RoTSS T12 - chapitre 1
Le Visiteur
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Traduction : Raitei
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La nouvelle année commença, et La Rose des Lames rejoignit officiellement les classes supérieures.
L’accueil des première année achevé, tous les élèves se rassemblèrent de nouveau dans la grande salle, et le regard noir de la directrice balaya les visages de l’assistance.
— Écoutez bien. Avec la nouvelle année, il y a eu des changements dans notre corps enseignant.
Sans préambule, elle alla droit au but. Cette assemblée n’était pas obligatoire, mais leur temps n’en était pas moins précieux, personne ne souhaitait s’éterniser. En temps normal, pareilles annonces se seraient contentées des panneaux d’affichage, mais l’école avait de bonnes raisons de procéder autrement cette fois. Le remaniement était d’ampleur et exigeait des explications de la bouche de la directrice elle-même.
— Notre professeur de biologie, Vanessa Aldiss, et l’experte en malédictions, Baldia Muwezicamili, sont parties temporairement rejoindre les chasseurs de Gnostiques. Et comme notre professeur d’astronomie, Demitrio Aristides, est toujours porté disparu, nous faisons venir trois enseignants provisoires de l’extérieur.
Un frémissement parcourut la foule. Les élèves avaient entendu des rumeurs de remaniement, mais l’identité des partants n’avait pas été confirmée et c’était la première reconnaissance officielle de la disparition de Demitrio. Le fait d’associer ces annonces au nom des chasseurs de Gnostiques donnait à tous une idée claire de la cause de ce remue-ménage.
— Gardez bien ceci en tête : c’est temporaire et donc non définitif. Cela dit, permettez-moi de vous présenter nos nouveaux professeurs. Avancez !
Trois silhouettes sortirent des coulisses. Un homme d’âge mûr à l’air curieusement nerveux, une femme à la peau sombre campée droit comme un i, et une beauté éblouissante dont on ne pouvait déterminer le genre au premier coup d’œil. Avec de somptueux accoutrement, cette personne attira aussitôt tous les regards de la salle. Tous sentaient instinctivement qu’il y avait là bien plus que de simples attraits.
— Ha… ha-ha… bonjour à tous chers élèves, dit le premier homme en levant la main et en se présentant sans entrain. — Marcel Oger. Je serai votre nouveau professeur de biologie magique. Je suis diplômé de Kimberly, donc j’imagine que ça fait de moi l’un des vôtres ? Vanessa m’a bien tourmenté quand j’étais ici, mais rassurez-vous, je suis loin d’être aussi effrayant.
Comparé à Vanessa, il paraissait en effet inoffensif, mais nul professeur de Kimberly ne se jugeait à la première impression. Après avoir gravé son nom et son visage en mémoire, les élèves tournèrent leur attention vers la femme à ses côtés.
— Zelma Warburg, experte en malédictions. Mmm, vous êtes bien des élèves de Kimberiy, j’aime le regard que vous avez. Comme Marcel, je suis diplômée ici mais je suis bien plus sévère que Muwezicamili. Préparez-vous.
Elle esquissa un large sourire. Sa tenue, sa voix et son expression semblaient toutes destinées à séduire, signe qu’elle et Baldia représentaient des pôles opposés dans leur domaine. Maintenant que son nom et son visage étaient connus, tous les regards se reportèrent sur la dernière personne.
Pourtant, ce mage androgyne ne fit aucun effort pour parler. Quand les yeux commencèrent à revenir vers la directrice, celle-ci se vit contrainte d’interpeler l’arrivant.
— … Qu’est-ce que vous faites ? Présentez-vous, Farquois.
— Oh, pardon. J’imaginais que vous le feriez pour moi.
Le nouveau professeur feignit la surprise, et plusieurs élèves poussèrent un cri. Ce mage osait taquiner la directrice en public ? Une audace que seul Theodore s’était permise jusque-là, et il s’en tirait grâce à leurs années d’amitié. Mais ce n’était pas la seule raison. Le nom prononcé par la directrice était plus renversant encore. Oliver sentait Pete se pencher en avant, plus excité que jamais.

— …Farquois ?!
— Pete, reste tranquille, dit Oliver.
Le mage en question reprit la parole, sa voix chatouillant doucement les oreilles de tous les élèves présents.
— Rod Farquois. J’enseignerai l’astronomie. Devrais-je plutôt me présenter comme le troisième grand sage ? Je n’ai enseigné à personne depuis cent vingt ans, et j’en suis tout émoustillé. On m’a traîné ici pour remplacer le Philosophe de l’ignorane. Tenez-vous pour bénis.
Farquois ricana de sa propre plaisanterie. Cela levait toute confusion sur la question de son genre. Pas étonnant que personne ne puisse trancher. Ce mage n’était ni homme ni femme, mais un reversi, capable de passer, à volonté, de l’un à l’autre corps. Comme Pete Reston.
— Contrairement aux deux autres, je n’ai jamais fréquenté Kimberly. Et je n’ai nullement l’intention de me conformer au style de cet institut. Je vous promets ceci : j’aborderai chaque élève avec le plus grand amour, et je guiderai chacun d’entre vous jusqu’au sommet de son art. Je le répète, chaque élève, sans exception.
Une proclamation assurée. Énoncée avec un aplomb si naturel qu’elle ne sonnait nullement comme de l’exagération. Il y avait là un mage capable d’assumer de telles paroles. Tous le sentaient instinctivement, et ceux qui savaient déjà quelque chose du « grand sage » en avaient même les preuves. Malgré l’attention braquée sur sa personne, Farquois n’ajouta rien. La directrice ramena son regard vers la foule.
— Vous étudierez sous la direction de ces professeurs jusqu’à ce que nous ayons recruté des titulaires. C’est tout pour le moment. Rompez !
L’esprit encore en ébullition devant ces nouvelles, les élèves se mirent en rang vers la sortie.
Ted Williams, le professeur d’alchimie, se tenait sur le côté de la scène, le regard rivé sur le profil de Farquois. Surprenant ce regard, le reversi se tourna vers lui avec un sourire.
— … Pas la peine de me fusiller du regard, mon garçon. Je te promets que je n’interférerai pas avec ton programme. J’ai assez remué de chaudrons pour toute une vie.
Farquois s’approcha en parlant. Il fallut à Ted toute sa maîtrise pour ne pas reculer. Il savait très bien pourquoi : une cloche d’alarme inconsciente sonnait en lui, celle qui retentit lorsqu’on se trouve face à un mage de très loin supérieur.
— À moins que tu n’aies quelconque affaire avec moi ?? Recherches-tu peut-être mes conseils ?
— … !
Farquois ouvrit les bras d’un geste avenant, et Ted sentit une vague de vertige le saisir. Ses bras et ses jambes s’engourdirent, et l’impulsion de hocher la tête monta en lui machinalement. Mais avant que cette impulsion n’engloutisse sa conscience, un homme plus petit s’interposa.
— Ça suffit, grand sage. C’est un homme sérieux. Il est du genre à trop cogiter trop alors ça le rend un peu coincé. Ne prenez pas ça pour de l’hostilité, dit Dustin Hedges, l’instructeur de balais.
Le fait que Dustin ne se soit pas laissé entraîner comme Ted prouvait qu’il avait de quoi tenir tête au sage : une assurance bien au-delà de ce que sa petite taille aurait laissé imaginer.
— Eh bien, voilà un bail, héros du combat de balai, dit Farquois en souriant. — Je crois que nous nous sommes vus pour la dernière fois au front, et tu t’en es tiré sans trop de dommages à ce que je vois. On dit que tu fais grise mine depuis que ton élève a explosé ton record.
— J’aurais bien aimé le garder, mais c’est comme ça.
— Ah ! Tu as donc retrouvé de ta superbe. Ces deux choses en sont la preuve, non ?
Farquois jeta un regard appuyé par-dessus l’épaule de Dustin. On distinguait là, croisés en diagonale dans son dos, deux longues tiges qui différaient de l’athamé et de la baguette blanche réglementaires. L’une était son balai, et l’autre un long athamé dans son fourreau, communément appelé un balmung. La guerre de balais était le domaine de Dustin, et ces pièces faisaient partie intégrante de son équipement complet, autant que le signe que la situation à Kimberly l’obligeait à rester en état d’alerte permanent. C’était dans cet esprit qu’il avait rejoint l’alliance de Ted.
Même les autres professeurs de Kimberly auraient réfléchi à deux fois avant de provoquer Dustin dans cet état. Farquois ne fit pas exception. Le grand sage leva les deux mains et battit en retraite.
— Du calme, inutile de sortir les griffes. Je ne faisais que sonder le terrain. Faisons en sorte de bien nous entendre. Nous sommes collègues ici, après tout.
Farquois adressa un clin d’œil à Ted, puis se retourna d’un mouvement vif et s’éloigna. Les professeurs qui observaient se mirent à sortir à leur tour. Ce n’est qu’alors que Ted expira. Dustin s’approcha et posa une main sur ses épaules qui se soulevaient
— Ça va, Ted ?
— … Difficile à dire, admit Ted.
— Le charme utilisé était costaud. J’ai failli m’y laisser prendre.
Le professeur d’alchimie avait parfaitement conscience d’être le plus faible du corps enseignant de Kimberly, mais sa résistance aux envoûtements dépassait largement celle du mage moyen.
Malgré cela, il s’était trouvé presque impuissant devant le magnétisme du grand sage. Et, bien entendu, Farquois n’avait pas été sérieux, comme le mage l’avait laissé entendre. Ce n’était que de la taquinerie.
Tandis que les autres amis d’Oliver réagissaient avec bon sens, l’état de Pete laissait penser qu’il était sous l’emprise d’un charme mineur. Un mage qu’il admirait depuis longtemps au seul travers de ses écrits se tenait soudain là, en chair et en os. Cet éclat de joie offrait précisément l’ouverture dont un charme a besoin pour s’ancrer. Pourtant, dès lors qu’on se trouvait ne serait-ce que partiellement sous l’emprise d’un charme, il devenait difficile de le faire reconnaître à l’intéressé. Pesant ses mots, Oliver lui massa les épaules.
— Écoute, Pete. C’est un mage venu de l’extérieur de Kimberly. Jusqu’ici, nos professeurs faisaient peur, mais ils étaient bridés par des règles qu’ils ne pouvaient enfreindre. Quant au sage, je soupçonne que ces mêmes règles ne s’appliquent pas à ce dernier.
Oliver exhortait à la plus grande prudence, mais la fougue de Pete se révéla irrésistible. Il balaya les mains d’Oliver, agacé.
— Alors j’ai qu’à faire gaffe. Depuis quand vous êtes devenus si pessimistes ? Même si Kimberly et les chasseurs de Gnostiques se chamaillent pour je ne sais quoi, ça ne nous touchera pas directement.
Oliver n’arrivait pas à se faire entendre, alors il insista. Mais cela ne fit que foncer davantage le sourcil de Pete, qui répliqua, pour des raisons qui dépassaient le simple charme du nouvel instructeur.
— Ça me va. Un lien avec le grand sage ? C’est une opportunité.
— Pete ! s’écria Chela, ne tenant plus.
Ce que Pete venait de dire n’était pas entièrement faux, mais il ne mesurait manifestement pas l’ampleur de la menace que représentait un mage comme Rod Farquois.
On avait beau se montrer prudent, une exposition prolongée à quelqu’un doté d’un charme aussi puissant finit par tordre la volonté. Chela et Oliver pensaient que c’était ainsi que ce clan avait pu rallier tant de reversi à sa bannière. Tout contact avec Farquois comportait un risque. Mais avant que quiconque puisse prêcher davantage la prudence, Pete tourna le dos au groupe.
— Je ferai à ma façon. Nous sommes en quatrième année, maintenant. J’en ai ras-le-bol de votre surprotection à la con.
Il laissa ces mots leur résonner aux oreilles. Tous savaient que c’était bien là l’origine de sa frustration. Ses épaules en disaient assez : tenter de le retenir maintenant ne ferait que le braquer davantage. Ils ne purent que le regarder s’éloigner.
Ce même soir, dans un atelier caché de la première couche du labyrinthe, Oliver faisait fonction de seigneur auprès de ses camarades, supervisant leur première réunion de l’année.
— Vous savez tous que les choses ont pris une vilaine tournure, dit Gwyn, qui, une fois encore, présidait l’assemblée.
Lui et Shannon avaient été diplômés et engagés par Kimberly pour prêter main-forte dans le domaine des malédictions. Ils n’étaient plus étudiants, mais leur rôle ici n’avait pas changé.
Ils ne laisseraient rien passer de ce qui pourrait faire obstacle au dessein d’Oliver, et il leur fallait réagir rapidement si de telles menaces se présentaient. Mais pour l’heure, cela les laissait désemparés.
— Que Vanessa et Baldia soient partent, ok, on s’y attendait. Mais personne n’avait prévu que le grand sage débarquerait. Qui l’a fait venir ? Le QG Gnostique se prépare-t-il à en découdre avec la directrice ?
— Difficile à dire. Très probablement l’un des Cinq Rod[1], mais Farquois n’est pas du genre à obéir aux ordres de qui que ce soit. Le sage est tristement connu pour ignorer les convocations des chasseurs réservistes, sauf urgence. Partons du principe que Farquois agit seul.
— Des grimoires à la bibliothèque ? Les recherches d’un membre du corps professoral ? Ou bien…
Les camarades d’Oliver cherchaient quelque chose à la hauteur de l’intérêt de Rod Farquois quand la main d’une fille jaillit.
— Une cible évidente : il y a un reversi sans affiliation en quatrième année.
Tout le monde acquiesça. Oliver n’était de loin pas le seul à avoir relevé cette possibilité.
— Pete Reston, dit Gwyn. — Ce nom-là est le premier qui nous vient à l’esprit à tous. Le clan Farquois encourage activement les reversi à se joindre à ses rangs, et tout le monde sait que seuls des reversi peuvent hériter du nom de Rod Farquois.
— Alors Farquois est là pour mettre le grapin sur Reston avant que quelqu’un d’autre ne pose sa revendication ? Je vois la logique, mais le sage irait-il jusqu’à enseigner à Kimberly pour cette petite raison ? On aurait pu envoyer quelqu’un d’autre de leur clan.
L’orateur inclina la tête, et Oliver partagea entièrement cette analyse. C’était bien trop de temps et d’efforts pour Pete Reston seul. À supposer que cet objectif fût atteint, on ne quitte pas si facilement son poste ensuite. Ce serait à la fois une trahison et une insulte à l’institut de Kimberly lui-même.
Une dette de cette ampleur serait impossible à rembourser sans conséquences, et, dans le climat actuel, cela ferait de la directrice une ennemie à vie. Même le grand sage ne pouvait souhaiter cela, d’où la perplexité générale devant sa présence ici.
— Voilà les motifs que nous pouvons avancer pour l’instant, poursuivit Gwyn. — Si tout cela s’est fait dans le dos de la directrice, raison de plus de s’en méfier. Farquois n’a rien à envier aux mages d’élite recrutés par Kimberly, ce qui en fait pour nous un sacré casse-tête.
— Alors attendons de voir. À ce rythme-là, impossible de choisir une prochaine cible. Tout ce qu’on peut faire, c’est éviter les gaffes.
— Oui… mais pas la peine de mettre Pete Reston sous surveillance. Heureusement, notre seigneur est déjà proche de lui.
Tous les regards se tournèrent vers Oliver. Il savait parfaitement que ses camarades voyaient juste, aussi hocha-t-il la tête non sans gravité.
— Impossible de dire combien succomberont au charme du sage, dit Gwyn. Fais attention à toi, Noll. Autant qu’à ton ami.
— …Je ferai attention, mon frère.
Oliver ferma les yeux. Il avait toujours pris toutes les précautions. C’était son devoir en tant que seigneur et ce qui était nécessaire à la sécurité de ses amis irremplaçables. En repensant au combat contre Demitrio Aristides, Oliver avait douloureusement conscience d’une chose : quelle qu’ait été l’issue finale, ils avaient bel et bien perdu cette bataille.
S’ils avaient réussi l’exploit, c’était grâce à son ami défunt, Yuri Leik, un fragment d’âme de leur cible. Oliver avait semé les graines de cela mais on pouvait tout aussi bien dire que Demitrio lui-même y avait contribué.
Le procédé avait été bien trop hétérodoxe pour qu’on parle simplement de change.
Puisque l’angle mort de leurs stratégies s’était révélé leur erreur fatale, on pouvait soutenir sans peine que leurs plans, en l’état, ne pouvaient conduire à la victoire.
Et dans cette optique, les quatre cibles restantes ne seraient en rien plus faciles que Demitrio. Oliver était convaincu qu’une nouvelle tentative ne mènerait qu’à la défaite. Ils ne pouvaient pas compter deux fois sur Yuri. Au vu de l’écart de puissance entre eux et leurs cibles, il n’y avait au bout du compte que l’inévitable.
Dans cette impasse, l’arrivée du grand sage donnait le tournis à Oliver. Une nouvelle menace ? Ou une aubaine à exploiter ? Quel que fût le coup qu’Oliver jouerait, il lui faudrait d’abord découvrir ce que cherchait ce nouvel arrivant. Les cours venaient à peine de commencer, et ils lui offraient une première chance de jauger le reversi.
— Eh bien. Par quoi allons-nous commencer ?
Tous les regards étaient braqués sur l’estrade où Demitrio avait autrefois régné. Farquois avait une stature plus menue que le philosophe. Tous étaient curieux de voir comment le grand sage enseignerait, et il semblait que ce mage n’avait pas encore tranché. Pete était assis deux rangs devant Oliver, qui gardait un œil sur son ami, s’efforçant toutefois de se comporter comme n’importe quel élève tout en observant le sage avec attention.
— Désolé, cela fait un moment que je n’ai pas enseigné. J’ai complètement oublié comment je me tenais. Aujourd’hui, on va bavarder un peu, histoire de vous sonder. Plus vite je mettrai des noms sur des visages, mieux ce sera.
Le ton se voulait apaisant, et les élèves, qui s’étaient préparés à tout, en restèrent saisis.
Demitrio était mû par le sens du devoir. À côté, cette approche frisait l’indifférence. Alors que cette impression s’installait, Farquois croisa les bras.
— N’empêche, le vieux Aristides… Je ne sais pas qui l’a fait tomber, mais je dois avouer que c’est impressionnant. Nous ne nous sommes jamais entendus, même si je respectais ses talents de mage. Et ce n’est pas un compliment que je fais souvent. Je peux compter sur les doigts d’une main les mages que je respecte.
Le sage ôta son chapeau à l’adresse de son prédécesseur d’une manière on ne peut plus arrogante, et plusieurs élèves tressaillirent à cette attitude, mais rengainèrent pour l’heure leurs poignards mentaux. Nombreux étaient ceux qui avaient admiré le caractère entier de Demitrio et ses accomplissements. S’il avait tenu si longtemps à Kimberly, ce n’était pas pour rien. Oliver estima qu’il serait avisé de calmer les esprits avant qu’ils ne s’échauffent pour de bon, mais ce que Farquois dit ensuite l’inquiéta bien davantage.
— Je connais la réputation de cette école, remarqua le sage en s’adossant au pupitre. — Jeter des sorts, brandir des lames, deux facettes acceptées de la vie sur le campus. C’est pire dans le labyrinthe en dessous, mais même en cours, on voit voler des membres. Vous avez toute ma sympathie. Du fond du cœur, je plains quiconque est forcé d’apprendre dans un endroit pareil.
Les yeux d’Oliver faillirent lui sortir de la tête. Au lieu d’apaiser qui que ce soit, le sage avait choisi de les provoquer. L’arrogance et l’irrationalité étaient monnaie courante chez les enseignants de Kimberly, mais ces travers ne se gagnaient qu’après s’être imposés aux yeux des élèves. Ne rien montrer et toiser tout le monde du haut de son mépris, voilà qui valut à Farquois plus d’un regard noir.
— Richard Andrews, dit un garçon en levant la main et en se présentant brièvement. — Si cela ne vous dérange pas de le dire, avez-vous un problème avec la méthode de Kimberly ?
Pas de détour, c’était la question que tous se posaient. Oliver lui adressa un merci silencieux. Il voulait éviter de dire quoi que ce soit lui-même, de peur de donner l’impression qu’il cherchait à sonder. Mais Richard pouvait prendre la mesure de Farquois. Sans se laisser intimider, il soutint son regard. Farquois lui jeta alors un bref coup d’œil, toujours appuyé contre le pupitre.
— Un problème ? Ma foi, oui. Si j’étais aux commandes, les choses seraient tout autres. Au minimum, vous seriez bien plus en sécurité. Et sans en rien diminuer la qualité de votre instruction.
Tous avalèrent leur salive. On dépassait désormais la critique des traditions de Kimberly pour en arriver à une critique directe de la directrice. Absolument pas ce qu’un remplaçant venant de l’extérieur devait faire le premier jour de cours. Sa tête restera-elle encore sur ses épaules le lendemain ? Tous commencèrent à en douter, mais Farquois haussa les épaules.
— J’ai entendu dire que certains d’entre vous avaient milité pour des améliorations. Le président du Conseil des élèves diplômé l’an dernier ? Héhé… peut-être que mon arrivée tombe à point nommé. N’êtes-vous pas d’accord, Mr. Andrews ?
— … Sans commentaire.
Se bornant à cette réponse minimale, Andrews baissa les yeux. Oliver en conclut que le sage était encore plus intrépide qu’il ne l’avait imaginé, mais cela rendait d’autant plus obscure la raison même de leur présence ici.
Il n’était tout de même pas ici pour provoquer Kimberly de l’intérieur, si ? Trois décès auraient-ils poussé le QG Gnostique à un acte de désespoir insensé ?
— Je crains que nous n’alourdissions la discussion. Rien de tel qu’un peu d’exercice pour apaiser l’atmosphère ! DEFORMATIO !
Au sort du grand sage, les bureaux et les chaises se mirent à bouger et furent absorbés par le sol tandis que les élèves se levaient d’un bond.
Même le mur derrière eux se rétracta, supprimant la cloison avec la salle attenante. C’était une fonctionnalité standard des salles de classe de Kimberly, et personne ne s’en étonna. Jusqu’à ce que Farquois s’avance au centre de l’espace ainsi dégagé, les bras écartés.
— Jouons à chat. J’accorderai des crédits à quiconque parvient à m’attraper. En échange… si je vous touche le front, déclinez votre nom. Cela ne vous éliminera pas ni rien, c’est juste un moyen pour moi d’apprendre vos noms.
— Hein… ?
— …Quoi ?
— Autorise-t-on les sorts ou non ? Je n’en utiliserai pas, donc peu m’importe… mais il vaudrait mieux éviter les tirs amis.
Farquois les chauffait en feignant de s’inquiéter. Les élèves étaient désormais ouvertement hostiles à son égard. L’une d’elles leva la main : Jasmine Ames, l’une des meilleures bretteuses de sa promotion, les yeux dissimulés par sa longue frange.
— …Si vous me permettez, instructeur. Ici, nous sommes tous des élèves de quatrième année de Kimberly. Ce serait une chose si nous étions dehors, avec de l’espace pour courir, mais pensez-vous pouvoir nous damer le pion dans cet espace restreint sans sorts ?
— Bien sûr. Pour qui me prenez-vous ? Je suis le grand sage.
Farquois haussa les épaules. Et cela suffit à Ames.
— Très bien. Vous avez entendu l’instructeur, mesdames et messieurs. Nous avons été dénigrés.
Le mot frappa fort, et tous les regards de la salle se braquèrent sur Farquois.
— Voilà l’esprit, dit Farquois en écartant les bras. — Venez !
Farquois frappa dans ses mains, et tous les élèves se mirent en mouvement. Le sage se replia le dos au mur, puis marcha sur sa surface. Les élèves s’y attendaient, et ceux en tête du groupe employèrent la même technique.
— Ah, vous maîtrisez tous la Marche Murale comme si de rien n’était, murmura Farquois, l’air sincèrement impressionné. Voilà bien le style de Kimberly. Votre acquisition des fondamentaux du combat devance de loin la moyenne.
En tête, Rossi fondit sur Farquois au terme d’une triple feinte. Ses doigts visèrent la poitrine du sage, mais ne saisirent que du vide. Il reçut en échange une légère tape sur le front.
— … Tch… !
— C’était du jeu de jambes Koutz, n’est-ce pas ? Je vois que tu fus autodidacte un temps, mais tu as bien poli ta technique. Serre ton équilibre dans tes virages, et ce sera encore plus net. Ton nom ?
— Tullio Rossi ! Et je n’en ai pas fini avec vous !
Une main sur le front, Rossi avait déjà changé de direction et repartait à la poursuite. Farquois se replia plus haut sur la paroi, jusqu’à son sommet, puis les pieds du grand sage les portèrent directement sur le plafond, si bien que Farquois se retrouva la tête en bas. Les élèves pestèrent. C’était bien plus difficile que de marcher sur un mur, mais ils durent suivre. Tandis qu’Ames et Rossi occupaient Farquois, Mistral recourut à la magie spatiale pour générer des clones qui convergèrent toutes dans le dos du sage, mais le doigt de Farquois le repoussa en arrière.
— …Argh… !
— Tu maîtrises bien les illusions ? Si tu peux faire ceci avec la seule magie spatiale, la version incantée doit être remarquable. Il faudra me la montrer un jour. Ton nom ?
— Merde ! Rosé Mistral.
N’étant plus en mesure de maintenir la Marche murale, Mistral tomba du plafond. Sans attendre sa réception, trois nouvelles élèves utilisèrent en tandem Champ Spectral[2], visant Farquois. La robe du sage tourbillonna en réponse, et un pied faucha à leurs talons au plafond. Deux élèves furent emportées, et un doigt toucha le front de la troisième.
— …!
— Beau travail d’équipe. Mais ces deux-là n’arrivent pas tout à fait à suivre ton rythme. Tu es indulgente avec tes amies, pas vrai ? C’est si tentant après tout. Ton nom ?
— …Jasmine Ames, aussi peu encline que je sois à le dire.
À contrecœur, elle annula sa Marche murale et se laissa tomber, pour atterrir en douceur au sol en contrebas. Ayant suivi cela, le regard de Farquois balaya le plafond alentour. Naturellement, tous n’approchaient pas par petits groupes. Pendant que les plus motivés occupaient le sage, les autres s’étaient rangés. La majorité des élèves se trouvaient désormais en formation autour de leur cible.
— Vous m’avez encerclé ! Oui, c’était le bon choix.
— À l’attaque ! dirent Andrews et Albright d’une seule voix, et des dizaines d’élèves jaillirent de tous les angles. Tous se crurent vainqueurs car malgré les prouesses inhumaines de Farquois, il n’y avait nulle part où aller. Ils avaient même un groupe au sol au cas où le sage annulerait sa Marche murale.
Mais Farquois n’essaya même pas d’esquiver, se contentant de tapoter le plafond du talon.
— ?! ?! ?! ?! ?! ?! ?! ?!
Les semelles des élèves se décrochèrent d’un coup, et tous ceux autour de Farquois basculèrent en chute libre. Oliver, qui observait à distance, près des murs, plissa les yeux et analysa la manœuvre.
Le sage avait profité de notre technique encore peu assurée, déversant du mana dans le plafond autour de sa personne pour perturber les éléments et rendant difficile le maintien de la Marche murale pour les élèves. Naturellement, Farquois n’était pas affecté mais avait un bien meilleur maintien au plafond.
— Remontez tant que vous voulez ! Je suis magnanime. Jamais il ne me viendrait à l’esprit de prétendre que vous n’avez droit qu’à une seule tentative contre moi.
Farquois sourit gentiment à la foule médusée en contrebas. À présent, tous savaient qu’ils passeraient le reste du cours à courir après l’ombre de Farquois. Cette intuition se confirma, et le temps s’écoula ainsi.
— … Hum. Hum ? Hum, hum, hum.
Au-dessus, sur le plafond, le grand sage hocha la tête. Bien moins d’élèves étaient encore en état de continuer. Se déplacer le long des murs les épuisait, et la majorité avaient dépassé leurs limites et gisaient au sol, hors d’haleine. Mais il y avait des exceptions et Farquois se tourna vers elles.
— Vous êtes sept à pouvoir encore marcher sur les murs. Plus que je ne l’attendais ! Pour ce qui est des seuls mouvements physiques, vous êtes clairement ce que votre promotion offre de meilleur.
Les bras croisés, Farquois les loua, dévisageant chacun à tour de rôle.
— À ce stade, je sais qui vous êtes. Nanao Hibiya, Chela McFarlane, Joseph Albright et Ursule Valois, n’est-ce pas ? dit Farquois en désignant les élèves nommés. Mr. Andrews et Miss Ames m’ont donné leurs noms, cela va de soi. Mr. Rossi, bien joué. N’eût été ta perte de sang-froid, je sais bien que tu serais là aussi, ne t’en fais pas.
Rossi était étalé à plat sur le sol au-dessus, mais pas oublié. Oliver en comprenait la raison : les autres avaient joué la durée et pris des pauses à bon escient, mais Rossi avait tout donné dès le départ.
Après avoir nommé six élèves, le sage se tourna enfin vers Oliver.
— Et toi, Mr. Horn. Tu es un garçon très prudent. Tu ne m’as pas laissé te toucher une seule fois. Quelque chose me dit que c’est sur tes instructions que Miss Hibiya et McFarlane ne se sont pas montrées particulièrement agressives.
— …
Oliver ne répondit que par le silence. Pas une fois depuis le début du jeu il n’avait donné d’instructions d’une façon visible à l’œil. Il avait fait de son mieux pour éviter tout ce qui permettrait au sage de l’analyser lui. Mais il semblait qu’il aurait tout aussi bien pu agir à découvert.
— Tu ne veux vraiment pas que je te touche, hein ? Nulle nécessité d’une telle prudence. Je ne suis pas ton ennemi, au contraire, je suis ton meilleur allié. J’espère que tu t’en rendras compte bientôt.
Les lèvres de Farquois se retroussèrent, et le sage se remit à marcher sur le plafond. Tous se raidirent. Le jeu de chat n’était pas terminé, et Farquois restait leur cible. C’était ce qui avait permis à Oliver de garder ses distances et d’observer. Mais si les rôles s’inversaient…
Le son d’une cloche rompit la tension montante. Le cours était terminé, et l’étrange magnétisme de Farquois se dissipa.
— Bon, c’est tout pour aujourd’hui. Aucun crédit accordé, mais n’ayez crainte, je connais désormais tous vos noms et vos visages. Vous êtes ce que tous envient : des élèves du grand sage.
D’un sourire éblouissant, Farquois se laissa tomber sur le sol en contrebas et se dirigea vers la porte. Les quelques élèves encore debout se détendirent enfin.
Les quelques élèves restants se détendirent enfin.
— …Je suis mortifiée…
— Jaz !
— Reste avec nous !
Ames n’avait plus la force de bien atterrir et ses partenaires durent la rattraper.
— …
— Argh, Mistral !
— Le stress l’a tué !
Mistral était à plat ventre, quasi inconscient, et ses amis se hâtèrent de l’aider à se relever. Farquois, un œil sur eux, esquissa un sourire, et sa trajectoire le mena devant Pete, qui, éreinté, était assis avec Katie et Guy.
— …Ah.
Les yeux de Pete suivirent le sage, mais Farquois passa tout droit sans même accorder un regard. La porte se referma en coulissant, et Pete serra les poings.
— Un sacré monstre, dit Rossi, qui se remit assez pour se redresser.
— Des mouvements trop impeccables !
— Même parmi le corps enseignant, rares sont ceux d’un tel niveau.
— J’imagine seulement Garland et Theodore, hein ?
— Ouais… En plus Farquois ne nous a touchés qu’en contre.
— Si nous l’avions poursuivi plus agressivement, aucun de nous ne serait encore debout. Déplorable.
Andrews et Albright étaient manifestement sur la même longueur d’onde. Ursule Valois les dépassa d’un pas impérieux. C’était une pure praticienne du Koutz ayant tenu tête à l’équipe d’Oliver dans la ligue de combat l’an dernier.
— J’ai mieux à faire que de vous écouter faire un débrief.
— Ah, Lady Ursule !
— Attendez-nous… !
Ses deux suivants épuisés se ruèrent derrière. Le reste de la foule leur emboîta le pas. Pete demeurait parfaitement immobile, et Oliver s’approcha de lui.
— Pete.
— Déstresse. Je ne vais pas le poursuivre.
Pete écarta sa main d’un geste et quitta la pièce. Oliver grimaça, avant d’être rejoint par Chela et Nanao.
— …Farquois n’a pas encore montré d’intérêt clair pour Pete. Ce n’est pas pour autant que nous pouvons nous relâcher.
— Il est aussi insaisissable qu’un renard. C’est comme essayer d’attraper de l’eau qui coule.
Les deux filles donnèrent leurs impressions sur Farquois, et Oliver acquiesça.
— D’accord sur les deux points. Cela dit, Farquois est ici pour enseigner, donc rien d’étonnant. Ce qui m’intéresse davantage, ce sont ses dires. Remettre en cause aussi ouvertement la philosophie de cette école…
Il plissa les yeux. Même en tenant compte de la réputation du grand sage et de son soutien non négligeable aux chasseurs de Gnostiques, un tel comportement mettait clairement des vies et des intégrités en péril.
— Je ne parviens pas à cerner farquois, ajouta Chela. — Était-ce de la simple provocation ? Ou alors était-ce vraiment son avis ?
Si le sage pensait vraiment ce qu’il disait, c’était jusqu’à quel point ?
[1] Rod est ici un titre. Il y a donc 5 sages. Rod (de l’anglais) signifie Bâton/Sceptre de mage dans ce contexte.
[2] En anglais Ghost Ground.