RoTSS T12 - chapitre 2

Obsession

Un matin, Guy fut tiré de son sommeil.

— Guy… hé, réveille-toi.

— Guy !

La voix traînait, mais l’urgence y perçait.

En se frottant les yeux, Guy leva la tête et découvrit son colocataire, Yonatan Jelinek, passablement contrarié.

Cela faisait trois ans qu’ils vivaient ensemble, depuis le premier jour. Ils avaient tissé une relation cordiale, pas aussi soudée qu’avec la Rose des Lames, mais ils s’entendaient bien.

— Mmm ? C’est déjà l’heure ?

— Pas vraiment.

— C’est juste… ta plante ? Elle a un truc bizarre.

Yonatan montra la fenêtre. Guy y faisait pousser plusieurs plantes en pot, mais l’une d’elles était tenue bien à l’écart des autres, entourée d’un diagramme magique élaboré. Son tronc était d’un bleu sombre, ses branches s’enroulaient en torsades frétillantes et la présence d’un fruit rouge sang pendant au bout de l’une d’elles rendait l’ensemble bien plus sinistre que n’importe quelle plante ordinaire.

— Elle porte déjà des fruits ? C’est allé vite.

— Donc, on est tranquilles ? Elle ne va pas, genre, nous attraper ?

— Tant que tu ne fais rien de stupide, tout ira bien. C’est moi qui la nourris avec mon sang.

Guy se hissa hors du lit et saisit son athamé sur la table. Il s’entailla le bout du doigt et le tint au-dessus du pot. Le sang tomba dans la terre, qui l’engloutit, puis des ondes remontèrent le long de la plante inquiétante comme si elle se réjouissait.

Guy se mit à renifler. L’aspect pouvait faire peur, mais il avait l’habitude des magiflores dangereuses et elle ne représentait guère une menace. Ce qui le travaillait davantage, c’était la manière dont il avait mis la main sur cet exemplaire en particulier, grâce à une rencontre, l’année précédente, qu’il n’était pas près d’oublier.

Ses succès répétés dans la culture d’espèces menacées avaient fait courir, au sein de la promotion de Guy Greenwood, le bruit de ses talents en botanique magique. Mais peu d’élèves connaissaient sa deuxième meilleure matière.

 

— Vos cœurs sont-ils bien prêts ? demanda une voix rauque. — Vous vous apprêtez à franchir un pas décisif vers votre avenir de dompteurs de malédictions.

L’experte et professeur en malédictions, Baldia Muwezicamili. Ses cours se déroulaient d’ordinaire en intérieur, mais ce jour-là, ils étaient rassemblés dans une zone d’entraînement en plein air. Ceux qui connaissaient les habitudes de Kimberly pouvaient en deviner la raison et la rangée d’animaux alignés derrière Baldia confirmait leur hypothèse.

— Jusqu’ici, les cours s’étaient concentrés sur la manière de gérer les malédictions. Ce qu’est son énergie et comment elle se transmet. Mais cela, ce n’est que le programme standard d’un mage. Vous le savez, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. — Ce qui distingue un expert en malédictions des autres mages est très simple : sait-il transformer l’énergie de malédiction qu’il porte en lui en puissance ? Jusqu’ici, lorsque vous étiez maudits, vous ne pensiez qu’à vous en libérer. À partir de maintenant, nous ferons l’inverse. Nous allons apprendre à nous en faire des amies !

Sur ces mots, Baldia agita sa baguette. Les bêtes entrèrent en file dans l’aire d’entraînement, chacune s’arrêtant devant un élève.

Guy observa attentivement le magifaune qui lui faisait face. Il ressemblait à une chèvre, mais sa respiration était haletante, ses yeux troubles et injectés de sang, sa toison d’un blanc lacté maculée d’une sinistre marbrure. D’un seul coup d’œil, on devinait que la bête était infectée par une malédiction.

— Je suis sûre que vous l’avez remarqué : Vana nous a fourni ces caprisopor[1], et elles sont fortement maudites. Chacun de vous va en abattre une et recevoir l’énergie de malédiction qui s’en dégagera. Pour l’instant, si vous parvenez à apaiser cette énergie en vous, c’est réussi. Les aptitudes individuelles varient énormément au début. J’ajouterai un petit exercice supplémentaire facile à ceux qui s’en tirent bien.

La nature précise de la tâche fit grimacer les amis de Guy.

— Contente que Katie ait choisi de ne pas venir.

— Oui, elle n’aurait jamais pu.

— Je n’en ai guère envie non plus. Il me faut me persuader que c’est pour mon bien.

Oliver, Chela et Nanao étaient troublés, mais opérationnels. Ils savaient que travailler avec les malédictions exigeait un solide contrôle de soi. C’était vrai même pour Guy, qui avait un don en la matière. Tous les regards glissèrent vers le dernier du groupe. Pete était plutôt pâle, conscient que ce n’était pas son fort.

— Vous êtes prêts ? demanda Baldia. — Vous avez le droit de les faire souffrir, mais cela compliquera le contrôle de l’énergie de malédiction. Pour aujourd’hui, je vous recommande d’abréger. Oh, ne vous inquiétez pas, je retirerai toute l’énergie de malédiction à la fin. Bien ? Vous pouvez commencer.

Guy bougeait déjà avant même le signal. Il tira sa baguette blanche et la braqua sur la tête du caprisopor. Chez lui, il avait déjà fait ce genre de chose et savait exactement quel sort visualiser.

IMPEDIENDUM !

Il y mit une force nette. Le sort frappa le crâne du caprisopor qui s’effondra, mort. Il avait paralysé le cerveau lui-même, lui offrant une fin sans douleur.

Baldia lui adressa un sourire en coin.

— Tu es si gentil ! C’est comme ça que ta famille fait ?

— On me l’a appris peu de temps après avoir eu ma baguette, dit Guy en soupirant. — Chez nous, on tient beaucoup à ne pas faire souffrir les vies qu’on prend.

Ses amis opinèrent et abattirent leurs caprisopor de la même manière. Tandis que Guy les observait, quelque chose de vaporeux commença à suinter de la carcasse à ses pieds.

— Allez…

Se raidissant, il attendit l’énergie de malédiction. Une seconde plus tard, il sentit la douleur étrange affluer en lui et s’appliqua à ne pas la rejeter. Il en eut vite fini, tandis que ses amis s’attaquaient à leur propre épreuve, chacun concentré sur le contrôle de l’énergie.

— Urgh… !

Les genoux de Pete fléchirent, la malédiction le submergeant. Guy se porta aussitôt à sa hauteur, lui serrant fermement les épaules.

— Détends-toi, Pete. N’essaie pas de lui faire quoi que ce soit. Garde simplement l’esprit clair et concentre-toi sur ce que tu ressens.

— Ah… ah…

Par ses mains posées sur les épaules de Pete, il sentit la température du garçon se stabiliser.

Celui-ci suivait le conseil de Guy et affrontait l’énergie de malédiction en lui. Les trois autres prirent la leur en main aussi et, soulagés, la maîtrisèrent.

Animé du même soulagement, Guy se tourna vers Baldia.

— Ça vous dérange si je garde la carcasse, Professeur ? Je me sentirais mieux en la dépouillant et en la mangeant. Nanao, ça te dit ? Tu préfères manger tes prises, non ?

— Volontiers ! s’écria-t-elle en levant la main.

Guy sourit et revint à Baldia.

— Vous voyez ? Ah, et à propos de ce petit exercice en plus…

— Hi-hi, mais bien sûr.

Baldia donna volontiers son accord, sans réprimande ni moquerie devant les lubies de ses élèves, se contentant de tout observer avec une bienveillance amusée.

— Comment tu t’en sors, Guy ?

Après le cours, Guy s’était séparé des autres et descendait le couloir seul, les carcasses des caprisopors sur l’épaule. Ces mots lui parvinrent dans le dos alors que la foule se dispersait autour de lui. Difficile de se tromper sur cette voix rauque. Il se retourna, conscient que c’était son professeur en malédictions qui s’adressait à lui.

— Ça va. Qu’y a-t-il, professeur Baldia ? Je ne compte pas me relâcher dans votre cours, promis.

— Hé hé hé hé, je le sais ! Tu es un talent remarquable. Depuis le premier jour !

Son ton désinvolte la fit glousser. Ce minois juvénile qui se détachait sur sa silhouette sinistre, Guy s’y habituait. Autrefois, si elle s’était approchée autant, l’énergie de malédiction résiduelle l’aurait fait vomir. À présent, il lui suffisait de se préparer, et il tenait assez longtemps pour bavarder.

— Il existe bien des types d’experts en malédictions, mais les natures généreuses et patientes conviennent généralement à ce métier. Les mêmes qualités te donnent la capacité de supporter les malédictions que tu accueilles.

— J’en suis honoré, mais… la flatterie ne vous avancera pas.

— Une réponse spontanée comme celle-là me suffit pour récompense ! Si peu de gens parviennent à me parler ainsi.

Sa voix prit une nuance de tristesse, et Guy ne sut quoi répondre. Elle s’en rendit compte et enchaîna.

— Autant j’adorerais bavarder avec toi toute la journée, mon cher, autant je ne veux pas m’imposer. J’en viens au fait. Les choses bougent. Rien ne dit que je serai à Kimberly l’an prochain.

— Ah oui ?

— Je ne peux pas en dire plus, alors ne pose pas de questions. Contente-toi de savoir qu’il se peut que je m’absente un an. Et si ça arrive… pendant mon absence, le professeur David mettra la main sur toi !

Ses lèvres se tordirent à cause de l’envie, puis se retroussèrent en un sourire.

— Alors je distribue un peu de favoritisme en avance. Ta main, s’il te plaît ?

Déglutissant, Guy obéit. D’une robe noire s’étira une main blanche, et des doigts pincés laissèrent tomber quelque chose de minuscule dans sa paume. Guy plissa les yeux. Ces fibres végétales rigides étaient reconnaissables entre toutes.

— Une graine… ?

— Je veux te montrer la véritable ivresse des malédictions, alors je te prête une minuscule fraction des miennes. Hi-hi… Je l’ai mise dans une plante, pour que tu puisses la manipuler plus facilement.

— Et j’en fais quoi ?

— Cultive-la dans une terre mêlée à ton sang. Elle devrait porter ses fruits d’ici un mois. Tu les récoltes et tu en gardes un dans ta poche. Je soupçonne que ça te rendra service en cas de coup dur.

Comme Guy ne disait rien, Baldia se mit à tourner autour de lui.

— Tu cherches un moyen de devenir rapidement fort, n’est-ce pas ? Les malédictions peuvent t’y mener bien plus vite que l’étude de la magiflore. Après tout, c’est un domaine conçu pour nuire.

— Mais je nai pas l’intention de…

— Je sais ! Ce n’est pas ce que tu veux. Une fois que tu as été maudit, cela influe sur ta manière d’aborder les gens et les plantes. Mais on peut s’en accommoder quand on devient plus habile. Et tu n’as pas encore goûté à la puissance qu’on obtient en contrepartie de tous ces désagréments. Je pense qu’il ne te coûtera rien d’attendre d’en avoir un avant-goût avant de te faire une opinion.

Guy sentait sa résistance à l’idée faiblir à mesure qu’elle parlait.

Le corps enseignant de Kimberly avait tendance à aller droit au but, mais Baldia, elle, ne rechignait jamais à poser d’abord le décor.

Elle l’avait travaillé des années durant rien que pour saisir cette occasion de recrutement.

— Pourquoi tu n’essaierais pas ? Ton petit cercle n’a aucun expert en malédictions. Si tu apprends le domaine, ça aidera tout le monde. Tu pourras te tenir là pour encaisser la malédiction si quelqu’un qui t’est cher est frappé.

— …

— Hé, hé. Ne t’en fais pas, c’est juste un prêt. Je la récupérerai dès mon retour à Kimberly, et même s’il m’arrivait quelque chose, elle est assez bénigne pour que d’autres professeurs puissent la gérer. Il n’y a aucune chance que tu te retrouves maudit pour de bon. J’espère que tu me fais au moins assez confiance pour ça.

Elle battit brièvement des cils, et il dut lui accorder ce point.

Depuis le tout premier cours, il avait gardé la même position : il n’allait pas la juger défavorablement sur la seule base de son domaine d’expertise. C’était fondamental à la nature sociable de Guy.

Quand il glissa la graine dans sa poche, Baldia eut un grand sourire.

— Tu as accepté ! Alors je n’ai plus rien à ajouter. Sauf que… tu es plutôt en manque.

— … ? Comment ça ?

— Cette expression n’a qu’un seul sens. Cela dit… la simple abstinence ne rend pas aussi mal. Tu as quelqu’un de proche, physiquement, mais que tu ne peux pas toucher ?

Baldia tapota son menton d’un doigt, la tête penchée. Guy n’y comprenait rien, puis, quelques secondes plus tard, il saisit l’allusion et vira au rouge. Baldia sembla trouver ça adorable.

— Quel dommage ! Si tu étais un dompteur de malédiction accompli, je pourrais t’arranger ça. Peu de choses donnent meilleure sensation que de partager des malédictions pendant la fornication. Comme si vous étiez dans une fosse de boue, à vous y dissoudre ensemble.

— … Trop d’informations ! Épargnez-moi ça.

— Eh, eh, eh. Tu seras bien assez vite en classe supérieure, alors je dois te considérer comme il se doit. Mais que ce soit clair, je ne m’approche pas comme ça avec n’importe qui.

Baldia fit un grand pas vers lui. Guy se raidit, et elle le renifla.

— Tu sens toujours le soleil. J’adore ça. J’imagine que beaucoup de gens ici aussi. J’envie celle ou celui que tu laisses entrer à ton contact.

— …

Guy n’eut rien à répondre. Au fond, il en avait conscience.

Chaque nouvelle année ajoutait à l’obscurité de Kimberly, et sa disposition à lui le faisait sortir du lot. C’était la même raison pour laquelle Katie venait chercher du réconfort auprès de Guy, et Oliver se permettait de se détendre en sa compagnie.

— Mais si tu plonges dans cette même obscurité, je pourrai t’aimer encore davantage. Souviens-t’en, Guy.

Sur cette dernière remarque, Baldia fit volte-face. Guy regarda sa petite silhouette trottiner dans le couloir. Comme il seyait à quelqu’un de sa spécialité, cette ultime phrase était elle-même une malédiction.

 

— … Bon sang. Je sais à quel point elle est dangereuse, mais je n’arrive pas à la détester.

Guy se gratta la tête, se rappelant l’air de solitude qu’elle avait eu. Yonatan avait lorgné par-dessus son épaule, puis se rallongea sur le lit.

— T’as beaucoup de choses en tête, Guy ? Tu dois trouver un moyen de te défouler.

— Je ne suis pas en manque !

— Ne t’en prends pas à moi. J’ai encore sommeil, réveille-moi en sortant.

Là-dessus, Yonatan remonta les couvertures sur sa tête. Tandis que la chambre retombait dans le silence, Guy reporta le regard sur la plante, qui se tordait sous la malédiction qu’elle abritait, et soupira.

Les cours du matin étaient terminés, et la Rose des Lames se prélassait au Forum. Pour Guy, c’était un rappel qu’ils étaient désormais en quatrième année. La Confrérie grouillait de petits nouveaux au visage frais et d’élèves des classes inférieures passionnés, alors que le réfectoire des classes supérieures était bien plus posé. Il n’en était pas moins féroce : tous ceux qui l’occupaient avaient depuis longtemps perfectionné cette posture de « prêts à dégainer leurs baguettes à tout instant ».

— Guy, regarde ça !

Guy s’attaquait à une galette quand quelqu’un lui passa les bras autour du cou par-derrière. Katie avait conservé sa bonne humeur jusque dans les classes supérieures, mais sa poitrine en plein essor devenait franchement difficile à ignorer, et Guy se tortilla un peu. Sans s’en soucier, elle posa un livre ouvert devant lui.

— …Mmm, je regarde quoi, au juste ? demanda-t-il.

— Là. Cette affirmation est très différente du précédent ouvrage. On dirait que la concentration de particules magiques n’est pas le seul facteur décisif pour les évolutions divergentes. J’ai comme l’intuition que…

— Qu’est-ce qui se passe ?

Un autre ami arrivait en retard, et leurs regards se croisèrent. Katie se détacha précipitamment de Guy.

— Ah, Oliver ! R…r…rien ! Je me suis juste laissée happer par ce livre !

— Ah oui ? Je me disais que je pouvais aider.

Katie pivota tant bien que mal et s’éclipsa en vitesse. Elle n’hésitait plus à se blottir contre Guy, mais en présence d’Oliver, la honte reprenait encore le dessus. Plutôt soulagé, Guy se mit à renifler et Oliver lui lança un regard inquiet.

— …Guy ? T’as pas l’air en forme.

— Hé, ça va, d’accord ? Je suis en béton armé, tu le sais.

Incapable de soutenir ce regard-là, Guy bondit sur ses pieds et quitta rapidement le Forum, bien conscient qu’il n’était pas dans son assiette ce jour-là. La plante qui fructifiait avait remonté en lui des souvenirs de Baldia, et son esprit était resté éparpillé tout le matin, au point qu’il n’arrivait même plus à garder contenance devant ses amis. Mieux valait penser à autre chose. Dans cette optique, il prit la direction de la bibliothèque, mais au moment où il tendait la main vers un livre, ses doigts se posèrent sur une autre main. Surpris, il se tourna et découvrit Rita Appleton, qui avait an de moins que lui.

— …Ah…

— …Yo, Rita. Tu viens lire ?

— O…oui. En botanique magique, on doit analyser une espèce de la deuxième couche.

— Ah. Te gêne pas.

Il lui laissa le livre et se dirigea vers une autre étagère.

Rita hésita, puis l’appela.

— Euh, hum… !

— Hm ?

— T…tu pourrais rester avec moi ? En fait, j’ai plusieurs questions… !

— ? Euh, d’accord. Ça me va. J’avais besoin de me changer les idées.

Guy acquiesça sans se faire prier et revint vers elle. Les joues de Rita rosissaient légèrement, mais son sourire était sincère.

Puisqu’elle avait des questions, autant aller quelque part où l’on pouvait discuter. Sur cette idée, ils emportèrent des ouvrages connexes jusqu’au salon le plus proche, s’y installèrent et se mirent à parler du devoir de Rita. Guy était passé par là l’année précédente, les réponses lui venaient donc aisément, et il avait dissipé ses doutes en moins de vingt minutes. Rita avait l’air soulagée.

— Merci. Je comprends bien mieux, maintenant, dit-elle.

— Parfait, fit Guy en hochant la tête. — À force de traîner à Kimberly, on l’oublie facilement, mais il n’y a pas deux lieux comme le labyrinthe. Les mêmes plantes ne poussent pas comme ça en surface. C’est un paramètre qu’on doit toujours garder en tête dans nos rapports.

Un piège dans lequel il était lui-même tombé. Rita jeta un coup d’œil à son profil et sourit.

— Je suis contente que tu ailles bien. Je me faisais peut-être des idées, mais tu avais l’air drôlement épuisé tout à l’heure.

— Si même toi tu l’as remarqué, c’est que ça me retombe vraiment dessus.

— …S’il y a quelque chose, je veux bien t’écouter.

Rita serra les poings sur ses genoux en se penchant.

— C’est pas si grave, insista Guy, les yeux levés vers les poutres. — Je réfléchis à ce qui serait le mieux pour mes potes. Et ton groupe ? Dean et Teresa se chamaillent toujours ?

— On… on s’en sort très bien. Apparemment, Teresa a adoré ce voyage. Elle m’a tout raconté sur ta maison.

— Ha ha super, dit Guy en se décrispant. — Dis-lui qu’elle est la bienvenue quand elle veut.

Sentant une douleur tapie sous cette gaieté, Rita pinça les lèvres. Elle lui prêtait toujours attention et voyait assez bien ce qui sapait son humeur habituelle.

— …C’est à propos de Miss Aalto… n’est-ce pas ? Elle t’occupe l’esprit…

— …Bah, inutile de dire le contraire. C’est notre plus gros risque.

Guy hocha la tête, comprenant qu’il n’échapperait pas à la remarque. Mais cela ne signifiait pas qu’il avait envie de se plaindre de ça à une cadette. Comme il n’ajoutait rien, la frustration de Rita se mit à tournoyer.

Pourquoi ne lui parlait-il pas ? Est-ce qu’elle ne valait pas sa confiance ? Elle n’en dirait mot à personne. Elle l’avait toujours admiré, et haïssait de n’avoir presque rien à faire pour l’aider. Elle ne pouvait pas l’avouer tel quel. Elle ravala ces mots, mais autre chose déborda. Des sentiments qu’elle avait gardés obturés, juste à côté de son béguin pour lui.

— …Elle est… elle est tellement… sournoise.

— Hein ?

— …Tout le monde sait qu’elle en pince pour Mr. Horn. Et pourtant, elle est tout le temps sur toi. Comme si elle se servait de toi comme exutoire parce qu’elle sait qu’elle ne peut pas l’avoir.

La fureur de sa voix fit écarquiller les yeux de Guy. Rita se reprit et porta une main à ses lèvres. Prenant la mesure de ce qu’elle venait de dire, elle pâlit.

— D…désolée, je n’aurais pas…

— Euh, Rita…

— …J… je dois y aller.

Rita jaillit de sa chaise et s’enfuit de la pièce, laissant Guy la regarder s’éloigner.

— …Qu’est-ce qui se passe, aujourd’hui ?

— T’es un vrai briseur de cœurs, Guy.

Une voix familière.

Guy sursauta et se retourna d’un coup pour découvrir derrière lui un garçon de petite taille, un gros grimoire coincé sous le bras.

— …Pete…

— Me sors pas ça. C’est toi qui es venu là. Je n’essayais pas d’écouter.

Se retranchant derrière cette excuse, Pete balaya la salle du regard, et plusieurs regards curieux se détournèrent aussitôt. Rita, trop émotive, n’avait pas dressé de barrière insonorisante, et tout le monde avait entendu comment leur échange s’était déroulé. Guy se prit le front entre les mains, et Pete s’approcha.

— Écoute, dit-il à Guy, — je te gardais moi aussi à l’œil. Tu en donnes un peu trop à Katie. Même si c’est ça t’arrange.

— Oh, ça va… Je ne peux pas exactement l’envoyer balader non plus. Pas dans son état.

— Non. Je ne voudrais pas que tu fasses ça. Tu es le seul en état de t’occuper d’elle, moi, même en essayant, j’en serais incapable.

Pete ne transigeait pas là-dessus. Puis il accrocha le regard de Guy.

— Mais ça doit aller dans les deux sens, Guy. Il faut que tu la veuilles, elle. Pourquoi tu ne fais pas le premier pas ? Tu n’es pas son père.

— …Non… je ne la vois pas comme…

— Alors qui d’autre ? Tu vas te mettre avec Miss Appleton, à la place ? On dirait bien que ça lui irait.

— Hé !

Lâcher le nom de Rita ici toucha clairement une corde sensible chez Guy, qui agrippa l’épaule de Pete sans ménagement. Pete ne broncha pas. Le regard clair, il leva les yeux droit vers Guy, la voix dure.

— Katie vient te chercher du réconfort. Mais qui te réconforte, toi, Guy ?

— !

Pete venait d’énoncer un problème auquel Guy n’avait rien à répondre. La poigne de Guy se relâcha, et Pete le repoussa, rajustant sa robe.

— Le meilleur choix, c’est Katie, dit Pete avec un soupir. — Ça reste dans le groupe. C’est tout ce que je dis. Pour être tout à fait honnête, je n’ai pas envie que tu te rapproches de qui que ce soit d’autre, même Miss Appleton. Ça chamboulerait encore plus Katie. Ce serait autre chose si tu étais du genre à batifoler en douce, mais…

— …Que Dieu m’en préserve.

Guy leva les mains et se laissa retomber sur sa chaise.

— Désolé. Ne te laisse pas ronger. Je ne cherche pas à te torturer !

Il s’approcha encore.

— Écoute, si tu n’as pas le cran d’aller vers Katie…

Il lui prit la joue dans la paume et murmura à l’oreille du garçon ahuri.

— Je pourrais m’occuper de toi. Ça reste dans notre cercle, ça me va.

— Hein ?

Cette proposition figea Guy. Pete avait déjà reculé avant que Guy n’ait le temps de se reprendre.

— Dis-moi si ça t’intéresse. Il me faudra du temps pour me préparer. Pas question que tu me sautes dessus à l’improviste !

— A-att… !

Les protestations de Guy se perdirent. Pete était déjà dehors. Il venait de lâcher un sacré bazar sur un cerveau déjà en surchauffe. Guy en resta à se gratter la tête des deux mains.

 

Pendant ce temps, dans la salle du Conseil des élèves, les membres de la Garde du Campus se réunissaient, leur chef et leur composition ayant été renouvelés.

— Tout le monde est là ? On s’y met.

En tête de table se trouvait un élève de septième année, de petite taille, Tim Linton, qui, contre toute attente, avait succédé à Godfrey comme président du Conseil. Kimberly n’avait jamais eu de normes vestimentaires strictes. Sa tenue féminine en froufrou devenait à présent une marque de fabrique reconnaissable. Ce qui détonnait ici, à la rigueur, n’était pas tant l’accoutrement du garçon que le garçon lui-même, encore peu accoutumé à commander.

— Avant toute chose, j’ai une question, dit un élève de sixième année à la droite de Tim. — Quelqu’un a la moindre idée de ce qui se passe à Kimberly ? Un aperçu d’ensemble, même flou ?

C’était Percival Whalley, l’adjoint du nouveau président. Il avait été le candidat de l’opposition lors de l’élection, mais Tim avait jugé le bonhomme utile et, par un curieux retournement, il s’était retrouvé à rejoindre le nouveau Conseil. On imaginait sans peine combien l’invitation avait pu le tirailler, mais il l’avait acceptée sur-le-champ.

— Personne, hein ? Je m’en doutais, dit une élève de septième année, le visage collé à la table en face de Tim. Elle soupira. — Moi, en tout cas, je nage. Je croyais savoir à qui j’avais à faire, mais le grand sage m’a retournée. Et j’ai déjà assez à faire avec toutes ces dettes.

Nul besoin de présenter Vera Miligan. Elle soutenait la Garde depuis le mandat de Godfrey et avait été une figure clé de l’élection. Sa place ici était acquise. Et c’était une raison majeure pour laquelle Whalley avait également été nommé adjoint.

— Comment on la contrôle ?

— Je n’en suis pas capable.

— Merde, trouvons juste une tête de mule pour se charger de son cas.

Voilà l’essentiel de la manière dont les choses s’étaient décidées, et Whalley lui-même avait accepté le poste à condition qu’on ne laisse jamais Miligan toucher aux finances.

— Avant de laisser courir notre imagination, passons en revue les faits, dit un élève de quatrième année, Richard Andrews, désormais secrétaire.

Il se mit à écrire dans l’air à l’aide de sa baguette.

— Professeurs Darius, Enrico et Demitrio, trois disparitions en autant d’années. Les professeurs Vanessa et Baldia envoyées au loin, trois nouveaux enseignants engagés pour les remplacer, dont le grand sage Rod Farquois.

Ayant un œil sur l’avenir, la Garde avait jugé nécessaire de recruter un solide quatrième année et avait approché plusieurs vedettes de la ligue de combat, mais au final, un seul avait accepté de les rejoindre. Officiellement, il avait soutenu l’opposition, si bien que, comme pour Whalley, le Conseil de Tim faisait preuve de souplesse dans ses nominations.

— Si l’on compte le professeur Ted, ça fait quatre nouvelles recrues, dit Richard au groupe. — Lui et deux des nouveaux entretiennent des liens de longue date avec Kimberly, rien de surprenant. Le grand sage, lui seul, sort du lot. Pour des raisons évidentes.

— Il y a quelques élèves que nous aurions aimé avoir avec nous pour discuter de ces inquiétudes, mais j’imagine que ça n’a pas marché, Mr. Andrews, dit Whalley.

Richard secoua la tête.

— J’ai parlé à Miss McFarlane et à Mr. Albright, mais ils ont refusé pour la même raison. Ils n’ont eu aucune info de chez eux et, même s’ils en avaient, ils ne pourraient pas les partager.

— Rien d’étonnant, fit Miligan en pinçant les lèvres. — Miss McFarlane s’est fait corriger en direct par le professeur Theodore pendant la ligue, et le père de Mr. Albright est l’actuel chef des Cinq Rod. Aucun de ces rejetons ne peut se permettre de livrer ce qu’il sait et, sans doute, on ne le leur a pas dit en premier lieu.

— Bien. Ce qu’on ne sait pas, on ne le sait pas, dit Tim en croisant les bras. — Le comprendre, c’est déjà pas mal. Ce qu’on a à faire est limpide : empêcher des morts d’élèves inutiles, tout simplement.

— Mais pour le faire efficacement, j’aimerais avoir une vision claire de la situation, grogna Whalley. — Cela dit, je conviens qu’empiler les conjectures ne sert à rien. Nous devrons nous fonder sur les informations limitées dont nous disposons.

— Alors, si nous sommes d’accord, avançons sur ces restrictions d’entrée du labyrinthe. Ce n’est pas tant une divergence d’opinion qu’une simple mesure d’urgence. Personne n’a envie de laisser les élèves des classes inférieures exposés dans le climat politique actuel. Si nous n’agissons pas, l’école elle-même le fera peut-être.

— Je ne contesterai pas le fond de ce que tu dis, mais il faut s’attendre à une opposition des élèves eux-mêmes, dit Whalley. — Une interdiction totale n’est guère raisonnable, même exiger un surveillant des classes supérieures déclencherait une vive résistance. Je recommanderais d’exiger qu’ils se déplacent en nombre et de délivrer des laissez-passer d’entrée au labyrinthe en fonction des compétences individuelles. Naturellement, cela déterminerait aussi le niveau qu’ils sont autorisés à atteindre.

Il griffonna ces termes concrets dans les airs, et Richard les examina, le menton dans la main.

— Étant donné qu’il devient de plus en plus difficile de secourir quelqu’un coincé plus en profondeur, c’est une bonne ligne à tracer. Mais les élèves de Kimberly cherchent instinctivement à exploiter ce genre de règles. Il nous faudra des postes de contrôle solides à chaque entrée du labyrinthe, et entre les niveaux. Une chose est de surveiller les tableaux et miroirs du campus, mais avons-nous la capacité de tenir des postes permanents à l’intérieur même du labyrinthe ?

— J’y ai réfléchi, et ce n’est pas si inenvisageable que ça, proposa Miligan. — De toute façon, nul besoin de postes de contrôle au quatrième niveau et au-dessous, pas vrai ? Inutile de s’inquiéter pour ceux qui veulent descendre si bas. Si l’on ne fait que tenir les entrées des deuxième et troisième niveaux, ce n’est pas très différent des patrouilles que nous faisons déjà. Et les restrictions d’entrée simplifieront le reste de nos tâches.

Un avis plutôt positif, compte tenu de sa relation avec Whalley. On pouvait y voir de la maîtrise de soi. Hélas, on pouvait tout aussi bien le prendre pour de l’indifférence. Whalley avait manifestement renoncé à distinguer l’un de l’autre.

— Si l’on ne considère que la sécurité des élèves, c’est sans doute vrai. Mais si nous cherchons aussi à éclaircir la situation actuelle ? Nous pourrions apprendre beaucoup en sachant quels élèves s’enfoncent vraiment.

— Les élèves sont suspects, maintenant, Percival ? dit Tim, le regard planté dans le sien, en employant délibérément son prénom.

Cette brusque intensité déstabilisa Whalley, mais il n’en laissa rien paraître.

— Nous ne devrions pas écarter la possibilité. Même si l’on doute qu’ils soient les principaux responsables des meurtres de professeurs, je pense qu’il est plus que probable qu’il y ait des complices.

— Soit, dit Miligan en posant l’autre joue sur la table. — Mais, Mr. Whalley, notre charmant président parle de savoir si nous devons laisser paraître nos soupçons.

— … laisser paraître nos soupçons.

Cela lui valut un grognement de Whalley, et Tim acquiesça en soufflant du nez.

— …Toute l’école lance de rumeurs de querelles internes chez les profs. Pas malin d’aller semer des graines qui pousseront les élèves à se soupçonner entre eux.

— … Convaincant, concéda Whalley. — Mais ce n’est pas une raison pour abandonner la vérité. Cela nous placerait en mauvaise posture, au moment même où l’atmosphère devient bien plus désespérée qu’elle ne l’a jamais été sous ton prédécesseur.

— Là-dessus, je te suis. Et on va prendre des mesures, simplement pas avec nous en tête.

Sur ce, Tim tira une enveloppe de sa poche et la posa sur la table. Tous les regards convergèrent sur le nom de l’expéditeur.

— …Une lettre du professeur Ted ? demanda Whalley.

— Une demande de coopération avec la Garde du campus, expliqua Tim. — Quand un prof nous demande ça, on doit s’y plier.

Il agita sa baguette pour ouvrir l’enveloppe, puis déplia la lettre en plein air.

— Il a enrôlé le professeur Hedges et cette bibliothécaire, Liikanen. Pas un mot sur un passage par la directrice, donc libre à vous d’en déduire ce que ça implique, mais ce sont tous des gens du côté fiable du corps enseignant de l’école.

— …Intéressant. Alors on joue le jeu ?

— Ce seront les profs qui vont gratter. Nous, on les suit à contrecœur. Ce qui veut dire… qu’on est tenus de partager un peu d’info.

Tim eut un large sourire, et tout le monde comprit l’allusion. Il n’avait aucune intention de jouer sur la défensive.   Il était tout disposé à tirer parti des initiatives des professeurs. Personne ne trouva à redire. Voilà comment un élève de Kimberly devait être.

— Alors nous avons un plan, annonça-t-elle. — Messieurs, que la nouvelle Garde commence.

 

Le lendemain matin, Oliver et Pete se rendaient à l’école, et la tension persistait entre eux.

— …

Ils ne disaient pas grand-chose. Ils n’étaient pas particulièrement bavards en temps normal, mais un mutisme aussi morose n’était plus arrivé depuis leurs premières semaines ici. Le fait qu’ils ne se disputaient même pas rendait la chose pire. Oliver aurait adoré prêcher davantage de prudence vis-à-vis de Farquois, mais il savait douloureusement que rien de ce qu’il dirait n’y changerait quoi que ce soit.

— …Faut que je vérifie un truc, alors je file par là. On se voit au dortoir ce soir.

— O…oui.

Au moment même où ils s’apprêtaient à se séparer sans un mot de plus, Pete renvoya quelque chose à Oliver.

— Prends ça avec toi, dit-il. — Tu te ramollis. Moi je l’aurais fait bien plus petit.

— …!

Oliver contempla sombrement sa paume. Il avait glissé ce minuscule golem dans la robe de Pete à leur chambre et l’avait réglé pour qu’il revienne s’il détectait quoi que ce soit d’anormal, ce qui ne lui servait à rien à présent que Pete l’avait découvert. Pete, lui, ne montrait aucun signe de colère. Il s’éloigna simplement d’un pas lourd.

— …Ressaisis-toi, marmonna Oliver, s’obligeant à prendre une grande inspiration.

— Te voilà !

Une voix enjouée fendit la frustration d’Oliver et le fit sursauter. Il se retourna d’un coup pour trouver un jeune homme travesti qu’il connaissait bien, le scrutant avec son allure habituelle.

— …Président Linton ? dit-t-il.

Tim lui attrapa la main, l’entraîna dans une salle de classe voisine et débita une incantation pour sceller les portes. Puis il parcourut la pièce, fouillant chaque recoin, ne s’arrêtant que lorsqu’il fut satisfait.

— Portes, nickel. Présence, nada. Assieds-toi, ordonna Tim.

— Hein ? D…d’accord…

Sans trop comprendre, Oliver s’assit. Tim le rejoignit et, sans marquer la moindre pause, posa la tête sur ses genoux, étirant les jambes le long du banc comme s’il s’était fabriqué un lit de fortune. Oliver le regarda bouche bée, et Tim laissa la tension s’échapper de son corps dans un long soupir.

— …Pfiou, j’te jure, c’est pas simple de concilier le « mignon » et le « charisme ». Tenir Miligan et Whalley, c’est déjà quelque chose, et maintenant il faut que je gère en plus des profs qui s’en mêlent ? C’est censé être moi qui maintiens le cap dans cette mer déchaînée ? Pitié

Ce flot de grognements finit par mettre Oliver au diapason. Grimaçant un peu, il fit l’oreiller humain et adressa à Tim un sourire doux.

— …Tiens bon, dit Oliver. — Je sais que tu en as largement les moyens.

— Oh, comme si t’étais pas concerné ! Tu sais à quel point ce serait plus simple si t’avais signé ? Au moins Andrews s’est pointé. Il est cool.

— Je m’en excuse encore. J’ai été soulagé quand Richard a accepté d’entrer. Je te garantis que c’est un homme de valeur, dit Oliver, un peu embarrassé, mais toujours confiant.

Tim ferma les yeux et souffla du nez.

— Là-dessus, j’ai rien à redire. Personne ne chôme. C’est mon boulot de tenir les cinglés en laisse. Reste que ça pose une question, qui est-ce qui va me consoler, moi ?

La voix de Tim trembla légèrement, et il se retourna, passa ses bras autour de la taille d’Oliver et enfouit son visage contre son ventre.

Bien plus intime qu’Oliver ne s’y attendait, mais, compte tenu du stress que devait représenter le fait de succéder à Godfrey, il comprenait.

Conscient des charges qui pesaient sur son aîné, il caressa doucement les cheveux blonds de Tim.


 

— Tu crois qu’il fabrique quoi, Godfrey, en ce moment… ? demanda Tim.

— Je suis sûr qu’il va bien. Miss Ingwe est avec lui, non ?

— Elle y est, oui, sauf que… Je n’arrête pas de me dirre qu’ils le sollicitent dans tous les sens. Il me manque tellement ! Son visage me manque, sa voix, ses mains sur ma tête.

Tout ce qu’il ne pouvait pas dire devant les autres se déversa d’un coup. Oliver réalisa que tous ceux auprès de qui Tim avait pu se confier avaient été diplômés et que ce rôle retombait désormais sur lui. Il y voyait un honneur. Même bricolé, ce rôle, le temps passé ensemble durant les élections et au Royaume des Morts lui avait valu cette confiance.

— …T’en fais pas, dit Tim. — Je vous garderai tous en sécurité. Là-dessus, je ne bouge pas d’un iota !

— …Je le sais. Du fond du cœur.

Alors, Oliver dit le fond de sa pensée. Tim décolla sa joue du ventre d’Oliver, se rallongea et étudia son expression.

— …Ça me plaît pas.

— Hm ?

— Ta tronche d’enterrement. Ça te suffit pas ? Je suis, genre, la mignonnerie incarnée, et toi t’es incapable d’être simplement content de câliner ?

La main d’Oliver alla à son propre visage, comme pour tâter son expression. Il ne pensait pas avoir l’air si tourmenté, mais Tim l’avait percé à jour. Une part d’Oliver s’en réjouissait, une autre se désolait de sa propre vulnérabilité.

— Je crois deviner ce que t’as en tête, ajouta Tim. — C’est à propos de Reston, hein ?

— …Oui, admit Oliver. — Inutile de cacher quoi que ce soit ici. Il est très désireux d’entrer en contact avec le professeur Farquois, et moi, je suis beaucoup moins sûr que ce soit une bonne idée.

Tim leva les mains et emprisonna le visage d’Oliver.

— Enfin tu te confies ! Pourquoi t’es pas venu me voir ? C’est à ça que sert la Garde !

— …Oh…

— Pff. Écoute, on va le surveiller. Au minimum, on peut fournir des yeux sur le campus pour couvrir tes absences. À moins que tu préfères que je balance du poison directement sur cet enflure de Farquois ?

Des paroles rudes, un regard inébranlable. Une gentillesse qui résonna chez Oliver, mais qui réveilla aussi de la culpabilité. Les actions secrètes d’Oliver avaient largement contribué à déstabiliser Kimberly, et cela le faisait souffrir de feindre n’être qu’un élève innocent.

Pourtant, c’était une chose qu’il ne pourrait jamais partager. Tim ne voyait pas les racines du conflit, seulement l’ombre qui alourdissait le visage d’Oliver. Et cela lui donnait d’autant plus envie d’aider.

— J’arrive toujours pas à t’arracher un sourire. Putain, t’es un sacré cas.

— Hmm ?

Agacé, Tim lui passa les mains autour du cou, tira la tête d’Oliver vers le bas et se redressa lui-même. Oliver sentit des lèvres se poser sur sa joue. Cette douceur tiède le stupéfia et Tim s’écarta bien vite, bondit de ses genoux et se planta devant lui.

— L…laisse-moi être très clair ! C’est pas de la tromperie ! C’est juste, euh, de la charité ! Je prends pitié d’un cadet désespéré ! Je fais preuve de miséricorde !

Rouge jusqu’aux oreilles, pointant dans tous les sens, Tim se libéra bientôt du regard étonné d’Oliver. Dos tourné, Tim marmonna :

— Je reviendrai vite. T’as intérêt à rendre ta tronche un peu moins maussade.

— …D’accord…

Oliver hocha raide la tête. Tim leva le sortilège sur les portes et s’éclipsa et longtemps, Oliver resta à fixer le vide par où il était parti.

Si Farquois était dans le viseur de la Garde, cela revenait à dire que le sage se retrouvait sous surveillance partout sur le campus. Pas seulement par les membres du Conseil, mais par tous les élèves qui coopéraient avec la Garde. Il ne serait pas facile pour le grand sage d’échapper à tous ces regards.

 

— …Hmm…

Conscient de cette attention, Farquois croisa les bras, tout en réfléchissant à la question en remontant le couloir d’un pas égal. Trop détendu pour qu’on parle de méfiance, Farquois arborait une expression bien plus subtile, comme si sa personne avait quelque chose coincé entre les dents. Difficile même de dire s’il y avait là une expression à discerner.

— …Mm, il y a quelque chose qui me chiffonne, marmonna Farquois.

Plusieurs élèves dans les parages se crispèrent, tous ceux que la Garde avait priés de garder un œil sur Farquois. Aucun ne laissa rien paraître, mais le grand sage le perçut tout de même, esquissant un demi-sourire.

— Oh, non, pas vous. Vous pouvez jouer à me prendre en filature autant que ça vous chante. Même si je préfèrerais de loin que vous veniez simplement me parler !

Ignorant l’onde que cela provoqua, Farquois pivota d’un bloc. Les yeux fixés sur le coude du couloir, à bien vingt mètres de là, le grand sage tira sa baguette blanche et la pointa dans cette direction.

— Quelqu’un d’autre me tracasse… et je crois que tu te tiens là ?

— … !

Au moment où le grand sage braqua son attention sur elle, l’agente tapie au coin du couloir, Teresa Carste, déglutit. Elle surveillait le sage pour des raisons sans rapport avec celles de la Garde et ne s’attendait pas à se faire repérer.

Rares étaient ceux qui l’avaient jamais remarquée à une telle distance, et ils faisaient tous partie des exceptions du niveau de Garland.

Elle devait se décider en une fraction de seconde. Si Farquois l’avait détectée alors qu’elle restait immobile, si elle bougeait maintenant, elle serait entièrement démasquée. Et si elle ne bougeait pas, Farquois risquait d’avancer vers sa position pour le même résultat.

À peine vingt mètres les séparaient. Difficile de dire si, à cette portée, elle parviendrait à semer le sage même à sa vitesse maximale, malgré le risque, c’était peut-être sa seule option.

Teresa allait tenter sa chance lorsqu’une petite chose orange passa en flottant devant elle. Farquois la vit avant que Teresa ne réagisse. Une forme vaguement humanoïde dérivait dans les airs, tournée vers eux.

Le grand sage écarquilla les yeux.

— …Ah, se pourrait-il que… ?

— Quelque chose ne va pas, professeur Farquois ?

Un grand gaillard déboucha du même virage : Cyrus Rivermoore, désormais embauché au sein du corps enseignant élargi de Kimberly, mais toujours habillé comme un clerc des ombres. Farquois parut ravi.

— Mr. Rivermoore ! Je sentais qu’une chose étrange me suivait, mais c’était votre astra ? Tout s’explique.

— Désolé. Elle est encore très jeune, pas vraiment dressée.

— Désolééééé !

Ufa, l’unique entité astrale au monde, changeait de forme en tournoyant entre eux.

— Toujours un spectacle fascinant, dit Farquois en se caressant le menton. — Vous êtes vous-même un personnage intéressant, cela vous dirait de bavarder plus longuement un de ces jours ?

— Avec plaisir. Une invitation du grand sage est un honneur.

Rivermoore s’inclina respectueusement. Farquois sourit, pivota sur lui-même et se glissa à travers la foule figée. Lorsqu’il eut disparu, Rivermoore marmonna à l’ombre derrière lui.

— … Remercie Ufa pour celle-là, petite viande.

— … Je ne suis pas de la viande, je suis Teresa. Je n’ai rien demandé, et je ne suis pas si petite.

Elle l’avait échappé belle.

Teresa relâcha un peu la pression, parvenant tout juste à répliquer. Que Rivermoore l’ait remarquée n’avait rien d’idéal, mais il connaissait déjà ses talents furtifs. Et c’était mille fois préférable à se faire percevoir directement par Farquois. Sur le campus, en public, le grand sage n’aurait pas pu recourir à des mesures radicales, mais même ainsi, la situation aurait pu très mal tourner pour elle.

— Teresa ! Joue ! Jouuuue !

Indifférente à l’état d’esprit de Teresa, Ufa s’enroulait autour de son bras. Pour une fois, elle n’eut pas l’énergie de la repousser et se contenta de la regarder quémander avec innocence.

— Je ne sais pas ce que tu voulais tenter, prévint Rivermoore, — mais tu ferais mieux de garder tes distances. Tu ne fais pas le poids.

— …

Teresa pouvait difficilement contester, à son grand dépit. La laissant là, Rivermoore fit quelques pas dans l’autre direction, tout en lançant par-dessus son épaule :

— Et tu ferais mieux de te dépêcher.

— Hm ?

— Le cours de malédictions vient ensuite, non ? Il ne faut pas en retard à un cours où j’interviens.

— Faut paaaas ! Faut paaaas ! répéta Ufa.

Ufa la pressait, rappelant à Teresa qu’elle était une élève et que l’homme devant elle comptait parmi ses instructeurs. Elle hésita, mais après ce qui venait d’arriver, elle ne pouvait guère les ignorer. Renfrognée, elle se mit à suivre Rivermoore.

Avec trois nouveaux enseignants, les élèves ne pouvaient concentrer toute leur attention sur Farquois seul. Marcel Oger remplaçait Vanessa en biologie magique et recevait des regards d’une détresse particulière. À Kimberly, Vanessa était devenue synonyme de tyran : jauger son successeur relevait moins de la curiosité que de l’instinct de survie.

— Ha, ha-ha… voilà comment on gère un insectambre en hibernation. V… vous avez tous de bons réflexes ! Moins j’ai à enseigner, mieux je me porte. Ha-ha…

Résultat : leur stress s’avéra superflu. Son énergie remarquablement posée fit avancer le cours sans heurt, et tout se termina sans membres projetés ni organes de camarades exposés. Tout le monde avait l’air plutôt déconcerté. Marcel esquissa un faible sourire tandis qu’ils quittaient l’aire extérieure.

Katie elle-même semblait perplexe.

— Je me demandais à quoi il ressemblerait…

— Il est bien plus raisonnable que le professeur Vanessa. Pour l’instant, du moins.

Chela exprimait l’avis général, mais la biologie magique avait longtemps été un champ de bataille pour Katie, et elle n’était pas encore prête à se détendre. Elle fit un pas vers l’enseignant, s’éloignant de ses amis, puis se retourna vers eux.

— Je vais aller lui parler un peu. Allez-y devant… Guy, ça va ?

— … Ouais, dit Guy en levant la main.

Cela ne convainquit personne ; il avait l’air toujours aussi morose. À défaut de partager le fond de sa pensée, il souhaitait sans doute qu’on le laisse tranquille pour l’instant.

Cela tracassait Katie, mais elle choisit d’aborder d’abord l’enseignant.

En la regardant s’éloigner, Chela dit :

— Tu ne vas pas bien, Guy. Tu fais presque aussi grise mine que le professeur Marcel.

— … Je déteste l’admettre, mais… je suis un peu sous l’eau.

— Je ne fouillerai pas, mais si c’est trop, plus tôt tu viens nous voir, mieux ce sera.

Sur ce, elle repartit et rattrapa Pete, parti devant. Elle posa sur lui un regard scrutateur.

— Je suppose que c’est de ta faute, Pete ?

— Tu as l’œil.

— Je suis sûre que tu avais tes raisons. Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Je l’ai poussé à se lancer avec Katie. Je ne supporte plus de le voir comme ça.

Pete balaya la chose d’un haussement d’épaules, mais le froncement de sourcils de Chela s’accentua. Sentant le reproche muet, Pete lui lança un regard noir.

— Ne cherche pas à m’arrêter. On avait convenu qu’on ferait tous les deux nos démarches cette année.

— … C’est vrai, mais si tu vas trop loin, je dirai quelque chose.

— Fais donc. Je n’ai pas le temps de marcher sur des œufs.

Là-dessus, il reporta le regard droit devant.

— Je ne passe pas au QG ce soir. Ça devrait tout te dire.

— !

Et en effet, c’était clair. Chela savait que son ami s’apprêtait à faire un grand pas vers leur objectif commun.

Malgré tous ses efforts, Oliver ne pouvait surveiller chaque recoin du campus. Il fit de son mieux pour élargir son rayon d’action, mais cela porta peu de fruits, sa journée ne lui valut que de la fatigue.

Après le dîner, il quitta le bâtiment et marcha vers les dortoirs en compagnie de Nanao, à la lueur du soleil couchant. Ils avaient envisagé de passer dans leur base, mais Pete avait dit qu’il n’irait pas, et Oliver avait choisi d’aller au dortoir à la place. Il ne voulait pas laisser Pete livré à lui-même pour l’instant. Il savait que ce n’était guère rationnel, mais il avait l’impression qu’un seul faux pas lui ferait perdre son ami à jamais.

Nanao était parfaitement au fait de cette inquiétude. Calant son pas sur le sien, elle parla, espérant alléger ne serait-ce qu’un peu son fardeau.

— … Tu as eu le cafard toute la journée, Oliver.

— … Je n’essaie d’inquiéter personne. Juste… que j’ai beaucoup en tête.

— Je le sais. Les affaires de Pete nous concernent tous. Je me tiens aux aguets et suis tout à fait prête à lui passer la tête sous le bras si je vois poindre un geste inconsidéré. Katie, Guy et Chela sont sans doute prêts à en faire autant.

— Oui, tu as raison. Ce n’est pas quelque chose que je dois gérer seul. Mais Guy a ses propres soucis en ce moment… Ah, mince, je tourne en rond. Toi, tu essaies de m’aider, et moi, je suis un désastre ambulant.

Il serra les dents, fulminant contre lui-même. Nanao, malgré elle, tendit la main et l’attira contre elle.

— … Nanao.

— … Sachant ta peine, je répugne à nous quitter ainsi.

Elle posa la tête sur son épaule. Acceptant son étreinte, Oliver hésita un instant, puis l’entraîna entre les arbres qui bordaient l’allée. Il prit son visage entre ses mains et l’embrassa longuement. Regrettant l’inquiétude qu’il avait causée, mais heureux de la recevoir, et agissant selon l’élan d’amour qu’elle avait suscité.

— …Contente-toi de ça pour l’instant, lui dit-elle. — Nous passerons demain à la base. On en parlera davantage à ce moment-là.

— … On fait comme ça.

Une inquiétude persistante lui pinçait encore les lèvres, mais Nanao rendit son baiser. Sa manière était peut-être maladroite, elle avait compris son intention, au grand soulagement d’Oliver. Il lui donna une dernière étreinte, et ils se séparèrent à regret, chacun regagnant son dortoir.

La porte, l’escalier, puis devant la porte de sa chambre. Oliver inspira profondément, puis tourna la poignée.

— … Je suis de retour, Pete. Tu es encore… ?

Mais le spectacle qui s’offrit à lui lui coupa la parole.

La lueur pâle des lampes de cristal baignait le haut du corps de Pete, vêtu seulement d’un soutien-gorge. Son colocataire de tous les jours, dans un vêtement qu’il ne l’avait encore jamais vu porter, notamment une jupe.


 

— … Quoi ? Ferme la porte, grogna Pete.

— …D…d’accord.

Revenant à lui, sans réussir à dissimuler son trouble, Oliver referma la porte derrière lui. Avant même qu’il n’ait réussi à démêler sa confusion, Pete enfila un chemisier, en vérifia l’ajustement dans le miroir, puis se tourna de nouveau vers Oliver.

— Tu arrives à point nommé. J’espérais avoir ton avis. Qu’est-ce que tu en penses ?

— … Eh bien, euh… je trouve que… ça te va… bien… ?

— Comment peux-tu en juger en détournant les yeux ? Regarde-moi.

Le regard d’Oliver flottait. Il n’arrivait pas à fixer directement son colocataire.

— Regarde-moi.

Pete tendit la main et prit le visage d’Oliver entre ses paumes, le forçant à s’exécuter.

À présent, il n’avait plus le choix : il devait le regarder. Une tenue modeste, et pourtant visiblement choisie avec soin.

— Je croyais… que tu répugnais à porter des vêtements de fille.

— Dans une certaine mesure, mais pas tant que ça. Je ne voulais surtout pas servir de poupée à Katie.

Pete posa une main sur sa hanche, avec un sourire élégant.

— Alors ? Je ne suis peut-être pas aussi tape-à-l’œil que le président Linton, mais toi, tu préfères les choses sobres, bien mises. J’ai remarqué que tu complimentes plus facilement ce qui est propre et soigné que les tenues très formelles ou très décontractées.

— …Je ne le nie pas, mais…

— C’est ma meilleure tentative pour trouver le point d’équilibre. Et tu vois bien où je veux en venir, hein ? Je porte ça pour toi.

Oliver en eut le souffle coupé. Il l’avait bel et bien remarqué. La tenue de Pete collait trop précisément aux goûts d’Oliver. Un exploit qui aurait été impossible sans peser chaque détail à deux reprises. Pete avait dû passer des heures à analyser les préférences d’Oliver, envisager quantité de combinaisons pour atteindre son but, et n’était arrivé à cet ensemble qu’au terme d’innombrables essais et erreurs.

Voilà pourquoi Oliver n’arrivait pas à le regarder. S’il le faisait, il serait forcé de prendre la mesure de l’intention pleine et entière de son ami. Oliver se figea sans rien dire, exactement comme Pete l’espérait. Ce dernier fit un pas de plus.

— Il faut voir pour juger. Regarde de près. Allez.

— … !

— Pourquoi tant d’hésitation ? Vas-y, touche-moi où tu veux. Comme quand tu fais tes soins, comme d’habitude.

Se permettant un brin de malice, Pete prit la main d’Oliver et la posa sur sa poitrine.

Les épaules d’Oliver frémirent.

Pete était bel et bien dans son corps féminin, et Oliver était pleinement conscient de la rondeur du sein sous sa paume, ainsi que du cœur affolé qui battait en dessous.

— Oliver, je ne te l’ai pas dit… mais je compte faire de gros changements cette année.

— …Comme quoi… ?

— Je vais me comporter davantage en mage. J’ai les connaissances et la force pour me défendre, et je me suis adapté à ce truc de reversi. Je n’ai plus aucune raison de baisser la tête.

Il remonta la main le long du flanc d’Oliver, en le caressant doucement.

La réaction d’Oliver à cette stimulation fit éclater une bouffée d’extase dans l’esprit de Pete, sans pour autant émousser sa lucidité. Il en avait besoin. C’était une négociation.

— Et je suis en quatrième année, maintenant, poursuivit Pete. — De sang ordinaire, premier mage de mon nom, et bientôt, il me faudra songer à assurer la continuité de cette lignée. Est-ce que j’entre par mariage dans une famille existante, ou est-ce que je fonde mon propre clan ? Dans tous les cas, si je manque d’expérience… je vais peiner.

Le corps d’Oliver trembla. Il sentait que l’on touchait au cœur du sujet. Pete réduisit l’espace entre leurs visages et sourit avec douceur, à quelques centimètres des yeux et du nez de son ami.

— !

— Je ne te demande pas ta semence. Je te demande de m’aider à m’entraîner. Oliver, cela fait trois ans qu’on est ensemble. On se connaît. S’il faut que je choisisse quelqu’un, je préfère que ce soit toi.

Sa demande était faite. Et l’esprit d’Oliver fit alors remonter un souvenir. La maison de Guy avait été l’apothéose de leur voyage de retour, mais, en route, ils s’étaient arrêtés chez Pete, là où il était né. Une propriété de belle taille à la lisière d’une ville moyenne. Un seul coup d’œil suffisait à voir qu’elle appartenait à un non-mage fortuné.

 

Pete frappa, puis ouvrit la porte d’un geste brusque.

— C’est moi, papa. Ça fait un bail.

L’intérieur était impeccable, mais faiblement éclairé, avec seulement quelques paires de chaussures rangées sur le côté du large vestibule. Peu de signes de vie, au regard de la taille de la bâtisse. Ils attendirent… et, au bout d’un moment, le maître des lieux apparut.

— …Oh. Tu as bel et bien amené des amis.

Un homme dans la force de l’âge, en costume bien taillé, descendait l’escalier. Un peu plus mince que la moyenne, et ses traits ressemblaient peu à ceux de son fils, seul le piquant de son regard trahissait un lien. Parvenu au vestibule, son regard glissa vers les amis derrière Pete où il exécuta une révérence exagérée.

— Howard Reston. Que vous vous joigniez à la visite de mon fils est pour moi un immense honneur. J’aimerais pouvoir vous offrir une réception appropriée, mais je ne suis ni prince ni noble, seulement un homme ordinaire. Quels que soient mes efforts, je ne pourrais espérer recevoir des mages selon les usages auxquels vous êtes accoutumés. Sur ce point, je vous présente mes plus humbles excuses.

Courtois, mais très distant. Les amis de Pete échangèrent un regard. Conscients de chez qui ils se rendaient, ils avaient laissé Marco à l’auberge, et Teresa avait choisi de lui tenir compagnie. Comme ils avaient écrit à l’avance et reçu une réponse, ces dispositions ne pouvaient guère passer pour impolies. Fort de cela, Oliver prit la parole.

— Oliver Horn, quatrième année à Kimberly. Nous venons découvrir là où a grandi notre ami proche. Nous ne demandons aucune hospitalité excessive. Nous préférerions mettre de côté les divisions entre non-mages et mages et que vous nous traitiez comme les amis de votre fils.

— Eh bien, eh bien. Je trouve votre générosité des plus touchantes.

La voix d’Howard ne gagnait pourtant aucune chaleur, et Oliver réprima un soupir. Il avait tenté d’alléger l’atmosphère, sans le moindre succès. Peut-être n’était-il tout simplement pas la bonne personne pour ce rôle. Avec cette même idée, Katie tenta sa chance.

— Euh, hum ! On a apporté des cadeaux ! C’est très populaire à Lantshire. Essayez, c’est super ! Avec du thé…

— Je ne pourrais pas me le permettre. Votre aimable offre me touche, mais je vous en prie, partagez-les entre vous. Je crains qu’un présent aussi extravagant ne soit du gâchis pour un palais ordinaire.

Howard la coupa, laissant Katie en plan, le paquet entre les mains. À ses côtés, Guy fronça les sourcils. Oliver éprouvait la même chose, mais se garda de le montrer. Oliver avait présenté cela comme du respect pour les mages, mais refuser d’accepter le cadeau d’un visiteur était indéniablement impoli. Tout comme les laisser debout sur le seuil sans les avoir invités à entrer. Il fallait bien admettre qu’il ne s’agissait ni de nervosité ni d’indifférence, mais d’un rejet actif de ceux qui se tenaient devant lui. Ce fut la fin de leurs avances amicales. Avant que quiconque ne tente autre chose, Pete s’avança, fumant de colère.

— Charmant accueil. Je n’aurais jamais imaginé que tu caches autant de phrases creuses en réserve.

— Attends, Pete…

— Désolé, Oliver, mais c’est fini. Je ne supporte pas une seconde de plus.

Pete était on ne peut plus clair. Comprenant d’où il venait, Oliver n’ajouta rien. Ils avaient reçu des accueils différents chez les familles de Katie et de Chela, mais ils y avaient été bienvenus. Pete avait aimé ces visites, ils le savaient. Mais ici, chez lui, son père refusait même de les laisser franchir la porte. Pour lui, cela devait être une insulte impardonnable.

— Dis-le franchement. Le fils que tu méprises est devenu ce que tu hais le plus, osant ramener des mages. Tu dois bouillir. Tu veux nous renvoyer, mais tu n’oserais jamais prendre ce ton avec des mages. Alors tu espères qu’on va en avoir assez et partir. J’ai raison ?

Pete ne retenait plus ses coups, et, pour la première fois, le visage d’Howard laissa filtrer plusieurs émotions : irritation, amertume, dégoût.

— C’est ça, ton but ? gronda Howard. — M’humilier devant tes amis ?

— Désolé, mais je n’ai pas le temps pour ça. Je suis venu pour tout rompre. Je ne franchirai plus ce seuil. Selon les règles du monde magique, je garderai le nom, et rien d’autre, mais le clan Reston des mages n’aura aucun lien avec ta famille. Je tenais à ce que ce soit clair.

Son acte de rupture était nourri de fureur, des années de sentiments ravalés qui débordaient. Howard poussa un soupir théâtral.

— Des années loin d’ici, et c’est tout ce que tu as à me dire. Je n’attendais rien, mais, à l’évidence, Kimberly n’enseigne pas les bonnes manières.

Il plissa les yeux.

— Romps les liens que tu voudras. Je n’ai jamais voulu d’un fils comme toi, réduit à une créature immonde qui ne sait même pas si elle est un homme ou une femme.

— Quoi ?

Katie haleta.

— Hé, retirez ça ! cracha Guy.

C’était une insulte au-delà de ce que les amis de Pete pouvaient tolérer. Katie resta bouche bée, et Guy était prêt à lui en coller une. Pete leva faiblement la main pour les calmer, son rire creux résonnant.

— Ce corps te met mal à l’aise ? Ça se comprend. C’est bien le genre d’homme que tu es. Tu ne supportes rien qui porte la moindre odeur de magie. Même si c’est ton propre fils.

Sa voix tremblait tandis qu’il dressait le portrait de son père. Le visage d’Howard se tordit, l’hostilité laissant place à une rage aveugle.

— Très juste. Tu n’aurais jamais dû naître ! Si j’avais su que tu serais un mage, je ne l’aurais jamais permis !

Un rejet total de l’existence même de Pete. La dernière étincelle de tolérance s’éteignit dans les yeux de Chela. Katie, Guy et Nanao firent chacun un pas en avant, comme pour sceller les lèvres d’Howard. Même Oliver en oublia de retenir ses amis. Mais tout cela fut balayé.

— Ce n’est pas comme si j’avais voulu que maman meure !

Tout l’air des poumons de Pete expulsa ce cri.

De grosses larmes jaillirent de ses yeux, et il serra les poings jusqu’à en blanchir les jointures. Il tremblait, emporté par des émotions qu’il ne contrôlait plus.

Cela arrêta ses amis.

La vision de cette détresse força leurs propres émotions à dévier. Ce n’était pas le moment de se mettre en colère. Faire taire ce non-mage rendrait-il Pete heureux ? La violence guérirait-elle le cœur meurtri de leur ami ?

Non.

Dans ce cas, il leur suffisait de l’emmener. Arracher leur cher ami à tout ce qui lui faisait mal. Un regard pour s’accorder, puis ils agirent d’un seul corps.

— Viens, Oliver, dit Chela. — De toute évidence, nous n’avons rien à faire ici.

— En effet !

Chela attira Pete sous son aile et le fit pivoter. Nanao marchait à leurs côtés tel un chevalier en escorte. Katie et Guy partirent devant et envoyèrent la porte valser d’un coup de pied.

Oliver fermait la marche, suivant ses amis. Il jeta un regard en arrière.

— Nous allons nous retirer, Howard. Désolé pour le dérangement, il semblerait que nous nous soyons trompés de maison.

Parlant au nom de tous, il laissa derrière cette porte un espace ruisselant de sarcasme. Nulle réponse ne vint, l’homme ne les regardait même pas. L’ancien père de leur ami ne les avait jamais affrontés en face, pas une seule fois.

Ils retournèrent directement à l’auberge où Marco et Teresa les attendaient, firent leurs bagages, réglèrent la note et se dirigèrent vers le port le plus proche de la boucle fluviale. Leurs billets étaient pour un départ plus tardif, mais personne ne contesta l’idée d’avancer la réservation.

Aucun d’eux ne voulait garder Pete ici une seconde de plus.

— … Je me suis calmé. Désolé de vous avoir traînés là-dedans, dit Pete.

Il était assis sur les genoux de Chela, les bras de celle-ci l’enlaçaient, et sa voix avait pris une légère âpreté. Comme à l’aller, ils avaient privatisé toute l’embarcation et se relayaient pour serrer Pete contre eux.

Teresa s’était dit qu’il aurait du mal à se confier si elle restait, alors elle avait emmené Marco se promener sur le pont. Leur cabine tenait lieu de planque improvisée, et voir Pete dans les bras de Chela rendait Oliver très heureux d’avoir instauré la règle des libres câlins.

Ici, personne n’hésiterait à réconforter un ami.

— Aucun de nous ne t’en veut, Pete, dit Chela en lui prenant les joues. — Tu nous avais prévenus d’avance que ce ne serait pas une partie de plaisir. Nous t’avons accompagné en toute connaissance de cause.

Elle était déjà, en temps normal, très généreuse en câlins, mais aujourd’hui, Oliver avait l’impression que chacun de ses gestes portait une chaleur maternelle. Peut-être le faisait-elle sciemment, se disant que c’était de cela dont Pete avait le plus besoin après cette visite, éprouvante entre toutes.

— … J’apprécie, mais vous n’avez pas à me ménager. S’il vous plaît, dites-moi ce que vous ressentez vraiment. Ça m’aidera à avancer.

Les autres échangèrent un regard. Ils ne s’attendaient pas à ce que Pete dise cela et avaient eu l’intention de garder leurs pensées pour eux, mais ils ne pouvaient guère refuser une telle demande. Guy prit une grande inspiration et se lança le premier. C’était bien son genre d’être indélicat quand il le fallait.

— Putain, quel connard. Même s’il y a de l’animosité entre vous, y a des limites qu’on ne doit pas franchir. Surtout avec son propre gamin ! Te harceler alors que tu n’as pas choisi ce que tu es…

Cela fit craquer Katie, car des larmes lui inondèrent les joues.

— Il ne sait pas ce que c’est, un père, ou quoi ?! C’était totalement inacceptable ! Il ne voit pas Pete, notre ami, pendant des années, et tout ce qu’il trouve à faire, c’est lui vomir des insultes ignobles ? S’il avait été mage, je lui aurais collé une bonne gifle !

Nanao la ramena contre elle et lui frotta le dos. Katie était toujours la plus empathique du groupe, et ils savaient que cela la toucherait durement. Nanao veilla à apaiser sa peine.

— Tu as une âme pleine de bonté, Katie. Ta colère suffit pour nous deux.

— Ouaaaaaaaaaaah !

Ce fut la goutte de trop, et Katie enfouit son visage contre la poitrine de Nanao. Tout en lui frottant le dos, Nanao ajouta :

— … Quel homme triste. Les portes de son cœur sont closes à ce point qu’il ne sait même plus comment les rouvrir.

Nanao avait ressenti de la colère, elle aussi, mais pas seulement.

— Je sais, dit Pete. — Et il lui manque la compréhension de base de tout ce qui touche au reversi.

Il hocha la tête, reniflant.

— Je lui ai donné un bref aperçu dans ma lettre, et s’il avait demandé au mage de la ville, il aurait facilement pu comprendre le reste. Mais je savais qu’il ne s’en donnerait pas la peine. Il tient à distance tout ce qui a la moindre étrangeté, tout ce qu’il ne peut pas comprendre. Il a vécu toute sa vie comme ça.

Oliver pesa cette description du père de son ami. Elle lui paraissait juste, mais incomplète. L’incompréhension du reversi ne suffisait pas, à elle seule, à expliquer un rejet si brutal. Choisissant ses mots en gardant l’état d’esprit de Pete à l’esprit, il formula la question.

— Les non-mages qui haïssent tout ce qui touche à la magie ne sont pas rares. L’attitude habituelle des mages ne fait qu’alimenter ce contrecoup. Mais avec ton père, j’ai senti, derrière ses actes, une haine bien plus profonde envers les nôtres.

Même ce bref échange l’avait montré.

Les yeux clos, Pete acquiesça de nouveau.

— C’est moi qui en suis la cause. Vous avez bien entendu là-bas, ma mère est morte en me mettant au monde. Bon, on m’a dit qu’elle était plutôt fragile de constitution.

Tous baissèrent les yeux. Chela resserra son étreinte. La tragédie qu’il évoquait en disait long. Pour une femme non-mage, mettre au monde un enfant porteur d’un facteur magique impose un tribut immense. Les bébés mages diffèrent nettement des autres, et un accouchement ordinaire est déjà éprouvant. Bien des mères y laissent leur force… parfois leur vie. Même assistée par un mage, l’issue est souvent la même : comme pour Pete, seul le nouveau-né survit trop souvent.

— Si je n’avais pas eu l’aptitude, peut-être que ma mère aurait vécu. Dans son esprit, je l’ai tuée. Ha ha, le pire, c’est que je ne peux pas dire qu’il a tort.

— Mais il a tort.

— Complètement à côté de la plaque.

— Totalement.

Nanao, Guy et Katie parlèrent d’une seule voix, et leurs encouragements arrachèrent un sourire à Pete.

— C’est gentil, mais… il détestait déjà la magie au départ, et le fait est que sa mort l’a rendu encore plus borné. Je ne me souviens pas qu’il ne m’ait jamais pris dans ses bras. J’ai été élevé par une nourrice qu’il avait engagée. Ce n’était pas une mauvaise personne, mais…

À mesure que ses souvenirs revenaient, l’émotion se vida de sa voix.

— Mon souvenir le plus net, c’est une promenade avec mon père. Les voisins savaient tous que j’étais né mage. En me voyant, ils se montraient jaloux, me flattaient, les pires allant jusqu’à se mettre à genoux. Et la tête qu’il faisait… la colère, le chagrin, le dégoût, tout ça recouvert du plus mince des sourires. Comme s’il lui en coûtait de ne pas les étrangler sur-le-champ. Chaque fois que je v…voyais ça, je…

— Ça suffit. Ça suffit, Pete.

Ses souvenirs étaient une malédiction, et il agissait comme s’il devait les livrer. Tous ses amis voulurent l’arrêter, mais Chela fut la première, le serrant comme pour le tirer du bord du gouffre. Son étreinte en devenait presque douloureuse, et cet amour le ramena, lui rappela où il était, et le fit soupirer de soulagement.

Il ne faisait plus partie de cela.

— Désolé, ça ne sert à rien de déterrer le passé. Ça ira. Je me sens mieux, maintenant. J’ai coupé tous les liens avec cette maison.

Il leva la main et caressa la joue de Chela avec gratitude. Puis il se redressa lentement de ses genoux, se tenant de nouveau sur ses deux pieds. Il fit rouler ses épaules, comme s’il déposait un fardeau, puis se tourna vers ses amis. Les sillons des larmes encore visibles sur ses joues, il rassembla tout le courage possible pour leur offrir sa meilleure humeur, un sourire d’une extrême fragilité.

— Je n’ai pas de foyer où retourner. Il va falloir que je me construise le mien. C’est bien, non ? dit-il. — Je veux dire, je peux choisir au moins. Pour la première fois, je vais être avec qui je veux.

Oliver savait tout cela. Il savait que les désirs de Pete avaient toujours été là.

— … S’il te plaît… réfléchis bien, Pete.

La voix d’Oliver tremblait de supplication. Il ne pouvait rien faire d’autre. Il avait beau se creuser la tête, il ne trouvait aucun argument capable de convaincre son ami. Car Pete n’avait pas tort. Ce qu’il désirait était si peu de chose. Une famille aimante, rien de plus. Une chaleur que tant de gens reçoivent à la naissance, sans même avoir besoin de la souhaiter.

Oliver avait perdu la sienne, mais elle avait existé. Pas pour Pete. Il rattrapait ce manque, et comment cela pourrait-il être mal ?

Qui au monde pourrait le blâmer d’un tel désir ?

— J’y ai réfléchi, insista Pete. — Je pourrais rester là à compter tes cils que mes sentiments n’en changeraient pas. Je te promets que je ne te force pas. Si tu y es farouchement opposé, refuse.

Oliver avait l’impression que chaque mot de Pete bâtissait un mur, sans la moindre fissure ni la moindre brèche. Il n’y avait déjà plus d’échappatoire, et pourtant Pete n’avait pas fini de l’étayer.

— Mais si tu refuses, je devrai m’adresser à quelqu’un d’autre. Ce ne sera pas difficile. Beaucoup d’élèves s’intéressent au sang reversi. Je peux en choisir un au hasard, l’inviter dans mon lit, et faire l’amour à celui ou celle dont la compatibilité se révélera la meilleure.

Oliver hurlait intérieurement. Il ne pouvait pas laisser faire. C’était ainsi que vivaient les mages : une existence qui, comme chez Ophelia Salvadori, grignotait l’humanité morceau par morceau. Avoir plusieurs partenaires n’était pas le fond du problème, sa propre mère l’avait fait. Ce qu’Oliver refusât, c’était d’être réduit à un simple moyen, à une ressource, fût-ce pour l’intérêt de son sang de reversi. Pete, lui, ne désirait absolument pas la vie qu’il venait de décrire. Il ne l’envisageait que comme une solution commode, une réponse pragmatique qui l’obligerait à tordre sa nature profonde pour s’y conformer. Sans en mesurer les répercussions, il se trahirait lui-même, irrémédiablement.

Argh, quel cauchemar. C’est exactement comme… comme…

— Qu’est-ce que tu dis, Oliver ? Tu m’acceptes, ou tu m’abandonnes ? C’est un choix simple. Rien de compliqué là-dedans.

C’est vrai. Cela n’avait jamais été un choix. Juste une impasse sordide. Il n’était pas capable de rejeter Pete. Ce garçon était trop important. Mais Oliver n’était pas capable d’être pleinement là pour Pete. Il ne lui restait plus assez de temps à vivre.

— Ne me regarde pas comme ça, dit Pete. — Je sais que c’est difficile pour toi. Je n’essaie pas de te voler à Nanao. Tu peux continuer à la chérir comme tu l’as fait, et simplement revenir vers moi la nuit. Ce n’est guère une pratique inhabituelle ici à Kimberly.

Non. Non. N’implique pas son nom, ça ne fait que me donner encore plus le vertige. Nous n’en sommes même pas là. J’étais piégé avant ce point.

Tu ne comprends pas, Pete. Dans quelques années à peine, le garçon que tu as choisi pour être ta famille ne sera plus en vie.

Ma fin n’est pas loin. Les fusions d’âme répétées m’ont laissé bien trop peu de temps.

Je ne peux pas être avec toi longtemps. Peu importe combien toi ou moi le voudrions.

— Je vais compter à rebours à partir de dix. Si tu refuses, repousse-moi. Si tu ne le fais pas, je prendrai ça pour un consentement. Prêt ? Dix… neuf…

Le compte à rebours commença. Même si ses émotions bouillonnaient, une part d’Oliver était loin, à l’écoute. Cela n’avait aucun sens. Puisqu’il n’y avait pas de choix, lui accorder plus de temps revenait simplement à retarder le couperet.

— …six… cinq… quatre…

L’esprit d’Oliver tournoyait de pensées creuses.

Ai-je choisi la mauvaise manière d’être avec toi ? Aurais-je dû ne pas nous laisser devenir si proches ? Aurions-nous dû nous empêcher de tenir l’un à l’autre ? Aurais-je dû te garder à distance, juste un camarade parmi tant d’autres ?

Jamais je n’aurais pu. Si je retournais dans le passé, je ne pourrais même pas essayer. Après tout, Pete, ce premier jour où nous nous sommes rencontrés, alors que l’angoisse d’entrer dans ce monde devait être à son comble… tu t’es placé à mes côtés et tu as plongé dans la mêlée.

— …trois… deux… un… zéro.

Le couperet tomba. Pete s’approcha. Incapable de bouger le petit doigt, il lui vola un baiser.

Il ne sentait même pas le baiser. Il n’y avait que la chaleur. Sa peau savait à quel point les émotions derrière ce baiser étaient grandes, à quel point l’amour tapi chez son ami était puissant.

Oliver n’avait aucun droit d’y répondre. Ici, il n’y avait pas d’espoir, rien que du désespoir insondable. Ils étaient au-delà de la pensée, désormais. Le temps ne s’écoulait plus. Oliver n’essaya même pas de respirer.

… Gah… !

Le temps reprit pour Pete en premier. La vision striée de blanc, il détacha ses lèvres, haleta à s’en déchirer la poitrine et agrippa les épaules d’Oliver. Heureusement qu’il avait atteint sa limite le premier, sinon Oliver se serait évanoui et serait tombé au sol.

— … Ha, ha-ha… Mes jambes me lâchent.

Les genoux de Pete s’entrechoquèrent, un tourbillon de joie et de culpabilité bouillonnant en lui. S’il avait été dans son corps masculin, il était certain que ce seul baiser l’aurait fait jouir.

Pour le reste de sa vie, il ne retrouverait peut-être jamais un tel degré d’excitation, rappel cuisant de combien il avait désespérément désiré cela.

Il n’éprouvait aucun regret. S’il lui fallait un jour faire amende honorable auprès de Nanao, il s’ouvrirait le ventre de bon gré, mais pour l’instant…

— Tu te souviens, Oliver ? Quand j’ai été capturé par Ophelia, que je me noyais dans ce marais sans fond jusqu’à ce que tu viennes saisir ma main ?

— … Comment l’oublier ?

La voix d’Oliver était rauque. Des larmes coulaient sur ses joues, et Pete leva la main pour les toucher.

Les gouttes tièdes glissèrent le long de son poignet et de son bras, jusqu’à lui mouiller le coude.

— Je ressens la même chose. Dans cette boue glacée, c’est à ton visage que je pensais. Je ne voulais rien d’autre que te revoir et puis tu étais là. Avant que je comprenne, tu m’avais trouvé, et j’étais dans tes bras. Comme dans un conte de fée.

Un aveu à vif. Trop concentré pour n’être que de la gratitude, trop loin pour s’appeler simple affection. Mais Oliver comprenait. Cela entra en lui comme de l’acier en fusion et fit valoir sa vérité. Alors soit. C’était peut-être une chose abominable à faire en tant qu’être humain, mais c’était ainsi que vivaient les mages.

— …Qu’est-ce que tu veux que je te fasse ? Je ferai tout ce que tu demanderas. Tout, dit Pete en glissant les doigts sous la chemise d’Oliver, avide de se consacrer à donner du plaisir à ce garçon tout en sachant parfaitement que c’était une malédiction.

Mais c’était aussi de l’amour. Cela ne leur apporterait peut-être pas le bonheur, mais il voulait au moins offrir à Oliver l’extase. Peut-être que ce serait un baume sur la plaie que Pete avait ouverte.

Pete attendit, mais ne reçut pas de réponse. La main d’Oliver bougea, seulement pour lui dégager une mèche du front. Geste tendre, mais empreint de mélancolie et il combla le vide dans l’âme de Pete.

— Si tu ne parles pas, alors je ferai ce que moi je veux, dit Pete. — Nous partageons une chambre depuis trois ans. Je ne peux pas attendre une minute de plus.

Sur ces mots, il modifia leur étreinte, portant cette chaleur chérie jusqu’au lit.

Ils s’étaient allongés tant de fois l’un contre l’autre pendant qu’Oliver offrait sa guérison à Pete, mais ce soir, leurs corps s’entrelaceraient dans des desseins tout autres.

 

[1] Drowsy goat en anglais. Des sortes de chèvres somnolentes.

error: Pas touche !!