RoTSS T12 - chapitre 3
Chaos
—————————————-
Traduction : Raitei
———————————————–
À quel point est-on bon ?
Il existait plusieurs critères pour l’évaluer, mais dans les années supérieures, faire en solo un parcours du labyrinthe passait pour le plus simple.
Connaître les temps des ainés offrait un solide point de comparaison.
Reprendre le parcours, prendre la moyenne, et l’on obtenait une mesure fiable.
— …Haha… hahh… !
Guy courait donc le long d’une branche de l’irminsul, cap sur le sommet.
La deuxième couche du labyrinthe avait été son principal terrain d’entraînement sous la tutelle du Survivant, si bien que Guy en savait en réalité plus qu’Oliver ou Nanao. Atteindre le sommet puis redescendre ne l’inquiétait pas, mais si le temps entrait en ligne de compte, tout changeait.
Surtout s’il se comparait aux meilleurs de sa promotion.
— TONITRUS ! Dégagez ! Je suis de mauvais poil !
Les magifaunes l’entendaient venir et tentaient de lui chercher des noises, mais Guy ne s’arrêtait pas, alternant sorts et cris pour les tenir à distance.
Les bêtes n’étaient pas venues livrer des combats perdus d’avance non plus, et s’il frappait le premier, il pouvait souvent éviter tout affrontement. C’était une technique clé pour grapiller des secondes. À mesure qu’il avançait, la branche sous ses pieds devenait nettement plus raide. C’était moins une pente qu’une falaise à pic, mais il n’avait pas le temps de faire de l’escalade.
Ignorant son épuisement, il manipula le mana, s’efforçant de ralentir son rythme cardiaque tout en gravissant à l’aide de Marche murale la paroi verticale. Enfin, ses pieds atteignirent le sommet et il s’effondra au sol.
— Hahh, hahh… ! Bordel, comment ils font ? Et l’aller-retour ! Ils ne sont même pas à bout de souffle !
Marmonnant, il sortit sa montre de poche et consulta son temps. Il avait trois minutes et vingt secondes de retard sur celui d’Oliver (sa référence personnelle). Et lui devait faire une pause ici, quand Oliver repartirait aussitôt vers le bas sans marquer une seconde d’arrêt. Le temps d’aller-retour de Guy serait encore plus lent. Ce constat bien en tête, Guy poussa un soupir, dépité.
— …Je le rattraperai pas comme ça… Là-dessus, vous aviez vu juste, professeur Baldia.
Ses doigts palpèrent le fruit maudit dans sa poche. Il savait qu’elle avait raison. Il était bien trop en retard sur ses amis et cherchait désespérément comment combler l’écart. Si les malédictions pouvaient y aider, l’idée avait de quoi le tenter. Mais sa répugnance à franchir ce pas l’emportait encore. Passer de mage ordinaire à dompteur de malédictions, c’était d’une tout autre ampleur. Que sacrifierait-il pour ces gains ? Il lui était difficile d’en estimer précisément le prix, et c’était bien pour cela qu’il ne pouvait faire ce choix à la légère.
Tandis que ses pensées tournaient en rond, son pouls revint à la normale, et il se redressa. L’inquiétude pressante ne disparaissait pas, mais il avait réussi à la chasser de son esprit pour l’instant. Au moins, le brouhaha supplémentaire causé par son contact avec Katie s’était estompé. Content d’avoir l’esprit simple, Guy se releva, et ce ne fut qu’alors qu’il réalisa qu’il n’était pas seul.
Une fille de sa promotion était assise, un peu plus loin, sur une excroissance de l’irminsul.
— Hm ? Quoi, c’est déjà occupé ? T’es blessée ? demanda Guy.
— …Mêle-toi de tes affaires. Je me suis soignée. J’ai juste fait une bourde et ça m’a crevée, alors je récupère un peu.
Sa voix était sèche. Guy jeta un coup d’œil à sa montre avant de tenter encore.
— Ouais, mais si tu repars pas maintenant, tu rateras le deuxième cours. Tu cours en solo, alors ? T’es sûr que ça va le faire ?
— …
La fille ne répondit rien, et Guy dut hausser les épaules. À Kimberly, on avait pour habitude de courir dans le labyrinthe et d’arriver quand même en cours à l’heure, mais ces plans tournaient parfois court, et rattraper le temps perdu en solo s’avérait autrement plus dur. Il s’était assez souvent pris les pieds dans le tapis lui-même, et il lui fit donc un signe.
— Allez. J’ai encore du mana. À deux, ça devrait le faire.
— … Qu’est-ce que tu veux ?
La fille le fusilla du regard, et il soupira en secouant la tête.
— Rien ! Pourquoi tout le monde ici ramène ça à ça ? Y a aucun mal à s’entraider ! Moi aussi je me plante souvent. La prochaine fois, c’est peut-être toi qui me tireras d’affaire.
— …
— Si tu y tiens, achète-moi juste un truc à la boutique. Marché conclu, Mackley ?
Il ponctua son offre en l’appelant par son nom. Elle hésita encore une seconde, puis finit par se lever, l’air assez embarrassée.
Annie Mackley était plutôt petite, avec des yeux en amande. C’était la fille qui avait lancé le sort ayant mis Katie en difficulté le premier jour à Kimberly, et elle n’avait guère fait pour redorer son image depuis.

— Voilà, fit Guy en la fixant. — Pourquoi tu cours en solo ? T’as pas d’amis ?
— Je ne suis plus avec eux. Ce n’est pas comme si on avait jamais été proches.
— Ah. Si tu le dis. Moi, je suis avec le même groupe depuis ma première année, alors…
— Oui, c’est toi qui n’es pas normal. Vous êtes tellement copains que ça en devient carrément glauque. Parfois je me demande si vous ne dormez pas tous dans le même lit la nuit.
À peine s’étaient-ils mis en binôme qu’elle balançait déjà ses piques. Son caractère fit grimacer Guy, mais il se concentra sur le chemin vers la base.
— Content de voir que t’as pas changé. Essaie de suivre.
— Ohhh ? Être arrivé aussi loin à la ligue de combat t’est visiblement monté à la tête. Avec une confiance pareille, tu te feras tirer dans le dos.
Échangeant des vacheries, ils entamèrent la descente, mais à mi-falaise, Guy s’arrêta net. Il venait d’apercevoir des singes démoniaques qui se battaient sur la branche voisine.
— KIIIIIIII !
Les bagarres entre bêtes de même espèce n’avaient rien d’inhabituel, mais celle-ci paraissait un peu trop violente. Dans un hurlement, un singe se jeta sur un autre et lui arracha le visage d’un coup de dents. Alors qu’il arrachait encore la chair de la joue de son ennemi, il tenta aussi d’atteindre l’oreille.
Ce n’était pas vraiment une querelle de territoire, mais un combat à mort.
Même en saison des amours, on ne voyait pas des affrontements aussi ignobles.
— … ?
— Pourquoi tu t’arrêtes ? demanda Mackley à Guy.
Elle le regarda en fronçant les sourcils, et il dressa l’oreille. L’endroit bruissait en permanence car cela grouillait de vie, mais à présent, des bruits de lutte venaient de toutes les directions. Ses sens, aiguisés par l’entraînement du Survivant, tiraient la sonnette d’alarme. Quelque chose clochait.
— … Fais gaffe, Mackley. Ça va sévèrement dégénérer.
Pendant ce temps, le matin se levait sur le dortoir des garçons, et Oliver s’éveilla d’un profond sommeil.
— … Hnn…
Il sentait à peine ses mains, mais il les appuya tout de même contre le lit pour se redresser. Il n’était pas malade ni rien, seulement trop de sensations résiduelles l’alourdissaient. Les larmes lui montèrent aux yeux. on esprit ne s’était pas encore remis en marche et il ne savait pas s’il était vraiment triste ou s’il regrettait simplement tout.
— Tu es réveillé, Oliver ? Comment tu te sens ?
La voix venait de tout près. Il sursauta, se tourna et trouva Pete sur une chaise, souriant, déjà en uniforme. Les souvenirs revinrent en masse, images nettes dans l’esprit d’Oliver : son colocataire en vêtements de fille, et l’échange sans relâche qu’ils avaient eu. Mais surtout tout ce qu’ils avaient fait ensuite.
— Ngh…
— Tu te sens comme une merde ? Je sais. Prends du thé. Ce n’est pas ça qui va te remettre à zéro, mais bon.
Pete lui tendit une tasse. Il avait dû préparer une théière. Oliver prit la tasse par réflexe et se rendit compte que Pete avait remis ses habits de garçon. Le même uniforme qu’il portait d’ordinaire, prêt à partir en cours comme n’importe quel jour. C’était une façon très claire de dire qu’il n’avait aucune intention de laisser quiconque savoir ce qui s’était passé la nuit dernière.
Pete, lui, avait déjà fait le tri dans ses idées.
— Prends la matinée. Je leur trouverai une excuse.
— … Non, je…
— Fais-moi confiance.
Oliver commençait à se pencher en avant, mais Pete tendit la main et le repoussa doucement. Comme Oliver semblait perdu, Pete se pencha et lui murmura à l’oreille :
— Impossible de te laisser y aller avec cette tête. Quoi que je dise, tu te trahirais.
— …
Oliver tressaillit et baissa la tête. Il ne pouvait pas voir son expression.
Cela sembla attendrir Pete davantage, et il effleura la joue d’Oliver.
— Essaie de ne pas le prendre si mal. Ça me donne envie de remettre ça. Même après tout ce qu’on a fait cette nuit !
Oliver tressaillit encore. Pete lui déposa un baiser léger sur le front, puis se leva.
— Ne sors pas tant que tu n’es pas sûr de pouvoir te comporter normalement devant Nanao. À plus tard, Oliver.
Sur ce, il se glissa hors de la chambre. Incapable même de le regarder partir, Oliver retomba sur le lit, sans un bruit. Il lui fallut plus d’une heure pour apaiser le tumulte de son cœur et retrouver un semblant d’équilibre. Quand il s’habilla et quitta le dortoir, il était plus de neuf heures, ce qui laissa Oliver incertain de ce qu’il devait faire de lui-même. Il était tout juste capable de jouer son rôle habituel, mais encore incapable d’affronter ses amis. Il envisagea même de demander à son frère d’arme, Theo, de servir de doublure, mais recourir à cela pour quelque chose d’aussi personnel n’était évidemment pas envisageable.
Il devrait procéder par étapes. Avant de voir ses plus amis proches, il valait mieux entrer en contact avec des gens qui lui étaient moins chers, pour se remettre dans le bain. Avec cette idée en tête, il prit le grand détour, scrutant la foule au passage à la recherche de quelqu’un qu’il connaissait, sans aller jusqu’à l’appeler un ami. Il s’en voulait de s’être mis à classer les gens ainsi.
Peu après, il repéra deux élèves de sa promo au bord du jardin, un garçon et une fille, manifestement bouleversés. Ils avaient oublié de dresser un sort d’insonorisation, et Oliver put saisir leurs paroles en se concentrant un peu.
— Tu l’as trouvée ?
— Non ! J’ai quadrillé tout le campus.
— Argh, elle doit être en bas ! cria la fille, les dents serrées.
Sentant l’orage, Oliver s’approcha.
— …Il se passe quelque chose ? demanda-t-il.
— Euh….
— … ! Mr. Horn… !
Sa proximité les fit tous deux se raidir. Il leva les mains en signe d’apaisement, tâchant d’adoucir sa voix autant que possible.
— Relax. La Ligue de combat, c’est de l’histoire ancienne, et nous ne sommes plus en opposition. N’est-ce pas, Mr. Barthé ? Miss Barthé ?
Il espérait que leur parler par leurs noms ferait tomber leur garde. L’an passé, ils faisaient partie de l’équipe Valois, et ils s’étaient affrontés, baguette contre baguette, en finale de la Ligue de combat. Lélia Barthé portait un uniforme impeccable, conforme au règlement, l’air plutôt coincé. Son frère, Gui Barthé, dégageait une impression plus décontractée. Tous deux servaient sous les ordres d’Ursule Valois, mais en son absence, leur parenté sautait davantage aux yeux. Sur la base de ce qu’il avait surpris, Oliver demanda :
— Miss Valois est introuvable ? À quel point est-ce sérieux ? Depuis combien de temps vous ne l’avez pas vue ?
— …Pourquoi veux-tu savoir ?
— Ça aidera à évaluer la situation et à déterminer si je dois vous prêter main-forte pour la recherche. Si quelqu’un avec ses compétences se perd, cela indique que la menace à laquelle elle a fait face est de taille. Il vous faudra des renforts.
Ils ne baissaient pas encore la garde, alors il déroula son raisonnement. Il savait bien qu’il cherchait surtout à se changer les idées, mais il avait réellement l’intention d’aider. La fermeté de son regard dut les convaincre : Lélia se détendit avant son frère.
— Nous apprécions l’offre, dit-elle en soupirant. — Mais objectivement, nous n’en sommes pas là. Il s’est écoulé moins de six heures.
— Six… donc elle avait déjà disparu à votre réveil ? Dans ce cas, pourquoi êtes-vous si inquiets ? Ce n’est pas si inhabituel qu’elle parte seule… ?
Oliver avait l’air perplexe, et Lélia secoua la tête.
— C’est l’inverse. Elle nous fausse compagnie tout le temps, et c’est bien ça qui nous déstabilise. Avant, ça n’arrivait jamais, elle nous emmenait toujours quand elle entrait dans le labyrinthe, et ne partait jamais seule sans nous prévenir. Mais ces derniers temps…
Son visage se plissa, et son regard tomba au sol. Gui s’interposa, fusillant Oliver du regard.
— C’est ta faute, Horn. Depuis que tu nous as écrasés, Lady Ursule se compor…
— Ne dis pas ça, Gui, le coupa Lélia. Tu ne ferais que l’accabler davantage.
Oliver garda le silence, voyant mal l’avantage à discuter de la rancœur qu’ils pouvaient nourrir. Vu comme son équipe avait ébranlé Valois lors du match, difficile de ne pas traîner cela comme un fardeau. Il pesa soigneusement ses mots, conscient de cet historique.
— Notre match était ce qu’il était. Mais cela ne m’exonère pas des conséquences. D’après ce que vous dites, il n’y a pas d’urgence, plutôt une situation à surveiller pour la suite. Ce n’est qu’une suggestion : si je vois Miss Valois courir en solo dans le labyrinthe, je vous envoie un mot. J’avertirai mes amis d’en faire autant. Naturellement, elle n’a pas besoin d’être informée de cet arrangement.
Le frère et la sœur échangèrent un regard. Ils étaient partagés, mais ils y réfléchissaient. Cela confirma son intuition. Connaissant le caractère de Valois, il ne l’imaginait pas dotée d’un large cercle d’amis et de toute évidence, ces deux-là manquaient de pairs vers qui se tourner facilement. Ils étaient assez isolés pour ne pas refuser son offre d’emblée. Ils mirent longtemps à répondre, mais finalement, Lélia acquiesça.
— …Je te dois une faveur. Pour être claire, cette dette n’engage que moi. Personne d’autre.
Oliver concéda ce point. Il n’avait aucune intention de faire valoir quelque dette que ce soit ici, et, à vrai dire, il leur était reconnaissant d’avoir passé ce moment avec lui. Non qu’il puisse l’avouer. Une fois un moyen de contact convenu, il quitta les Barthé et se dirigea vers la Confrérie. Ils y avaient beaucoup traîné son groupe et lui jusqu’à l’année précédente, mais franchir le réfectoire en tant que quatrième année n’avait plus la même portée. Conscient de l’attention que cela lui vaudrait, il traversa la salle, et ceux qui le connaissaient réagirent bien vite.
— Ah ! Dean, regarde !
— Tu passes par ici, Mr. Horn ?
Deux troisième année partageant une table lui firent signe. Des élèves avec qui il avait passé pas mal de temps, Dean Travers et Peter Cornish. Oliver se dirigea vers eux en leur rendant leur salut.
— J’avais envie de prendre des nouvelles. Comment ça va, Mr. Travers ? Tu aiguises tes mouvements ?
— Ouais, je crois que ça vient bien ! Et allez, appelle-moi Dean ! Je te considère déjà comme un mentor.
— Oh, alors appelle-moi Peter ! Je sais que tu as déjà un Pete, et ça prête à confusion…
Ils étaient si empressés qu’il ne put s’empêcher de sourire. Parler aux Barthé l’avait aidé à se remettre dans le bain, et leur entrain y contribuait aussi.
Reconnaissant en silence, Oliver hocha la tête et prit place.
— D’accord, Dean, Peter. Je suis content de vous voir en forme. Les autres ne sont pas là ? Teresa, passe encore, mais dans mon esprit, Miss Appleton est toujours avec vous.
— Oh, Rita… fit Peter, hésitant, et Dean prit le relais.
— On ne sait pas trop pourquoi, mais elle broie du noir depuis hier. Elle est partie dans les reliefs montagneux, gratter la terre. C’est là qu’elle va pour se remettre les idées en place.
Rita Appleton, déprimée ? Oliver ne prit pas cela à la légère. Il savait ce qu’elle ressentait pour Guy, qui avait lui-même fort à porter. Il se disait que ça devait être lié, mais ce n’était pas le moment d’enquêter sans l’un ni l’autre. Se le notant mentalement, Oliver se concentra sur les garçons qui l’accompagnaient.
— Ah. Simple impression, Dean, mais on dirait que tu forces un peu, un truc te tracasse ?
— …Hein ? J…je vais très bien ! À merveille, rien à signaler !
Dean démentit non sans véhémence, mais Oliver perçut le creux de la protestation. Il était logique que le garçon ait ses propres soucis, et les recoupements avec les problèmes de Rita et de Guy l’intriguaient. Il se dit qu’il devrait éclaircir un peu ces relations, mais avant qu’il puisse creuser, Dean changea précipitamment de sujet.
— T…Teresa vagabonde, comme toujours. Elle va sans doute rappliquer quand elle aura fa…
Alors qu’il parlait, un bruit sourd retentit derrière eux. Oliver se retourna et découvrit une fille blonde qui le fixait, bouche bée, encadrée par ses acolytes. Un épais grimoire gisait à ses pieds. Elle avait dû le laisser tomber, d’où le bruit. Elle ne tenta pas de le ramasser, gardant ses yeux rouges rivés sur Oliver.
— …
— Qu’avez-vous, Lady Felicia ?!
— Revenez à vous !
L’homme et la femme qui l’accompagnait ramassèrent le livre en l’appelant. Elle sortit enfin de sa rêverie et prit une très grande inspiration.
— …Peu importe. Je me suis laissée surprendre ! Un tressaillement au bas-ventre.
Souriante, la fille s’avança. Oliver l’avait assurément déjà vue. Comme l’équipe de Teresa, la sienne avait atteint le tableau principal de la Ligue de combat, et elle comptait elle-même parmi les troisième année les plus remarquables. Une dignité et une présence qui dépassaient de loin celles des classes inférieures et beaucoup de points communs avec son grand frère récemment diplômé, Leoncio Echevalria.
— Tu es…
— Eh bien, bonjour, M. Horn. Je suis Felicia Echevalria. J’avais prévu de te rendre visite dans un avenir proche, mais que tu viennes à moi ? Hé, hé, j’ai failli succomber à une légère extase.
— Heu, il est là pour nous voir, nous. Qu’est-ce que tu veux, au juste ?
— Calme-toi, Travers. Rassure-toi, je te chérirai sous peu.
Elle balaya Dean d’un geste et se tourna de nouveau vers Oliver, croisant gracieusement les bras.
— J’ai été témoin de ta prestation à la Ligue de combat. Ce n’était pas mal ! Pas du tout ! Y repenser m’arrache encore un sourire. Je regrette de ne pas avoir pu t’affronter moi-même.
— O-oh… euh, c’est… un honneur… ?
— C’est le plus grand honneur. Aussi ai-je préparé un présent pour toi. Paumes en l’air !
Felicia claqua des doigts. L’un de ses assistants tira rapidement une boîte du sac qu’il portait à l’épaule, la posa sur ses mains et la tendit à Oliver. L’autre dégaina sa baguette et fit sauter le couvercle d’un sort, révélant le contenu.
À l’intérieur se trouvait un collier. Cuir de belle facture, orné de clous métalliques.
— …? ……? ………??
— Qu’en dis-tu ? J’ai choisi les matériaux et l’ai pensé moi-même. J’espère vraiment qu’il te plaira !
Les joues de Felicia s’étaient délicatement empourprées. On aurait dit une jeune fille offrant pour la première fois un cadeau au garçon qu’elle aimait, avec ce qu’il fallait de nervosité de son âge. Pris isolément, c’eût été absolument adorable, mais le cadeau en question ruinait entièrement l’effet. Oliver se frottait les yeux, doutant de ce qu’ils voyaient : le comportement de la fille et le cadeau n’allaient pas ensemble.
— …P-pardonne-moi, Lady Felicia. Peut-être que j’en évalue mal la taille. Est-ce… un bracelet ?
— Ha ha ha ha ha ! Même tes remarques innocentes me transpercent ! Rassure-toi, une fois que tu l’auras mis, il t’ira à la perfection. J’ai observé ton cou avec soin. Sur mon honneur d’Echevalria, il est fait à ta mesure.
Son dernier mince espoir fut réduit en poussière par son explication. Il fut contraint de reconnaître un gouffre fatal de goûts, et jeta un coup d’œil à ses cadets pour demander de l’aide.
— …Désolé, Dean, Peter, je suis un peu perdu. Qu’est-ce qui se passe ? Comment je suis censé répondre ?
— Elle est toujours comme ça.
— Dis-lui de se tirer.
— Non, mais… c’est censé être un cadeau ? Je ne peux pas juste…
Le regard d’Oliver allait et venait entre son visage et le collier, et une main jaillit de côté, s’emparant de la source de son tourment. Il sursauta et se tourna pour voir que son agente de l’ombre venait de se matérialiser. Ses yeux étaient rivés sur le collier en question.
— …
— T…Teresa.
Avant qu’Oliver ait le temps de se dégeler, elle empoigna le collier à deux mains, exerçant une force bien au-delà de ce que la finesse de ses bras laissait supposer. La lanière de cuir était enchantée, et devait être fort robuste, mais après un gémissement quand elle tira dessus, elle se déchira. Oliver laissa échapper un couinement.
Un silence mortel s’abattit sur la Confrérie. Des rivets métalliques cliquetèrent au sol. Les morceaux du collier furent jetés de côté. Teresa se mit à les écraser du pied, puis tira son athamé et le pointa vers Felicia.
— Je te défie, sale renarde. Allons régler ça dehors.
— Ha ! Tu ne manques pas d’air pour un chien de garde mal nourri !
Le sourire de Felicia était féroce, et un frémissement parcourut la foule. Oliver dut se rendre à l’évidence : il n’y avait aucune chance que l’affaire se termine sans effusion de sang.
— …Pourquoi tu lui as accordé la parole ? marmonna Gui, dans les forêts lugubres de la deuxième couche du labyrinthe.
Devant lui, sa sœur s’arrêta net, puis se retourna d’un coup. Les Barthés s’étaient rués tout droit vers le labyrinthe après avoir quitté Oliver.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là, Gui ?
— Tu sais très bien. Pourquoi partager nos problèmes avec Horn ? J’ai moi-même dit des conneries, je sais que je suis mal placé pour parler, mais on aurait dû l’envoyer promener.
Il était manifestement de mauvaise humeur, mais Lélia se contenta de soupirer.
— Si nous étions en mesure d’aider Lady Ursule, oui. Mais regarde-nous. Tu sais aussi bien que moi que nous sommes inutiles.
Mais Lélia balaya ces arguments d’un revers.
— Ce n’est pas vrai, petit frère. La cause a toujours été en nous. Horn et Hibiya n’ont fait que la tirer au grand jour. Dans ce duel, ils ont plongé au plus profond de Lady Ursule.
— …
— Plus profond que nous n’y parviendrons jamais. Il faut l’admettre et l’accepter. Nous n’avons jamais été ses serviteurs. Nous n’étions que des pantins. Quel autre mot employer ? Nous obéissions au moindre de ses mots, sans jamais nous approcher de son cœur.
— … ! C’est ce que Lady Ursule voulait ! On savait depuis le début que nous n’étions rien d’autre que ses familiers !
— Tu sais bien que ce n’était pas ce dont elle avait vraiment besoin !
La voix de Lélia monta soudain jusqu’au cri. Les larmes dans ses yeux coupèrent court aux protestations de Gui. À la place, il la serra contre lui. D’habitude, c’était elle la plus rigide du duo, celle qui grondait les impulsions de son frère, mais quand les émotions jaillissaient à nu, leurs rôles s’inversaient. Sentant la chaleur de son corps tremblant contre lui, Gui dit :
— Calme-toi, ma sœur. Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? Prendre exemple sur les serviteurs de Cornwallis ou d’Ames ? On pourrait seulement être comme eux ?
— …L’imitation ne nous mènera nulle part. Mais il nous faut repenser notre relation à notre maîtresse. Au minimum, ceux que tu viens de citer n’ont pas échoué avec un tel panache.
Elle renifla, le visage enfoui contre sa poitrine. Ses mots étaient difficiles à avaler. Désemparé, Gui leva les yeux vers la canopée.
— Peut-être que tu as raison. Mais je n’y comprends rien. Je ne sais même pas ce qu’est un bon serviteur. En quoi c’est différent d’un outil utile ? On ne s’est jamais même considérés comme humains, alors comment veux-tu qu’on tienne ce rôle ?
Rien que mettre ces doutes en mots faisait trembler sa voix. Sortir des limites de leur condition de « pantins » revenait à errer dans un désert sans le moindre panneau de direction. Ils ne savaient ni où aller, ni quoi faire, mais sentaient au plus profond d’eux qu’ils ne pouvaient pas se permettre de rester immobiles. Peut-être leur maîtresse était-elle dans le même cas, songea Gui. Peut-être n’étaient-ils pas seuls à être abandonnés dans la nature. Ursule, elle aussi, était à la dérive.
— … ?
Lélia tressaillit et se détacha de lui. Gui, lui, était déjà en alerte avant même que ses yeux à elle ne commencent à ratisser les alentours. Des sons irréels, de toutes parts, et une hostilité diffuse qui leur piquait jusqu’à la peau.
— …Ma sœur.
— Tiens-toi prêt, Gui. Quelque chose tourne très mal.
Ils se mirent dos à dos, athamés levés, et des magifaunes surgirent du sous-bois tout autour.
Compte tenu de ce qui avait précédé, Oliver était le choix évident pour arbitrer le duel. Il n’allait certainement pas laisser Teresa seule alors qu’elle était dans un tel état, et il était bien trop tard pour calmer l’une ou l’autre. Faute d’options, ils gagnèrent un coin du jardin, vite envahi d’invités non conviés. C’était inévitable. Les duellistes s’étaient hissées assez loin dans la ligue de combat et l’impulsion de ce match pouvait très bien passer pour croustillante.
— Comme hurle la chienne famélique. Incapable de supporter l’idée de voir ton maître porter le collier d’une autre ?
Les bras élégamment croisés, Felicia continuait de provoquer son adversaire. Pendant ce temps, Teresa fixait le sol, marmonnant pour elle-même.
— …D’abord ses incisives… puis ses ongles… puis ses doigts…
— Hoh, te voilà au-delà des mots ? Amusant. Plutôt inédit de voir une telle fureur dirigée contre moi.
— Un adversaire pareil est indigne de vous ! cria un élève.
— Laissez-nous prendre votre place ! hurla un autre.
Les larbins de Felicia tentèrent d’avancer, mais elle saisit chacun par le lobe de l’oreille, en les tordant.
— Aaaaarghhhhhhh !
— Aaaaarghhhhhhh !
— Restez en arrière, imbéciles. Ne voyez-vous pas que je me délecte de la situation ? siffla Felicia. Donnez le signal, Mr. Horn. N’ayez crainte, je ne la tuerai pas. Encore que je doute qu’elle vous fasse la même promesse.
Tout, dans sa posture, transpirait la confiance. Le front d’Oliver se plissa. Dean et Peter lui soufflèrent à l’oreille.
— Ça ira.
— On interviendra pour les arrêter toutes les deux si on le doit.
— …Merci, mais… je m’en charge.
Oliver leur adressa un signe de tête reconnaissant, sans savoir pour autant qui arrêterait qui. Il n’arrivait pas à lire l’issue de ce duel.
Felicia Echevalria consentait rarement à se battre, mais les rares démonstrations visibles sur les enregistrements de la ligue de combat prouvaient qu’elle était très au-dessus du niveau moyen de son année. Les chances de Teresa auraient augmenté de façon considérable dans un match sans règles, qui autoriserait les attaques sournoises, mais ce format étouffait ses atouts autant que le duel qu’elle avait livré contre Dean.
Cela dit, Teresa avait deux années d’entraînement de plus. Elle était bien plus habituée à se battre en public qu’elle ne l’était alors. Peu importe de quel côté cela pencherait, Oliver devait s’y préparer. Il lui faudrait peut-être lancer un sort de paralysie sur toutes les deux.
— Baguettes en joue.
Se raidissant, il leva la main. Chacune se fit plus intense. Avec l’impression d’ouvrir la porte de cages à des bêtes sauvages, Oliver entrouvrit la bouche et un grondement monta du bâtiment scolaire.
— Hum ?
— …
Felicia et Teresa se tournèrent toutes les deux vers le bruit. L’attention d’Oliver s’y était déjà portée. Vu l’enjeu, on ne pouvait pas annuler ce duel, mais la priorité s’imposait d’elle-même.
— Pas aujourd’hui, miladies. Nous sommes en alerte.
— Président !
Un membre de la Garde fit irruption dans la salle de réunion et Tim se figea, un sandwich dans la bouche.
— …Sérieusement ? Tu ne pouvais pas attendre une minute de plus ? cracha-t-il.
Le contenu du rapport le fit bien vite jurer et remettre son déjeuner intact dans son panier. L’un de ses préférés, jambon rôti sur baguette grillée. Un repas qu’il ne mangerait pas aujourd’hui.
— Élèves des classes inférieures sur le campus, retournez dans vos dortoirs ! Il y a eu un gros incident dans le labyrinthe !
— Allez, on se bouge ! Il y a un problème à la deuxième couche ! Le bâtiment n’est peut-être pas sûr !
Les voix de Ted et Dustin portaient, pressant les élèves d’agir. À Kimberly, ceux qui fuyaient ce genre de problèmes étaient minoritaires, si bien que leurs injonctions contribuaient largement à faire sentir la gravité de la situation. Le corps enseignant n’agissait jamais sans raison.
À les entendre crier, un homme s’approcha, et ils se tournèrent vers lui. C’était le taciturne professeur de magiflore, David Holzwirt.
— …Cet ordre d’évacuation vient de vous ?
— Oui, Professeur Holzwirt. Ordinairement, nous laisserions cela au Conseil des élèves, mais avec Kimberly dans cet état, nous avons jugé préférable d’agir. La directrice n’a pas donné son approbation. Êtes-vous contre ?
— Pas pour l’instant. Mais avez-vous l’intention de traiter la situation elle-même ?
— Non. Conformément à l’usage, nous laisserons les élèves s’en charger, et nous apporterons notre soutien à la demande du Conseil.
— Dans ce cas, très bien. Je serai dans mon coin botanique. Faites-moi signe si vous manquez de bras.
Sur cette brève confirmation, il s’éloigna à grands pas dans le couloir.
Ted et Dustin parurent également soulagés. Ils s’attendaient à un peu de friction avec le reste du personnel.
— …Une réaction plus favorable que je ne l’imaginais. Dieu merci, cela aurait été problématique s’il se retournait contre nous.
— Oui, prenons-le donc au mot, et allons le trouver si le besoin s’en fait sentir.
Ted rangea David dans la catégorie des soutiens latents. Heureusement, à ce stade, aucun membre du corps professoral ne semblait enclin à contester leur décision. Tous savaient que ce n’était pas le moment de confier la sécurité du campus aux seuls élèves, et Ted s’était dit qu’un léger excès de zèle passerait sans commentaire. Naturellement, s’il avait mal jugé la limite, sa tête aurait littéralement volé.
— Quelle école bien violente ! Cela arrive tous les ans ?
— …Professeur Farquois.
Le grand sage était apparu sans un bruit. Les yeux de Ted se plissèrent. Ce mage pouvait leur être une épine de taille. L’alliance avait prudemment choisi d’aller au-delà de ce que Kimberly faisait d’ordinaire, mais Rod Farquois ne respectait pas cette tradition à la base. Avec cette désinvolture bravache et culottée qui l’animait, nul ne savait ce que le grand sage ferait quand personne ne regardait. Ted et Dustin devraient peut-être intervenir.
— Je comprends que vous ayez l’habitude de laisser les élèves s’en charger, mais ne m’est-il pas permis d’agir ? Je préfère minimiser les pertes parmi mes chers élèves.
— Il vaut mieux vous en abstenir. Kimberly obéit à ses propres règles.
Et je suis sûr que vous savez que même le grand sage ne peut les briser aisément.
Ted choisit soigneusement ses mots, mais se montra très clair sur ce point.
Depuis leur précédente rencontre, il avait renforcé ses défenses et ne se laisserait plus mettre à la merci de ses charmes. Farquois haussa les épaules, souriant, tel un parent face à un enfant têtu. Tandis qu’on pressait les plus jeunes de partir, les plus âgés prenaient le relais. Les membres de la Rose des Lames figuraient parmi ceux qu’on avait sommés de se rassembler au Forum.
— Oliver ! appela Chela.
— Désolé du retard. Qu’est-ce qui se passe ? On est au complet ?
Il accourut, et tous se tournèrent vers lui. Rien qu’à cela, il comprit que quelque chose clochait. Nanao et Katie étaient là, Pete aussi, mais le plus grand d’entre eux manquait à l’appel.
— Guy ! Guy n’est pas là ! Je l’ai vu ce matin. Il a dit qu’il allait se promener. D’habitude, il me prévient quand il va dans le labyrinthe, mais…
— !
La pointe de panique dans la voix de Katie confirma son pressentiment.
Serrant les poings pour calmer la tourmente en lui, Oliver se força à garder contenance. Il ne pouvait pas débarquer en dernier et ensuite perdre totalement les pédales.
— …D’accord. Gardons donc à l’esprit que Guy est peut-être impliqué là-dedans, et faisons le point. Autre chose ? Quelqu’un d’autre que nous connaissons qui manque à l’appel ?
— Pas pour l’instant. La plupart des camarades avec qui nous avons des liens sont rassemblés ici. On pourrait voir là un côté positif…
Chela avait manifestement déjà fait le tour de la liste. Oliver balaya l’assemblée du regard et repéra plusieurs visages familiers. Rossi et Andrews accrochaient son regard. Il leur fit un signe de la main, puis passa à la suite.
— Bien… Et nos cadets ? Je viens de croiser Teresa, Dean et Peter, donc ils…
— Pourquoi omettre mon nom, Mr. Horn ? demanda une voix raffinée.
Oliver se retourna et trouva Felicia Echevalria, sourire aux lèvres, entourée de ses suivants. Comme si elle l’avait suivi depuis le duel avorté. Une petite ombre glissa devant lui, son athamé pointé sur Felicia. De toute évidence, Teresa Carste restait sur ses gardes.
— Garde tes distances, Renarde ! Tu tiens à perdre la tête ?
— Teresa — et Lady Felicia ?! Attendez, qu’est-ce que vous faites ici, tous les deux ? demanda Oliver. — On a dit aux classes infér…
— Ce sont des exceptions, comme vous l’étiez l’an dernier.
Reconnaissant la voix de Vera Miligan, il se tourna pour voir leur vieille amie-ennemie qui s’approchait. Elle était avec son collègue du Conseil, Percival Whalley. Un peu plus loin, Oliver aperçut Tim, occupé à discuter avec un autre groupe.
— Miss Miligan, Mr. Whalley… Ces deux élèves de troisième année sont donc mobilisés pour faire face à la situation ? dit Oliver.
— C’est approprié pour quiconque a atteint une phase aussi éloignée de la ligue de combat, répondit Whalley. — Nous voulons qu’ils gagnent en expérience, et le fait d’avoir quelqu’un à protéger vous obligera, vous les quatrième année, à rester concentrés. Un arrangement qui garde un œil sur l’avenir, pas seulement sur l’affaire présente.
Autrement dit, il n’y avait pas que Teresa et Felicia. Plusieurs autres visages connus déboulaient dans le Forum.
— Désolé, j’ai dû aller chercher Rita.
— On dirait un beau bazar.
On peut faire quoi ?
— …Argh…
Dean et Peter, avec qui Oliver venait de se séparer, avaient amené Rita Appleton, visiblement mal à l’aise. Whalley tourna la tête vers eux.
— Mr. Cornish n’était pas dans la ligue, mais, compte tenu de son entente avec l’équipe Carste, nous lui avons accordé une dérogation. Et… j’ai déjà eu affaire à lui. Je vous promets qu’il sera utile.
— Merci beaucoup, Whalley ! lança Peter, ravi de connaître le fondement de sa présence ici.
Whalley lui répondit d’un signe de la main.
Ah, pensa Oliver. Il savait ce gamin peu impressionnable, mais il avait manifestement mis ce cran à profit pour préparer le terrain. N’ayant pas participé à la ligue, il avait dû gagner sa place ici et le fait qu’il ait obtenu l’aval de Whalley était réellement impressionnant. Whalley n’était pas un homme qu’on persuadait aisément. Peter n’en avait pas démordu.
Rita s’était tenue cachée derrière Dean, mais elle se montra à présent, ayant remarqué une absence cruciale. Les yeux courant d’un point à l’autre de la salle, elle demanda :
— Euh, hum, est-ce que Mr. Greenwood est là ? Je ne le vois nulle part…
— …J’ai bien peur d’avoir une mauvaise nouvelle, Miss Appleton.
Guy est introuvable. Il y a de fortes chances qu’il soit pris dans l’incident du labyrinthe, lui dit Oliver.
— !
Le sang quitta le visage de Rita, et Dean posa les mains sur ses épaules, l’air sombre. Oliver jeta un coup d’œil à Teresa, qui se précipita pour les rejoindre.
Légèrement surpris de voir la préoccupation pour son amie passer avant son inimitié envers Felicia, Oliver reporta bien vite son attention sur la dernière phase de son évaluation.
— …Quelle est l’ampleur au juste ? Les restrictions d’accès au labyrinthe ont-elles permis de limiter le nombre de victimes ?
— Dans les cycles inférieurs, nous avons actuellement trois troisième année et six deuxième année introuvables. Heureusement, tous les première année ont été localisés. Des chiffres qui indiquent que notre politique a été efficace. Pour les cycles supérieurs, nous essayons encore de vérifier. Nous supposons que Guy est loin d’être le seul à être impliqué…
Tandis que Miligan leur donnait le détail, des pas se firent entendre et tous regardèrent vers l’entrée. Une élève de quatrième année arriva en courant au Forum, en retard pour le rassemblement.
— …Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? demanda une voix reconnaissable entre toutes, celle d’Ursule Valois, l’air passablement décontenancée.
La voir remit une inquiétude en tête à Oliver, qui balaya rapidement la foule du regard sans rien trouver. Le duo à qui il avait parlé ce matin même et dont il avait oublié l’existence dans le tumulte était introuvable.
— Miss Valois, où sont tes suivants ? demanda Oliver.
— … ? C…comment le saurais-je ? J’étais seule dans le labyrinthe ! Je viens juste de remonter.
— Quelqu’un a vu les Barthé ? Peu importe où, depuis ce matin ?! lança Oliver à la ronde.
Les regards s’échangèrent, mais personne ne dit mot. Ses craintes confirmées, Oliver se tourna de nouveau vers Valois.
— J’imagine que je suis le dernier à les avoir vus. Mauvaise nouvelle, Miss Valois. Ils étaient partis à ta recherche. Si tu es ici, tu as probablement manqué leur passage alors qu’ils descendaient dans le labyrinthe.
— …Hein… ?
— Tu n’as toujours pas saisi ? Écoute bien. Toute la magifaune du deuxième étage a perdu le contrôle. Et la fratrie Barthé est peut-être coincée là-bas !
C’était l’explication la plus courte qu’il pût donner, et elle finit par faire son chemin. L’expression de Valois se crispa à vue d’œil. Il hésita à lui laisser le temps d’encaisser, mais un autre élève s’avançait déjà.
— Pardonne-moi, Mr Horn. Je ressens le besoin d’intervenir, ici.
Miss Ames, Jasmine Ames avait croisé la baguette avec lui lors de la ligue de combat. Comme Valois, elle était toujours accompagnée de ses suivants qui se tenaient tout près. Ce que Valois ne pouvait pas prétendre.
— Peux-tu anticiper les actions de tes suivants, Miss Valois ? demanda Ames, de son ton courtois habituel. — S’ils te cherchaient, cela seul pourrait nous aider à réduire la zone de recherche. Tout ce que tu peux nous dire sur l’endroit où ils ont pu se rendre pourrait tout changer.
Une demande adéquate, attentive à la situation de l’intéressée. Si Ames ne l’avait pas posée, Oliver l’aurait fait. Mais leurs espoirs furent vains. Valois eut simplement l’air fuyant, comme si elle n’avait aucune réponse.
— … Je… j’en sais rien ? Je traînais aléatoirement dans les trois premières couches. Et ces derniers temps ? Je leur ai à peine adressé la parole.
L’attitude d’Ames changea du tout au tout.
Alarmé, Oliver s’apprêtait à parler, mais avant qu’il ne le puisse, une paume ouverte jaillit et cueillit Valois en pleine joue.
— ?
Valois partit en arrière, tournoya dans les airs et rata sa réception, retombant sur le derrière. Son entraînement Koutz lui avait permis d’encaisser le coup par réflexe, mais son état d’esprit ne lui laissait aucune chance de suivre. Elle écarquilla simplement les yeux vers la nouvelle venue, décontenancée. C’était Stacy Cornwallis, la main encore levée de la gifle, tremblant littéralement de fureur des pieds à la tête.
— … Tu me dégoûtes ! gronda-t-elle. — Ce sont tes serviteurs !
— Calme-toi, Stace !
Son domestique, Fay Willock, se mit bien vite à lui frotter les épaules. Personne d’autre n’osa souffler mot. Cette maîtresse et son servant se faisaient une confiance absolue, et tous voyaient bien en quoi l’attitude de Valois avait heurté Stacy. Ames semblait du même avis et hocha la tête en approbation. Elle se tourna de nouveau vers Valois et lui jeta un regard de glace.
— Miss Cornwallis m’a coupé l’herbe sous le pied. Sans vouloir t’accabler, je te croyais meilleure que ça, Miss Valois. J’attendais avec une certaine hâte de te terrasser un jour, mais de toute évidence tu n’en vaux même pas la peine.
— Oh, la claque.
— Bien envoyé, Jaz !
Après avoir lancé cet ultimatum, Ames pivota sur ses talons et s’éloigna d’un pas sec, ses suivantes sur des charbons ardents à sa suite. Valois, trop sidérée pour se relever, vit pourtant s’avancer un autre élève. Nanao posa un genou à terre, se mettant à sa hauteur, et força Valois à soutenir la limpidité de son regard.
— Des paroles dures, Lady Valois. T’ont-elles ramenée à la raison ?
— Nanao !
Oliver eut un hoquet de surprise et observa de près. Rien de ce qu’il dirait ne pourrait aider Valois à présent, il misait donc tous ses espoirs sur son amie. En cet instant, seule Nanao Hibiya pouvait l’atteindre. Ses mains se tendirent et saisirent fermement les épaules de Valois. Ses yeux s’ancrèrent dans ce regard vidé, appelant ce qui gisait tout au fond.
— Debout. Ce qui est perdu ne reviendra pas. Mais ils ne sont pas perdus. Tu ne les as pas encore laissés te filer entre les doigts !
Valois tressaillit. Oliver sentit que ces mots avaient percé la carapace. Des émotions montèrent dans son cœur ébranlé, tordirent ses traits, puis jaillirent.
— … Je vais les chercher ! Bien sûr que je vais le faire !
— Me voilà rassurée.
Nanao lui décocha un sourire et remit Valois debout. Puis elle se tourna.
— Oliver, j’ai une proposition. Puis-je proposer d’intégrer Lady Valois à nos rangs ?
Cela le prit de court et Valois elle-même semblait tout aussi interloquée. Il regarda l’une puis l’autre, jaugeant l’intention de Nanao.
— … Tu es sérieuse, Nanao ? La vie de Guy peut en dépendre.
— Je plaisanterais peu sur ce genre de sujet. Si nous maintenons les équipes de la ligue, la nôtre est privée de Yuri. Qui mieux qu’elle pour combler ce vide ?
C’était le dernier angle auquel il se serait attendu, mais il l’obligeait à réfléchir. Ils fouillaient toute la deuxième couche avec des effectifs limités et, vu la menace, se déplacer par équipes de trois relevait du simple bon sens. L’ami avec qui ils faisaient équipe n’était plus là, et quelqu’un devait prendre sa place. En termes de pure capacité, Valois était sans doute l’option idéale.
— … Qu’en dis-tu, Miss Valois ? demanda Oliver, s’attachant à la préoccupation restante : à savoir, l’avis de Valois sur un tel arrangement.
Avait-elle la moindre intention de coopérer avec eux ? Son regard s’enfonça dans le sien, et elle se tortilla, mal à l’aise, sans trouver ses mots.
— … Je… je n’ai jamais dit… Je ne…
— Acquiesce. Personne d’autre ne ferait équipe avec toi maintenant.
Ces mots lui claquèrent la figure, et Valois se retourna, stupéfaite. Stacy lui tournait le dos, les bras croisés. Elle avait décoché ce dernier tir par-dessus son épaule.
— Avec Greenwood absent, l’équipe Aalto est remaniée, ajouta Stacy. — Chela, tu pars avec eux. Ne t’en fais pas pour nous, on dénichera un troisième membre.
— Oh là là, marmonna Fay. — L’instinct de Mr. Leik nous aurait été précieux. Il me manque, en ce moment.
Ils s’éloignèrent à la recherche d’un troisième membre. Oliver les suivit des yeux. Il fallait admettre que Stacy visait juste. Peu de gens accepteraient de travailler avec Valois dans son état, et cela risquait de laisser une combattante précieuse livrée à elle-même. Ils étaient la seule équipe qui avait une place pour elle, une possibilité rendue viable uniquement par la grandeur d’âme de Nanao.
— … Très bien ! Comme si j’avais le choix, grommela Valois, visiblement consciente de la situation.
C’en était assez pour qu’Oliver lui accorde un minimum de confiance. Ses suivants faisaient partie des disparus qu’ils recherchaient, elle avait donc la motivation et gardait assez de bon sens pour placer les mesures pratiques avant ses émotions. Vu leur passif, il n’était pas dénué de réticences, mais cela n’entrait pas en ligne de compte ici. Il ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter, mais si Nanao voulait jouer la chose ainsi, mieux valait lui laisser la main.
— Hmph, moi je ne me serais pas donné cette peine, grogna Katie.
Katie et Pete étaient visiblement réservés, mais pas décidés à remettre en cause une décision actée. Chela hocha la tête et vint les rejoindre.
Oliver adressa aux trois un regard de gratitude. Sans Guy, cette composition les maintiendrait en sécurité, et le rassurerait. Il échangea un signe de tête avec Nanao et reporta son attention sur Valois. Cette dernière hésita un instant, puis rendit le signe, quoiqu’un peu de manière rigide. Ils étaient néanmoins sur la même longueur d’onde.
— Vous avez fini, bande d’abrutis ? Alors accrochez-vous, dit Tim. — On est encore en train d’analyser, mais on sait que c’est un dompteur de malédictions Consumé par le Sort.
Tous les regards se braquèrent sur le président du Conseil des élèves. C’était la première information solide qu’on leur donnait sur l’ennemi en présence.
— Vous connaissez toutes et tous le décor, la Forêt Effervescente. À l’heure où je parle, une corruption à grande échelle se propage. Assurez-vous que chaque équipe compte au moins un mage capable de gérer les malédictions. Sans ça, vous ne pourrez même pas vous approcher.
Les équipes échangèrent des regards, et Tim ajouta d’autres mises en garde.
— Je rappelle aussi les précautions de base face à une malédiction qui s’emballe. On sait tous que ces choses se transmettent par les relations. Le plus élémentaire, c’est le physique, en clair, les personnes avec qui vous allez au lit. Si c’est arrivé autrefois ou à l’occasion, des contre-mesures adaptées feront l’affaire. Mais si c’est tout le temps, vous êtes mal et le genre n’entre pas en ligne de compte. Règle générale : plus d’un jour sur deux au cours du dernier mois.
Un bourdonnement parcourut la foule, et Chela se glissa près de Nanao.
— …Vous deux, ça ira ? chuchota-t-elle.
— Oui. hélas, j’aurais aimé pouvoir dire le contraire.
Nanao se pinça les lèvres. Oliver se crispa à cet échange. S’il s’y attardait, il sombrerait dans des pensées de Pete, la nuit précédente. Il s’obligea à garder une distance professionnelle.
Lui et Nanao étaient loin de coucher ensemble aussi souvent, ils n’avaient donc pas à se montrer particulièrement prudents. Avec Pete, ce n’avait été qu’une rencontre la veille et cela ne pèserait pas encore. Et puis, ils n’étaient même pas dans la même équipe. Oliver et ses amis n’avaient pas à craindre une propagation rapide, ils devaient se concentrer uniquement sur le dompteur de malédictions derrière tout ça. Se rendre sur place reviendrait à l’affronter.
— …Qui s’y connaît en malédictions ? commença Tim.
— On peut toutes et tous prendre des précautions de base. Chela et Oliver se débrouillent pas mal, mais Guy est de loin le meilleur, dit Pete.
C’était aussi l’évaluation d’Oliver. Les notes de Guy en cours de malédictions avaient toujours été les meilleures de leur année. Et ce fait orientait leur analyse de sa situation actuelle.
— Pas exactement le pire des scénarios, dit Oliver. — Ça pourrait même jouer en notre faveur. Si Guy est dans le labyrinthe, en train de se battre…
— TONITRUS !
— PROGRESSIO !
Des sorts résonnèrent dans la forêt tandis que des bêtes enragées se refermaient sur eux. Un éclair en abattit une, et des lianes de plantoutils en happèrent une autre ce qui la fit hurler. Traitants les menaces l’une après l’autre, Guy et Mackley filaient à travers la deuxième couche métamorphosée.
— Ne les achève pas ! Elles dégoulinent d’énergie maudite ! cria-t-il.
— Je sais ! Mais c’est quoi, ça ?!
Toute cette incantation épuisait Mackley. Guy ouvrait la marche, faisant de son mieux pour garder la tête froide.
— Reste détendue, Mackley. La panique ne fera que t’aveugler.
Il mettait de l’ordre dans ses propres idées. Un chaos pareil eût été impensable un jour ordinaire, mais il commençait à y discerner des motifs. Refusant de conclure trop vite, il entreprit de décomposer la situation.
— On a de la magifaune qui part en vrille sur une zone assez vaste. Plusieurs espèces, carnivores comme herbivores, mais à des degrés de folie variables. Les carnivores, c’est clairement bien pire. Ça veut dire que la cause première a pris le contrôle de la chaîne alimentaire et s’est propagée ainsi. Si on remonte la chaîne, on tombe sur…
Guy s’interrompit, pointant son athamé vers le sol. La magie spatiale fit surgir un bloc
— Ça, et on obtient…
Guy se tut, désignant le sol de la pointe de son athamé. Sa magie spatiale propulsa une motte de terre droit dans sa bouche. Il la recracha aussitôt, mais Mackley trouva cela manifestement répugnant.
— … Beurk.
— La terre… je m’en doutais.
Des plantes poussant dans un sol maudit, des herbivores qui s’en nourrissaient, puis des prédateurs qui mangeaient ces herbivores. L’énergie de malédiction se concentrait à mesure qu’elle remontait la chaîne alimentaire. Mais quel était le déclencheur ? Ce genre de phénomène ne se produisait pas sans transmettre une grande quantité d’énergie, et très vite.
Marmonnant pour lui-même, il inspectait les environs. Il repéra une petite source, et, d’un sort, s’en versa une gorgée dans la bouche pour la goûter. Il s’attendait au même résultat qu’avec la terre, mais ne sentit rien d’anormal dans l’eau. Il la recracha tout de même, l’air perplexe.
— … ? Bizarre. On n’a pas des masses de manières de corrompre une zone aussi vaste.
— C’est pas le moment de spéculer ! Concentre-toi sur la fuite !
— J’enquête justement pour qu’on puisse fuir. On doit éviter les bêtes, donc hors de question d’aller vers la sortie. Peu importe la direction, si on se fait encercler, on est cuits. Ou alors tu veux tenter le coup du balai ? Si tu voles comme Nanao, ça peut passer.
Guy désigna le ciel d’un coup de pouce. Mackley leva les yeux et pinça les lèvres. Les cieux n’avaient rien à envier au chaos du sol. Les wyvernes n’étaient pas les seules créatures volantes présentes. Toutes sortes d’espèces avaient perdu la raison, tournoyaient et s’attaquaient mutuellement sans retenue.
Tenter un vol là-dedans relevait du suicide. S’ils ne pouvaient pas quitter la zone dangereuse, il leur faudrait se terrer quelque part. Guy cherchait un endroit approprié, quand des sorts explosifs retentirent non loin de là. Mackley redressa la tête à son tour. Un tel vacarme n’était pas l’œuvre de bêtes.
— Quelqu’un se bat, dit Guy.
— Et il est en mauvaise posture.
Il s’élança vers le vacarme. Mackley le dévisagea comme s’il était fou.
— Je croyais qu’on se planquait ?!
— Les laisser crever, j’le vivrais mal. Si t’as la trouille, reste planquée !
— … ! J’arrive ! Plutôt crever que de te devoir quoi que ce soit de plus…
Elle grommela, mais se lança à sa suite. Accélérant l’allure, Guy se dit en lui-même qu’elle se montrait bien plus conciliante qu’il ne l’aurait cru.
— Tu tiens encore, Gui ?
— ! Ouais… ! Merde, j’ai vraiment foiré.
Devant Guy et Mackley, les frère et sœur Barthé faisaient de leur mieux. Mais le vent avait tourné. Surtout parce que Gui avait lancé une double incantation contre la première vague de bêtes et absorbé l’énergie de malédiction de tout ce qu’il avait abattu. Les malédictions n’étaient pas sa spécialité, et il n’avait pas réussi à y résister. De ce fait, il était trop affaibli pour courir.
— … Frangine, au pire des cas, barre-toi pendant qu’ils me bouffent. Ça sert à rien qu’on y passe tous les deux.
— Je vais t’en coller une, abruti ! Si t’as assez de souffle pour débiter des conneries, incante !
Lélia lança elle-même un sort sur une bête qui fonçait sur eux, tout en grognant contre son frère qu’elle portait sur l’épaule. Gui savait pertinemment que sa proposition ne valait rien. Si leurs rôles avaient été inversés, il ne l’aurait jamais abandonnée. Mais ils ne tiendraient pas longtemps à ce rythme. Il cherchait une autre issue quand leur champ de vision fut brusquement coupé par un rideau de fumée.
— … ?!
— Par ici ! Vite !
Un murmure sur une fréquence de mana. Se tournant en direction de la fréquence, ils scrutèrent à travers la fumée et virent Guy et Mackley, tapis dans les fourrés, leur faisant signe. Les Barthé se hâtèrent vers eux.
D’une manière ou d’une autre, les deux réussirent à gagner l’abri pendant que la fumée tenait les bêtes à distance, plongèrent dans la tranchée creusée là, et se retrouvèrent face à deux élèves dans une posture à peu près identique.
— … Vous êtes… dit Mackley.
— Tiens donc, les Barthé ! s’écria Guy. — Pas votre genre de vous rater à ce point.
Guy arqua un sourcil, mais les Barthé étaient bien plus sidérés. Guy était couvert d’un camouflage environnemental, selon les directives de Kevin Walker en personne, et ressemblait à un fou des bois. Sans le visage qui dépassait d’entre les feuilles serrées, ils n’auraient peut-être pas deviné qu’il était humain. Il avait proposé à Mackley d’en faire autant, et elle avait catégoriquement refusé, réaction qui, à vrai dire, aurait été celle de la plupart des mages.
— CLYPEUS !
Refermant l’entrée de la tranchée, Guy fit le point.
— Oh, ton frère s’est pris une malédiction. Je parierais que vous avez utilisé une double incantation au premier contact ? Je vous jette pas la pierre. La deuxième couche n’est pas d’ordinaire un foyer à malédictions.
Lorsqu’il eut fini, plus aucune lumière extérieure ne filtrait, mais des fruits phosphorescents poussaient sur les plantoutils, et on y voyait encore convenablement. Les racines tressées autour d’eux étaient très solides. Lélia jugea l’ouvrage impressionnant pour le peu de temps qu’il avait dû y consacrer. Elle doutait qu’un autre élève de Kimberly sache se servir des plantoutils aussi bien.
— … Triste, mais vrai. Greenwood, tu peux briser la malédiction ? demanda-t-elle en allongeant Gui sur ses genoux.
Leur barrière achevée, le camouflage ne servait plus. Guy le dissipa d’un sort, l’air peu convaincu.
— J’aimerais bien, mais c’est coton dans l’immédiat. Le plus simple pour traiter l’énergie, c’est de la déplacer, mais je manque cruellement de substituts convenables. La répartir entre nous, je peux, mais…
— Pas question que je serve d’hôte ou que je partage ! coupa Mackley. — Dans le premier cas, ça ne changerait rien à la situation, et dans le second, on pourrait tous y rester.
Guy dut acquiescer. Elle visait juste.
— Comme dit Mackley. J’ajoute qu’on n’est pas exactement en sécurité ici. Pas de wyrms, mais la deuxième couche a sa part de bêtes qui creusent les sols. La barrière devrait les tenir pour l’instant, au moins.
— …On pourrait creuser plus profond ? Comme tu as creusé cette tranchée ? demanda Lélia.
— Comme je viens de le dire, rester tranquilles, c’est pas si mal, mais si on commence à forer, les bêtes fouisseuses vont nous affluer dessus. S’il faut se battre en creusant, je préfère encore en découdre en surface.
Écartant l’idée, il posa son sac et sortit une gourde et des vivres. Ils avaient ici un bref répit, mieux valait manger et boire tant qu’ils le pouvaient. C’était l’une des règles d’or du Survivant. S’y conformant à la lettre, Guy rompit un quatre-quarts en quatre et tendit les parts.
— Pour l’instant, on se terre. Si on tient assez longtemps, les secours viendront. Remplissez-vous la panse et soyez patients.
— … Argh…
— … J’peux pas manger, là.
— Avale quand même. Je déconne pas, ça peut faire la différence entre la vie et la mort.
Guy parlait visiblement sérieusement, et Mackley se résigna à manger. Lélia faisait d’abord avaler sa part à son frère. C’était bien meilleur qu’il ne s’y attendait, et l’espace d’un instant, il en oublia presque la douleur.
— … C’est très bon, dit Gui avec un pâle sourire.
— T’as du goût, Barthé, répondit Guy en souriant. — La cuisine Greenwood, c’est saveur et nutrition.
Il s’adossa à un tronc, gardant un ton rassurant et posé.
— Le mieux, c’est de se détendre. Tu sais qu’ils viendront nous chercher. Je te le promets, au nom de la Rose des Lames.
Répondant à la foi de leur ami, les autres s’avançaient dans le chaos de la deuxième couche. L’équipe Horn se glissa par l’une des multiples entrées et se dissimula aussitôt dans les fourrés, envoyant des golems éclaireurs en reconnaissance.
— Alors, quelque chose, Oliver ? demanda Nanao.
— … C’est le carnage. Des bêtes qui dévastent tous les recoins de la strate. Peu de corruptions peuvent s’étendre à ce point…
Ce que ses golems captaient lui fit froncer les sourcils.
La forêt grouillante de vie avait ses dangers, mais elle n’était jamais aussi assoiffée de sang. Elle n’était plus qu’un creuset de violence. Là où les bêtes tuaient jadis pour se nourrir, elles tuaient désormais sans raison. Incapable de mettre ce désastre en mots, il choisit de se concentrer sur la reconnaissance.
Éviter les créatures volantes demandait une grande attention, mais il obtenait des résultats. Il repéra plusieurs groupes avec des lignes établies, tenant les bêtes en respect. Au-dessus de chacun, il déploya un golem qui décrivait des cercles dans les airs.
— …Plusieurs groupes d’élèves avec des barrières dressées, qui tiennent leurs positions. Des élèves d’années supérieures et inférieures mélangés, peu susceptibles de plier vite. Ils ont dû se regrouper très vite quand la catastrophe a commencé.
— Et Guy ?
— … Aucune trace de lui. Ni des Barthé. Ils peuvent très bien se cacher dans un coin introuvable… Je suppose que je ne devrais pas partir du principe qu’ils sont ensemble. Une chance qu’ils se soient séparés ?
Oliver essayait d’envisager toutes les possibilités.
— … Lélia…, risqua Valois d’une voix étouffée.
— ?
— … a l’air de la plus posée du duo… mais elle est assez émotionnelle. C’est souvent Gui qui doit la calmer.
Comprenant qu’elle tentait de brosser leur portrait, Oliver et Nanao écoutèrent attentivement. Le moindre renseignement pouvait aider.Ils connaissaient Guy sur le bout des doigts, mais n’avaient pas passé assez de temps avec les Barthé pour risquer des conjectures fiables.
— … S’ils me cherchaient, moi ? Lélia serait… sens dessus dessous. Je pense pas… qu’il la laisserait, genre, toute seule comme ça. Donc j’imagine qu’ils sont ensemble.
Sur ces mots, Valois se renferma. Oliver sourit. Il avait à peine adressé la parole à ses deux suivants en dehors du match de la ligue de combat, mais ce bref portrait lui en disait déjà long. Au minimum, on pouvait supposer sans trop de risque qu’ils ne s’étaient pas séparés. Il serait plus facile de trouver leur cachette s’ils restaient ensemble, et leurs chances de survie s’en trouveraient accrues.
— Bon à savoir, dit Oliver. Dommage que Stacy et Miss Ames ne puissent pas l’entendre.
— En effet ! tu connais bien tes suivants.
Nanao adressa un sourire à Valois. Pendant ce temps, Valois se mordait la lèvre, détournant le regard. Elle se montrait moins acerbe qu’ils ne s’y attendaient, et Oliver était de plus en plus convaincu que cette alliance avait été une bonne idée. Nanao avait accordé sa confiance à Valois pour des raisons qu’il n’avait pas perçues, et cette foi avait trouvé un écho chez elle. Peut-être ce lien s’était-il frayé un passage entre elles pendant leur duel.
— Si Guy ou les Barthé se cachent, alors ils attendent les secours. Les bêtes convergeraient vers un signal de détresse, donc ce n’est qu’en dernier recours, dit Oliver. — Ils tenteront peut-être un autre moyen d’indiquer leur position. Si mes golems peuvent capter ça, tant mie…
Mais un choc à la tête le coupa net. Un oiseau-wyverne venait d’écraser l’un de ses golems éclaireurs, et l’image correspondante s’éteignit. Le contrecoup le laissa un peu pantois, et il signala la perte.
— …! J’en ai perdu un. Difficile de les maintenir en l’air dans ces conditions. Je parie que Pete s’en sort mieux…
— Alors laissons-le s’occuper de ça, dit Nanao. — Nous n’avons qu’à couvrir le terrain que nous voyons.
Elle entendait par là qu’ils avaient une compréhension suffisante de la situation pour lancer l’opération de secours. Oliver y songea et acquiesça. Ils n’avaient pas encore trouvé ceux qu’ils cherchaient, mais il ne servait à rien de compliquer les choses. Moins il resterait d’élèves bloqués ici, plus il y aurait de monde pour se consacrer aux recherches.
— …D’accord. D’après ce que j’ai repéré, commençons par ceux qui sont en plus grand danger. Ceux que nous sauverons auront peut-être des informations, et nos amis utiliseront un signal de détresse si ça tourne mal. Cela te convient, Miss Valois ?
Il se tourna vers elle, qui se contenta d’opiner du chef. Peut-être jugeait-elle la décision juste. Peut-être pensait-elle simplement n’être pas en position de contester. Oliver aurait aimé apaiser davantage ces tensions, mais ce n’était pas quelque chose qu’il pouvait brusquer. Le plan en tête, il se releva.
— Les bêtes sont maudites. Je suis sûr que tout le monde le sait, mais ne les achevez pas. Faites attention à l’usage de tout sort potentiellement létal.
— Compris. Ce n’est guère le moment de porter des coups sans retenue.
— Oui, il va falloir retenir nos coups. Si vous vous battez comme d’habitude, on sera encerclés en un rien de temps. Coordonnons-nous avec les autres équipes et assurons-nous de garder une ligne de retraite.
Sur ce, tous quittèrent le fourré en courant. Les bêtes qui les repéraient exsudaient une hostilité saturée de malédiction et Oliver fut le premier à riposter par un sort à la menace qui fondait sur eux.
— PROHIBERE ! IMPEDIENDUM !
— TONITRUS !
Au même moment, les équipes postées à d’autres entrées se mirent, elles aussi, en mouvement.
L’équipe Aalto, avec Chela en remplaçante de Guy, n’était que l’une d’entre elles, tenant ouverte une voie de retraite tout en refoulant les bêtes qui affluaient. Des créatures de toutes formes et de toutes tailles déferlaient, aveuglées par la fureur. Les voir à ce point détournées de leur nature habituelle fit mordre sa lèvre à Katie.
— C’est tellement horrible ! Même les plus douces sont emportées par cette malédiction !
— D’accord, mais on n’a pas le temps de les plaindre ! Pete, comment ça se passe pour toi ?
Synchronisant sa magie avec celle de Katie, Chela lança la question vers le rocher derrière eux. Pete était assis en tailleur, au cœur d’un petit campement défensif, les yeux à peine ouverts.
— Plutôt bien. Je transmets mes observations aux autres équipes.
L’esprit de Pete traitait simultanément les données visuelles de plus de vingt golems éclaireurs. Cela demandait une concentration considérable, ce qui fit parcourir un frisson l’échine de Chela. Ni elle ni Oliver n’étaient capables d’un tel exploit.
— … À combien en es-tu ? demanda-t-elle à Pete.
— …Pas aussi impressionnant que ça en a l’air. Ils tournent en mode auto, ce qui me libère des ressources, et les bêtes de la deuxième couche ne volent pas si bien. En prenant le temps, on peut créer un golem taillé pour leur résister.
Le ton de Pete était neutre, voire pragmatique, mais Chela mesurait parfaitement la difficulté réelle. Il avait dû pousser l’exigence à l’extrême dans la fabrication des golems, depuis leur construction jusqu’au dessin du circuit de mana contrôlant leurs mouvements. Et ce, taillant dans tout superflu tout en préservant un délicat équilibre entre poids, taille et mobilité et à présent, il basculait à chaud entre le mode auto et le mode télécommandé tout en traitant les observations qu’ils rapportaient.
C’était là un exploit bien au-delà des capacités d’un élève moyen de quatrième année et le fait qu’il continuait encore de progresser avait quelque chose de proprement terrifiant.
— … Mais je ne peux tenir ce nombre que… peut-être vingt minutes. Au-delà, il me faudra une pause, ou mon attention va se déliter. Laissez-moi me concentrer sur l’éclairage jusqu’à atteindre cette limite.
— D’accord !
— Pas de soucis.
Avec ce temps imparti, Chela et Katie se concentrèrent sur la tâche immédiate. L’idéal serait d’achever toutes les recherches et les sauvetages dans ces vingt minutes. D’ici là, elles éclairciraient les rangs des bêtes enragées, en se coordonnant avec les autres équipes pour rejoindre les élèves isolés. Aucune hésitation de ce côté-là.
— Où es-tu, Guy ? marmonna Pete. — Ne me complique pas la vie.
Pete ajouta un golem de plus, rognant davantage sur sa capacité. Son nez se mit à saigner, mais il l’essuya d’un revers de manche. Peu importait. Si c’était pour sauver l’un des membres de la Rose des Lames, combien de neurones pouvait-il bien s’autoriser à brûler ?
Les changements apportés par leur arrivée n’échappèrent pas totalement à ceux retranchés dans la tranchée de Guy. Il avait glissé un familier rongeur jusqu’à la surface, et celui-ci balayait les environs depuis la cime d’un grand arbre, sa vision projetée dans l’esprit de Guy et il avait repéré un golem qui vrombissait entre les bêtes volantes au-dessus.
— … Alors ? Une chance d’être secourus ? demanda Mackley, en prenant garde de ne pas troubler sa concentration.
Guy se contenta de croiser les bras en gémissant. Il était loin d’égaler Oliver dans le contrôle des familiers, et plus loin encore de Pete. S’il essayait d’en envoyer un dans les airs, il se ferait immédiatement dévorer.
Mackley et Lélia avaient déjà tenté le coup, avec exactement ce résultat. C’est pourquoi ils s’étaient rabattus sur la petite bête terrestre que Guy avait sous la main. L’arbre lui offrait un peu de hauteur, mais on voyait mal aussi loin qu’avec un familier volant.
— …Je vois indéniablement des signes. La façon dont ces golems zigzaguent pourrait bien être celle de Pete. Je dirais donc qu’il y a bel et bien quelqu’un à l’entrée de la deuxième couche. Si on déclenche notre orbe en guise de signal de détresse, ils le verront à coup sûr, mais ça attirera toutes les bêtes des environs, alors ça reste l’ultime recours.
— J’ai encore d’autres familiers ! proposa Lélia.
— Ouais… la plupart se feront dévorer en route, mais si on en envoie assez, l’un d’eux passera. Bon, tout le monde, sortez vos…
Guy s’apprêtait à mettre l’idée à exécution, mais il s’interrompit. Ce n’étaient pas des doutes : il venait de sentir une secousse anormale sous ses pieds.
— … Attendez, pourquoi le sol tremble ?
À mesure qu’il parlait, cela empirait. Toute la tranchée tanguait. De la terre se détachait au-dessus d’eux, et pire, le sol se déroba. Le nori béant les happa tous les quatre et les entraîna au fond.
— Aaargh— ?!
— Accroche-toi à moi, Gui !
— Q…quoi encore ?!
— J’en sais rien ! Merde, IMPETUS !
Emporté, incapable de lutter, avec la terre qui s’effondrait, Guy arracha de sa poche un orbe de secours et l’envoya vers le haut au moyen d’un sort de vent. L’orbe perça le sol jusqu’à la surface et éclata dans les airs, dressant un pilier de lumière. Les équipes de recherche repérèrent aussitôt cette lueur. L’équipe d’Oliver venait justement d’éparpiller des bêtes et d’orienter un groupe isolé vers l’arrière. La lumière orange n’était pas très loin d’eux.
— Un orbe de secours ! C’est la couleur de Guy !
— J’y vais !
Nanao s’élança, Oliver et Valois sur ses talons. Mais leurs pas furent bientôt ralentis par les ondulations du sol.
— Hmm ?!
— Recule, Nanao ! cria Oliver, anticipant une grosse perturbation.
L’instinct de Nanao lui soufflait la même chose, et elle faisait déjà demi-tour. Un instant plus tard, un pan immense de terrain s’affaissa sous leurs yeux. Quand la poussière retomba, ils découvrirent un gouffre si vaste qu’on n’en voyait pas le fond. Leur avance se trouvait totalement bloquée.
— Un effondrement… ?! dit Oliver. — Mais la deuxième couche n’a pas…
— Dans les airs ! cria Nanao en bondissant sur son balai.
Oliver et Valois la suivirent de près. Le ciel grouillait de bêtes déchaînées, et ils durent forcer le passage à travers ces nuées. Nanao tailladait les oiseaux-wyvernes aviaires qui fondaient sur eux, et Oliver comme Valois lançaient des sorts contre tout ce qui se joignait aux créatures. L’entrave immédiate écartée, ils atteignirent l’endroit d’où venait la lumière.
— Où es-tu, Guy ? Si tu nous entends, réponds ! Guy !
Oliver s’époumonait à appeler son ami, mais aucune réponse ne lui parvint. Ils échappèrent aux bêtes pour rejoindre le sol en contrebas. L’effondrement avait laissé derrière lui une fosse conique, mais la terre qui coulait avait déjà scellé l’ouverture et enseveli tout ce qui s’y trouvait. Les épaules d’Oliver tremblaient. Ce n’était pas bon signe.
— … Aucune trace de lui, dit-il. — Il a été pris dans l’effondrement ?
— Oliver ! Là-bas !
Nanao avait aperçu un éclat et bondit dessus. Quand elle l’extirpa de la terre et le leva, Valois pâlit. Oliver comprit aisément pourquoi. C’était une broche d’argent avec des fleurs jeu. La soeur Barthé la portait encore ce matin.
— …C’est… à Lélia, articula Valois, puis elle perdit complètement son sang-froid.
Elle braqua son athamé vers le sol, soulevant toute la terre, le visage se froissant comme au bord des larmes. C’en était douloureux à voir.
— Où… où êtes-vous… ?
— …! Respire à fond, Miss Valois ! S’ils ne remontent pas d’eux-mêmes, c’est qu’ils sont très profonds. Creuser à l’aveugle ne nous mènera nulle part.
Tandis qu’Oliver tentait de la raisonner, Nanao arriva derrière elle et lui passa un bras autour des épaules. Oliver leva sa propre lame et envoya vers les profondeurs des fréquences de mana, des impulsions sonar. Cela eut une certaine efficacité, mais si leurs cibles étaient au-delà de la profondeur qu’il pouvait atteindre, il ne leur restait aucune option. Nanao comprenait visiblement qu’il n’irait nulle part ainsi. Écartant d’une main les bêtes volantes avec son katana, elle frottait de l’autre le dos de Valois pour l’apaiser. Nanao ne quittait pas les alentours des yeux.
— Oliver…
— …Nous avons mal évalué l’ampleur des choses. Ce n’est plus la deuxième couche que nous connaissons, c’est un territoire inexploré !
Il abandonna son balisage sonar vain et serra les poings. Ils avaient été à un pas, tout près d’attraper la main de leurs amis, pour les perdre dans la pénombre au-dessous.
Tandis que la confusion régnait au-dessus, dans les profondeurs d’encre au-dessous, Guy chutait dans l’obscurité, lançant à répétition des sorts de décélération. Après une minute de descente, il sentit quelque chose de solide contre son dos.
— …Hah, hah… Guhhh !
— …Aïeuuu…
Il avait eu le temps de reprendre une inspiration qu’une masse lui retomba sur le ventre. Il reconnut la voix derrière ce gémissement et soupira.
— Content que tu sois en vie, mais si t’as rien, vire de là, Mackley.
— …C’était prévu !
Mackley se dégagea en catastrophe et s’assit. Dressant l’oreille, Guy héla :
— Vous êtes avec nous, les Barthé ? Criez un coup si vous m’entendez !
— …Par ici…
— …Argh…
Les deux voix, faibles, venaient de tout près. Guy fut soulagé de les entendre. La situation avait viré au pire, mais au moins, ils étaient restés groupés pendant la chute.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Lélia à Guy. Ça m’a semblé très long. On a traversé le fond de la couche ?
— M’en demande pas trop. Je ne sens pas de danger immédiat, alors je vais allumer une lumière.
Guy tenait toujours son athamé en main, et il fit jaillir une lueur à sa pointe. Le voile de ténèbres se déchira autour d’eux, et tous étouffèrent un cri. Le plafond était si haut qu’on ne le distinguait pas. Les parois les plus rapprochées se trouvaient à une bonne dizaine de mètres, et la distance devant comme derrière était telle que la lueur n’y pénétrait pas. Ils se trouvaient tous les quatre dans une caverne inconnue.
— !
— …C’est quoi ce bordel… ?
Lélia et Mackley paraissaient tout aussi stupéfaites. Guy se redressa d’un bond et se dirigea droit vers la paroi la plus proche, inspectant sa surface rocheuse.
— …Donc on n’est pas tombés dans la troisième couche. On dirait une grotte ordinaire.
C’est tout ce que lui apporta son analyse initiale, et il en fit part. Il fit courir ses doigts le long de la paroi. Il voyait et sentait un motif distinctif gravé là.
— Des marques d’écorce sur les murs. Vous avez déjà entendu parler d’un moulage d’arbre de lave ? C’est la cavité qui reste quand un arbre est pris dans une éruption volcanique… mais aucune idée de ce que ça fout sous la deuxième couche. Un lien avec l’irminsul ?
Marmonnant, il fit le point.
— …Je préférerais trouver une sortie, dit Mackley en s’époussetant. — On peut remonter en volant par où on est venus ?
— Peu probable, grommela Guy. — Je ne sens aucun courant d’air, et il est difficile de croire que l’effondrement n’ait pas scellé la sortie. Voler à l’aveuglette nous viderait juste de notre mana.
Il y avait pensé lui-même dès qu’il s’était rendu compte qu’il avait encore son balai. La raison invoquée valait, mais aussi, si l’on pouvait entrer et sortir d’ici en volant, les secours seraient déjà sur eux. Manifestement, ce n’était pas le cas. Il fallait partir du principe qu’ils devraient trouver une nouvelle issue. Une fois parvenu à cette conclusion, il s’assit par terre.
— Assieds-toi, Mackley. On se regroupe. Si on n’y réfléchit pas posément, on n’en sortira pas vivants.
Alors qu’une perturbation majeure avait frappé la deuxième couche, la Garde ordonna un repli temporaire. Toutes les équipes affectées à la recherche de survivants se replièrent vers le bâtiment de l’école. On leur ordonna de se reposer et de récupérer en attendant une nouvelle directive. Les membres de la Garde étaient réunis au siège du Conseil et discutaient précisément de cela.
— Laissez-moi récapituler ce qu’on sait. Des trous camouflés partout dans la couche, qui débouchent sur la découverte d’un réseau de grottes inconnu en dessous. Sans rapport avec l’actuelle troisième couche. On ne sait pas grand-chose de l’intérieur, sinon que c’est vaste et tortueux.
La voix de Tim Linton sonnait passablement sombre, et les autres écoutaient en silence. Les grands de Kimberly avaient l’habitude du chaos, mais c’était bien pire que ce à quoi ils s’attendaient.
— Pertes chez les élèves. En quatrième année, il nous manque Guy Greenwood, Annie Mackley, Gui Barthé et Lélia Barthé. Leur orbe de détresse a été repéré, et on a trouvé les restes de leur planque. On doit supposer qu’ils ont été pris dans l’effondrement et happés dans la nouvelle caverne. Faut repenser l’opération de sauvetage depuis zéro, voilà à quel point c’est la merde. Vu le caractère inhabituel de la situation, on va solliciter le corps enseignant, mais n’en attendez pas grand-chose.
— Il nous en manque quatre, résuma Whalley, revenant aux noms. Je suppose qu’on devrait déjà se réjouir d’avoir secouru les autres à temps. Avec le recul, on pourrait dire que nous avons instauré à point nommé les restrictions d’accès au labyrinthe. Si des élèves plus jeunes avaient été entraînés dessous, ils n’auraient que peu de chances de s’en sortir.
— On ne peut pas dire que les quatrième année soient exactement en sécurité, coupa Miligan. — Personnellement, je n’ai aucune envie d’être catapultée en territoire inconnu. Surtout si cette perturbation est l’œuvre d’un mage.
— Bingo. Tim hocha la tête. — L’état de la couche et les rapports des élèves le confirment : nous sommes désormais certains qu’un sixième année nommé Dino Lombardi a été Consumé par le Sort. Il a commencé à agir… bizarrement vers la fin de l’an dernier, donc on le tenait à l’œil.
Ce nom assombrit leur mine. Ils savaient tous qui ils devaient trouver et affronter, mais cela ne leur donnait pas assez d’informations pour tenir tête à un sixième année aguerri sur son terrain. Sentant que les autres pensaient la même chose, Tim tourna les yeux vers le coin où un homme était assis en silence.
— J’adorerais relancer l’opération de sauvetage, mais pour ne serait-ce que commencer à la planifier, il nous faut une compréhension correcte de la situation. On n’a pas de temps à perdre, alors crachez vos foutues tripes. Enfin, pardon, pourriez-vous partager ce que vous savez, Mr. Rivermoore.
Tim se reprit avec un hochement de tête aux bonnes manières, et tous les regards se tournèrent vers Cyrus Rivermoore.
— Je suis sûr que vous l’avez deviné, commença Rivermoore, — mais lorsque j’ai exhumé ce crâne de béhémoth, j’ai mené un relevé substantiel de l’espace sous l’irminsul. Les racines s’étendent bien plus largement et profondément qu’on ne l’imaginerait vu d’en haut. Si cette malédiction a corrompu l’ensemble de la couche, c’est bien pour cela.
— Ça, on s’en doutait, dit Miligan. — Mais personne n’avait « grotte mystère » en tête. Une idée de ce que c’est, Mr. Rivermoore ?
— Oui, répondit Rivermoore. — L’arbre qui se dresse aujourd’hui est le deuxième irminsul. Quelqu’un a-t-il déjà entendu cette hypothèse ?
Tous froncèrent les sourcils. L’irminsul était un arbre, donc il avait forcément jailli de quelque chose. Personne ne le dit à voix haute, car ils sentaient bien qu’il impliquait davantage. Des élèves présents, la somme de connaissances de Whalley était la plus vaste. Fouillant sa mémoire, il s’y risqua :
— Je connais l’article d’Albschuch sur le sujet. Elle y écrivait qu’avant que cet arbre-là ne pousse, il y en avait un autre au même endroit où vivait le béhémoth qui servit de lit à notre irminsul. Elle en avait les bases et des éléments à l’appui, mais pas de conclusions solides.
— Rien d’étonnant, rétorqua Rivermoore. — Vu la compatibilité de la magie elfique avec l’irminsul, cette recherche avait été menée à la demande de Kimberly. Ce n’était pas un sujet qui intéressait particulièrement Khiirgi elle-même. J’imagine qu’elle a fait le strict minimum avant de laisser tomber. Ce qui signifie aussi qu’il n’est pas surprenant que quelqu’un d’autre ait choisi d’aller plus loin.
Rivermoore tourna les yeux vers le cristal de projection posé sur la table. Comprenant l’idée, Miligan agita sa baguette, l’activa et fit apparaître les images enregistrées par leurs golems éclaireurs. Rivermoore ne tarda pas à lui demander d’arrêter et d’agrandir. Miligan s’exécuta, affichant une vue détaillée des parois de la grotte, leur forme et leur texture. Tous remarquèrent des motifs biologique qu’on ne trouvait pas dans les grottes ordinaires.
— Vous voyez ces marques d’écorce et ces nœuds sur les parois ? Il s’agit d’un moulage d’arbre de lave, expliqua Rivermoore. — Le vieil irminsul a été pris dans une éruption, laissant ses restes sous forme de ces cavités. Une preuve solide que l’hypothèse de Khiirgi était la bonne.
— Boooonne ! Boooonne ! répéta Ufa, enroulé autour de son cou.
Une vision qui détendit un tantinet l’atmosphère.
— Si je résume, fit Miligan en se frottant le menton, — nous avions l’irminsul originel. Un béhémoth a pris ses quartiers à l’intérieur. La nuée pyroclastique est arrivée, a totalement submergé l’arbre et a sans doute tué le béhémoth aussi. Le nouvel irminsul a germé du cadavre de ce béhémoth et a grandi jusqu’à sa taille actuelle au fil d’un temps démesuré. C’est bien ça ?
Ces cavernes étaient liées aux origines mêmes de la deuxième couche. En imaginant ces événements antiques, Whalley prit un air perplexe.
— Sans poser une question trop élémentaire, mais… leurs positions ne devraient-elles pas être inversées ? Le béhémoth aurait niché dans les racines de l’irminsul d’origine, ou du moins, sous la cime. Il semble raisonnable de supposer qu’on trouverait ces moulages d’arbres de lave au-dessus du crâne même.
— Un béhémoth ne serait pas tué sur-le-champ par de la simple lave. On peut supposer qu’il s’est débattu furieusement avant de rendre son dernier soufle, ce qui explique pourquoi j’ai trouvé la tête en premier. Cette lutte a aussi protégé la graine du second arbre, qui se trouvait vraisemblablement déjà dans le corps du béhémoth.
C’était clairement l’interprétation de Rivermoore, mais Whalley acquiesçait.
— Il n’y a pas de volcan dans la deuxième couche, grommela Miligan. — Mais je suppose que, comme le champ de méditation du prof Demitrio, toute cette étendue de terre a été importée dans le labyrinthe depuis ailleurs après ces événements. Rien de contradictoire. Ça dépasse l’entendement, mais restons focus. En tout cas, cela explique l’origine de ces grottes. La question est de savoir comment on gère ce bourbier.
Elle les poussa à réfléchir. Andrews hésita un instant, puis leva la main.
— …Si cela provient de l’ancêtre de l’irminsul, cela nous donne une idée de leur agencement. Quel que soit le nombre de branches, elles ramèneront au tronc. Je soupçonne que ce sera décisif pour secourir les élèves. Et puisque Mr. Greenwood est un botaniste magique chevronné…
— Ils arriveront sans doute à la même conclusion, dit Miligan. — J’aime ta façon de penser, Mr. Andrews. Le seul problème, c’est que c’est là que se cache notre mage Consumé par le Sort. L’intégralité de ce nouvel espace est, en pratique, son territoire. Ça ne vous rappelle personne ?
Miligan afficha un sourire en coin. Évidemment, c’était dirigé vers Rivermoore, ayant transformé toute une zone abandonnée en royaume personnel en leur donnant du fil à retordre. Mais, Rivermoore balaya sa pique d’un reniflement.
— Lombardi est probablement relié à l’irminsul actuel par un atelier qui a été transféré dans le moulage d’arbre de lave. On pourrait dire qu’il a transformé l’arbre tout entier en un familier géant, mais contrôler quelque chose d’une telle taille exige beaucoup d’efforts et des conditions bien particulières. Vu la rapidité avec laquelle les changements sur la deuxième couche se sont produits, on peut supposer que notre cible n’est pas si profondément enfouie. Si vous fouillez bien la zone juste au-dessous de l’arbre, vous le trouverez assez vite. C’est l’étendue des conseils que je peux offrir dans ma position.
Des indications très concrètes et, sur ce, Rivermoore ferma les yeux. De toute évidence, c’était là qu’il traçait la limite.
— Très bien, dit Miligan en souriant. — Vous faites partie du corps enseignant, désormais. N’empêche qu’entre l’état de Kimberly et ce territoire inconnu, la situation est des plus irrégulières. Je pense que nous avons de solides raisons de demander un traitement exceptionnel de la part des professeurs, mais qu’en dites-vous, vous ? L’an dernier, vous étiez un aîné fiable, un homme qui n’ignorait jamais la moralité d’un mage. Donnez-nous votre avis, Cyrus Rivermoore.
Ce sarcasme aurait fait cailler du lait, et il lui valut bien une grimace. L’implication de la Sorcière à l’œil de serpent était limpide. L’astra Ufa, fruit des recherches de Rivermoore, quelqu’un ici en avait été témoin de sa création. Autrement dit, il lui était redevable, à Tim Linton qui était assis là. Or l’ami d’Oliver Horn faisait partie des disparus. Il ne devait pas l’oublier. Et au vu de cela, Miligan poussa Rivermoore à faire un pas de plus, une demande insistante, à laquelle il accéda toutefois, non sans claquer la langue très fort.
— Comme cette langue fourchue s’agite, serpent. Je vais respecter les limites. N’attendez rien du corps enseignant. Chacun veille sur les siens, quelles que soient les circonstances, c’est la règle d’or de Kimberly.
Là-dessus, il se leva, et lui et Ufa quittèrent la salle du Conseil. La porte claqua derrière lui, et Miligan lança aux autres un regard amusé.
— Il se comporte déjà comme un professeur. À l’entendre nous mettre en garde, on dirait bien qu’il prépare quelque chose.
— Vu comment le groupe du professeur Ted se déplace, il a peut-être une certaine marge de manœuvre. Mais ils ne feront rien de décisif. On a un candidat pour le Visiteur Final ?
Alignant leurs cartes, Tim fit avancer la discussion.
— C’est épineux, répondit Miligan en fermant les yeux. — Mr. Lombardi a été formé directement par le professeur Baldia et passe pour premier ou second parmi les dompteurs de malédictions de sa promotion. Naturellement, plusieurs dompteurs se portent volontaires pour aider. Mais aucun ne s’impose vraiment, franchement.
— Donc il nous manque un candidat adapté. Un de ces moments où Godfrey y serait allé lui-même, grommela Whalley.
Tout le monde dans la pièce se figea. Lâcher ce nom revenait à remonter Tim comme un ressort, ou au moins à jeter de l’huile sur le feu. Depuis qu’il était devenu président du Conseil des élèves, Tim faisait le travail, objectivement parlant. Et pourtant, dans le même temps, il savait mieux que quiconque que ce qu’il pouvait accomplir ne rivalisait pas avec ce qu’avait réalisé Purgatoire. Et la remarque de Whalley rouvrait cette plaie. Le silence devint pesant. Whalley avait les yeux rivés sur Tim, sans ciller, et Tim soutint ce regard. Tim soupira.
— S’il était encore aux commandes et me disait de le faire, alors je le ferais. Mais je ne peux plus prendre ma vie à la légère.
Un petit coup porté contre lui-même. Tim avait bel et bien changé. Il n’était plus l’Empoisonneur toxique, téméraire, au service de l’homme qu’il aimait, indifférent à sa propre survie. Il n’avait eu aucun scrupule à mettre sa vie en jeu pour Godfrey, et il n’avait jamais imaginé vivre jusqu’à sa septième année. Mais il était toujours là, vivant. Et il avait repris la présidence à la suite de Godfrey, des gamins comme Oliver le regardaient en modèle, et il dirigeait un Conseil composé de ses propres camarades. Il avait des choses à protéger.
Il n’y avait pas de retour possible à ses jours dans les rangs, et il ne pouvait se permettre de se tuer à tenter vainement d’imiter les exploits de Purgatoire. Il ne protégerait rien ainsi. La confiance que Godfrey et Lesedi avaient placée en lui, ses sentiments pour les regrettés Carlos et Ophelia… plus leur motivation originelle, le désir de rendre cette école un peu meilleure qu’elle ne l’était. Tout cela reposait sur lui, et il ne pouvait le prendre à la légère. Ainsi, la pique de Whalley ne l’avait pas blessé le moins du monde. S’en assurant, Whalley esquissa lentement un sourire et laissa passer l’instant.
— Ravi de l’entendre, dit-il. — Et tu as mes excuses.
— Je ne suis pas vexé. Nom de… t’es même crispé quand tu mets les gens à l’épreuve.
Tim leva les yeux au ciel, et les autres se détendirent.
Ils comprenaient que Whalley veuille jauger l’état d’esprit de leur chef, mais cela avait été éprouvant pour les nerfs. Tim frappa dans ses mains, ramenant leur attention au sujet.
— On va devoir mettre un paquet de dompteurs de malédictions dans l’équipe pour chercher Lombardi lui-même. La question, c’est : comment le reste de nos gens fouille pour retrouver les autres élèves de quatrième année ? Ce n’est pas comme Ophelia. Ils n’ont pas été enlevés. Il y a de fortes chances qu’ils ne soient nulle part près de Lombardi lui-même.
— Mais ils sont dans un territoire entièrement vierge, dit Miligan. — Si on ne peut pas prédire comment se comporteront les disparus, les chances de les localiser vont chuter. Vu la motivation et les aptitudes, la Rose des Lames va jouer un rôle clé là-dedans.
— Les jeter encore une fois dans le feu de l’action ? fit Tim en grimaçant. — Merde, et je viens justement de jurer que je les garderais à l’abri…
— ??? Tu sembles perturbé. Il s’est passé quelque chose entre vous ?
— Ça ne te regarde pas. Allez, préviens le groupe de Horn. Avant qu’ils ne décident qu’ils n’attendront pas !
Mais plus il s’efforçait d’éviter que cela devienne personnel, plus le sourire d’un certain garçon s’incrustait dans la tête de Tim. Pendant ce temps, les élèves que la Garde avait placés en attente étaient rassemblés au Forum. Ils mangeaient et se reposaient, se préparant à reprendre les recherches. La Rose des Lames attendait en silence. Guy étant toujours quelque part dans le labyrinthe. Katie paraissait un peu inquiète, mais Chela et Oliver la gardaient calme, l’empêchant de foncer. Cette inquiétude ne se limitait pas à leur groupe.
— Il faut manger, Lady Valois.
Valois était assise, la mine renfrognée, à une table un peu à l’écart, et Nanao avait pris place à côté d’elle. Ils avaient été si près de sauver ses serviteurs, et elle était visiblement plus bouleversée qu’avant.
L’assiette devant elle avait refroidi sans qu’elle y touche, si bien que Nanao lui tendit un sandwich pris dans sa propre assiette.
— En temps de trouble, la nourriture et le sommeil peuvent sembler secondaires, mais c’est précisément pour cela qu’ils ont de la valeur.
— …
À court d’énergie pour refuser, Valois prit le sandwich d’un geste mou. Elle mâcha comme s’il s’était changé en sable dans sa bouche, tandis que Nanao reprenait son propre repas.
— …Tu n’as pas… peur ? demanda-t-elle.
— Je sais combien Guy peut être résistant. Si tes suivants sont avec lui, alors ils sont assurément en sécurité, eux aussi.
Elle dit cela sans la moindre hésitation, un fait qui rongeait Valois. Une confiance née de la compréhension. Quelque chose que Valois ne pouvait pas avoir malgré elle, pas après des années à dénigrer ses serviteurs.
— …Je ne sais rien… Ni sur Gui… ni sur Lélia… Non… ce que j’ai décrit, ce ne sont que leurs manies d’outils. Je ne sais rien de réel. Rien d’eux en tant que personnes.
Les mots jaillirent d’eux-mêmes. Elle ne cherchait plus à faire bonne figure. Déjà déshonorée, elle ne pouvait pas empirer son cas.
— Je ne voulais pas savoir. Savoir voudrait dire que je ne pourrais plus m’en servir. J’avais peur de perdre à nouveau quelque chose de précieux.
— Et ça a marché ? demanda Nanao.
Les mots de Valois moururent sur ses lèvres. Elle baissa la tête.
— …Je te hais tellement.
— Je te prie de m’excuser. C’était plutôt cruel.
Nanao sourit en parlant, puis tourna sa chaise pour faire face à Valois et la regarder droit dans les yeux.
— Écoute, Lady Valois. — Nous nous sommes déjà affrontées, donc je peux le dire avec conviction. Tu es forte. Pas seulement par le tranchant de ta lame, mais les émotions que tu portes en toi qui sont bien plus puissantes que celles que la plupart d’entre nous. Les gens de cette nature ne peuvent pas vivre sans quelqu’un à qui se raccrocher.
— …
— Ne crains pas la perte. Tu as le pouvoir de protéger. J’ignore ce que tu as perdu autrefois, mais tu es aujourd’hui bien plus forte qu’alors. Cela seul, tu le sais aussi bien que moi.
Ses paroles résonnèrent en Valois, et elle ne put que les écouter. Pendant ce temps, la Rose des lames les observait parler, étouffant leur nervosité.
— …Elle y va vraiment à fond, s’émerveilla Oliver.
— Tu es sûr que tu ne devrais pas les rejoindre ? demanda Katie.
— Je ne ferais qu’empirer les choses, dit-il en secouant la tête. — C’est une tâche que seule Nanao peut accomplir.
Il lui manquait la délicatesse nécessaire pour soulever le couvercle que Valois avait posé sur son cœur. Aussi avait-il confié cette tâche à Nanao. Il lui revenait de maintenir Valois en marche, de guider son regard vers le chemin devant elle. Alors seulement, Valois pourrait véritablement commencer. Deux silhouettes entrèrent dans le Forum et captèrent les regards de la Rose des Lames : Miligan et Whalley, les adjoints du président. Leur présence ici signifiait que le Conseil avait pris une décision et il ne trahit pas ses attentes.
— Merci d’avoir attendu, déclara Miligan.
— Nous avons un plan, annonça Whalley au groupe. — Il est temps que nous reprenions cette recherche.
Tous attendaient cela et se levèrent d’un même mouvement.
Ravi de les voir tous prêts et dispos, Miligan sourit, puis entama le briefing.