une poussée de puissance comme celle-ci, il y avait toujours un creux. Quel meilleur moment pour en finir ?
— … Je n’attendais que ça. Nanao, Valois !
— Ça marche !
— Je ne reçois pas d’ordres de toi !
L’équipe Horn enfourcha ses balais et s’éleva en flèche. Ils spiralèrent à travers les racines qui montaient à leur rencontre, plus haut, plus haut encore. La densité des attaques dépassait de loin ce qu’on pouvait esquiver rien qu’avec l’adresse au balai. Là où cela ne suffisait pas, les autres équipes les couvraient.
— FLAMMA !
— FLAMMA !
— FLAMMA !
Lélia, Gui et Mackley incantèrent depuis leurs positions respectives. D’autres élèves suivirent, réduisant en cendres toute racine qui tentait de faire tomber l’équipe Horn du ciel. Ce puissant soutien leur permit de fendre les airs jusqu’à atteindre l’endroit où se tenait Lombardi, encerclé par ses propres racines.
— GLADIO !
— FLAMMA !
— FLAMMA !
Le sort de Nanao entailla profondément les racines directement au-dessus de la tête de Lombardi, et Oliver et Valois y envoyèrent des flots de flammes qui calcinèrent d’autres racines encore. Lombardi perdit l’essentiel de ce qui le maintenait en l’air, et se retrouva pendu au milieu du vide.
Camilla et Thomas ne laissèrent pas passer l’occasion et leurs sorts sectionnèrent les racines restantes, le précipitant en chute libre.
Des sorts lancés depuis deux autres positions le frappèrent alors qu’il dégringolait : le sort de durcissement de Chela, et la lévitation de Katie.
— Il est figé ! cria Chela.
— Vas-y, Guy ! hurla Katie.
Ils l’avaient immobilisé dans les airs pour quelques maigres secondes.
Mais c’était tout ce dont Guy avait besoin. Il s’était tenu prêt pour cet instant précis, et dévala une racine qui n’était plus sous le contrôle de Lombardi.
— Ah—
Lâchant la racine, Guy se projeta dans le vide. Les deux mains sur la garde de son athamé, il atterrit directement sur le corps flottant de Lombardi, enchevêtré de racines.
Leurs regards se croisèrent.
Guy vit dans les yeux de Lombardi un avenir qui aurait pu être le sien. Il sentit qu’en si peu de temps, cet homme lui avait déjà beaucoup appris.
Et ainsi…
— Adieu, mon frère.
Il n’hésita pas à enfoncer la lame dans le cœur de Lombardi.
C’était la première fois qu’il tuait un homme et, avec cette sensation, des souvenirs qui n’étaient pas les siens se déversèrent dans l’esprit de Guy.
— Tu en es absolument sûr ?
Elle lui tournait le dos, sa silhouette trop menue et trop frêle pour l’accompagner dans ce pas décisif.
— Je sais que c’est moi qui t’ai invité à rejoindre le monde des malédictions, mais réfléchis-y longuement et sérieusement. Tu as aussi un vrai talent pour la botanique magique. Si tu suis plutôt cette voie, tu pourrais accomplir de grandes choses. Peut-être même rejoindre les rangs des plus grands mages de l’histoire, dit-elle. — Devenir dompteur de malédictions, c’est renoncer à la plupart de ces opportunités. Tourner le dos à la lumière qui aurait irradié ta vie, pour descendre au contraire dans les profondeurs de la terre froide et sombre. Si tu comprends pleinement cela, tiens-tu quand même à en devenir un ?
Il eut envie d’acquiescer aussitôt, mais se retint, s’obligeant à peser la question. Il repensait au professeur David le pressant de reconsidérer. Ce choix trahissait la dette qu’il avait envers cet homme. Un mentor qui avait vu en lui un grand potentiel, qui lui avait tant appris et dont il s’apprêtait maintenant à prendre l’enseignement et s’enfuir. Et pourtant, il ne ressentit aucun doute. L’esprit déjà décidé, il prononça les mots et son dos à elle tressaillit. Comme une enfant pleurant dans le noir.
— …D’accord, dit-elle. — Mm… je comprends. Désolée d’avoir dû te mettre à l’épreuve comme ça. Tu me répètes la même chose depuis un moment. C’est étrange, n’est-ce pas ? Je te tire vers moi si fort quand tu hésites, mais quand l’instant arrive, c’est moi qui prends peur.
Se moquant d’elle-même, elle se retourna. Un sourire se dessina sur son visage maladif, pâle. Un rien moins solide que d’ordinaire.
— Mais nous avons assez traîné. Comme promis, tu es mon apprenti désormais. Ne te réjouis pas. Tu t’es laissé charmer par la sorcière la plus corrompue qui soit, cela fait de toi l’enfant le plus triste après moi.
Elle lui tourna à nouveau le dos, incapable de maintenir plus longtemps son sourire.
La suite de son discours lui parvint par-dessus son épaule.
Il la connaissait depuis assez longtemps pour savoir qu’elle devenait toujours ainsi lorsqu’elle ne parlait plus en tant qu’enseignante.
— Alors, je t’en prie, quand tu mourras, maudis mon nom. Haïs-moi pour ça, méprise-moi, bouillonne de dégoût. Tu as plus que quiconque le droit à ces émotions, lui dit-elle. — Quoi qu’il arrive, n’éprouve aucune pitié pour moi.
Là s’acheva la mémoire.
Guy l’accepta.
Tout ce que Lombardi avait aimé, tout ce qui avait guidé sa vie.
— … Professeur… Baldia… Votre fardeau…
Ses derniers mots ne furent qu’un râle.
La lame de Guy se retira et le Sort alla à son terme. le corps de Lombardi commença à chuter. Nourrissant une tristesse persistante, Guy s’enfonça dans les profondeurs du gouffre avec son frère en malédiction.
— ELLETARDUS !!!
Et c’est ainsi que les vivants et les morts se séparèrent. Les sorts de ses amis ralentirent sa chute, laissant seul le cadavre de Lombardi plonger dans l’abîme. Guy lui jeta un ultime regard, puis un autre sort le frappa de côté et le posa sur l’une des plateformes qu’avait créées Liebert.
Ses amis accoururent auprès de lui. Allongé sur le dos, immobile, les yeux fixés aux poutres, Guy cria :
— Restez en arrière ! Ça commence !
Et sur cet avertissement, la première déferlante afflua. Trop intense pour être perçue comme chaude ou froide, son impact expulsa tout l’air de ses poumons. Sa vision vacilla si fort qu’il en oublia d’inspirer. La chose qui déchaînait sa furie en lui ne lui laissa plus que la douleur.
— … Aaaahh… ! Arghh… Aaarhg…
— Guy ! cria Nanao.
— Guy, écoute ma voix ! lança Oliver.
— Ne te perds pas !
Les membres de la Rose des Lames atterrirent sur la plateforme avec lui et se précipitèrent vers leur camarade se tordant de douleur. Les changements engendrés par toute cette énergie de maudite ne se cantonnaient pas à Guy, ils débordaient telle une tempête furieuse autour de lui. Il était évident au premier coup d’œil que c’était au-delà de sa capacité de contrôle. Ils l’avaient prévu, et Oliver fit un pas en avant.
— … Il est à sa limite ! J’y vais le premier, vous suiv…
Mais avant qu’il n’achève, quelqu’un le dépassa. Katie.
Avant que quiconque agisse, dès qu’ils avaient abordé le sujet, elle s’était décidée à y aller la première. Oliver la suivit de près.
— Katie… !
— Mieux vaut les rejoindre !
— D’accord !
— Ne meurs pas, Guy !
Nanao, Chela et Pete étaient plus éloignés, mais ils se rapprochaient vite. Katie atteignit le centre de la tempête, à quelques pas de Guy. Voyant son visage contorsionné par la douleur, elle ne pensa plus à rien d’autre.
Avide de partager cette souffrance, elle…
— Hein ?
Mais quelqu’un d’autre atterrit devant elle.
Une fille bien plus grande que Katie, mais en uniforme de troisième année.
Ne prenant même pas la peine d’utiliser un sort de décélération lors de son passage, elle se brisa les deux jambes en plusieurs endroits sans s’en soucier.
Elle agissait déjà.
Se penchant juste sous les yeux de Katie, se courbant au-dessus du corps tourmenté de Guy, elle pressa ses lèvres contre les siennes.
Partager la malédiction d’un baiser.
La manière la plus simple et la plus puissante de faire circuler l’énergie maudite, même pour ceux qui n’en sont pas dompteurs.

Katie se figea, mais le temps, lui, continua. La fille absorba autant d’énergie qu’elle pouvait en supporter, puis décolla ses lèvres, souriante.
— J’espère… que ça a aidé, dit-elle.
— …Rita… ? murmura Guy, incapable de savoir s’il rêvait.
Les larmes se faisaient brillantes dans les yeux de Rita. La chaleur qui emplissait son cœur l’emportait sur sa souffrance.
— Bien… Je suis contente d’être venue. J’ai… pu passer la première… cette fois…
Elle marmonna cela d’une voix pâteuse et lui donna un autre baiser.
Ce ne fut qu’alors que Katie se ressaisit. Ce n’était pas le moment de s’attarder. L’excès d’énergie de malédiction en Guy dépassait de loin ce qu’une simple troisième année pouvait encaisser.
— L…laisse-moi de la place, Rita ! Tu en as assez pris ! Ça ira com…
— DUCERE !
Katie avait agrippé l’épaule de Rita, et le sort d’Oliver envoya la troisième année en arrière, sans lui laisser la moindre chance de discuter. Une mesure forcée, prise dans la conviction qu’elle ne céderait pas d’elle-même. Rita n’était qu’à moitié consciente et ne résista pas. Oliver la rattrapa, et Katie détacha ses yeux, se penchant sur Guy.
— … Désolée… ! J’arrive, Guy !
Endurant l’agonie de l’énergie maudite qui affluait par ses lèvres, au coin de son esprit, elle se demanda quelles lèvres elle était en train de goûter. Son esprit repassait malgré elle l’image qu’elle venait de voir, mais elle la balaya, se concentrant sur la tâche. Sa limite arriva vite, mais elle ne s’arrêta pas. Elle aurait tout pris si elle l’avait pu, et sinon, au moins refusa-t‑elle farouchement de s’arrêter plus vite que sa cadette.
— Écarte-toi, Katie !
— DUCERE !
Oliver dut tirer son amie en arrière dès qu’il sentit qu’elle se trouvait dans le même état que Rita. Chela accourut ensuite, examinant Guy en se forçant à garder la tête froide. L’énergie de malédiction pouvait laisser des séquelles. Il ne s’agissait pas simplement de se relayer pour la retirer. Il était vital d’agir en fonction de sa capacité.
— … Alors ?! dit Oliver.
— … Pas encore ! répondit Chela.
— Il s’est un peu rétabli, mais il n’est pas encore stable. Je ferais mieux de…
— Non, laisse-moi faire ! Occupe-toi du reste.
— Que nenni, c’est à mon tour ! coupa Nanao.
— Puisqu’il va falloir porter du monde, dit Pete, je ferais mieux de…
— Rah, fermez-la !
Un rugissement trancha leur dispute, et ils se retournèrent, surpris. Chacun cherchait à minimiser les risques pour les autres, mais ils furent interrompus par la dernière personne qu’ils s’attendaient à voir. Annie Mackley, la même fille qui avait jeté ce sort sur Katie lors du défilé de bienvenue qui avait réunir pour la première fois la Rose des Lames.
— … Je lui dois. Beaucoup. Tu as vu comme ça te ronge ?
Le visage de Mackley se contracta. De toute évidence, elle ne gérait pas bien ses propres émotions. Personne ne comprenait de quoi elle parlait, aucun d’eux n’avait connaissance du temps qu’elle avait passé avec Guy. Ni de la façon dont sa nature inflexible la poussait à ne jamais céder sur l’essentiel.
Avant qu’ils aient pu démêler quoi que ce soit, Mackley les bouscula pour se jeter aux côtés de Guy. Elle se rua sur lui telle une carnivore.
— Mackley… ? murmura-t-il, les yeux à peine capables de faire la mise au point.
— …Je règle toute ma dette. Et pour le bonus… sois reconnaissant jusqu’à ta mort !
Sur cette menace, elle écrasa fermement ses lèvres contre les siennes.
Toute la Rose des Lames resta figée, stupéfaite.
Peu de choses, depuis son arrivée ici, avait été plus difficiles à comprendre. Mackley s’efforça consciemment d’ignorer leurs regards, se concentrant sur l’absorption de l’énergie maudite.
— … Hahh, hah… Bordel, ouais… Alors… ça te va, ça… ?!
Mackley s’essuya la bouche avec sa manche si fort qu’elle faillit s’écorcher, et ce fut la dernière chose qu’elle fit avant de basculer en arrière. Oliver arracha son regard d’elle et se tourna de nouveau vers Guy.
— Guy, ça se passe comment ? lança-t-il. — Tu maîtrises ?
— … Ouais, ça se stabilise. Mais… quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe, bon sang ?
Guy clignait des yeux à toute vitesse, totalement perdu. Ses amis prirent cela pour la preuve qu’il s’était stabilisé, et ils poussèrent un soupir de soulagement. Puis ils entreprirent d’atténuer la douleur de ceux qui avaient encaissé l’excès d’énergie. À présent, d’autres élèves les rejoignaient et prêtaient main-forte aux soins. Les amies de Rita la rattrapèrent, tandis que Rossi s’accroupissait près de Mackley, un rictus aux lèvres.
— Je me suis trompé sur ton compte, Miss Mackley. Sacré baiser !
— … Va crever, connard…
Elle pouvait à peine bouger, mais on la sentait prête à le tuer quand même.
Albright éclata de rire, et même Andrews dut réprimer un sourire.
Peut-être ce moment avait-il fait davantage pour changer sa réputation que tout le reste. Le principal péril écarté, les élèves de quatrième année commencèrent à se détendre.
Il ne leur restait plus qu’à attendre l’arrivée des ainés, puis ils pourraient rentrer au campus. Tout le monde s’imaginait que les choses se passeraient ainsi. Mais une secousse vint balayer cette idée.
— … Attends… c’est quoi ce bruit ? grogna Albright, son athamé de nouveau en main.
Un instant plus tard, une eau sombre et crasseuse se mit à jaillir des poutrelles. Tirant les blessés hors de ce déluge, Oliver et Chela furent les premiers à en saisir la portée.
— … De l’eau souterraine ! Et elle est chargée d’énergie maudite ! cria Oliver.
— Tout le monde, gagnez les hauteurs ! Ne laissez pas ça vous toucher ! ordonna Chela.
Tous les élèves à portée de voix s’activèrent.
La plupart enfourchèrent leurs balais, s’élevant et aidant ceux qui transportaient des blessés à bondir de plateforme en plateforme. L’équipe d’Oliver portait Guy et Katie sur le dos, et, lorsqu’ils eurent pris un peu d’avance sur les eaux corrompues qui envahissaient les profondeurs, ils s’arrêtèrent pour faire le point.
— Mr. Lombardi gardait tout cela sous l’Irminsul ? Je me disais bien que l’eau de la deuxième couche n’était pas touchée. Il l’avait donc tout accumulé ici ? se demanda Oliver à voix haute.
— … Mauvaises nouvelles. L’eau remplit cet endroit à toute vitesse. Si on essaie de fuir par où on est venus, elle nous poursuivra, dit Pete. — On risque d’embarquer nos ainés là-dedans et de se retrouver coincés…
— Nous n’aurons aucun problème tant que le niveau ne monte pas trop, dit Chela. — Mais s’il monte trop…
Ces pronostics étaient bien funestes, et tous les élèves présents affichaient une mine préoccupée.
De l’eau ordinaire n’aurait guère représenté une menace. Un mage pouvait supporter d’être immergé. Mais l’énergie maudite changeait complètement la donne. L’eau est la source de toute vie, une fois corrompue, le simple contact infectait une personne. S’immerger un tant soit peu sans précautions adéquates, et l’on se retrouvait vite en état critique.
Ils pouvaient user de sorts pour se creuser un abri, mais, cernés par cette eau souillée, ils n’avaient aucun véritable moyen d’en sortir. Ils seraient condamnés à attendre des lustres un sauvetage. Cette pensée poussa Oliver à se tourner vers Guy et Katie.
Il ravala une vague de panique. Avec plusieurs élèves déjà saturés d’énergie maudite, ils ne pouvaient se permettre une attente d’une durée indéterminée.
— Hmm ? Ma foi, serions-nous dans un mauvais pas ?
Une voix traînante perça les pensées d’Oliver.
Lui et ses amis sursautèrent, et, en se retournant, ils découvrirent le nouvel enseignant de Kimberly, le grand sage Rod Farquois.
— Professeur Farquois ?!
— D’où vous sortez ?
— Mais j’ai simplement emprunté les couloirs, comme il se doit. Quelle horreur ! Envoyer des élèves dans un endroit aussi saturé de dangers ? Je ne m’y résoudrais jamais, dit Farquois en examinant les lieux.
Alors que tous restaient bouche bée, le grand sage tira sa baguette blanche et passa à l’action.
— Allons-y pas à pas. D’abord, ceux qui sont affectés par l’énergie maudite, approchez.
Farquois appela Guy et Katie, mais aucun des deux n’était en état de bouger, mais le sage s’y attendait, car Farquois s’adressa à ce qui gisait en eux. Une brume noire, maudite, s’éleva des corps du duo, traversa l’air pour entrer dans sa personne.
— … Ah… ?
— Je me sens… beaucoup mieux…
Remis aussitôt, Guy et Katie se redressèrent en clignant des yeux. Farquois jeta un regard à Guy, avec une légère surprise.
— Oh, je ne peux pas prendre la tienne ! Elle t’apprécie tant qu’elle a refusé de me rejoindre. Hmm… eh bien, il va falloir t’en occuper, alors. Ce n’est qu’un brin vexant.
Le sage souffla du nez, puis se retourna, enfourchant un balai. Se déplaçant librement dans la caverne, Farquois répéta ce traitement pour les autres équipes qui transportaient des blessés. Rita et Mackley furent toutes deux stupéfaites de leur rétablissement soudain, mais ne tardèrent pas à grimper sur leurs propres balais.
— Ensuite, ça, dit le sage en se tournant vers les eaux, qui avaient déjà rempli un tiers de la zone. — Il y a tant de façons de s’y prendre, mais restons simples. INFLAREBULLA !
Le sort fit naître une bulle autour de Farquois, qui plongea droit dans les eaux corrompues en contrebas. Tous regardaient en silence et, peu après, la surface se mit à tourbillonner. Le niveau baissa logiquement.
— Qu’est-ce… que fait le professeur ? demanda Guy.
— Je crois… que le sage a modifié le terrain, risqua Oliver. — Farquois doit créer un réservoir plus vaste sous cette salle. Toute l’eau s’y écoule…
Cela paraissait insensé, mais Oliver ne voyait pas d’autre explication.
Chela acquiesça, en frissonnant.
— …Quelle puissance, murmura-t-elle d’admiration. — Le professeur doit aussi renforcer les parois pour éviter un effondrement, un chantier qui demanderait normalement des semaines à plusieurs mages bâtisseurs. Or le sage a improvisé tout cela malgré l’eau corrompue.
Oliver ne put qu’opiner du chef. En outre, l’énergie maudite extraite des blessés n’avait pas disparu. Elle avait simplement été transférée dans un nouveau réceptacle : Farquois. Autrement dit, le grand sage aurait dû souffrir de la même malédiction. Toutefois, sa personne n’en montrait aucun signe, tant sa capacité était d’une immensité telle.
Toute cette énergie maudite avait consumé trois autres personnes avant que Guy puisse la supporter, et cela représentait pour Farquois une quantité assez minime pour la balayer d’un revers.
Le grand sage évoluait sur une autre échelle, rappel cinglant que Farquois n’avait rien à envier, en puissance, aux autres professeurs de Kimberly.
Oliver avait beau avoir enterré Darius, Enrico et Demitrio, il était loin de pouvoir sonder la profondeur du sage. Il espérait de tout cœur que le sage ne deviendrait pas son ennemi, tout en sachant combien cet espoir était mince.
L’ouvrage achevé, Farquois refit surface.
— Bien, cela devrait suffire, dit le sage. — Ne vous inquiétez pas pour vos ainés ! S’ils ne se font pas emporter jusqu’ici, c’est qu’ils ont bien joué.
Tous les regards se fixèrent sur le corps dans les bras de Farquois, Lombardi, le garçon qui venait d’être tué.
Son cadavre avait été dégagé des racines maudites.
— Pauvre petit, fit Farquois avec un doux sourire en le regardant. — Toi aussi, tu as dû te sentir si seul.
Farquois serra la tête du corps contre sa poitrine. Tous ceux qui assistaient à la scène déglutirent. À l’image de ce que Farquois faisait en cours, c’était impensable à Kimberly. Et pourtant, Oliver dut l’admettre, cela n’avait rien de condamnable.
Cette constatation fit naître en lui une pensée inquiétante : n’étaient-ce pas eux les fous, rendus à moitié dingues par cet enfer ? Et ce professeur n’était-il pas le seul esprit sain ici ?
— Personne d’autre n’est mort ? Très bien. J’imagine que ça s’est joué de peu ! s’exclama Farquois. — Bon, rentrons. Ne vous inquiétez pas pour la remontée à la surface ! Le grand sage est avec vous, et nulle part au monde vous ne serez plus en sécurité.
Farquois adressa aux élèves un sourire rayonnant.
Personne ne trouva de raison de refuser sa proposition et c’était précisément ce qui leur faisait peur.
Du fond du cœur, Oliver partagea ce sentiment.
FIN
[1] Antlerods en anglais.