Hyouka t4 - chapitre 2
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Traduction : Raitei
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1
Nous étudiions l’histoire de la Chine en cours d’Histoire du monde. Malheureusement, je connaissais déjà bien la période des Royaumes combattants, et je m’ennuyais profondément. Cela dit, je n’avais ni l’envie de griffonner de petites illustrations comiques dans les marges de mon cahier délaissé, ni celle de faire circuler des mots agréables à mes camarades de classe. D’ailleurs, je n’avais aucun loisir à proprement parler, ce que l’on pourrait comparer à des petits boulots fastidieux ni d’intérêt particulier. Ignorant l’explication monotone sur les tactiques d’alliances horizontales et verticales[1], je passais le temps à réfléchir, immobile, à la chance que j’avais de n’avoir rien à faire tout en aspirant à l’oisiveté.
Le lycée Kamiyama étant un établissement tourné vers la préparation aux études supérieures, ses élèves faisaient généralement preuve d’une bonne attitude face aux apprentissages. La voix claire du vieux professeur résonnait dans la salle de classe, préservée dans un calme relatif. Le crissement sec de la craie frottant le tableau noir se fit entendre. C’était la cinquième heure de cours ; il ne tarderait pas à m’arriver une attaque de somnolence. Le ciel était clair, en pleine saison des pluies du mois de juin. Ainsi s’écoulait, gâchée, ma vie lycéenne. Je tapotai mon porte-mine. Non pas pour écrire quoi que ce soit, mais parce que la mine ne sortait pas. Je ne m’étais même pas rendu compte qu’elle était cassée. Je sortis une mine de rechange de ma trousse, que je tins entre le pouce et l’index. Plutôt que de l’insérer par l’arrière, je tentai de la glisser par l’avant, comme si j’enfilais du fil dans le chas d’une aiguille.
Mais soudain, le silence fut brisé.
Un bruit inquiétant retentit. On aurait dit un bambou frappant une surface dure. Pris de court, je sursautai. Toute trace de somnolence s’évanouit, tandis que ma mine HB se brisa en deux morceaux nets. Quel gâchis. Enfin, je pourrais toujours les utiliser.
Il semblerait que je n’étais pas le seul à avoir sursauté, car un brouhaha parcourut la classe. À côté de moi, une élève s’adressa à son amie assise derrière elle :
— C’était quoi, ça ? J’ai sursauté.
Visiblement, personne ne comptait laisser passer une si belle occasion de bavarder.
Le bruit ne se produisit pas qu’une seule fois. Il résonna à plusieurs reprises, accompagné de paroles furieuses. C’était une voix d’homme forte et effrayante, mais comme elle venait de la salle d’à côté, je ne parvenais pas à distinguer les mots. À ce stade, mes camarades et moi avions deviné une bonne partie de la situation. Dans la classe voisine, le professeur de maths, Omichi, avait encore perdu son sang-froid.
On dit souvent que l’enseignement, c’est « reprendre le bâton du maître », mais de nos jours, je n’ai encore jamais vu un enseignant manier un tel bâton. Tout au plus, ils utilisent une baguette souple pour pointer le tableau. J’ai eu au collège un professeur du nom de Morishita, chargé du suivi des élèves, qui disait : « Même si l’on ne tient pas un shinai, il est certain qu’on aimerait en tenir un, si seulement on en avait le droit. » Cela étant, Omichi-sensei possède bel et bien un bâton de bambou brut taillé comme un sabre d’entraînement, dont il se sert parfois comme d’un bâton de maître d’école. Toutefois, bien qu’il soit le professeur le plus ancien de l’établissement, il ne l’a jamais utilisé pour frapper un élève, se contentant de le brandir en tapant sur le bureau ou sur le tableau pour intimider. Grâce à lui, j’ai appris que le tableau noir était bien plus solide qu’il n’y paraît.
Cela dit, même avec cette image d’Omichi-sensei en tête, je ne le détestais pas, et je ne le méprisais pas non plus. J’ai eu ce genre de professeurs au collège, et même à l’école primaire.
Si je devais définir ce que je ressens à son sujet, ce serait un peu comme pour la fille assise à côté de moi. Je connais son visage, son nom, sa personnalité, mais je n’en ai pas grand-chose à faire.
En tout cas, je n’étais pas ravi qu’il fasse un tel raffut pendant mon cours. Tandis que je me faisais cette réflexion, une voix claire s’éleva, interrompant le flot de paroles colériques. Cette voix, elle me disait quelque chose. Dès que je compris à qui elle appartenait, je murmurai malgré moi :
— C’est pas vrai…
C’était la voix de Chitanda.
Je l’avais rencontrée par le biais d’un petit événement survenu juste après mon entrée au lycée, et depuis, nous étions dans le même club. D’ailleurs, Chitanda était dans la classe voisine. J’étais stupéfait qu’un élève de ce lycée ose répondre à Omichi-sensei en plein accès de colère, et je n’aurais jamais pensé qu’il s’agirait de Chitanda. Je tendis l’oreille pour en avoir le cœur net, mais, étant donné que la voix venait de l’autre côté du mur, difficile d’en être certain. Pourtant, même l’intonation me semblait bien être la sienne.
Je ne comprenais pas ce qu’elle disait, mais chacune de ses paroles était vive, tranchante. J’avais entendu sa voix un nombre incalculable de fois, mais jamais dans ce ton-là. Il semblerait que Chitanda aussi pouvait se mettre en colère et hausser le ton.
Elle avait probablement dit tout ce qu’elle avait à dire d’une traite, car sa voix s’éteignit rapidement. Dans notre classe aussi, un silence de plomb s’installa un court instant, comme si tout le monde retenait son souffle. Et dans la salle d’à côté, le calme revint lui aussi. Est-ce que Chitanda avait réellement réussi à faire taire Omichi-sensei ? L’atmosphère tendue, qui laissait présager de nouveaux remous, se détendit aussitôt. Quoi qu’il en soit, maintenant que tout était redevenu calme, nous n’avions plus d’autre choix que de retourner à notre cours d’histoire.
Je pris un nouveau morceau de mine pour mon porte-mine. Cette fois, je la rechargeai rapidement par l’arrière, puis fis tourner mon stylo autour de mon doigt.
2
C’était après les cours. Les rayons du soleil de ce début d’été traversaient en biais la salle du club de littérature classique, autrement dit la salle de géologie.
Je tenais un livre de poche entrouvert entre mes doigts lorsque je remarquai l’agitation de Chitanda. La raison de son trouble tenait à la dispute entre Fukube Satoshi et Ibara Mayaka, postés tous deux au milieu de la salle, même si, à vrai dire, parler de dispute était excessif. En réalité, Ibara ne faisait que reprocher unilatéralement quelque chose à Satoshi, lequel se contentait de désamorcer la situation par quelques plaisanteries creuses ou d’encaisser ses critiques avec un sourire contraint. J’avais assisté à la scène depuis le début, mais j’ignorais totalement ce qui l’avait provoquée. Cela avait probablement commencé par un débat insignifiant, du genre : « Est-ce que tous les poteaux électriques sont hauts ? », ou encore : « Est-ce que toutes les boîtes aux lettres sont rouges ? »
C’est en avril que Chitanda, Satoshi et moi avons rejoint le club de littérature classique, qui ne comptait alors aucun membre. En mai, Ibara avait approché Satoshi pour demander à s’y inscrire.
Ibara avait été dans la même classe que moi depuis le tout début, mais nous ne nous étions jamais vraiment parlé. Nous nous étions enfin retrouvés dans des classes différentes au lycée… pour finalement nous retrouver dans le même club. Faut-il y voir les fils du destin ? Cela dit, Ibara est engagée dans trois activités en même temps : le comité de bibliothèque, le club de manga, et le club de littérature classique. Satoshi, qui fait partie du Comité d’organisation, du club d’artisanat et de notre club, devrait bien s’entendre avec elle.
Le club de littérature classique était un endroit paisible, tranquille… du moins, tant que nous n’étions que trois.
Satoshi parlait avec une passion effrayante, mais s’il n’attendait rien des autres, il restait calme. Et Chitanda, tant que sa curiosité ne s’enflammait pas, était d’un calme exemplaire.
C’était un lieu paisible, où se déroulaient nos activités de club, et où il ne se passait rien. Peu à peu, j’avais pris l’habitude d’aller dans la salle de géologie. Ce n’était pas que les activités m’intéressaient particulièrement, mais j’en étais venu à considérer l’endroit comme un espace de détente.
Mais la situation avait changé depuis l’arrivée d’Ibara. Si elle est seule, elle reste une camarade peu sociable. Mais mise en présence de Satoshi…
— C’est toi qui avais dit que tu allais t’en occuper au départ et peut-être que tu avais une raison, mais ce n’est pas la question, car c’était évident que tu aurais dû me contacter et ça aurait été acceptable que tu annules, mais tu aurais au moins pu m’appeler et je sais que tu avais ton téléphone sur toi et puis si ça n’avait été qu’un inconvénient pour moi à la limite passe encore, mais là ce n’est pas le cas, mais c’est quoi cette tête-là tu m’écoutes au moins ou tu réalises pas la situation dans laquelle tu es, mais tu crois qu’un simple « pardon » va suffire ?[2]
… Voilà ce que ça donnait.
Combien de fois cela s’était-il produit ? Les premières fois, Chitanda s’était montrée affreusement paniquée, et avait tenté d’intervenir pour calmer les choses. Elle avait essayé de les amadouer, de les raisonner, mais en vain.
Désormais, elle ne tentait même plus d’interférer, attendant simplement le bon moment pour poser la question fatidique. Je levai les yeux et croisai son regard inquiet. Elle pointa silencieusement du doigt les deux fautifs.
Le livre que je lisais était un roman de science-fiction : son début était intéressant, mais l’intrigue devenait obscure à mesure qu’elle approchait le point d’orgue du récit. J’avais compris qu’un événement grave survenait, mais impossible de cerner exactement quoi.
Même après une seconde lecture, cela restait nébuleux et c’est à ce moment-là que les deux voix me parurent particulièrement assourdissantes. Je poussai un soupir et posai mon livre, ouvert à l’envers.
— Et je sais très bien que tu t’en rends compte, mais au moment crucial, tu manques totalement de bon sens ! Tu savais ce qui allait arriver, et tu n’as rien dit ! Après ça, il a plu, le vent s’est levé, il y a eu des éclairs, même de la grêle ! Bon, cette réunion ne m’importait pas tant que ça, mais j’avais passé du temps à choisir ma tenue, et maintenant, tout est fichu, et c’est entièrement ta faute ! Tu ne peux rien dire, hein ?
Ibara débita tout cela d’une seule traite, sans reprendre son souffle.
— Tu n’es pas fatiguée ?
Ibara, qui lançait des regards noirs à Satoshi, se tourna vers moi et répondit d’une voix nette :
— Si.
— Alors repose-toi.
— Très bien.
Elle alla s’asseoir docilement sur une table proche. Elle semblait réellement furieuse tout à l’heure… difficile de croire que cela suffisait à désamorcer son courroux. Face à moi, Satoshi me fit un pouce levé à l’américaine, en guise de remerciement, et déclara sans la moindre honte :
— Quelle énergie ! T’as dû évacuer tout ton stress là.
— Si Fuku-chan avait un peu plus de bon sens, je n’aurais aucun stress à évacuer.
— Eh bien, mais…
Face à ce mensonge flagrant, Satoshi se tourna vers Chitanda.
— Tu devrais prendre exemple sur Chitanda-san. Je ne l’ai jamais vue se mettre en colère.
Chitanda poussa un soupir de soulagement en voyant que les hostilités avaient cessé, posant la main sur sa poitrine, une première chez elle. Lorsqu’elle fut soudain entraînée dans la conversation, elle répondit, surprise :
— Hein ? Moi ?
Mais Ibara fronça les sourcils.
— Vraiment ? Pourtant, elle s’énerve toujours quand Oreki arrive en retard, non ?
Il y avait eu quelque chose de ce genre, en effet, mais cette « colère » différait de celle d’Ibara. Quel serait le mot juste… ?
— Je l’ai vue aussi. Mais c’était plus une réprimande qu’une véritable colère.
Voilà. C’est exactement ça. J’eus cette pensée au moment même où je réalisai à quel point il était pitoyable d’être réprimandé par une fille de mon âge.
— Ah, oui, c’est vrai. C’était plus comme un sermon.
Ce n’est pas forcément mieux…
Avec un sourire gêné et une expression vague, Chitanda inclina la tête.
— Si on parle de ne pas se mettre en colère, alors je n’ai jamais vu Fukube-san ni Oreki-san se fâcher non plus…
Un instant plus tard, Ibara et moi prîmes la parole en même temps :
— Satoshi se fâche tout le temps.
— Fuku-chan se met en colère.
Quand on est pris entre deux feux, le jugement devient vite confus et Chitanda n’y échappa pas. Ses grands yeux hésitèrent à se fixer sur Ibara ou sur moi, puis finirent par se tourner vers Satoshi, qui se tenait entre nous deux.
— Vraiment ?
Satoshi répondit avec un sourire en coin :
— Ouais, on va dire ça. Je ne montre pas ma colère aussi visiblement que Mayaka, mais ça m’arrive.
Je réalisai soudain que Satoshi ne s’était jamais énervé devant Chitanda. Bon, cela ne faisait que deux mois après tout. Tout était encore possible.
— J’ai du mal à imaginer Fukube-san en colère.
C’était compréhensible du point de vue de Chitanda.
Satoshi aimant exhiber ses compétences dans des domaines étranges, il avait rarement peur de dévoiler ses émotions, et encore moins devant les filles, Ibara étant l’exception.
— Il ne fait pas du tout peur quand il est en colère.
En effet, sa colère n’a aucune intensité. Il parle moins, évite le regard et détourne la conversation avec un « Parlons d’autre chose. » Ce n’est pas si rare, d’après mon expérience.
— Pas peur ? Tu me sous-estimes…
Regardant Satoshi, qui maugréait en levant les yeux, Chitanda murmura :
— Je suis curieuse.
Il semblerait que Chitanda ait décidé de provoquer Satoshi. Voilà qui promettait d’être divertissant.
— Et toi, Oreki ?
Ibara tourna son regard vers moi.
J’étais sur le point de lui dire que je ne m’étais pas fâché récemment, et que je savourais même cette atmosphère douce et stable comme un jour de printemps, lorsque Ibara sourit. Un sourire… ou plutôt un rictus. Puis, elle se tourna vers Chitanda et, d’un ton qui semblait annoncer la couleur :
— Oreki ne se mettra jamais en colère.
— Parce qu’il est trop doux ?
Ibara secoua la tête.
— Non, parce que c’est un être solitaire incapable de tirer la moindre satisfaction de sa colère.
… Eh, c’est un peu cruel, non, même dans ces circonstances ?
Mais voilà que je ne m’étais même pas énervé. C’est vrai que je ne m’étais pas fâché récemment, mais quand ai-je perdu mon sang-froid pour la dernière fois ? Peu importe. Les phrases d’Ibara sont toujours cinglantes… mais jamais totalement fausses. Elles saisissent une part de vérité, sans jamais être complètement exactes.
On pourrait aussi dire que je suis trop doux pour me fâcher, après tout. Enfin, non, ce n’est pas vrai : je peux me mettre en colère, si je le veux.
— Haha, Houtarou doute de lui-même.
J’étais légèrement agacé que Satoshi énonce la situation si franchement. Eh, j’étais en colère, là !
Indifférent, Satoshi poursuivit sur le ton de la plaisanterie.
— En mettant de côté l’émotivité inexistante de Houtarou, je pense que le cas de Chitanda-san est à part. C’est comme si elle avait été élevée dans la patience et le sang-froid. Mayaka devrait essayer d’être un peu plus calme et posée. Pas comme Houtarou, mais comme Chitanda-san.
— Même si tu dis ça, je ne peux pas changer ce que je suis. Je ne veux pas devenir comme Oreki, et je ne peux pas devenir comme Chii-chan.
Les sourcils de Chitanda s’assombrirent.
D’une voix si faible que je l’entendis à peine, elle demanda :
— Hum… Est-ce que c’est censé être un compliment ?
Je me le demande. En tout cas, ce n’était pas flatteur pour moi. Je croisai le regard de Satoshi, puis celui d’Ibara.
D’abord, Ibara déclara :
— On pourrait dire que oui.
Puis ce fut mon tour :
— C’est un constat. Ce n’était ni un compliment ni une critique.
Mais Satoshi souriait avec un air fort amusé.
— Non, non. Qu’on parle de ceux qui ne se mettent jamais en colère ou non, je pense que c’est une excellente qualité de ne pas se fâcher. Après tout, la colère est une faute capitale. Tu devrais peut-être tempérer tes éclats, Mayaka.
— Une faute capitale ? On reçoit une amende pour ça ? Par exemple, pour motif de tapage ?
Satoshi secoua la tête d’un air docte, tandis que Chitanda, les joues légèrement rouges, ajouta une précision :
— Ah, tu parles de faute dans le sens de péché, n’est-ce pas ? Pour la colère, j’utilisais plus le terme de « Courroux[3] »… Mais… si c’est juste pour me complimenter en prétextant que je ne pèche pas, alors je préférerais que tu t’abstiennes.
Chitanda baissa la tête, visiblement gênée. Sa voix était encore plus faible qu’à l’ordinaire, si bien que personne ne répondit à son objection. C’était sans doute la première fois que je voyais Chitanda aussi embarrassée. De son côté, Satoshi hocha la tête d’un air satisfait.
— Comme je m’y attendais de te part, Chitanda-san. C’est un sujet assez connu, donc je suppose que Mayaka connaît les sept péchés capitaux ?
— Bien sûr que je les connais.
Pas moi.
— Ce n’est pas cent-huit, les péchés ?
— Ça, c’est les klesha[4].
Qui s’en fout ?
— Les sept péchés capitaux viennent des enseignements du christianisme, mais ils n’ont été rassemblés qu’ultérieurement. Ils ne figurent donc pas dans la Bible. Euh… en plus de la colère, il y a aussi…fit Satoshi en repliant le pouce.
Il replia ensuite ses autres doigts un à un, tout en récitant :
— L’orgueil, l’avarice, la gourmandise… Hmm, je n’en retiens que quatre…
Il fixait son poing d’un air bête, lorsque Chitanda vint à son secours :
— L’envie, la luxure et la paresse, je crois.
Quand elle prononça ce dernier mot, il me sembla qu’Ibara me lança un regard en ricanant… Bon, inutile d’avoir des idées de persécution. À cet instant, elle regardait Chitanda.
— Donc, ce sont les sept péchés capitaux. Ça ferait de Chii-chan une personne parfaite, non ? Tu es travailleuse, tu ne manges pas trop…
— Je ne t’imagine pas avare, et tu n’es certainement pas paresseuse.
— Et, euh… tu n’as pas l’esprit mal tourné.
— Difficile de dire si tu es envieuse de quelqu’un.
Il ne s’agissait plus de compliments, mais clairement de moqueries. Les joues de Chitanda, déjà teintées de rose, rougirent de plus belle. Elle se tordit les mains, protesta vivement, débitant ses mots à toute vitesse :
— Arrêtez, s’il vous plaît ! En plus, quand j’ai faim, je peux beaucoup manger !
Comme tout le monde.
— On dirait une sainte, non ? Sainte Eru.
— « Chitanda Eru », ça sonne angélique, tu ne trouves pas ?
— Uriel, Gabriel, Chitandaël ? Ahaha !
Ces deux-là étaient parfaitement synchronisés. Mise à mal par leur coordination, Chitanda se racla la gorge et chercha à puiser dans son calme et sa dignité. Puis, soudainement :
— Je vous ai dit d’arrêter ! s’écria-t-elle d’une voix claire.
— Elle s’est fâchée…
— Et elle nous a réprimandés.
Chitanda leur adressa un sourire doux, à tous deux qui affichaient désormais des mines gênées.
— Et puis, je ne crois pas que ce soit une bonne chose que de ne jamais se mettre en colère.
Ibara et Satoshi parurent sous le choc, et j’avais probablement la même expression. Sans marquer de pause ni chercher ses mots, Chitanda poursuivit d’un ton posé :
— N’en va-t-il pas de même pour les autres péchés capitaux ?
— Désolée, Chii-chan, mais je ne suis pas sûre de comprendre.
— Vraiment ? J’aurais dû m’exprimer autrement, alors, répondit Chitanda avec un sourire. — Je pense qu’on ne peut pas se passer d’un peu d’orgueil ou d’avidité. Bien sûr, comme ces péchés viennent d’enseignements religieux, il y a sans doute de nombreuses raisons pour lesquelles ils ont été désignés comme péchés.
Satoshi pencha la tête d’un air perplexe.
— Tu as des exemples ?
— Par exemple, si l’on n’a aucun orgueil, cela signifie qu’on manque totalement de confiance en soi. Et une personne qui ne peut jamais être qualifiée d’avide ne pourrait pas subvenir aux besoins de sa famille. De plus, si personne au monde ne ressentait jamais d’envie, de nouvelles technologies n’auraient jamais vu le jour.
Chitanda s’interrompit, surprise. Devant nos expressions, elle ajouta :
— Hum… Je n’avais pas l’intention de donner une leçon…
Satoshi, qui l’écoutait avec attention, croisa les bras.
— Hmm. Je vois. C’est intéressant…
J’étais plutôt heureux d’entendre mon mode de vie justifié. Je pris la parole, sur un ton léger :
— En somme, tu dis que tout est affaire de mesure ? C’est très confucéen[5], ça.
— Je ne peux pas expliquer la Bible, mais je ne pense pas qu’il soit utile de considérer les péchés capitaux comme des vérités absolues à appliquer telles quelles dans nos vies, affirma-t-elle sans aucune gêne.
Je n’avais jamais réfléchi à ce en quoi croyait Chitanda, et la découvrir ainsi m’intriguait.
— Alors tu penses que se mettre en colère n’est pas une mauvaise chose, Chii-chan ?
— Exactement. Si rien ne te met jamais en colère, c’est peut-être que tu n’aimes vraiment rien.
Je peux tout à fait me mettre en colère.
— Mais dans ce cas, pourquoi est-ce que tu ne t’énerves jamais ?
Elle répondit du tac au tac.
— Parce que cela me fatigue. Et je n’aime pas être fatiguée.
Oh ?
Satoshi porta les mains à sa tête, comme si le sang l’avait quitté, puis se leva d’un bond :
— Chi-Chitanda-san a été contaminée par Houtarou ! Mais qu’est-ce que c’est que ça ! J’aurais dû empêcher ça ! Il y a un fantôme qui hante le lycée Kamiyama ! Le spectre de l’économie d’énergie !
— Je plaisantais en fait quand je disais que cela me fatigue.
Un silence gêné s’abattit.
Dans une voix qui semblait prête à s’effacer, elle ajouta :
— Pardon, j’avais eu une soudaine envie de faire un peu d’humour.
Je pourrais dire que c’était évident, mais ce serait fuir le fait que je me suis laissé berner par Chitanda. Moi qui croyais avoir trouvé une âme sœur…
Comme pour balayer ce moment, Chitanda répondit de nouveau à la question, comme si la plaisanterie n’avait jamais eu lieu.
— Ce n’est pas que je ne peux pas me fâcher. Je peux moi aussi perdre mon sang-froid. Par exemple…
Nos regards attentifs l’encouragèrent à poursuivre.
— Quand je vois des gens gaspiller de la nourriture, je me mets en colère.
… En même temps, elle est fille d’agriculteur. Pour elle, chaque grain de riz est une goutte de sueur.
À cette pensée, l’épisode de la cinquième heure me revint soudain. Je parlai sans réfléchir :
— D’ailleurs, c’était pas toi qui t’étais fâchée dans le cours d’Omichi, tout à l’heure ?
À ces mots, je perçus un changement dans l’atmosphère autour de Chitanda.
Ah. Voilà. J’avais fait une gaffe. Mon dos se raidit sous une bouffée de regret.
Chitanda, qui avait savouré la conversation légère et amusante, releva légèrement son menton délicat et serra les lèvres. Elle ne surjouait jamais ses émotions, mais ses changements d’humeur étaient faciles à lire.
Elle murmura :
— Ah, c’est vrai ! Comment ai-je pu oublier ? Je voulais justement poser la question à Oreki-san !
Super. Encore une bourde. Satoshi et Ibara venaient tout juste de la taquiner sur son image de sainte ou d’élue. Je m’étais dit que cette image ne lui convenait pas tout à fait, en pensant à son goût pour la modération.
Quelle erreur ! Car si Chitanda est effectivement studieuse, la chose qui la distingue d’un idéal de perfection, c’est sa curiosité.
M’étant attiré des ennuis tout seul[6], je claquai discrètement la langue. Satoshi, quant à lui, semblait parfaitement détendu.
— Il s’est passé quelque chose, Chitanda-san ?
— Oui. En fait, pendant le cours de maths de la cinquième heure… je me suis fâchée.
Chitanda acquiesça vaguement à l’intention de Satoshi et Ibara, puis se tourna vers moi. J’aurais préféré regarder ailleurs, mais il était trop tard pour regretter.
— Mais… je ne sais pas ce qui m’a mise en colère. Bien sûr, il n’y avait aucune raison pour que je le sois. Pourtant, quelque chose s’est produit qui m’a poussée à me fâcher, et je ne sais pas ce que c’était.
Il me fallut un certain effort pour saisir le sens de cette phrase alambiquée. Mais au fond, tout se résumait sans doute à ce que Chitanda déclara ensuite :
— Je suis curieuse !
3
Le cours de cinquième heure, aujourd’hui, était un cours de mathématiques donné par Omichi-sensei.
Je pense qu’Oreki-san et Fukube-san savent déjà quel genre de professeur il est.
Je ne sais pas vraiment par où commencer pour que vous compreniez bien, alors je vais tout expliquer depuis le début.
Omichi-sensei arriva pratiquement au moment exact où la cloche annonçait le début du cours. Il avait l’air contrarié, mais d’après ce que j’en sais, il avait ce genre d’expression dans presque toutes les circonstances. Il ouvrit la porte, et juste avant d’entrer dans la salle, il s’arrêta un instant pour regarder la plaque indiquant le nom de la classe. Jusqu’ici, tout était relativement normal.
Après nous avoir salués à la hâte, il se mit à écrire une équation quadratique au tableau. C’était une équation assez simple : y = x² + x + 1, mais il en avait restreint le domaine à x allant de 0 à 3. Puis, tout en se tapotant l’épaule avec son bâton de bambou, il désigna Kawasaki-san et lui demanda de tracer l’intervalle de y. Vous voyez qui est Kawasaki-san ? C’est ce garçon grand et mince qui bégaie un peu… mais cela n’a rien à voir avec l’histoire.
Kawasaki-san avait visiblement l’air perdu et moi aussi d’ailleurs. Nous n’avions encore rien appris au sujet des restrictions de domaine.
Je pensais qu’Omichi-sensei nous mettait à l’épreuve, qu’il cherchait à évaluer nos connaissances sur le sujet avant de commencer réellement son cours. Pour être honnête, je ne suis pas une spécialiste en la matière, mais j’avais déjà eu droit à ce genre de pédagogie auparavant. Cela dit, cette méthode d’enseignement par stimulation intellectuelle ne collait pas du tout à la façon dont Omichi-sensei menait habituellement ses cours.
Kawasaki-san réfléchit un moment à la question d’Omichi-sensei, puis répondit qu’il ne savait pas quoi dire.
Et là, contrairement à ce que j’avais imaginé, Omichi-sensei s’emporta.
— Quoi ? Tu ne sais pas ? Tu écoutais quoi à mon dernier cours ?
Il se mit à réprimander Kawasaki-san… enfin, pour être honnête, c’était plus de l’acharnement verbal qu’un simple reproche.
Après quelques remarques tout à fait déplacées sur l’avenir soi-disant compromis de Kawasaki-san, Omichi-sensei lui dit de s’asseoir.
Il appela ensuite Tamura-san, qui est plus à l’aise en mathématiques. Ce dernier se leva, mais ne parvint pas non plus à donner de réponse. Omichi-sensei le traita d’imbécile et lui ordonna de se rasseoir. Puis, en balayant la classe du regard, il lança d’une voix forte :
— Y en a-t-il un seul parmi vous qui sache résoudre ça ?
J’aurais sans doute dû m’en rendre compte plus tôt, mais c’est à ce moment-là que j’ai compris : Omichi-sensei s’était trompé sur l’avancement du programme. J’ai vérifié dans notre manuel : aujourd’hui, nous étions censés terminer la partie sur les méthodes de détermination d’une fonction quadratique et entamer celle sur les valeurs maximales et minimales. Il avait donc une heure d’avance sur le programme réel.
Les autres élèves commencèrent à s’en rendre compte également, si bien que la salle devint bruyante. Ce qui ne fit qu’exaspérer encore plus Omichi-sensei, qui se mit à frapper le tableau avec son bâton de bambou. Il se lança alors dans un discours désabusé sur notre attitude face aux cours, notre amour de l’apprentissage et notre sens du bien commun.
Il eut aussi des mots très durs au sujet de notre orientation post-bac et de notre avenir. Oui, c’est exact : il frappait le tableau à chaque pause dans son discours.
Je pense qu’il y avait bien quelques élèves capables de tracer l’intervalle de y.
Je ne vais pas dans un cours de soutien, mais je sais que dans ce genre d’établissement, le programme est abordé bien plus tôt qu’au lycée.
Toutefois, ceux qui connaissaient la réponse gardèrent le silence. Personne ne leva la main.
Omichi-sensei désigna de nouveau Tamura-san. Il l’obligea à se lever et à rester debout jusqu’à ce qu’il trouve la réponse. C’est alors que je me levai à mon tour. J’énonçai qu’il s’était peut-être trompé sur l’avancée du cours, et lui demandai de bien vouloir vérifier dans le manuel.
Hein ? Ce que j’ai dit, exactement ?
… Désolée, mais ça, c’est un secret. Ce que je dis quand je suis en colère n’est pas quelque chose dont j’ai envie de me souvenir, encore moins de me vanter.
C’est vrai, c’est à ce moment-là que je me suis mise en colère.
4
Après avoir tout raconté, Chitanda s’éclaircit légèrement la gorge. Sans doute était-elle un peu embarrassée d’avoir révélé sa colère.
L’experte ès fureur, Ibara, l’encouragea à poursuivre :
— Et après ?
— Omichi-sensei a attrapé le manuel. Puis il a feuilleté quelques pages, a marmonné « Ah, je vois », et a dit à Tamura-san de se rasseoir. Ensuite, le cours a repris normalement.
Ibara croisa les bras, l’air impérieux.
— Donc c’est ce genre de prof, Omichi. Désolée pour Chii-chan et les autres, mais je suis bien contente de ne pas être tombée sur un type pareil !
— Exactement ! Franchement, c’est à cause de lui que j’ai dû cravacher même après les examens de mi-trimestre !
Je répliquai à Satoshi, qui avait élevé la voix comme s’il jouait une scène de théâtre :
— Tes mauvaises notes ne sont pas la faute d’Omichi. Tu ferais mieux de penser à tes examens finaux.
Puis, me tournant vers Ibara :
— Ce n’est pas non plus un mauvais professeur.
— Oui, ce n’est pas un professeur exécrable.
— Bon, disons qu’il n’est pas si terrible.
N’est-ce pas merveilleux, ces gens capables de tout relativiser ?
Chitanda me regarda.
— Enfin, donc, qu’en penses-tu ?
Tu veux dire : est-ce que l’histoire s’arrête là ? Je décroisai les jambes pour les repositionner.
— Il y avait quelque chose d’étrange dans ce récit ?
Chitanda jeta un regard hésitant de gauche à droite, indécise à l’idée de répéter ce qu’elle venait de dire. Puis elle reprit :
— Ah, je ne vous ai pas encore parlé de ce qui me tracasse le plus.
— Ce que je trouve mystérieux, c’est pourquoi Omichi-sensei a pu faire une telle erreur. D’après ce que j’ai vu de son écriture au tableau et de ses corrections d’examen, ce n’est pas le genre de personne à commettre ce genre de fautes.
— Hmm…
Satoshi s’immisça dans la conversation.
— Il existe deux types de professeurs stricts : ceux qui le sont aussi avec eux-mêmes, et ceux qui se relâchent dès qu’il s’agit d’eux.
Cela vaut pour les gens en général. Et même moi, je sais qu’Omichi appartient à la première catégorie.
— Mais tout de même, comment a-t-il pu faire une erreur aussi grossière ? Je ne comprends pas du tout.
Comme toujours, tu poses une question impossible. Je haussai les sourcils.
— Tu veux savoir pourquoi il s’est trompé ? C’est impossible à deviner. Tu n’as qu’à aller en salle des profs et regarder dans sa tête, tant que tu y es.
Chitanda secoua la tête.
— Non, écoute-moi. Oreki-san et Fukube-san doivent le savoir : Omichi-sensei ouvre toujours son manuel à la fin du cours, même s’il ne s’en est pas servi pendant l’heure.
Satoshi et moi échangeâmes un regard et haussâmes les épaules en même temps. Aucun de nous n’avait jamais pris la peine d’observer ce détail.
— Et ensuite, il prend son stylo et note un petit mémo. À ton avis, pourquoi fait-il ça ?
Je vois où elle veut en venir.
— Pour noter jusqu’où il est allé dans le programme avec cette classe ?
— Je le pense aussi. Il doit vérifier le manuel pour ne pas se tromper, et cela a dû lui arriver plusieurs fois déjà. De plus, il sait certainement que nous sommes la classe A, car il vérifie systématiquement la plaque de la salle avant d’entrer. Vous suivez ? Ensuite, Omichi-sensei regarde la note où il a indiqué l’avancée du cours, puis il vérifie encore une fois la salle. On pourrait dire que tout est parfaitement organisé.
— Mais alors, comment aurait-il pu se tromper ?
Je me disais que ses notes devaient ressembler à quelque chose du genre : « 1er juin, classe X » à la page 15, puis « 3 juin, classe X » à la page 20. Sans ça, il ne saurait pas à quelle page il en est.
Je lançai une hypothèse, sans vraiment réfléchir :
— Il aurait pu confondre la date ?
Il faut toujours assumer ses paroles. Et le châtiment pour ma légèreté fut immédiat. D’un regard glacial, Ibara répliqua :
— … S’il s’était trompé de date, il aurait pu revenir en arrière, mais sûrement pas sauter une leçon. Réfléchis un peu avant de parler par réflexe spinal.
Devais-tu vraiment employer le mot « spinal » ? Ibara est en pleine forme aujourd’hui. En effet, il peut revoir un mémo précédent, mais il ne peut certainement pas consulter un mémo du futur, qui n’existe pas encore…
Ibara, toujours au sommet de sa forme, se tourna vers Chitanda et pencha la tête, intriguée.
— Je ne cherche pas à te piéger, mais…
— Oui ?
— J’ai un petit doute, tu me permets de poser une question ?
— À moi ? Bien sûr.
Chitanda redressa sa posture, ce qui, peut-être, manquait de prudence. Plutôt que de se montrer solennelle, Ibara formula sa question sur son ton habituel.
— Dans ton histoire, je comprends que tu te sois mise en colère. Il a dit quelque chose de franchement odieux, et dans cette situation, moi aussi j’aurais été furieuse. Mais je n’aurais pas osé répondre à un prof comme lui. C’est comme si tu mettais exprès la main dans le feu, non ?
Elle prononça cette dernière phrase en regardant successivement Satoshi et moi. Une comparaison un peu excessive. Ce genre de tournure ne lui ressemble pas.
Ibara ne connaît peut-être pas bien Omichi, mais elle sait que répondre à un professeur en colère comporte des risques énormes. Je ne m’y risquerais pas, et Satoshi non plus. Et à mon avis, pas un seul élève parmi les mille que compte le lycée Kamiyama n’oserait. C’est pour cela que j’avais été si surpris tout à l’heure.
Mais Chitanda répondit avec insouciance :
— Je ne sais pas vraiment pourquoi je me suis fâchée.
Elle s’est mise tellement en colère qu’elle en a perdu la tête ? Est-ce bien de Chitanda que l’on parle ? Non, ça ne colle pas… Tandis que je m’interrogeais, Chitanda poursuivit :
— Mais je ne crois pas que ce soit à cause de ses reproches.
Après un moment de réflexion, Ibara demanda :
— Alors, c’est parce que ceux qui savaient la réponse se sont tus ?
— Non. Personne n’aurait voulu répondre dans une telle ambiance. Et même si quelqu’un l’avait fait, le cours aurait continué… alors qu’il était trop en avance.
— Parce que personne n’a relevé l’erreur du prof ?
— Non plus.
Ibara continua à cogiter.
— C’est parce que tu as eu pitié de Tamura ?
Ce serait bien le genre de Chitanda.
Ou même… trop son genre. L’intéressée inclina légèrement la tête.
— J’avais de la compassion pour lui, mais je ne pense pas que cela suffise à me mettre en colère. Je ne comprends pas très bien moi-même, mais je conçois qu’Omichi-sensei gronde des élèves qui ne se souviennent de rien du cours précédent, même si ses mots étaient sans doute exagérés. … Alors, qu’est-ce qui m’a mise en colère ?
Puis Chitanda esquissa un demi sourire.
— Parfois, j’ai du mal à me comprendre moi-même.
— Hmm, je vois.
Ibara répondit par un sourire un peu gêné.
Je comprenais pourquoi elle avait posé sa question. À la place de Chitanda, n’importe qui aurait été agacé. Même moi, j’aurais trouvé cela insupportable. Mais comme Chitanda donne l’impression de ne jamais se fâcher, la voir en colère même dans une situation qui l’exigerait semblait étrange.
Mais la réponse à cette question ne vint pas. Comme elle l’avait dit, c’était peut-être parce qu’elle n’arrivait pas à formuler clairement ce qu’elle ressentait, ou bien parce qu’elle était embarrassée, ou encore parce que… c’était fatigant. D’ailleurs, a-t-elle vraiment dit que c’était fatigant ?
Je ne connais pas assez bien Chitanda pour deviner ses goûts ou ce qui la rebute. D’autant plus que j’étais plus intéressé par la suite de mon roman de poche.
— Qu’en penses-tu, Oreki-san ?
— Aucune idée.
— Moi non plus, je ne sais pas pourquoi, mais…
À ce moment, Chitanda s’interrompit. Elle inspira profondément et me regarda, les yeux brillants d’enthousiasme.
— Mais tu peux le comprendre si tu y réfléchis un peu !
— Oh ? dit Satoshi, d’un ton étonné.
J’en restai figé. C’est donc ça, la sensation qu’on éprouve quand quelqu’un compte sur vous ? Et elle a bien senti que je n’y avais pas encore réfléchi du tout ?
Ibara, qui était assise de l’autre côté de la pièce, leva les sourcils.
— Chii-chan, ne t’attends pas à grand-chose d’Oreki, même s’il essaie. Il a dû être une sauterelle dans une vie antérieure.
— Hein ? Mayaka-san, tu arrives à voir les vies antérieures des gens ?
Juste au moment où je crus qu’elle avait changé de sujet par curiosité…
— Mais là, je suis curieuse de savoir pour Omichi-sensei.
En un instant, tout était revenu à la case départ. Quelle plaie. D’ailleurs, Satoshi conviendrait mieux que moi au rôle de sauterelle. Elles ne meurent pas l’hiver par économie d’énergie, mais parce qu’elles vivent chaque instant à fond.
— Oreki-san.
Bon… si je ne dis rien, je n’irai nulle part…
Je suppose que je vais abandonner mon livre pour un temps et commencer à réfléchir.
5
On pouvait raisonnablement supposer qu’Omichi notait bel et bien l’avancée de ses cours directement dans son manuel. Après tout, cela fait dix, peut-être vingt ans qu’il n’enseigne que les mathématiques. Comme les années précédentes, il gère plusieurs classes cette année encore, et il doit être difficile de se rappeler précisément où en est chaque groupe. Tenir des mémos paraît être la solution la plus logique.
Pourtant, malgré cela, il a commis une erreur. Et non seulement il ne s’est pas trompé vers une date antérieure, mais il a sauté une leçon. Voilà qui est vraiment étrange.
Un instant. Comment aurait-il pu sauter une partie ?
Pour faire cette erreur, il aurait fallu qu’il y ait une note sur une page ultérieure à celle où en est réellement la classe. Autrement dit, la classe X n’a pas encore atteint cette leçon, mais une note sur la page laisserait croire que c’est le cas.
C’était peut-être tout simplement cela, la clé du problème. Je croisai les jambes et posai une question à Chitanda :
— Votre classe n’a pas encore étudié les domaines de définition, n’est-ce pas ?
— Non, tu as raison.
Chitanda acquiesça à cette remarque inutile, visiblement troublée. Ma question suivante n’arrangea rien.
— Et si je te disais que votre classe l’a pourtant déjà fait ?
— … Que veux-tu dire ?
— Omichi enseigne les mathématiques chaque année. Nous ne sommes pas ses seuls élèves… La classe A de l’année dernière a elle aussi étudié, à un moment donné, les restrictions sur le domaine de X.
— Ah…
Chitanda poussa une petite exclamation. Confondre une note de l’année dernière avec celle de cette année, cela reste plausible, non ?
Mais avant qu’elle n’ait pu exprimer son accord, Satoshi secoua lentement la tête.
— Si tu suggères qu’il a pu se tromper avec une note de l’an dernier, je crains que ce ne soit impossible.
— Comment ça ?
Comme toujours, Satoshi semblait étrangement ravi de pouvoir partager une information sans grand intérêt.
— C’est simple. Les professeurs reçoivent un nouveau manuel chaque année. Ils doivent avoir la version la plus récente, pour que tout soit conforme avec les élèves. D’ailleurs, Omichi utilise cette année la quatrième édition.
Chitanda baissa les yeux.
… Effectivement, maintenant que Satoshi l’a dit, cela paraît évident. J’aimerais bien savoir comment il sait quelle édition utilise Omichi, cela dit.
Mais puisqu’Omichi a pour habitude d’écrire dans ses manuels, si les notes se sont mélangées… c’est concevable. Encore faut-il que Chitanda accepte cette possibilité. Il est probable qu’Omichi inscrive la classe et la date sur la page atteinte. Se pourrait-il qu’il l’ait écrit de manière confuse ? À moins de prouver qu’il a une écriture brouillonne…
Hmm.
Me voyant rester silencieux et maussade, Satoshi décida qu’on ne pouvait rien attendre de moi et reprit la parole sur un ton enjoué :
— Moi, les domaines de définition, je n’y comprends rien. J’en suis pas fier, mais rien que tracer les axes x et y, c’est déjà compliqué. Me faire interroger par Omichi, ce serait un cauchemar.
Si c’est le cas, tu pourrais peut-être abandonner un peu tes anecdotes inutiles pour te concentrer sur tes cours ? … Non, je ne peux pas dire ça. Ce serait comme dire à un oiseau de ne pas voler.
Je me demande sur quoi il essaie d’apprendre, en ce moment. Il me semble qu’il avait parlé du Livre des mutations [7].
Ah, attends.
Une idée me traversa soudain l’esprit. Je lançai une question à Satoshi :
— Satoshi, votre classe a déjà terminé les domaines ?
— Hein ? Ouais.
— Tu es en quelle classe, déjà ?
— Hé, Oreki, tu pourrais au moins te rappeler la classe de tes amis.
Je contre-attaquai aussitôt Ibara :
— Dans ce cas, est-ce que toi, tu sais dans quelle classe je suis ?
— On n’est pas amis, nous.
Je restai bouche bée.
Voyant cela, Satoshi rit.
— T’inquiète, Mayaka. Houtarou le sait.
Et en effet, à ce moment-là, je m’en souvenais.
La classe de Satoshi a déjà traité les domaines. La mienne non. Et évidemment, celle de Chitanda non plus.
Je vois. Je comprends maintenant.
— Il n’y a aucun doute : il a noté quelque chose sur une page après celle que votre classe avait atteinte, affirmai-je.
— Oui, je le pense aussi.
— De plus, cette note a été écrite cette année et correspondait à l’avancée d’une classe. Et si cette note n’était pas destinée à votre classe, mais à celle de Satoshi ?
— La classe de Fukube-san ?
Chitanda fronça les sourcils, mais Satoshi s’interrogea à son tour, sceptique :
— Omichi est responsable des classes A, B, C et D. Même si ce n’était ni A ni B, pourquoi ce serait D ?
Ibara intervint :
— Et puis pourquoi D, justement ?
— Parce qu’il ne serait pas si étonnant qu’il confonde A et D. Alors que C ne ressemble en rien à A.
Ibara me lança un regard noir, qui disait clairement encore une bêtise. Non, en fait, elle le dit tout haut :
— Encore une bêtise. A et D n’ont rien à voir.
Je faillis vaciller sous son regard perçant, mais je fis semblant de rester impassible.
— Omichi est professeur de mathématiques.
— Et alors ?
— Un prof de maths a bien plus de chances de confondre A et D. C’est comme les katakanas ツ (tsu) et シ (shi).
— Quoi ?
Son regard méprisant semblait dire : Tu te sens bien, au moins ? Curieusement, lorsqu’elle se dispute avec Satoshi, elle garde toute son énergie jusqu’au bout. Mais avec moi, elle semble vite s’essouffler.
Je poursuivis tout de même :
— Par exemple, Omichi aurait noté quelque chose comme « 1er juin, A » à la page 10 et « 1er juin, D » à la page 15. Et s’il avait confondu le D avec un A, cela expliquerait ce qui s’est passé. De plus…
Je marquai une courte pause.
— Omichi a l’habitude d’écrire en minuscules.
À cet instant, le silence s’abattit sur nous quatre.
Je me demandais s’ils avaient compris, ou s’ils pensaient plutôt, « Mais qu’est-ce qu’il raconte ? » Le suspense était pénible.
Puis le silence fut rompu.
— Ah, je vois ! s’exclama Satoshi.
— Les minuscules « a « et « d » !
J’acquiesçai d’un air sérieux. Puisque Chitanda avait affirmé qu’Omichi vérifiait bien la plaque du nom de la classe, on ne pouvait pas dire qu’il s’était trompé de salle. La seule autre possibilité d’erreur, c’était le mémo. Il était peu probable qu’il ait lu « A » de travers. Mais « a »… c’était une autre histoire.
Ibara, quant à elle, restait obstinément silencieuse.
Ses lèvres étaient crispées, et pour une raison inconnue, elle me regardait avec ressentiment. Mais, contre toute attente, les mots qui sortirent de sa bouche furent un accord :
— … Ouais, c’est plausible.
— Quoi, t’es gênée ?
— Ouais, j’ai récemment perdu des points à un contrôle d’anglais parce que le prof ne savait pas si j’avais écrit un « a » ou un « d ».
— Oh, toi aussi ? Moi, c’était « n » et « h ».
Heureusement, je n’étais pas le seul. Dans mon cas, ce n’était pas en anglais, mais en mathématiques : j’avais perdu des points parce qu’on ne distinguait pas mon « 1 » de mon « 7 ». C’était… à l’époque où j’étais encore un jeune garçon aux joues roses, autrement dit, en primaire. Je me souviens d’avoir été vexé d’avoir donné la bonne réponse sans recevoir les points, mais sans que cela me touche plus que ça.
Et Chitanda, alors ?
Avec sa belle écriture, elle n’avait sans doute jamais vécu ce genre d’expérience. Elle réfléchit un moment, puis hocha doucement la tête à deux reprises.
— Oui, c’est une erreur qui semble crédible.
Chitanda esquissa un sourire doux.
— « a » et « d »… Je comprends comment il a pu se tromper. J’ai peut-être été un peu dure avec Omichi-sensei. J’ai eu tort.
Ces mots me laissèrent un peu sonné.
C’étaient exactement les mots que j’avais deviné qu’elle penserait.
— Hein ? Pourquoi dis-tu ça ?
Jetant un coup d’œil vers Ibara, qui affirmait avec insistance qu’Omichi était en tort, et que Chitanda n’avait donc rien à se reprocher, je regardai le visage de cette dernière. Contrairement à ses mots où transparaissait le remords, son expression était sereine, et je crus même y déceler un certain soulagement.
Au fond de moi, je pensais ceci :
Chitanda, d’ordinaire si calme, s’était fâchée, et elle voulait comprendre pourquoi. Elle avait beau dire que se mettre en colère n’était pas forcément une mauvaise chose, la vérité, c’est qu’elle ne le souhaite jamais. Peut-être voulait-elle croire qu’Omichi avait une raison valable. Et croire que si elle s’était fâchée, c’était à cause de sa propre erreur. Elle voulait comprendre la raison de sa colère.
Chitanda n’est-elle pas ce genre de personne ?
… Non.
Je secouai la tête pour chasser cette pensée. Qui suis-je pour dire n’est-elle pas ce genre de personne ? Alors que je la connais depuis à peine deux mois ? Je peux comprendre les pensées de Satoshi, car je le connais depuis le collège. Et Ibara a été dans ma classe pendant neuf ans ; on peut dire qu’elle fait partie de mes connaissances. Mais Chitanda ?
C’est vrai. J’ai parfois deviné ses actions, mais ses intentions étaient souvent visibles. Croire que je peux lire ses pensées les plus profondes, ce serait, comme elle l’a dit elle-même, commettre un péché capital. Celui de l’orgueil. Je ferais bien de m’en méfier. Je suis devenu bien prétentieux, sans m’en apercevoir. Et rien qu’aujourd’hui, combien de fois Chitanda s’est-elle comportée autrement que je ne l’attendais ?
Je souris amèrement, et constatai que Satoshi et Ibara avaient dérivé vers un autre sujet qu’Omichi. Il semblerait que ce ne soit plus mon tour. Je regardai ma montre : il était presque cinq heures. Je posai les yeux sur le soleil couchant au-dehors.
Peut-être l’heure de rentrer.
— Je comprends ce que Chii-chan veut dire, mais je ne sais pas, si j’avais été là…
— Eh bien, tu aurais simplement fait ce que tu fais d’habitude. Mais repense à ce que disait Chitanda-san tout à l’heure…
Bon, après tout, il est encore tôt. Je repris mon livre et relus la page à laquelle il était resté ouvert.
Et ainsi, un peu plus de ma vie lycéenne s’envola en fumée. À titre personnel, je trouve que le péché capital de paresse me suffit bien.
[1] Les alliances horizontales désignent les États qui s’allient entre eux pour repousser l’État de Qin, tandis que les alliances verticales désignent les États qui s’allient à Qin pour participer à son ascension.
[2] Il n’y a pas de ponctuation à la base. Mayaka parlait rapidement comme ça.
[3] Ndt : Du latin « Ira », ce péché capital peut signifier aussi bien colère, courroux ou fureur. Ainsi pour Chitanda, le péché capital n’est pas une simple colère (bien que ce terme reste générique).
[4] Dans la pensée bouddhiste traditionnelle, on dit que les êtres humains ont 108 afflictions ou kleshas. Il y a six sens (la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher et la conscience) multipliés par trois réactions (positive, négative ou indifférente), ce qui donne 18 « sentiments ». Chacune de ces sensations peut être « attachée au plaisir ou détachée du plaisir », ce qui donne 36 « passions », chacune pouvant se manifester dans le passé, le présent ou le futur, ce qui donne 108 kleshas.
[5] Qui se réclame de Confucius et de sa doctrine. Philosophe chinois (551-479 av. J-C) ayant largement marqué la civilisation chinoise et faisant figure de premier « éducateur ».
[6] L’expression originale est 蛇のいる藪をつついた, qui signifie « déranger le buisson où réside le serpent »
[7] Un ancien traité divinatoire chinois et l’un des classiques, connu sous le nom de Yi Jing. Le titre peut se traduire par « Livre des mutations », « Classique des changements » ou « Canon des mutations » ou encore « Livre des transformations ». C’est l’un des premiers livres imprimés (1er millénaire av. J.-C.).