THE TOO-PERFECT SAINT T4 - CHAPITRE 3

Les volontés de mon père

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Traduction : Calumi
Harmonisation : Opale
Relecture : Raitei

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— J’ai gardé l’habitude de me lever trop tôt.

Je me levai, jetai un regard à Mia, dont le visage endormi était tourné de l’autre côté, puis m’habillai. Il était trop tôt pour commencer la journée, mais j’étais impatiente de monter sur le toit. D’après ce qu’on m’avait dit, on pouvait y admirer un lever de soleil à couper le souffle.

Espérant le voir de mes propres yeux, je quittai la chambre et gravis l’escalier. Le toit était accessible à tous les invités, je pouvais donc y aller librement.

Dès que j’ouvris la porte, une brise fraîche me caressa le visage. Je levai les yeux vers le ciel. Le soleil ne s’était pas encore levé, et la nuit demeurait profonde. Seul l’extrême Est laissait deviner une lueur pâle qui commençait à poindre.

— Oh. Je ne m’attendais pas à te trouver ici, Philia.

Je me retournai.

— Osvalt…

Il s’était sans doute éveillé aussi tôt que moi.

— Désolé de te déranger, dit-il.

— Comment ?

— J’ai simplement pensé que tu étais venue ici pour passer un moment seule.

Pourquoi lisait-il si bien en moi ? Il avait raison. J’étais venue chercher un peu de solitude.

— C’était bien mon intention, il y a encore un instant. C’est étrange pourtant…

— Oh ?

— Dès que j’ai vu votre visage, j’ai changé d’avis. J’ai eu envie de passer du temps avec vous, au lieu d’être seule.

— Je vois. Philia ?

Je m’approchai lentement de lui, puis le serrai dans mes bras. Il était si chaud. La chaleur de son corps me procura un profond sentiment de sécurité.

Il avait changé mon destin. Si je ne l’avais pas rencontré, je ne serais sans doute pas là aujourd’hui. Le désir de lui offrir tout ce que j’étais s’épanouissait en moi.

— Pardonnez-moi, dis-je. — Cela doit vous sembler étrange. Je voulais seulement être seule pour réfléchir, mais dès que je suis venue ici, je me suis sentie soudainement seule.

— Je comprends.

Il accepta mon étreinte sans poser de questions. En y repensant, je ne m’étais pas sentie isolée depuis longtemps. Autrefois, j’avais considéré mes fonctions sacrées comme le seul but de mon existence, si bien que je n’avais besoin de personne d’autre que Mia. Mais en vérité, j’avais sans doute toujours désiré être aimée.

Je dissimulais ce besoin en accomplissant mes devoirs dans une solitude sans émotion, persuadée de ne pas mériter l’amour.

 

 

Je ne pouvais plus prétendre le contraire. Depuis qu’Osvalt faisait partie de ma vie, j’acceptais volontiers ce désir d’être aimée. J’avais envie d’embrasser chaque facette de son être.

Depuis ma rencontre avec le prince, j’étais devenue avide d’amour.

— Pardonnez-moi, Osvalt. Je suis devenue si faible. Je ne crois plus pouvoir supporter la solitude.

— Ce n’est pas ainsi que cela fonctionne. Supporter la solitude ne signifie pas que l’on est fort. Aujourd’hui, tu es capable de t’ouvrir à moi, de créer un lien sincère. Se montrer vulnérable exige une vraie force. Du moins, c’est ce que je crois.

— Merci. Vos paroles me réconfortent.

Après avoir passé quelques minutes blottis l’un contre l’autre, le soleil commença à se lever. Sa lumière éclatante me fit plisser les yeux.

C’était étrange. Il brillait si fort que j’eus envie de me protéger le visage, et pourtant je ne pouvais m’empêcher de le contempler, fascinée par le spectacle. Mon cœur débordait d’émotion. Je savais que je n’oublierais jamais cette vision.

C’était peut-être que je voulais que mon monde soit ainsi. Pouvoir regarder le lever du soleil auprès de l’homme que j’aimais… pouvait-il exister moment plus beau ?

— Je suis sincèrement heureuse d’être née, Osvalt.

— Philia…

— C’est pour cela que je veux en apprendre davantage sur le père que je n’ai jamais connu. Et sur ma mère aussi.

Je baissai de nouveau les yeux vers la capitale royale, scintillant sous la lumière du matin. C’était le pays où mon père était né et avait grandi. J’en savais si peu sur lui qu’il m’avait toujours semblé n’avoir jamais existé. Mais peut-être que cela allait changer. Si je parvenais à retrouver le frère cadet de mon père, Luke, il pourrait sûrement me parler de ma famille. J’avais l’intuition que cela comblerait un vide en moi.

Quel genre d’homme était mon père ? Qu’est-ce qui l’avait poussé à quitter son pays ? Qu’avait éveillé en lui ce désir de trouver un remède à la maladie qui le consumait ?

En réalité, peu importait si je n’obtenais pas toutes les réponses. Je voulais simplement apprendre tout ce que je pourrais.

Ma mère et mon père avaient vécu, s’étaient rencontrés, puis étaient tombés amoureux. Sans eux, je ne serais pas là à goûter à ce bonheur. J’étais si reconnaissante qu’ils m’aient donné la vie. C’était cette gratitude qui me poussait à en apprendre davantage sur eux.

— Pensez-vous que Luke comprendra ce que je ressens ?

— Difficile à dire. Tu devras faire de ton mieux pour le lui montrer.

— Oui, vous avez raison.

— Je t’aiderai. Restons concentrés sur notre but, Philia.

Ses mots suffisaient à dissiper toutes mes inquiétudes. Les encouragements d’Osvalt m’insufflaient toujours du courage.

  • Osvalt, merci d’être à mes côtés et de m’aider.

— Allons, ne dis pas de bêtises. Je t’aime. Il est naturel que je veuille te soutenir.

Ses cheveux blonds étincelaient dans la lumière du soleil, frémissant sous la brise matinale. En cet instant, il n’y avait plus que lui à mes yeux.

Je me rapprochai, attirée par la douceur de son regard. Je sentis mes paupières se fermer, et…

— Oh ! Philia ! Te voilà !

— Hein ?

Surprise, je me retournai. C’était Mia.

— Attends, quoi ? Le prince Osvalt est ici aussi ? J…je ne dérange pas, j’espère ?

— M…Mia ! Que fais-tu ici ?

— Ce n’est pas évident ? Quand je me suis réveillée, tu avais disparu. J’étais morte d’inquiétude, alors je suis venue te chercher.

Bien sûr. En constatant mon absence, Mia était partie à ma recherche. Si elle était arrivée une minute plus tard, elle nous aurait peut-être surpris dans une situation embarrassante.

— J…je suis vraiment désolée. Je ne voulais pas gâcher ce moment…

— N-ne t’en fais pas. Il n’y avait rien à gâcher.

— Pas la peine de me le cacher. Je retourne dans la chambre. Prenez votre temps, tous les deux.

Sur ces mots, Mia quitta précipitamment le toit. En la voyant s’éloigner, je poussai un soupir de soulagement.

À présent, nous étions de nouveau seuls, mais l’atmosphère s’était chargée d’une gêne palpable. Osvalt n’osait plus me regarder.

— J…je suis désolée pour ça, dis-je.

— Hmm ? Oh, cela ne m’a pas dérangé.

— M…mais…

Alors que je m’apprêtais à parler, Osvalt déposa un doux baiser sur ma tête. Ce geste inattendu me laissa sans voix. Souriant, il murmura à mon oreille :

— Nous pourrons reprendre là où nous en sommes arrêtés une autre fois.

— D…d’accord.

Je n’étais pas habituée au contact physique, et ses mots chuchotés me prirent également au dépourvu. Il me fallut toute ma force pour parvenir à répondre d’un ton si calme.

Le ciel était sans nuage. Lorsque j’étais montée sur le toit, il faisait encore sombre, mais à présent le soleil brillait au-dessus de nous. La lumière du jour ne faisait qu’accentuer ma gêne.

— Cela dit, mieux vaut partir avant que Lena ou Leonardo n’arrivent.

— Très drôle, Osvalt, répondis-je en riant.

Son sourire sincère était contagieux.

Sans que l’un ou l’autre ne prenne l’initiative, nos doigts s’entrelacèrent naturellement, et nous partîmes côte à côte.

 

 

***

 

— Dame Philia ! Vous portez votre tenue de Sainte aujourd’hui !

Après avoir pris mon petit-déjeuner, Lena fit remarquer que j’étais vêtue différemment de la veille.

Je ne voulais pas que Luke se montre inutilement méfiant lors de notre rencontre, alors j’avais décidé de rendre mon statut clair dès le départ.

Il n’était pas en bonne santé, et je devais faire en sorte que notre entrevue se déroule dans la plus grande sérénité.

— Est-ce que je devrais m’habiller aussi ? demanda Mia.

— Ce ne sera pas nécessaire. Une seule d’entre nous doit porter la robe. Et puis, il risquerait d’avoir un choc s’il trouvait deux Saintes devant sa porte.

— Oh, d’accord. Cela a du sens.

Je glissai la lettre de mon père dans mon sac.

— Prête ?

— Oui, je suis prête.

— Alors allons-y.

Sur ces mots, Mia et moi partîmes retrouver les autres.

Osvalt, déjà prêt à partir, nous attendait dans la chambre d’Erza, aux côtés de Mammon.

— Oh ! Vous êtes prêtes à partir ?

— Merci de nous avoir attendues, Osvalt. Vous aussi, Erza, Mammon.

Je m’inclinai avant de rejoindre le prince.

— Êtes-vous nerveuse, Sainte Salvatrice ? demanda Erza.

— Un peu, répondis-je avec franchise, — Mais plus que tout, je suis impatiente.

J’exprimai honnêtement ce que je ressentais à la remarque d’Erza. Jusqu’à récemment, j’ignorais même l’existence de mon oncle, et voilà que nous allions nous rencontrer. Je ne savais toujours pas quoi lui dire ni comment me comporter.

Malgré cela, j’étais heureuse à l’idée de le voir. Je voulais le rencontrer, lui parler, et lui présenter Osvalt et Mia. Ce désir surpassait tout le reste.

— Vous êtes donc prête mentalement. Mammon ! On dirait que nous pouvons partir.

— J’y suis déjà, répondit Mammon avec entrain.

Il invoqua un portail de téléportation orné de motifs inquiétants, et nous le traversâmes.

— Alors c’est ici, hein ?

Ce qui nous accueillit de l’autre côté était un spectacle à couper le souffle.

Devant nous s’étendait un vaste champ de fleurs pittoresque. En son centre se dressait un petit cottage.

Cela ne pouvait être que la demeure de Luke. L’endroit avait tout d’un refuge d’apothicaire renommé. En traversant le champ, je me rendis compte qu’il s’agissait en réalité d’un jardin d’herbes médicinales, foisonnant de plantes aux propriétés variées.

Cependant, je ne pouvais me laisser distraire par la beauté du lieu. À peine étions-nous arrivés que la porte de la maison s’ouvrit, et une silhouette en sortit : un homme d’âge mûr à la peau brune, aux cheveux blancs et aux yeux vert émeraude. Il avançait tranquillement dans son jardin, arrosoir à la main. Cela ne pouvait être que Luke. Nous ne nous étions jamais rencontrés, mais j’en étais certaine.

Je m’avançai pour le saluer.

— Serait-ce vous, chère Sainte ? Non, votre visage ne m’est pas familier. Seriez-vous une nouvelle Sainte de Gyptia ?

— Enchantée de faire votre connaissance. Ai-je bien l’honneur de m’adresser à Luke Elraheem ? Je me nomme Philia Adenauer, et je sers en tant que Sainte de Parnacorta.

— J…je suis bien Luke, oui. Mais peu importe. Êtes-vous vraiment Dame Philia ? P…pourquoi la Sainte Salvatrice viendrait-elle dans mon modeste coin de campagne ?

Luke me fixa, figé, sans sourciller. Il était évident qu’il n’avait aucune idée du lien qui nous unissait.

— On m’a dit que le frère de mon défunt père, mon oncle, vivait à cette adresse. Je suis venue dans l’espoir de le rencontrer.

— Votre oncle, dites-vous ? Hmm… Ma femme et moi sommes les seuls à vivre ici.

— Oui. Je suis la fille de votre frère, Kamil Elraheem. Je suis votre nièce.

— Quoi ?! s’exclama Luke, pétrifié, la bouche grande ouverte. — V-vous êtes la fille de mon frère ?!

Je ne pouvais lui en vouloir pour sa surprise. Mon père était mort depuis plus d’une dizaine d’années, et même s’il avait pu évoquer son mariage dans une lettre, Luke n’aurait jamais pu imaginer que la fille de son frère viendrait frapper à sa porte, encore moins qu’elle soit devenue une Sainte. Découvrir que sa nièce était la Sainte d’un royaume étranger avait de quoi le bouleverser.

— Pardonnez-moi de vous avoir effrayé, Luke. Excusez-moi d’être venue sans prévenir, mais accepteriez-vous de m’accorder un instant ?

— Très bien. Je vois à votre regard que ce n’est pas une mauvaise plaisanterie. Entrez donc, je vais préparer du thé.

Ouvrant la porte, Luke nous fit signe d’entrer dans sa maison, où notre conversation aurait lieu.

 

 

***

 

— L’illustre Dame Philia est la fille de mon frère aîné, et elle est fiancée au second prince de Parnacorta… Et maintenant, elle est venue jusqu’ici pour en apprendre davantage sur lui… marmonna Luke.

Lorsque je lui expliquai brièvement les raisons de ma visite, Luke eut une grimace. Je ne pouvais pas lui reprocher son scepticisme. L’histoire paraissait invraisemblable.

— Je sais que vous êtes malade, alors je ne vous presserai pas s’il vous est difficile d’en parler. Mais si possible, pourriez-vous me dire quel genre d’homme était mon père, Kamil ?

— J’apprécie votre délicatesse. Je me suis calmé, et je suppose que partager quelques souvenirs ne me fera pas de mal.

— Je vous en serais très reconnaissante.

L’évêque Yaim nous avait dit que Luke était souffrant, et j’avais craint qu’il ne soit trop faible pour discuter. Pourtant, il semblait en assez bonne forme pour converser. Je devais cependant veiller à ne pas le fatiguer.

— Bien. Vous voulez entendre parler de mon frère, c’est ça ?

— Oui. Jusqu’à récemment, j’ignorais même le nom de mon père biologique, mais je brûlais d’envie d’en apprendre davantage.

— Je vois.

Luke ferma les yeux, comme plongé dans une profonde réflexion. Quelques instants plus tard, il les rouvrit et commença à parler.

— Ton père était de constitution fragile, mais son esprit compensait largement cette faiblesse. Et, plus encore, c’était l’homme le plus bienveillant qu’on puisse rencontrer.

— Vraiment ?

 

— Oui. À l’origine, il avait entrepris des études d’apothicaire pour soulager ses propres problèmes de santé, mais il s’était vite mis à élaborer des remèdes pour les autres malades. Pour moi, c’était là sa véritable vocation, et elle était des plus nobles. Je me souviens que cela m’avait inspiré à suivre la même voie et à consacrer ma vie au peuple de notre pays.

Ainsi, c’était bien mon père qui avait poussé Luke à devenir apothicaire. Tandis que je l’écoutais avec attention, une tendresse mélancolique m’envahit, bien que je n’aie jamais vu son visage.

— Mais votre père fut frappé par le germe du démon, une maladie incurable.

— C’est ce qu’on m’a dit.

— Il partit seul, espérant trouver un remède miraculeux à son mal. Ce fut la dernière fois que je le vis.

Luke devait garder un profond regret de cette séparation. Son expression amère trahissait le poids de ce souvenir. Il n’avait certainement jamais imaginé que ce serait leur ultime adieu.

— J’ai reçu plusieurs lettres de lui, mais elles cessèrent d’arriver il y a plus de vingt ans. J’ignorais qu’il s’était marié à Girtonia et qu’il avait eu un enfant.

Luke se leva et disparut dans l’arrière-salle du cottage. Après un court instant, il revint avec plusieurs lettres entre les mains.

— Voici les lettres que mon frère m’a envoyées. Il avait réuni la plupart des ingrédients qu’il jugeait nécessaires à la mise au point d’un remède, mais il lui en manquait encore un. Je veux que vous les preniez, Dame Philia.

— Quoi ? Vous en êtes sûr ?

— Sans la moindre hésitation. Je les ai lues tant de fois que je les connais par cœur. Votre père aurait voulu que vous les gardiez.

Je baissai les yeux sur les lettres que Luke me tendait. L’écriture, pâle et tremblée, semblait celle d’un homme qui ne pouvait plus appuyer sa plume avec force. Pourtant, il avait dû mettre tout son cœur dans ces mots.

Dans chacune, mon père racontait ses difficultés à trouver les ingrédients essentiels à son remède, exprimant chaque fois sa frustration d’une manière nouvelle.

— Mon maître… enfin, ma mère, m’a confié une lettre que mon père, Kamil, avait écrite pour vous dans ses derniers jours. Souhaitez-vous la voir ?

— Une lettre écrite par mon frère à la fin de sa vie ? Voilà bien quelque chose que je ne pensais jamais revoir…

Luke prit la lettre que je lui tendais et la lut silencieusement.

— Dame Philia…

Lorsqu’il eut terminé, il prononça mon nom, les yeux embués de larmes. Que pouvait donc contenir cette lettre ?

— Pardonnez-moi de me laisser aller ainsi devant vous. Voudriez-vous la lire à votre tour ?

— E-est-ce que j’en ai le droit ?

— Bien sûr.

Je pris la lettre des mains de Luke.

 

À mon cher petit frère,

Quand tu liras ces lignes, je ne serai déjà plus de ce monde. Mais permets-moi de te dire une chose : je suis fier de toi, toi qui es devenu le plus grand apothicaire de notre patrie. J’espère que tu continueras ton œuvre, même après mon départ.

Il y a quelques jours, mon épouse et moi avons eu une fille. Elle n’a pas encore de nom, mais elle est déjà incroyablement adorable. Je suis plein d’espoir pour son avenir.

Pour moi, cette enfant représente l’espérance.

Quoi ? Tu veux savoir ce qu’elle a de si mignon ? Bonne question. Je pourrais citer bien des choses, mais ce que j’aime le plus, c’est qu’elle ressemble tant à ma chère épouse.

Je te l’ai déjà écrit dans une lettre précédente, mais ma femme n’est pas seulement belle de visage, elle l’est aussi d’âme. Il est donc tout naturel que notre fille soit tout aussi charmante.

En ce moment même, ma femme se prend la tête entre les mains, cherchant désespérément un prénom. Elle qui d’ordinaire reste si calme et réfléchie… la voir ainsi me touche profondément.

Je suis certain qu’elle trouvera un nom merveilleux, un nom qui fera d’elle une enfant forte, capable d’affronter les épreuves sans faiblir.

J’aimerais que tu puisses la voir, toi aussi.

Au final, je n’ai pas réussi à créer ce remède. C’est frustrant, mais je ne peux plus me permettre de forcer davantage. Il me faut renoncer à cette ambition. J’ai vécu une vie heureuse, et je peux l’affirmer sans hésitation.

Luke, pardonne-moi de t’avoir causé tant d’inquiétude.

Je veillerai sur toi, de là-haut.

Avec toute mon affection,

Kamil Elraheem

— Quoi ?!

Lorsque je terminai la lecture, je ne pus retenir les émotions qui montaient en moi. Je n’avais jamais connu mon père, mais je pouvais sentir, à travers ses mots, toute sa bonté et sa chaleur. Il avait aimé ma mère et m’avait aimée, moi aussi. Je n’aurais jamais imaginé que découvrir cela me rendrait aussi heureuse.

— On dirait que vous aviez un père merveilleux, dit Osvalt.

Je pris le mouchoir qu’il me tendait et essuyai mes larmes.

— Oui. Merci.

Ma poitrine me brûlait, envahie d’un mélange de joie et de tristesse qu’il m’était impossible de décrire.

— Mère ne nous a jamais raconté de belles histoires d’amour à son sujet, mais elle et Kamil devaient être très proches, lança Mia avec un sourire taquin.

Je n’avais jamais vraiment pris le temps d’imaginer quel genre de mariage unissait Maître Hildegarde et mon père. Pourtant, cette lettre me laissait entrevoir la profondeur de leur lien, et je regrettai de ne pas en savoir plus. La prochaine fois que je la verrais, j’aurais tant de questions à lui poser.

— Vous dites que vous ignoriez jusqu’à récemment que mon frère était votre père, Dame Philia, reprit Luke. — Que s’est-il passé ?

— V-vous voyez…

Je regardai Mia, incapable de trouver les mots justes. D’un hochement de tête plein de douceur, elle prit la parole à ma place.

— Peu après la naissance de Philia… enfin, de ma grande sœur, elle a été recueillie par mes parents, qui n’avaient pas d’enfant. Ils l’ont élevée comme leur propre fille. Jusqu’à récemment, elle ignorait tout de sa véritable mère et de l’existence de Kamil. C’est entièrement la faute de mes parents.

— Pardonnez ma question, mais quel est votre lien avec Philia ?

— Oh, j’aurais dû le préciser. Nous ne sommes pas sœurs de sang. Techniquement, elle est ma cousine.

— J…je vois, répondit Luke en s’inclinant profondément. — J’ignorais tout cela. Je suis désolé de vous avoir contrainte à évoquer un sujet aussi douloureux.

D’un regard extérieur, notre histoire devait paraître difficile à entendre. Je savais combien les fautes de ses parents pesaient sur le cœur de Mia, mais cela ne signifiait en rien qu’elle en était responsable.

— Relevez la tête, Luke. Ma vie n’a peut-être pas toujours été simple, mais aujourd’hui, je suis heureuse. Je suis entourée de Mia, d’Osvalt, et de nombreuses personnes qui me sont chères.

Je parlai avec sincérité, sans la moindre retenue.

Luke releva lentement la tête et me fixa droit dans les yeux.

— Cette détermination dans votre regard… C’est comme si je voyais Kamil. Vous êtes sans aucun doute la fille de mon frère. Je suis certain qu’il vous observe depuis le ciel, heureux de voir que vous avez des gens aussi merveilleux à vos côtés.

— Luke…

— Je ne me sens pas digne de me considérer l’oncle de la Sainte Salvatrice. Mais découvrir que j’ai une nièce… que mon frère a laissé une fille derrière lui… c’est le plus beau cadeau que j’aurais pu espérer.

Je percevais toute la sincérité de son regard. Plus que tout, je me sentais bien en sa présence, malgré le fait que nous venions tout juste de nous rencontrer.

Je m’inclinai profondément.

— Merci de m’avoir parlé de mon père.

Tout comme il se réjouissait d’avoir retrouvé une nièce, j’étais comblée d’avoir découvert un oncle.

— Cette visite fut une réussite, non ? dit Mia.

— En effet. Je n’y serais pas parvenue sans toi, Mia.

— Heh… Je ne pense pas avoir été d’une grande aide. Mais j’ai l’impression qu’un poids s’est envolé. Je ne saurais dire pourquoi, mais je devais me sentir un peu anxieuse, avoua-t-elle en souriant.

Mia m’avait-elle accompagnée à Gyptia par inquiétude ?

Osvalt se leva et s’inclina.

— Luke, je vous remercie de nous avoir parlé de Kamil. En tant que fiancé de Philia, permettez-moi de vous exprimer toute ma gratitude.

Luke, déconcerté, se redressa aussitôt et tenta de s’agenouiller. Le geste de Osvalt semblait l’avoir complètement bouleversé.

— V…votre Altesse ! Je vous en prie, relevez la tête ! Aucun prince ne devrait s’incliner devant un simple roturier !

— Vous vous méprenez, Luke. Je ne m’incline pas en tant que prince, mais en tant qu’homme fiancé à votre nièce. Ne vous en faites donc pas.

— Oui, mais tout de même… c’est une chose insensée à faire.

— Osvalt, je crois que vous mettez Luke mal à l’aise.

— Très bien, très bien. Pardon… J’étais simplement trop heureux.

Osvalt s’excusa avec un sourire radieux. Il avait sans doute remarqué la gêne sur le visage de mon oncle. Libéré du malaise causé par l’inclinaison du prince, Luke se détendit et son expression s’adoucit.

J’avais entendu dire que Luke n’était plus en état d’exercer son métier d’apothicaire, mais notre conversation ne semblait pas l’avoir épuisé. Peut-être n’était-il pas aussi malade que je le pensais…

Koff ! Koff ! Hhh… hh… Arghhh !

— Hein ?

Luke porta la main à sa poitrine, pris d’une douleur aiguë. Était-ce une crise provoquée par la maladie ? Quoi qu’il en soit, je ne pouvais rester sans rien faire.

— Luke !

Je courus vers mon oncle, terrassé par la souffrance. Lorsqu’il sortit un médicament de sa poche, je saisis une cruche d’eau posée tout près et la lui tendis. Il avala son remède d’une traite avant de soupirer de soulagement.

Hngh, glou, glou… pfou…

Dès qu’il eut pris la médecine, son état sembla se stabiliser. Je le vis essuyer la sueur qui perlait sur son front.

— Je suis désolé que vous m’ayez vu dans cet état, dit-il.

— Oh, ne vous en faites pas. Mais cette crise… ce n’est pas ce que je crois, n’est-ce pas ?

— Malheureusement, vous voyez juste. Moi aussi, je souffre du germe du démon.

— Alors, c’était le cas.

Des quintes de toux violentes, une douleur dans la poitrine… Ces symptômes ne suffisaient pas à poser un diagnostic formel, mais j’avais entendu dire que les proches parents de ceux atteints du germe du démon, comme les frères ou les enfants, avaient davantage de risques d’être frappés eux aussi. Voilà pourquoi cette idée m’était venue.

— J’ai mis au point ce remède en cherchant un moyen de guérir le germe du démon, expliqua Luke. — Il permet de contenir les symptômes pendant un certain temps, mais voilà ce qui arrive lorsque ses effets s’estompent.

C’était fascinant. Luke avait lui-même entrepris des recherches pour trouver un remède. À en juger par la vigueur dont il avait fait preuve jusqu’à présent, sa préparation parvenait effectivement à freiner la progression de la maladie pour un temps.

— Ce doit être un médicament incroyable, dit Mia. — Pas vrai, Philia ? À peine l’a-t-il pris qu’il pouvait de nouveau parler.

— Oui. C’est la preuve qu’il est un apothicaire remarquable. Cependant…

— Vous avez déjà compris la faiblesse de mon remède, n’est-ce pas, Dame Philia ? Je m’en doutais. La médecine est l’un des nombreux domaines où vous excellez, après tout.

Souriant avec une pointe d’autodérision après ma remarque, Luke poursuivit son explication.

— Ce médicament sert à contenir les symptômes, reprit-il, — Mais rien de plus. Il ne stoppe pas la maladie qui continue de ronger mon corps. Et plus elle progresse, plus je dois en prendre souvent pour qu’il fasse effet. Cela ne fait que trois heures depuis ma dernière dose.

— Cela signifie donc que…

— Oui. D’ici peu, il cessera d’agir complètement.

Une lueur paisible brillait dans les yeux de Luke, comme s’il avait déjà accepté la tragédie qui l’attendait. Moi, en revanche, je n’étais pas prête à m’y résigner. L’idée de perdre l’oncle que je venais à peine de rencontrer m’était insupportable.

Je n’étais partie de Parnacorta que pour convaincre ma mère de me conduire à l’autel. Mais à présent, après avoir rencontré Luke et l’avoir vu souffrir de la même maladie que mon père, je ne pouvais tout simplement pas lui tourner le dos et repartir.

Avant même d’en prendre conscience, les mots m’échappèrent.

— Me permettriez-vous de poursuivre vos recherches, Luke ?

— Vous voulez reprendre mes recherches ?

— C’est bien ce que j’ai dit.

À cet instant, j’eus la certitude que le destin m’avait guidée jusqu’ici. C’était la même maladie que mon père avait étudiée, contre laquelle il s’était battu jusqu’à son dernier souffle. Le germe du démon lui avait arraché la vie, tout comme il avait emporté Elizabeth. Je ne pouvais pas laisser ces sacrifices rester vains.

— J’ai quelques connaissances en médecine. S’il vous plaît, laissez-moi vous aider.

En entendant ma supplique, Luke fut submergé par l’émotion. Des larmes montèrent à ses yeux.

— Dame Philia… iriez-vous vraiment aussi loin pour quelqu’un que vous venez tout juste de rencontrer ?

— Bien sûr. Je ne pourrais rien souhaiter de plus que de guérir la maladie qui a emporté mon père.

— Oh… vous ne pouvez imaginer combien cela me touche…

Luke saisit ma main et la pressa contre son front dans un geste de profonde gratitude. En le regardant, je fis le vœu silencieux de créer enfin un remède au germe du démon.

— Tu es une apothicaire hors pair, dit gaiement Mia. — Je suis sûre que tu réussiras à achever les travaux de Luke.

Oui, c’était là mon souhait. J’étais déterminée à mener à bien ce que mon père et mon oncle avaient commencé.

— Luke, dis-je, — Je suis désolée de vous demander cela alors que vous êtes souffrant, mais pourriez-vous me montrer vos documents de recherche ?

— Bien sûr. Aucun problème. Je serais heureux que vous les lisiez. Donnez-moi juste un instant.

Luke disparut dans son bureau. Peu après, il reparut, les bras chargés de papiers.

Il y en avait une quantité impressionnante. Leur lecture allait me prendre un long moment.

 

 

***

 

— Il semble que l’objet principal de vos recherches ait été un remède capable de contenir les symptômes une fois la maladie déclarée, plutôt qu’un traitement destiné à la guérir. Ai-je bien compris, Luke ?

Après avoir parcouru tous ses travaux, je voulus m’assurer d’avoir tiré la bonne conclusion.

Le remède mis au point par Luke était d’une efficacité remarquable. Il supprimait presque entièrement les symptômes de la maladie. Cependant, il n’existait aucune possibilité qu’il la guérisse, quelle que soit la dose administrée.

— Oui, c’est exact. J’avais besoin d’être suffisamment en forme pour continuer à travailler, voilà pourquoi j’ai commencé par là. Le problème, c’est que ce traitement m’a pris trop de temps à développer. Et lorsque je l’ai enfin achevé, je n’avais plus ni la force ni la volonté nécessaires pour poursuivre mes recherches vers un véritable remède.

— Mais la formule du remède curatif est complète, du moins en théorie. Il vous manque simplement les bons ingrédients.

— C’est incroyable. Je n’en reviens pas que vous ayez compris autant de choses après une seule lecture de mes notes. En effet, si je disposais de plantes médicinales capables d’éliminer la cause fondamentale de la maladie, plutôt que d’en atténuer les symptômes, je pourrais créer une potion miraculeuse. Cependant, toutes les plantes susceptibles d’avoir un tel effet sont essentiellement toxiques. Le corps du patient se désagrégerait avant même qu’elles ne produisent leurs effets.

Ainsi donc, Luke avait déjà élaboré une théorie de guérison. Le remède palliatif qu’il avait conçu lui avait offert le temps nécessaire pour approfondir ses idées.

— Je pense que mon frère était parvenu à la même conclusion, poursuivit Luke. — Dans ses lettres, il écrivait qu’il peinait à trouver le dernier ingrédient de son remède.

— C’est ainsi que je les ai interprétées, moi aussi. Mais même lui n’a jamais réussi à le trouver.

Dans ses lettres, mon père évoquait souvent sa difficulté à localiser un ingrédient essentiel. Il avait tout donné pour le découvrir, mais il était mort avant d’y parvenir. Cette pensée me serra le cœur.

— Cela veut dire que si nous trouvions le bon ingrédient, nous pourrions fabriquer le remède ? demanda Mia.

— Je le crois, répondis-je. — Mais ce serait une tâche redoutable. Luke a déjà testé tous les ingrédients possibles, sans succès.

— C’est donc pour cela que Kamil a quitté Gyptia afin de chercher ailleurs.

J’acquiesçai. Luke avait expérimenté presque toutes les plantes connues du pays, et mon père avait parcouru le monde pour trouver d’autres ingrédients potentiels, sans jamais découvrir ce qu’il cherchait. Il était évident que concevoir un remède ne serait pas chose aisée.

— Dis, Philia, intervint Osvalt, — Ce n’est qu’un avis de profane, mais penses-tu qu’on pourrait trouver ce que nous cherchons à Girtonia ?

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

Mon père se trouvait à Girtonia lorsqu’il rendit son dernier souffle. Il paraissait évident qu’il s’y était rendu pour chercher l’ingrédient, mais il semblerait qu’il ne l’y ait pas trouvé.

— C’est écrit ici, dans sa lettre. « En fin de compte, je n’ai jamais réussi à créer ce remède. Aussi frustrant que ce soit, je ne peux plus me permettre de me surmener, et je dois renoncer à ces ambitions. » C’est bien ce qu’il a écrit, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Quand il dit qu’il ne peut plus se surmener, cela ne signifie peut-être pas qu’il n’a pas trouvé l’ingrédient. Peut-être savait-il où le trouver, mais il n’avait plus la force d’y aller.

— Oh ?! Maintenant que vous le dites, répondis-je, — Vous avez peut-être raison.

J’avais seulement retenu de cette lettre les sentiments de résignation de mon père et l’amour qu’il me portait. Mon cœur en était trop bouleversé pour que je prête attention au reste.

— Il y a donc de fortes chances que l’ingrédient nécessaire pour guérir le germe du démon se trouve quelque part à Girtonia.

— Dans ce cas, devrions-nous y retourner ?

— Excellente idée. Ce serait sans doute le meilleur moyen de maximiser nos chances de le trouver.

Je me tournai vers Luke.

— Pardonnez-moi, Luke, mais pourrions-nous conserver ces documents quelque temps ?

L’expression de Luke s’assombrit. Il me regarda, puis acquiesça lentement.

— N’en faites pas cas. Cependant, Girtonia est un territoire vaste et lointain. Le voyage en lui-même sera difficile.

— N’ayez crainte. Avec l’aide de mes amis, nous pourrons rejoindre Girtonia en un clin d’œil.

— Comment ?! J’aurais dû me douter que vous aviez un tour dans votre manche, Sainte Philia. On ne vous appelle pas la plus grande Sainte de l’Histoire pour rien.

— De plus, mon maître, la veuve de mon père, doit forcément avoir quelques indices à nous offrir.

C’était vrai. Si mon père avait découvert l’ingrédient clé du remède, Hildegarde en saurait assurément quelque chose.

— Sur ce, j’espère pouvoir compter sur vous.

Je tournai le regard vers Mia et Osvalt pour observer leurs réactions. Comme je m’y attendais, ils hochèrent la tête tous les deux.

— Bien sûr. Et je me ferai un plaisir de demander au prince Fernand toute l’aide dont vous pourriez avoir besoin.

— Parfait. Ne perdons pas de temps.

Sur ces mots, nous reprîmes en hâte la route de Girtonia, dans l’espoir de demander la vérité à Maître Hildegarde.

 

 

 

***

 

— Nous retournons à Girtonia ? s’étonna Erza. — Ce n’est pas que cela me dérange, mais c’est pour le moins soudain.

Sa réaction était parfaitement compréhensible. Nous n’étions arrivées à Gyptia que la veille. Mais après avoir rencontré Luke et lui avoir parlé de mon père, mon objectif en ces lieux était accompli. J’en avais désormais un nouveau : trouver un remède au germe du démon. Peut-être cela paraissait-il égoïste, car ma première motivation était de sauver mon oncle. Pourtant, je voulais aussi achever l’œuvre de mon père et offrir un peu de paix au prince Reichardt. Tout cela semblait à portée de main. Je ne pouvais plus me retenir.

— J’aurais peut-être dû vous prévenir avant, reconnus-je.

— Oh, ce n’est rien. Vous pouvez me débarrasser de Mammon quand vous voulez.

— Hé, fais attention à ce que tu dis. Et puis, je ne pourrais pas refuser quoi que ce soit à Philia si c’est elle qui me le demande. Impossible de dire non à une jolie fille.

— Mammon ! Tu te tiens à carreau, ou ta tête dégage. À toi de voir.

— Hé ! Grande sœur ! Je suis désolé ! J’ai dit ça sans réfléchir ! Pardonne-moi, je t’en supplie !

Tandis que Mammon implorait sa clémence, Erza se tenait au-dessus de lui, le fusillant du regard.

— J’ai besoin de vous demander une faveur, Mammon, dis-je. — Je dois retourner à Girtonia.

— Petite Philia ! Tes désirs sont des ordres. Je suis toujours prêt à venir en aide à une belle demoiselle en détresse !

Mammon leva le pouce et m’adressa un sourire éclatant. Visiblement, je n’avais pas à m’inquiéter pour le voyage vers Girtonia.

— J’espère que vous obtiendrez tous des informations utiles auprès de Dame Hildegarde.

— Merci. Je ferai de mon mieux pour la confronter. En tant que mère et fille, nous devrions pouvoir nous comprendre.

Ce ne serait sans doute pas facile, mais je n’étais pas prête à abandonner. Mon maître devait forcément savoir quelque chose. C’était peut-être pour cette raison qu’elle m’avait remis cette lettre.

— Très bien, je vais ouvrir la porte.

Mammon concentra sa magie et fit apparaître un portail de téléportation orné. Nous y pénétrâmes aussitôt.

— Cette magie est impressionnante. Il ne nous a fallu qu’une seconde pour revenir au manoir de Mère.

Incapable de résister à la fanfaronnade, Mammon afficha un sourire suffisant.

— Impressionnée, petite Mia ? ricana-t-il.

Mia n’avait pas tort. C’était un sort d’une utilité remarquable. J’avais espéré l’apprendre un jour moi-même, mais à ma grande déception, il semblait exiger la robustesse physique d’un démon. Quelle que fût ma détermination, mon corps humain n’en était pas capable. Tandis que je songeais à cela, la porte du manoir s’ouvrit, et Maître Hildegarde apparut.

— Je ne m’attendais pas à vous revoir si tôt. Tu as retrouvé Luke ?

— Oui. Je suis revenue parce que j’ai quelque chose d’important à vous demander.

Je savais qu’il était inutile de tourner autour du pot avec elle.

— Vraiment ?

— Oui. En fait…

— Allons donc, comptez-vous me raconter toute l’histoire sur le pas de ma porte ? Je ne peux décemment pas laisser Son Altesse debout ici. Entrez donc, nous parlerons à l’intérieur.

Alors que j’allais lui expliquer la situation, mon maître m’interrompit. Hildegarde avait raison. Ce n’était pas l’endroit pour discuter de tout cela. Nous la suivîmes à l’intérieur.

***

 

— Très bien. Nous irons chercher vos domestiques.

Erza et Mammon partirent, tandis qu’Hildegarde nous conduisait dans son salon de réception. Nous prîmes place sur le sofa.

Lorsqu’elle s’assura que nous étions tous installés, elle alla droit au but.

— Alors, de quoi vouliez-vous me parler ?

— J’ai des raisons de croire que mon père a trouvé, ici à Girtonia, l’ingrédient final nécessaire pour mettre au point un remède contre le germe du démon. En savez-vous quelque chose ?

Je posai la question sur mon père sans détour. Le sourcil de mon maître tressaillit alors qu’elle me fixait.

— Il est bien venu dans ce pays à la recherche de cet ingrédient, mais il n’a jamais réussi à le trouver. Malheureusement, je n’ai aucun indice à t’offrir.

— J-Je vois… Je pensais que vous sauriez peut-être quelque chose.

— Je suis désolée de te décevoir. Il a cherché jusqu’à son dernier souffle, mais en fin de compte, il n’a découvert aucune piste.

Mon hypothèse était totalement fausse. J’étais convaincue que mon père avait forcément trouvé quelque chose, comme l’avait suggéré Osvalt, mais il semblerait que je me sois trompée.

— Que s’est-il passé ? demanda mon maître. — Je croyais que tu étais partie en quête d’informations sur ton père avant ton mariage. Et maintenant, tu cherches à guérir le germe du démon ?

— Eh bien, en fait…

Sa question était tout à fait légitime. Je lui expliquai que Luke était atteint du germe du démon, et que j’étais revenue à Girtonia en pensant y trouver l’ingrédient clé du remède.

— …Voilà pourquoi nous sommes revenus.

— Penser que Luke a été frappé par la même maladie… murmura Hildegarde en portant sa tasse de thé à ses lèvres. — Je comprends, à présent. Bien sûr, tu ne pouvais pas le laisser mourir.

Elle semblait réellement bouleversée d’apprendre que Luke souffrait du même mal qui avait emporté mon père.

— Aussi tragique que ce soit, poursuivit-elle, — Mon époux est mort sans trouver de remède. C’est un fait indéniable. Je ne suis pas certaine que l’ingrédient que vous cherchez puisse se trouver à Girtonia.

— Si vous n’en êtes pas certaine, cela signifie qu’il reste un espoir, n’est-ce pas, Mère ? intervint Mia.

— On peut dire cela. Il a poursuivi ses recherches jusqu’à ce que son corps ne le supporte plus, convaincu qu’il finirait par trouver ce qu’il cherchait. Nous ne pouvons donc pas exclure entièrement la possibilité que ce soit ici.

Maître répondit à la question de Mia d’un ton sombre. Je sentis bien que les chances n’étaient pas de notre côté. C’était logique. Mon père avait consacré toute sa vie à la recherche de cet ingrédient clé, sans jamais y parvenir.

— Et maintenant, Philia ? demanda Osvalt. — Devons-nous croire en cette infime possibilité et tenter notre chance ? Je suis désolé… J’étais persuadé que nous trouverions quelque chose ici.

— Ne vous en faites pas, Osvalt. Vous n’avez aucune raison de vous excuser. J’y croyais tout autant que vous.

— Alors commençons tout de suite ! Je vais t’aider !

Osvalt et moi nous levâmes, impatients de nous mettre à l’ouvrage.

— Déjà sur le départ ? Vous êtes d’une impatience, vraiment.

— Doucement, Petite Philia ! Je n’arrive même plus à te suivre !

— Vous cherchez le dernier ingrédient pour guérir le germe du démon, n’est-ce pas ?

— La collecte d’informations est ma spécialité. Quelle que soit ta demande, je suis prêt à y répondre.

Erza venait de revenir avec mon bâton. Il me fallait profiter au mieux de leur aide.

Ma première tâche consistait à examiner les travaux de recherche que j’avais empruntés à Luke et à les comparer aux registres des plantes médicinales connues pour pousser dans ce pays.

Forte de cet objectif, je me dirigeai vers la bibliothèque que je fréquentais autrefois lorsque je vivais à Girtonia.

 

 

***

 

— Philia, ce travail est impossible, non ?

— Tu abandonnes bien trop vite, Mia.

— Je suis sérieuse ! Tu ne peux pas me déposer une montagne de livres et espérer que je découvre un miracle là-dedans.

J’avais choisi des ouvrages censés offrir une solide introduction à l’art des apothicaires, mais Mia contemplait la pile avec horreur. Elle n’avait pas tout à fait tort. Nous ignorions ce qui avait mené mon père à Girtonia au départ, si bien que notre enquête s’annonçait interminablement laborieuse.

— Philia, dit Osvalt, — Pour commencer, je vais dresser la liste de toutes les plantes médicinales propres à ce pays. Cela te semble-t-il raisonnable ?

— Merci. J’apprécierais beaucoup.

— N’est-ce pas un peu tôt pour vous plonger là-dedans, prince Osvalt ?

— Oh, j’ai l’habitude de ce genre de recherches.

Osvalt m’avait déjà assistée à de nombreuses reprises, notamment lorsque nous étudiions les sorts divins. Je savais qu’il était parfaitement capable de s’en charger.

— Ne paniquez pas, Mia. Plongez-vous simplement dedans et faites de votre mieux.

— Lena… D’accord, je vais lire, alors.

Sur ces mots, nous nous plongeâmes tous dans la lecture à la bibliothèque de Girtonia. La quantité d’ouvrages à consulter était immense, mais nous étions six. Cela ne prendrait pas une éternité.

J’espérais seulement qu’entre ces pages se cacherait un indice.

 

 

**

— J’ai trouvé.

— Tu ne nous déçois jamais, Philia ! Après avoir lu tout ça, tu as enfin découvert quel ingrédient il nous faut ! Ouf, quel soulagement. J’ai lu assez de livres pour toute une vie !

— As-tu vraiment trouvé quelque chose, Philia ? demanda Osvalt.

— Je le crois, oui. Les travaux de Luke m’avaient déjà donné une idée approximative de l’ingrédient nécessaire, mais ce livre le confirme.

— Oh ! Et si nous le trouvons, nous pourrons créer un remède miracle ?

— Nous devrions pouvoir y parvenir. Mais j’ai aussi fait une constatation malheureuse. Aucun de ces livres ne mentionne où pousse cette plante.

— Quoi ? C’est une plaisanterie ! protesta Mia en gonflant les joues, visiblement outrée.

Mes tournures inutilement dramatiques avaient dû la dérouter. Malheureusement, aucun de ces ouvrages ne m’avait apporté le moindre indice. Mais cette absence même représentait déjà un progrès.

— Je vois. Tu sais quel ingrédient il te faut, mais pas où le trouver.

— Exactement. J’ai vérifié chacune de mes hypothèses en les comparant avec les notes de recherche de Luke. Si nous supposons que mon père avait atteint un degré d’avancement similaire, il n’était plus qu’à un pas de mettre au point le remède. Il devait être à la recherche d’un ingrédient capable de neutraliser les composants nocifs d’un médicament déjà existant, plutôt que de traiter directement la maladie.

Si ce qui était écrit dans sa lettre était vrai, alors mon père, tout comme Luke, devait déjà avoir une idée précise de la formule achevée. Il ne manquait qu’un seul élément à leur composition. Malheureusement, ils ne l’avaient pas trouvé.

— C’est cet ingrédient que nous cherchons aujourd’hui, n’est-ce pas ?

— Oui. Je suis certaine que mon père l’a cherché ici, mais je doute qu’il puisse être trouvé à l’intérieur des frontières de Girtonia.

— Comment peux-tu en être sûre ?

— J’ai eu la chance de parcourir ce pays tout entier dans le cadre de mes devoirs de Sainte. J’ai recueilli toutes les plantes médicinales que je rencontrais au fil de mes voyages, pour mes propres recherches.

— Maintenant que tu le dis, nous avions gravi cette montagne ensemble pour que tu puisses cueillir des plantes médicinales. Tu as fait la même chose à Girtonia ?

— Oui, répondis-je à la question de Osvalt.

Nos recherches à la bibliothèque m’avaient menée à deux conclusions : il ne manquait qu’un ingrédient pour obtenir le remède, et cet ingrédient ne se trouvait pas à Girtonia.

— Mais si l’ingrédient n’est pas ici, pourquoi Kamil aurait-il laissé un message aussi énigmatique dans sa lettre ?

— C’est bien ce qui me trouble… tout comme le fait que ce soit Mia qui m’ait apporté la lettre.

— Dame Hilda a confié la lettre à Dame Mia au lieu de te la remettre directement, observa Osvalt, — Et une phrase dans cette lettre laisse entendre qu’il avait trouvé le dernier ingrédient nécessaire au remède miracle. Veux-tu dire que Dame Hilda cache quelque chose ?

— Oui. C’est exactement ce que je soupçonne, acquiesçai-je.

En y repensant, l’insistance de Hildegarde à prétendre ignorer tout des recherches de mon père paraissait bien étrange. Je n’imaginais pas qu’elle puisse risquer la vie de Luke en nous cachant la vérité, aussi avais-je voulu croire à sa sincérité. Pourtant, quoi que je fasse, quelque chose sonnait faux.

— Je n’arrive pas à croire que Mère puisse nous mentir, dit Mia.

— Elle doit avoir une raison. Une raison que nous ne sommes pas censées connaître…

— C’est bien cela. Elle ne te mentirait jamais sans une bonne raison, Philia, ajouta Osvalt à voix plus basse. — Devons-nous la pousser à s’expliquer ?

Hildegarde était une Sainte. Je ne pouvais imaginer qu’elle profère un mensonge pouvant mettre une vie en danger sans qu’un motif grave ne l’y contraigne.

— Nous ne pouvons pas laisser Luke souffrir, dis-je. — Et puis, après tout ce que nous avons appris, je refuse d’être vaincue par la maladie qui a emporté Elizabeth et mon père.

— Dans ce cas, déclara Mia, — Il faut trouver un moyen pour que Mère nous dise ce qu’elle cache ! Elle est têtue, c’est vrai, mais je suis sûre qu’elle finira par se confier si Philia lui demande gentiment.

— Mia… Je ne suis pas certaine que les choses se passeront aussi simplement, mais sa ténacité ne vaut pas la mienne. Je ne reculerai pas.

Je lui adressai un signe d’encouragement, résolue à retourner une dernière fois chez Maître Hildegarde.

 

***

À peine arrivées au manoir, Hildegarde nous conduisit dans le salon et nous servit le thé.

— Que se passe-t-il ? Avez-vous découvert quelque chose ?

Son regard, fixé droit sur moi, ne trahissait pas la moindre hésitation. Elle ne semblait nullement dissimuler quoi que ce soit.

— Hé bien… balbutiai-je.

Maintenant que le moment était venu, je me sentais nerveuse, incapable de formuler mes mots. Quelle absurdité. À quoi bon hésiter encore ? Je déglutis, puis commençai lentement à parler.

— Y a-t-il quelque chose que vous ne nous dites pas ?

— Qu’est-ce qui te prend ? Je ne comprends pas ce que tu insinues, Philia.

Sans surprise, elle resta parfaitement impassible. La force d’esprit de ma maîtresse éclipsait de loin celle de Mia.

— Maître, je suis convaincue que mon père a trouvé l’ingrédient clé du remède miracle. Il savait ce dont il avait besoin pour créer un remède sûr contre cette maladie. Il n’a simplement pas pu se le procurer.

J’étais presque certaine de cette hypothèse. Comme l’avait dit Osvalt, mon père était venu à Girtonia pour chercher cet ingrédient. Pourtant, d’après mes recherches et ma propre expérience en tant que Sainte dans ce pays, aucune plante médicinale connue ici ne correspondait à ce profil.

Il devait donc exister un détail important qu’on nous avait caché.

— Maître, Kamil écrivait des lettres à son frère cadet pour lui faire part de ses avancées. Il est impossible qu’il ne vous ait pas, à vous, son épouse, révélé la vérité cachée à propos de l’ingrédient manquant. C’est pour cela que vous avez hésité à me remettre la lettre.

— …

— Ce n’est qu’une supposition, mais… obtenir cet ingrédient nous mettrait-il en grand danger ?

À ces mots, mon maître détourna enfin le regard. Lentement, elle se leva et quitta la pièce.

Mia et Osvalt se tournèrent vers moi, impressionnés.

— Tu es incroyable, Philia. Je n’aurais jamais imaginé que tu déduises tout cela.

— Moi non plus. Je n’ai même pas eu le temps d’ouvrir la bouche.

Il m’avait fallu un moment pour rassembler mes pensées, mais j’étais désormais sûre de ma conclusion.

Tendue, j’attendis de voir comment Maître Hildegarde allait réagir.

 

— Je vous prie de m’excuser pour l’attente. Je voulais vous montrer ceci.

Quelques minutes plus tard, Maître me tendit une pile de documents. La fine couche de poussière qui la recouvrait indiquait qu’ils avaient été conservés pendant de longues années.

— Ce sont… les recherches de mon père ?

— En effet, répondit Hildegarde. — J’avais jugé inutile de te les montrer, alors je m’en étais abstenue. Mais puisque tu vas aussi loin, je vais te laisser les lire, afin que vous sois convaincue d’abandonner.

— Abandonner quoi ?

— Le développement d’un remède contre le germe du démon, bien sûr.

Je feuilletai les papiers de mon père. Sans surprise, il existait certaines divergences entre ses travaux et ceux de Luke, mais leurs résultats globaux étaient presque identiques. Luke s’était davantage concentré sur la suppression des symptômes de la maladie, et avait donc progressé plus loin dans ce domaine. Comme mon père, il avait suspendu ses recherches sur un véritable remède, faute d’avoir trouvé un ingrédient manquant. Cependant, une chose distinguait les travaux de mon père.

— Il a découvert un ingrédient qui pourrait être la clé pour créer le remède, dis-je. — La « Fleur des Larmes de Lune ». C’est bien cela, n’est-ce pas ?

À ces mots, mon maître acquiesça lentement.

— Connais-tu cette plante médicinale, Philia ?

— Oui, bien sûr. C’est une plante rare que l’on trouve à l’état sauvage hors de Sedelgard. Elle est extrêmement difficile à se procurer.

En vérité, je ne connaissais la Fleur des Larmes de Lune que de nom. Cette plante insaisissable ne poussait qu’au-delà de notre continent. On disait qu’elle entrait dans la composition de remèdes miraculeux contre d’innombrables maladies, mais elle était presque impossible à obtenir.

Il arrivait rarement que ces fleurs soient importées de terres lointaines, et elles n’étaient jamais vendues sur les marchés ordinaires. Je n’en avais même jamais vu une seule.

Et pourtant, dans les notes de recherche de mon père, le nom de cette plante rare figurait explicitement parmi les ingrédients du remède miracle. Cela signifiait qu’il en avait obtenu un échantillon.

— Maître, comment mon père s’est-il procuré la Fleur des Larmes de Lune ?

Jamais il n’aurait recommandé un ingrédient qu’il n’avait pas testé lui-même. Je ne pouvais qu’en conclure qu’il avait bel et bien trouvé cette fleur insaisissable.

Maître Hildegarde poussa un soupir. Elle sembla réfléchir un instant, puis détourna lentement le regard.

Il était désormais clair qu’elle me cachait quelque chose. Le silence s’installa un long moment, emplissant la pièce d’une atmosphère oppressante.

— Il existait autrefois, dans ce pays, un endroit où poussaient des Fleurs de Larmes de Lune, dit-elle enfin.

— Il en existait ? m’écriai-je malgré moi.

Je n’en avais jamais entendu parler. J’étais née et j’avais grandi à Girtonia, et j’avais même servi comme Sainte du royaume, pourtant j’ignorais tout de cela.

Si un tel lieu avait existé, pourquoi personne n’en avait-il connaissance ? J’étais convaincue d’avoir exploré chaque recoin de Girtonia à la recherche de plantes médicinales. Le doute m’envahit.

— Tu connais la zone interdite le long de la frontière entre Girtonia et Parnacorta, n’est-ce pas ? La Zone des Miasmes Volcaniques ?

— Bien sûr. C’est une zone mortelle, un endroit que même les Saintes ne peuvent approcher. Attendez… ne me dites pas que…

La Zone des Miasmes Volcaniques était l’un des rares lieux du continent totalement proscrits.

Des phénomènes inexpliqués, comparables à des explosions magiques, s’y produisaient fréquemment, rendant toute approche impossible. Quiconque osait s’y aventurer perdait la vie en quelques instants.

Il était difficile d’imaginer que des Fleurs de Larmes de Lune puissent pousser dans un endroit aussi dangereux.

— Mère ? demanda Mia en penchant la tête, intriguée. — Comment a-t-il pu se procurer une plante venant d’un tel endroit ? Et même, comment savait-il qu’elle s’y trouvait ?

Je partageais les mêmes interrogations. Cette zone était interdite. Il fallait obtenir l’autorisation des deux royaumes, Girtonia et Parnacorta, simplement pour y poser le pied.

— Ce fut un coup de chance, expliqua Hildegarde. — Il y a vingt ans, la zone n’était pas encore restreinte, chacun pouvait s’y rendre s’il le souhaitait. Cela dit, ses dangers faisaient que seuls les apothicaires en quête de plantes ou les Saintes en mission s’y aventuraient. Mais un jour, une énorme explosion se produisit. Mon mari se trouvait non loin de là et fut blessé par la déflagration. Plus tard, il découvrit sur ses vêtements ce qui ressemblait à des pétales de Fleur de Larmes de Lune. Ils avaient dû être projetés sur lui par la force de l’explosion.

Maître Hildegarde raconta d’un ton calme et détaché comment ces pétales de Fleur de Larmes de Lune étaient littéralement tombés dans le giron de mon père. Les explosions massives étaient monnaie courante dans la région et causaient d’innombrables catastrophes. C’était la raison pour laquelle Girtonia et Parnacorta avaient décidé d’en interdire l’accès.

— Les pétales de la Fleur de Larmes de Lune se révélèrent être un ingrédient efficace, poursuivit mon maître. — Grâce à eux, mon mari put créer un remède temporaire qui prolongea sa vie. Mais il n’y en avait tout simplement pas assez. Il en conclut finalement qu’il lui fallait la Fleur de Larmes de Lune elle-même pour élaborer un véritable remède.

Je compris, à l’expression empreinte de tristesse sur le visage d’Hildegarde, qu’elle repensait à la mort de mon père. En l’interrogeant ainsi, je l’avais contrainte à revivre ce passé, réveillant en elle la douleur et la solitude.

— Que Philia puisse aller chercher une Fleur de Larmes de Lune dans un endroit aussi dangereux, dit Mia. — D’où cette volonté d’abandonner.

— Bien sûr. Récupérer une Fleur de Larmes de Lune serait une tâche impossible. Rien ne garantit qu’elles y poussent encore. Je voulais simplement lui montrer combien il serait insensé de risquer sa vie dans une zone interdite pour une chose aussi incertaine.

Mia poussa un soupir exaspéré.

— Je m’en doutais. Mais pourquoi ne pas nous l’avoir dit plus tôt ? À la place, nous avons eu cette lettre énigmatique avec cette rétention d’informations, si bien qu’on a perdu tout ce temps à faire des recherches à la bibliothèque.

L’observation de Mia était juste. Si nous n’avions aucune chance d’obtenir la Fleur de Larmes de Lune, il lui suffisait de nous le dire.

— Les choses ne sont pas si simples, répondit Maître Hildegarde. — Sais-tu pourquoi je n’ai pas mentionné la Fleur de Larmes de Lune, Philia ?

— Oui. Parce qu’en l’apprenant, j’aurais voulu la chercher. Vous aviez déjà prévu ma réaction.

Les yeux de Mia s’écarquillèrent de stupeur.

— Quoi ? Attends un peu, Philia !

Osvalt, lui, hocha la tête d’un air pensif.

— Cela ressemble bien à quelque chose que ferait Philia.

S’il existait la moindre chance de guérir la maladie de Luke, et de créer un remède qui aurait pu sauver Elizabeth et mon père, je saisirais cette opportunité, quelles qu’en soient les probabilités.

— Je te connais, dit mon maître. — On te décrit comme la plus grande Sainte de l’Histoire, et l’on prétend qu’il n’existe rien que tu ne puisses accomplir. Tu as même mérité le titre de Sainte Salvatrice. Tu as accompli des miracles à maintes reprises, il est donc naturel que tu veuilles relever ce défi.

— Je ne dirais pas qu’il n’existe rien que je ne puisse accomplir, répondis-je, — Mais je crois que cela vaut la peine d’essayer.

— S’il y a bien quelqu’un capable d’obtenir la Fleur de Larmes de Lune, ce serait toi, dit Mia.

— Oui, reconnut Maître Hildegarde. — Je dois admettre que Philia a plus de chances que quiconque. Mais je t’en prie, renonce à cet objectif. Tu pourrais être gravement blessée… voire mourir. Si tu décides malgré tout d’entreprendre cette quête en dépit des risques, je me verrai dans l’obligation de tout faire pour t’en empêcher.

— Maître, dis-je, — Si je ne fais rien, Luke mourra. Trouver un substitut à la Fleur de Larmes de Lune à temps serait encore plus improbable, sans parler du manque d’efficacité.

— Il n’est pas le seul à mourir d’une maladie incurable. Il en fut de même pour ton père. Aussi triste que soit le sort de Luke, tu dois penser à ta propre vie. Et si le pire arrivait dans cet endroit périlleux ? Pense au prince Osvalt.

Jamais mon maître n’avait tenté de m’en dissuader avec autant d’insistance, pas même durant mes années d’apprentissage, lorsque je pratiquais les sorts divins. Il me semblait qu’il y avait quelque chose de plus derrière ses avertissements.

— Mais Mère, intervint Mia, troublée par sa réaction. — Où est passée cette fierté d’être le mentor de Philia, prétextant que sa curiosité et son sens de la justice étaient la source de sa force ? Je comprends l’inquiétude envers Philia mais les émotions prennent plus le dessus que d’habitude.

Elle avait raison. Comme moi, Maître Hildegarde n’était pas du genre à laisser paraître ses émotions. Aujourd’hui pourtant, elle agissait différemment. Mia vivait avec elle, elle le savait mieux que quiconque.

— Hahh… Te souviens-tu des cicatrices sur mes bras et mes épaules, Philia ? Celles que je t’ai montrées il y a très longtemps ?

— Ces cicatrices…

Autrefois, quand j’étais encore une enfant, Maître m’avait montré ces marques douloureuses. Et voilà qu’elles refaisaient surface. Elle m’avait dit qu’elles dataient de ses années d’entraînement, pour m’avertir de ne jamais baisser ma garde pendant la pratique.

— Un jour, je me suis aventurée seule dans cette zone de mort, à la recherche de la Fleur de Larmes de Lune. C’est ainsi que j’ai obtenu ces cicatrices.

— Quoi ?

— Crois-tu que je sois restée là à regarder mon mari mourir ? Si j’avais pu, j’aurais rapporté une Fleur de Larmes de Lune et je l’aurais sauvé.

Comment avais-je pu ne pas y penser ? Il était évident que mon maître avait tenté de sauver mon père. Mais en fin de compte, il était mort, et elle en avait gardé des blessures à vie. Nul besoin d’être clairvoyant pour le comprendre.

— Autrement dit, vous avez essayé et échoué. Aussi remarquable que vous soyez, vous n’avez pas pu obtenir la Fleur de Larmes de Lune.

— C’est exact. Jamais je n’avais été aussi accablée par ma propre impuissance. Je n’étais peut-être pas aussi sûre de moi que toi, Philia, mais j’avais confiance en mes capacités de Sainte. J’étais jeune et forte. Mes pouvoirs étaient à leur apogée.

Dans ma jeunesse, Sainte Hildegarde Adenauer était renommée comme la plus grande Sainte de Sedelgard. Elle avait affûté sa force par un travail acharné et s’était appuyée sur toute son expérience pour me former.

Pourtant, malgré sa puissance, elle n’avait pas seulement échoué à trouver la Fleur de Larmes de Lune : elle en était revenue marquée à jamais. Je compris alors à quel point la Zone de Miasmes Volcaniques était réellement dangereuse.

— Laisse-moi te donner un dernier avertissement. Tu dois renoncer à chercher la Fleur de Larmes de Lune. Tu es peut-être plus puissante que je ne l’étais, mais je parle en connaissance de cause. Tu risquerais ta vie pour une chance infime de succès. Je ne peux pas te laisser partir en sachant que tu pourrais mourir en vain.

L’argument de Maître Hildegarde était parfaitement rationnel. Je risquais peut-être ma vie pour rien. C’était, sans le moindre doute, une entreprise insensée.

— Maître, dis-je, — Je vous dois des excuses. Malgré les risques, je dois poursuivre. S’il existe la moindre chance que je parvienne à créer le remède nécessitant la Fleur de Larmes de Lune, je veux courir ce risque.

— Après tout ce que je viens de te dire, tu restes décidée ? Quelle entêtée tu fais.

Hildegarde planta son regard droit dans le mien. Son expression était si perçante que j’en oubliai de respirer un instant.

— Réponds-moi simplement à une question. Pourquoi tiens-tu tant à trouver un remède ?

Je ne pouvais pas me permettre d’hésiter.

— Je veux achever le remède que mon père rêvait de créer.

— Tu veux dire qu’en tant que sa fille, tu souhaites accomplir ce que Kamil n’a pu réaliser ?

— Oui. C’est bien cela.

Le silence tomba. Sans un mot, Maître Hildegarde baissa la tête.

Elle venait de me confier la plus douloureuse de ses expériences, l’échec de sa jeunesse et la perte de son mari, dans l’espoir de me dissuader. J’étais une bien ingrate élève.

— Je pensais qu’une personne aussi intelligente que toi aurait davantage de bon sens, finit-elle par dire. — Tu as changé, Philia.

Elle demeura un moment pensive, puis releva lentement la tête. Je ne savais si son regard exprimait la déception ou la lassitude, mais je n’avais aucune intention de reculer.

— Peut-être bien, répondis-je. — Je sais que, rationnellement, vous avez raison. Cependant…

— Tu veux relever ce défi, quel qu’en soit le danger ?

— Oui. C’est bien mon intention.

Ma déclaration fut ferme et sans équivoque.

Le regard de Maître Hildegarde se fit plus tranchant. Elle commença à rassembler son pouvoir magique.

— Tu es vraiment obstinée. En cela, tu es le portrait craché de Kamil.

— Quoi ? Je… je ressemble à mon père ?

Cette remarque inattendue m’arracha un cri de surprise.

Hildegarde sembla amusée par ma réaction. Je ne l’avais jamais vue si paisible.

À cet instant, j’eus l’impression que quelque chose s’était resserré entre nous. Dans la douceur de son regard, je crus percevoir une chaleur presque maternelle. Je sentis aussi la puissance de sa magie.

— Tu sens ma magie sur ta peau, n’est-ce pas, Philia ?

— Quoi ? Oh, oui. J’ai l’impression qu’elle enveloppe tout mon corps.

Alors que je songeais à la relation qui nous liait, elle me lança soudain cette question. Sur le moment, je balbutiai, prise de court, mais elle n’y prêta aucune attention et poursuivit tranquillement.

— Bien. C’est cette même sensation que tu éprouveras dans cette région dangereuse lorsqu’une explosion sera sur le point de se produire. J’ai senti ce frémissement sur ma peau et j’ai tenté de me protéger avec ma propre magie, mais j’ai réagi un instant trop tard. C’est ainsi que j’ai été blessée.

— Vous pouvez utiliser la magie pour vous protéger des explosions ?

— Les explosions dans cette zone ressemblent à celles provoquées par des sorts destructeurs, bien que leur origine exacte demeure inconnue. Cependant, j’ai appris à mes dépens qu’une magie condensée pouvait former un bouclier pour s’en défendre. J’ai survécu à des dizaines d’explosions de cette manière.

Il semblait que cet environnement fût encore plus hostile que je ne l’avais imaginé. Je commençais à comprendre pourquoi mon maître s’efforçait de m’en dissuader.

— Et une autre chose encore. Il n’existe aucune limite à la taille des explosions. Celles de grande ampleur, comme celle qui s’est produite il y a une vingtaine d’années, sont rares, mais si une telle déflagration survenait à proximité, tu n’aurais aucune chance de t’en protéger. Le danger de mort rôde en permanence.

— Quelle horreur…

— Comme je te l’ai déjà dit, il est fort probable que tu risques ta vie pour rien. Es-tu sûre de vouloir malgré tout t’obstiner ?

Maître m’éprouvait avec intensité, testant ma détermination. Elle avait raison : cette mission était d’une extrême dangerosité, et rien ne garantissait que la Fleur de Larmes de Lune se montrerait à moi.

— Oui, répondis-je. — Je vous prie de respecter ma décision.

Osvalt, qui observait la scène en silence, s’avança brusquement.

— Non, c’est impossible ! Philia, c’est bien trop dangereux. Tu dois y réfléchir encore.

Son visage grave tranchait avec sa douceur habituelle.

— Osvalt, dis-je, — Pardonnez ma témérité, mais je dois achever ce remède.

— Je veux te soutenir, Philia, et jusqu’à l’instant même, j’en étais tout disposé. Mais après avoir entendu le récit de Dame Hilda, j’ai changé d’avis. Ce que tu envisages n’est pas seulement irresponsable, c’est insensé. Il y a une différence entre risquer sa vie et la sacrifier, tu le sais bien.

Osvalt parlait d’un ton à la fois ferme et persuasif. Il devait comprendre à quel point ma décision était arrêtée. En y songeant rationnellement, je savais qu’il avait raison.

— Je suis désolée, Osvalt, mais ma décision est prise. Je suivrai les traces de mon père. Si je renonce maintenant, je le regretterai toute ma vie.

Je me levai d’un bond, décidée à montrer ma détermination. Puis, je m’inclinai devant Osvalt.

— Permettez-moi de le redire une fois encore. Je vous en prie, laissez-moi faire ce que je juge nécessaire.

— Je t’en supplie… Ne pourrais-tu pas, pour une fois, faire un compromis ? Je ne supporterais pas de perdre l’amour de ma vie.

Le mot « amour » fit naître une douce chaleur en moi. J’éprouvais évidemment les mêmes sentiments pour lui. Pourtant, il existait des concessions que je ne pouvais accorder. Je secouai la tête.

— Mais pourquoi, Philia ? Je ne serais pas le seul à être anéanti par ta perte. Dame Mia, Dame Hilda, et tous ceux qui t’entourent seraient dévastés eux aussi.

Osvalt me suppliait avec un désespoir profond, son visage encore plus assombri de chagrin. Il avait sans doute raison. J’avais oublié que ma mort plongerait d’autres dans la peine.

Alors que le doute commençait à m’envahir, Osvalt fit un pas en avant, les poings serrés.

— Philia, ce n’est pas la même chose que d’affronter Asmodeus pour sauver ta sœur, ni d’invoquer l’esprit du Pape par un sort divin. Cette fois, tu risques ta vie pour rien. Je t’en conjure, réfléchis encore. Si le pire devait arriver, que ferais-je ? Je ne peux pas imaginer un monde où tu n’existes plus.

Osvalt semblait peiner à prononcer ces mots. En le voyant ainsi, je compris enfin mon erreur.

Il avait raison. Des personnes tenaient à moi, profondément. Je n’étais plus seulement responsable de ma propre vie. Ce souvenir me fit honte.

Pourquoi avais-je agi avec tant d’orgueil ? Aider les autres était une belle chose, mais il était tout aussi important de prendre soin de soi.

— Je suis désolée, Osvalt. J’ai perdu de vue l’essentiel un instant. Je devrais davantage penser à ceux qui m’entourent et agir en conséquence.

— Philia…

— Mais vous devrez m’excuser. Aussi illogique que cela puisse paraître, je veux encore accomplir le rêve de mon père. Je vous en supplie, laissez-moi partir.

Quelle que soit la situation, je ne comptais pas reculer.

Je continuai de m’incliner profondément. Osvalt posa alors une main douce sur mon épaule. Lorsque je relevai la tête, son visage se trouvait tout près du mien, mais son expression demeurait assombrie.

— J’ai été égoïste, moi aussi. Lorsque nous nous sommes rencontrés, j’ai juré de rendre ta vie aussi paisible que possible, et me voilà incapable de soutenir tes choix.

— Ce n’est pas vrai. Moi, je…

— Non, Philia. Tu n’as rien à te reprocher. C’est moi qui t’ai encouragée à suivre ton cœur. Qui suis-je, à présent, pour t’en empêcher ?

— Osvalt…

Avant même que je m’en rende compte, des larmes me montaient aux yeux. Osvalt posa doucement la main sur ma tête et la caressa avec tendresse.

J’étais si heureuse d’être sa fiancée. Je voulais vivre à ses côtés pour toujours. Mais pour cette même raison, je ne voulais éprouver aucun regret. Je refusais d’abandonner le rêve de mon père. Avant d’avancer ensemble vers un avenir radieux, je devais réparer le passé.

— Tout de même, la Zone des Miasmes Volcaniques est interdite. Même les Saintes n’ont pas le droit d’y pénétrer. Un traité de non-agression militaire a été signé, tu ne peux donc pas t’y rendre sans l’approbation conjointe de Girtonia et de Parnacorta, n’est-ce pas ?

— Eh bien, non…

— Tu connais mon frère. Jamais il ne l’autoriserait. Je déteste mêler la politique à nos affaires, mais tu violerais un traité bilatéral simplement pour faire à ta guise.

Osvalt tenta de me raisonner avec logique, insistant avec une rare fermeté. Ce n’était pas dans sa nature d’imposer ainsi son opinion.

— Je suis désolé, dit-il. — Je voulais seulement…

— Dans ce cas, répondis-je, — Pourriez-vous m’aider à convaincre le prince Reichardt ?

— Hein ?

— Peu importe qui s’oppose à mon idée, du moment que j’ai votre soutien, Osvalt. Ayez confiance en moi. Je vous promets que je reviendrai saine et sauve. Je ne gâcherai pas ma vie.

Je savais que c’était insensé, mais je n’avais aucune intention de mourir inutilement. Même si je ne pouvais garantir ma survie, j’espérais qu’il me croirait. Je plongeai mon regard dans celui de Osvalt avec une résolution farouche. Il se couvrit le visage de ses mains et, à ma grande surprise, éclata de rire.

— Ha ha, ha ha ha !

— Osvalt ?

J’essayais d’avoir une conversation sérieuse. Qu’y avait-il de si drôle ?

— Tu me demandes de t’aider à rallier mon frère, alors que c’est moi qui tente de t’en empêcher ! Et tu dis cela avec un sérieux absolu ! C’est tellement à l’opposé de ton tempérament calme et mesuré.

— H-hé bien, bégayai-je, — J’étais sûre que vous finiriez par céder. Autant gagner du temps en vous demandant votre aide tout de suite.

Je ne m’étais pas attendue à ce que Osvalt s’oppose à mes projets, mais, d’une manière ou d’une autre, j’étais convaincue qu’il finirait par me soutenir.

— Je ne fais pas le poids face à toi, Philia. Je ne pensais pas que tu profiterais de mon amour… mais puisque tu ne comptes pas reculer, je n’ai d’autre choix que d’admettre ma défaite et de placer ma confiance en toi. Je t’aime, après tout.

— Osvalt, jamais je ne…

— Je sais. Je comprends bien que tu ne cherchais pas à me manipuler. Mais tu sais que je resterai à tes côtés quoi qu’il arrive. Pardonnez-moi, Dame Hilda, mais cette fois, je ne peux pas vous prêter main-forte.


 

Osvalt adressa à Maître Hildegarde un sourire désolé. Il avait sans doute eu l’intention de se ranger à son avis avant que les choses ne tournent ainsi. Connaissant sa nature sincère, il devait se sentir coupable.

Même après avoir entendu ses paroles, ma maîtresse demeura silencieuse. Je ne parvenais pas à deviner ce qui se passait dans son esprit.

— Euh, Philia ? demanda Mia d’une voix hésitante. — Je me disais… Est-ce que ce serait d’accord si je risquais ma vie à tes côtés ?

— Qu’est-ce que tu racontes, Mia ?

Mia prit doucement ma main. Elle tremblait légèrement, et son angoisse était palpable. Mon regard se posa sur son visage : j’y vis briller une détermination farouche.

— Je veux t’accompagner pour trouver la Fleur de Larmes de Lune. Je ne le regretterai pas, même si cela doit me coûter la vie. Je veux t’aider à accomplir ton objectif, Philia.

— Je ne veux pas te mettre en danger, toi aussi.

Cette déclaration me laissa sans voix. Les récits du Maître avaient dû lui montrer à quel point ma décision était insensée, et pourtant, elle voulait me suivre.

— Je pense que je suis prête, dit Mia. — À deux, nos chances de trouver la fleur et de revenir saines et sauves seront bien meilleures. Peut-être que Mère y serait parvenue si elle avait eu une amie avec elle.

— Eh bien… peut-être.

L’argument de Mia tenait debout. Deux têtes valaient mieux qu’une, même un enfant aurait compris cela. Pourtant, cette décision était la mienne. Je ne pouvais entraîner personne d’autre dans un tel péril, encore moins un membre de ma famille que j’aimais profondément.

Je ne pouvais pas me résoudre à exposer ma sœur au danger, mais en même temps, je n’arrivais pas à la repousser. Je savais qu’elle parlait par souci pour moi.

— Allons, Philia. Tu ne vas tout de même pas me dire d’abandonner ? Ce serait un peu hypocrite, non, alors que tu poursuis ton propre but égoïste ? Au fond, tu comprends ce que ressentent Mère et le prince Osvalt, pas vrai ?

— Ce que ressent Maître Hildegarde ? Oh…

Si le pire devait arriver à Mia, la douleur serait bien plus insupportable que ma propre mort. Quand Hildegarde et Osvalt m’avaient entendue insister pour accomplir une telle folie, ils avaient sans doute éprouvé ce même sentiment.

— Quoi qu’il en soit, Philia, je veux t’aider à terminer ce que Père a commencé. C’est mon souhait égoïste à moi. Dis que je suis naïve si tu veux, mais c’est le moment de convaincre Mère de céder. Demande-lui de nous laisser partir… allez.

Mia me sourit, m’encourageant à exprimer mes désirs au Maître — non, à Mère.

— M… Mère, balbutiai-je. — Mère ! Je vous en supplie, laissez-moi partir ! Je veux guérir la maladie qui a pris la vie de mon père. Je veux créer le remède qu’il rêvait d’achever depuis tant d’années !

Les mots sortirent plus facilement que je ne l’aurais cru, et je fus la première surprise par la force de ma propre voix.

Tandis que je suppliais ma mère, je priai pour que mes sentiments l’atteignent.

Mère laissa échapper un cri de stupeur.

— Oh, je ne m’attendais pas à ça. Il te faudra sans doute la permission du prince Osvalt, puisqu’il est le prince de Parnacorta, mais je ne vois pas pourquoi tu aurais besoin de la mienne. Fais comme tu l’entends.

Elle semblait véritablement étonnée.

— Il est naturel que je sollicite votre accord. Je suis votre fille. Votre approbation compte plus que celle de quiconque.

— Tu veux vraiment que je sois ta mère, après tout ce temps ?

— Oui. Je veux être votre fille. Peu importe si cela prend du temps, je peux attendre… Pourrions-nous devenir mère et fille ?

Je rassemblai tout mon courage pour formuler cette demande. Si je voulais obtenir l’approbation de ma mère, c’était le moment ou jamais d’exprimer mes véritables sentiments.

Hildegarde se tut, songeuse. Elle resta silencieuse à peine quelques secondes, mais pour moi, ce court instant sembla durer une éternité.

— J’en ai bien peur, ce n’est pas possible.

Elle rejeta ma requête avec désinvolture.

Je m’y étais préparée, pourtant le choc n’en fut pas moins brutal.

— Philia, quand on atteint mon âge, il n’est plus si simple de changer de mode de vie. Mais si tu tiens vraiment à partir chercher la Fleur de Larmes de Lune, je t’apporterai tout mon soutien, à ma manière, bien sûr.

Sur ces mots, ma mère m’adressa un sourire d’une douceur infinie.

J’étais si heureuse que les larmes me montèrent aux yeux, mais je parvins à les retenir. Si je commençais à pleurer, je ne m’arrêterais plus.

— Merci infiniment.

Ce fut tout ce que je pus dire. Si j’ajoutais un mot de plus, je savais que mes larmes couleraient.

— Puis-je me permettre de vous demander, Dame Hilda, intervint Osvalt, — comment comptez-vous les aider ?

— C’est très simple, prince Osvalt, répondit Mère, un peu surprise. — Je vais raconter à Philia et à Mia tout ce que je sais de mon expérience dans cette zone dangereuse.

Sa réponse confirma la décision qu’elle avait prise. Maintenir notre relation de maître et disciple lui semblait plus naturel, et c’était ainsi qu’elle choisissait de me soutenir.

— Cela ne vous dérange pas que je vous appelle « Mère », n’est-ce pas ?

— Non, cela ne me dérange pas. C’est seulement que je t’ai enseigné pendant si longtemps… Être soudainement appelée « Mère » demandera un peu d’adaptation.

Ainsi donc, c’était cela qui la troublait. Son attitude impassible chaque fois que je l’appelais « Mère » me paraissait désormais plus compréhensible.

— Dois-je donc revenir à « Maître » ?

— Appelle-moi comme tu veux.

Il semblait que nous n’allions pas sortir de notre rôle de maître et disciple de sitôt.

— Bon, Philia, reprit Hildegarde, — Quelle est ta prochaine étape ? Tu as mon approbation, mais tu dois encore obtenir celle de Girtonia et de Parnacorta pour pénétrer dans la zone interdite.

— Je le sais. Je pense commencer par aller parler au prince Reichardt. Osvalt pourra m’aider.

Je lançai un regard à Osvalt en prononçant ces mots. Le conseil de ma mère était précieux, mais accéder à la Zone des Miasmes Volcaniques restait ma priorité.

— Aller demander une faveur à mon frère, hein ? murmura Osvalt. —Tu as réussi à me forcer la main, mais convaincre mon frère sera encore plus difficile que de persuader Dame Hilda.

— Je suis désolée. Je sais que ma requête n’est pas raisonnable.

— Ha ha. J’en ai l’habitude, à présent. Il suffit de nous préparer.

Son visage était grave, et son regard se perdit au loin. Connaissant le prince Reichardt, il s’opposerait sans aucun doute à mon idée. Il me faudrait trouver un moyen de le convaincre.

— Dans ce cas, déclara Mia, — Je vais rallier le prince Fernand à notre cause. Ce sera un jeu d’enfant. Quand je lui dis de sauter, il demande juste à quelle hauteur.

— N’est-ce pas un peu irrespectueux de parler ainsi de ton fiancé ?

— Mais c’est la vérité ! Laisse-moi faire.

Imperturbable, Mia affirma qu’obtenir la permission du prince Fernand serait chose aisée. Certes, elle était sa fiancée, mais n’était-elle donc pas nerveuse à l’idée de négocier avec un prince ?

— Ne t’en fais pas, Philia, dit Osvalt. — Faisons confiance à Dame Mia.

— D’accord. Mia, je compte sur toi.

Mia m’adressa le plus adorable des sourires.

— Hé hé ! Laisse-moi m’en charger.

Sur ces mots, je recentrai mes pensées sur la tâche qui m’attendait. Je ne laisserais jamais Mia mourir. Et je ne comptais pas mourir non plus. J’étais prête à tout pour mettre la main sur la Fleur de Larmes de Lune.

— Bien, dit Osvalt. — Maintenant que nous savons ce qu’il nous reste à faire, il nous faut solliciter à nouveau l’aide de Dame Erza. Elle et Mammon pourront nous ramener à Parnacorta.

— Oui. Je vous suis reconnaissante de votre soutien et de votre compréhension, Osvalt.

— Allons, inutile d’être si formelle. J’ai fait une promesse, et je compte bien la tenir. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir.

Osvalt me sourit, dévoilant ses dents d’un blanc éclatant. Main dans la main, nous quittâmes la demeure de ma mère.

 

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