THE TOO-PERFECT SAINT T4 - CHAPITRE 2

Les racines de Philia

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Traduction : Calumi
Harmonisation : Opale
Relecture : Raitei

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Gyptia se situait au nord-est du continent. Ses vastes déserts de sable abritaient des ruines antiques façonnées par d’anciennes civilisations. Le pays était devenu un haut lieu de l’archéologie et de la recherche magique, attirant les aventuriers désireux d’explorer ses vestiges oubliés. Des plantes rares prospéraient dans les oasis du désert, fournissant des ingrédients largement utilisés en médecine.

Nous venions d’arriver dans la capitale royale de Gyptia, Shelro, la ville la plus peuplée du pays.

— Voici donc Gyptia, murmurai-je en contemplant la ville. — Je n’y suis jamais venue, et pourtant… quelque chose dans son atmosphère m’évoque la nostalgie.

L’endroit fourmillait de vie. Des foules de passants se pressaient dans tous les sens.

— Est-ce parce que ton père est né ici ? demanda Osvalt.

— C’est possible. Peut-être que cela coule dans mes veines.

— Oh, sans doute.

J’acquiesçai, puis me retournai juste à temps pour voir Erza et Mammon sortir de la porte, accompagnés du personnel du manoir.

— Dame Philia ! appela Lena. — Merci de nous avoir attendus !

— Voici donc Gyptia, le pays d’où vient le père de Dame Philia, dit Leonardo. — Il fait vraiment aussi chaud qu’on le raconte.

— Si vous avez besoin d’informations, ajouta Himari, — Permettez-moi d’effectuer une reconnaissance. Je suis toujours prête à vous assister.

Tous trois débordaient d’entrain. Je savais que je pouvais compter sur eux.

— Sur ce, dit Osvalt, — Commençons à chercher Luke !

— Excellente idée ! Je ferai de mon mieux pour aider ! lança Lena en agitant les bras dans les airs.

J’étais tout aussi impatiente de commencer. J’avais envie de me mettre au travail sans attendre… mais un problème se posait.

— Mais comment allons-nous le retrouver ? demanda Erza la première.

— Hein ?

— Je veux dire, le nom de Luke Elraheem est notre seul indice. La plus grande ville du pays semble être notre meilleure piste, mais nous n’avons aucune idée d’où chercher.

— Quoi ?! On est à ce point dans le flou ?!

L’explication d’Erza, simple et réaliste, plongea Lena dans le désespoir. Elle n’avait pas tort. Retrouver quelqu’un à partir d’un simple nom ne serait pas chose aisée. Pourtant, ce n’était pas notre unique piste. Il restait un autre indice important susceptible de nous conduire à mon oncle.

— J’ai entendu dire que mon père, Kamil, savait utiliser la magie de guérison. Peu d’apothicaires sont aussi des mages.

— Je vois. Si nous commençons par chercher Kamil, cela pourrait nous aider à localiser son frère cadet, Luke…

Peu de gens étaient capables de manipuler la magie, et le métier d’apothicaire était rare. J’en déduisis qu’il y avait de bonnes chances pour que quelqu’un en ville se souvienne à la fois de mon père et de mon oncle. Nous n’avions pas beaucoup d’indices, mais c’était suffisant pour commencer.

Leonardo se caressa le menton.

— Si c’est la piste que nous voulons suivre, Gyptia abrite l’Institut de Recherche Magique.

Il avait raison. Gyptia n’était pas seulement un centre d’étude des reliques anciennes, il faisait aussi d’importants progrès dans la recherche magique moderne. L’Institut de Recherche Magique pouvait sans doute nous fournir des informations utiles.

— Mon père, Kamil, était apothicaire. Il a peut-être eu des liens avec l’Église, alors j’ai d’abord pensé me rendre à celle de la capitale.

— Hm. Dans ce cas, proposa Osvalt, — Pourquoi ne pas nous séparer ?

C’était effectivement la solution la plus efficace.

— D’accord, alors…

— Mammon et moi pouvons consulter un exorciste en poste dans ce pays.

Au moment où j’ouvrais la bouche, Erza me coupa la parole avec sa propre idée. J’ignorais qu’il y avait des exorcistes à Gyptia, mais si c’était le cas, ils pouvaient peut-être nous transmettre des informations internes.

— Je comprends le raisonnement, dit Osvalt. — Très bien ! Philia et moi resterons ensemble, accompagnés de notre suivante, Himari. Nous irons voir l’église. Leonardo et Lena, vous irez à cet institut de recherche. Divisons-nous en trois groupes et partons à la recherche de Luke.

Après avoir écouté nos propositions, Osvalt donna ses instructions. Selon son plan, nous nous mîmes chacun au travail au sein de nos groupes respectifs.

Si je retrouvais mon oncle, que devrais-je lui dire ? L’esprit un peu troublé par cette question, je pris la direction de l’église.

***

— Les rues à Gyptia n’ont rien de commun avec celles de notre pays, remarqua Osvalt, fasciné.

Pour commencer, Gyptia était bien plus chaud que Parnacorta, sans doute en raison de sa proximité avec le désert. En conséquence, la plupart des habitants portaient des vêtements légers et aérés, et leur peau hâlée trahissait la force du soleil. Les produits qui s’alignaient sur les étagères des boutiques différaient complètement de ceux de nos pays. J’y remarquai une grande variété de remèdes fabriqués à partir de matières premières issues des oasis du désert. Les formules semblaient infinies, mêlant des ingrédients rares. Certains remèdes m’étaient même totalement inconnus.

Autre différence notable, le grand nombre de personnes vêtues pour le voyage. Il s’agissait sans doute d’aventuriers ou de colporteurs. J’aurais pu passer la journée à observer cette foule sans jamais m’en lasser.

— Pardonne-moi, dit Osvalt. Je sais que nous ne pouvons pas perdre de temps à flâner. Nous devons chercher Luke.

— Oh, ne vous en faites pas. C’est aussi ma première visite à Gyptia, et tout est si fascinant. C’est un endroit merveilleux, n’est-ce pas ?

— Oui. C’est exactement ce que je me disais.

Osvalt eut un doux sourire, réalisant que nous pensions la même chose.

— Si tu le souhaites, nous pourrions ajouter cet endroit à notre liste de destinations possibles pour notre lune de miel, suggéra-t-il sur un ton léger.

Passer du temps avec lui était si naturel.

— Ce serait charmant, Osvalt.

— N’est-ce pas ? Mais plus nous aurons d’options, plus il sera difficile de choisir.

Tout en parlant, Osvalt me tendit discrètement la main. Je la pris sans réfléchir. Elle était large, chaude et rassurante. Il s’en dégageait une étrange force, celle qui me faisait croire que tout irait bien tant qu’il serait à mes côtés.

Nous poursuivîmes notre marche, les doigts étroitement enlacés.

— Il y a de plus en plus de monde. Nous devrions veiller à ne pas nous séparer dans un pays étranger.

Osvalt sourit, un peu gêné. En voyant son expression, je ne pus m’empêcher de sourire à mon tour.

Je sentais la chaleur de son corps à travers sa main. Elle réchauffait mon cœur, si bien que je resserrai instinctivement ma prise. Il me regarda, surpris.

— Ne vous inquiétez pas, Osvalt. Je ne lâcherai pas votre main.

— Vraiment ? Merci.

— Je vous en prie.

Les yeux ambrés de Osvalt se plissèrent alors qu’il souriait. Je le contemplai un instant avant de reporter mon regard droit devant.

Pourquoi tout cela me paraissait-il si nouveau et si palpitant ? Jamais je ne me serais sentie aussi comblée, aussi sereine, s’il n’avait pas été là.

— Mais nous n’avons pas à craindre d’être séparés, le rassurai-je. — Himari reste en retrait pour veiller sur nous.

— Ha ha. Tu vois toujours clair dans mon jeu, dit-il. — En vérité, je cherchais seulement un prétexte pour te tenir la main.

Cette confession inattendue fit bondir mon cœur. En y repensant, j’avais saisi sa main sans même y réfléchir. Cette pensée me fit monter le rouge aux joues.

— V…vraiment ? Eh bien, m…merci.

— Pourquoi me remercies-tu ?

— Je ne sais pas. C’est sorti tout seul.

— Tu es toujours aussi adorable, Philia, dit-il avec un sourire, en resserrant un peu plus ses doigts sur les miens.

Ses mots et son geste firent battre mon cœur à tout rompre, tout en m’envahissant d’un profond bonheur. Sans lui, je n’aurais jamais éprouvé une telle tranquillité en arpentant une terre étrangère.

***

Après avoir descendu la grande rue, nous arrivâmes à l’église située au centre de la capitale.

L’église de Gyptia ne différait guère de celle de Parnacorta. La seule chose qui la distinguait était la chaleur de sa palette de couleurs, qui conférait à sa façade un air d’opulence raffinée.

— L’église de Parnacorta a son charme propre, mais celle-ci est vraiment magnifique, dit Osvalt.

— Oui, tout à fait. J’espère seulement que nous pourrons y trouver des informations sur mon oncle Luke.

— Prince Osvalt, Dame Philia, j’ai obtenu l’autorisation d’entrer, annonça Himari.

— Parfait. Vous ne perdez jamais de temps, Himari.

Nous souhaitions savoir si l’église détenait des informations sur Kamil, apothicaire et guérisseur par magie. Himari s’était chargée de les aborder en notre nom et, d’une manière ou d’une autre, elle avait obtenu la permission de nous faire recevoir.

On nous conduisit dans le salon de réception de l’église, où nous prîmes place. Un homme d’âge mûr nous servit le thé, puis s’assit face à nous.

— Soyez les bienvenus ! C’est un honneur d’accueillir un prince et la Sainte Salvatrice venus de Parnacorta. Je suis Yaim, l’évêque responsable de cette église.

— Merci de nous recevoir malgré le caractère inattendu de notre visite, Monseigneur Yaim. Permettez-moi d’aller droit au but. Auriez-vous entendu parler d’un homme nommé Kamil Elraheem ? Il travaillait comme apothicaire dans ce pays il y a plus de vingt ans et pratiquait également la magie de guérison.

Osvalt ne perdit pas un instant avant de poser la question au sujet de mon père.

En l’entendant, le visage de l’évêque s’assombrit, et son regard se baissa vers le sol.

— Kamil Elraheem… Voilà un nom que je n’avais pas entendu depuis bien longtemps. Je ne m’attendais pas à l’entendre prononcer par un haut dignitaire étranger, Prince Osvalt.

— Vous le connaissiez donc ?

— Oui. Lorsque j’étais jeune, Kamil et moi étions amis. Il possédait un talent exceptionnel pour la magie de guérison et travaillait sans relâche afin de devenir l’un des apothicaires les plus renommés du pays. Comme vous l’avez dit, cela remonte à plus de vingt ans… Pourquoi évoquez-vous son nom aujourd’hui ?

— Eh bien, Kamil Elraheem était mon père, répondis-je.

— Vraiment ? Kamil, le père de la Sainte Philia…

L’évêque hocha la tête avec bienveillance, puis ses yeux s’écarquillèrent soudain tandis qu’il poussait un cri de stupeur.

— Qu’avez-vous dit ?

Sa réaction se comprenait. Rien n’indiquait de lien évident entre Kamil et moi.

— Je suis désolée. Je ne voulais pas vous surprendre.

— Oh, non, ce n’est pas… Enfin, si, j’ai été surpris. Penser que Kamil, de toutes les personnes, soit le père de la grande Sainte Philia…

L’évêque Yaim eut un regard empreint de mélancolie. Il devait avoir été très proche de mon père.

— Kamil a longtemps été malade. Sa santé n’était pas solide à l’origine, puis il contracta la maladie incurable appelée germe du démon et partit en voyage pour chercher un remède. Ce fut la dernière fois que j’eus de ses nouvelles, alors j’ai supposé qu’il fût décédé.

— Oui, c’est le cas. Mon maître… enfin, ma mère, dit qu’il est mort peu après ma naissance.

— J’aurais dû m’en douter, murmura l’évêque Yaim, la tête baissée avec tristesse.

Il semblait ne jamais avoir cessé de penser à mon père, même après son départ.

— Monseigneur Yaim, dit Osvalt, — Nous savons que Kamil avait un frère cadet nommé Luke. Nous espérions que Philia puisse le rencontrer. Sauriez-vous où il se trouve ?

— Luke Elraheem ? Oui, je le connais. Il vit à la périphérie de la capitale. Je peux vous dessiner une carte.

— Vraiment ? Vous pouvez nous indiquer le chemin ?

— Bien sûr. Un instant, je vous prie.

L’évêque prit aussitôt du papier et une plume, puis traça une carte pour nous.

— C’est formidable, n’est-ce pas, Philia ?

— Oui, vraiment. Je ne m’attendais pas à le retrouver aussi vite.

Ravis d’avoir enfin découvert où se trouvait mon oncle, Osvalt et moi échangeâmes un regard plein d’espoir.

— Merci, dis-je. — Nous allons nous y rendre immédiatement.

— Pardonnez-nous de vous avoir pris de votre temps, Monseigneur, ajouta Osvalt. — Nous vous sommes très reconnaissants de votre aide.

— Ce n’est rien. Mais en ce qui concerne Luke… Il fut autrefois le plus grand apothicaire de notre royaume, toutefois il s’est récemment retiré pour mener une vie plus recluse. Je suppose que sa santé est fragile.

— Il est malade et vit en retrait ?

Les dernières paroles de l’évêque me troublèrent. Mon oncle était en vie, mais son état ne semblait guère rassurant.

— Que souhaites-tu faire, Philia ? Devons-nous aller le voir dès maintenant ?

— Non, attendons demain. Je préfère d’abord retrouver Lena et les autres pour entendre ce qu’ils ont découvert.

Sur ces mots, nous quittâmes l’église.

Il semblait que Luke jouissait d’une plus grande renommée de Gyptia que je ne l’avais imaginé.

Il y avait donc de fortes chances pour que Lena et les autres aient, eux aussi, appris quelque chose d’intéressant à son sujet.

***

Nous arrivâmes devant une vaste auberge, l’hôtel que j’avais choisi comme point de rendez-vous. Son extérieur, inspiré d’un château, incarnait le luxe à l’état pur. Gyptia semblait prospérer grâce au tourisme, car ce somptueux établissement n’était qu’un parmi tant d’autres.

En entrant dans le hall, nous remarquâmes plusieurs canapés où les visiteurs se reposaient paisiblement.

Lena nous aperçut et accourut vers nous.

— Oh ! Dame Philia !

— Je suis désolée de vous avoir fait attendre.

— Ce n’est rien du tout, répondit-elle avec un grand sourire. — Plus important encore, nous avons obtenu des informations sur Luke !

Il semblait bien que Luke fût réellement célèbre.

— Le groupe d’Erza n’est pas encore revenu, ajouta Lena. — Vous voulez qu’on les attende ?

— Ils ne sont pas encore là ? Tant pis, racontez-nous déjà ce que vous avez appris, dit Osvalt. Cela te convient, Philia ?

— Oui, bien sûr.

Nous prîmes tous place sur quelques sièges libres pour écouter Lena.

— D’abord, Luke Elraheem est une véritable sommité. Il est considéré comme le meilleur apothicaire du pays. Il est même plus doué que son frère aîné, Kamil, en matière de magie, si bien que l’Institut de Recherche Magique faisait souvent appel à lui.

Les talents magiques de mon oncle étaient une révélation pour moi, mais le fait qu’il soit le meilleur apothicaire du royaume confirmait les paroles de l’évêque Yaim.

— Mais dernièrement, sa santé déclinante l’a forcé à prendre sa retraite. C’est plutôt inquiétant.

Si Luke souffrait vraiment, ce n’était sans doute pas le meilleur moment pour lui parler de mon père.

— Eh bien, eh bien. Tout le monde est arrivé avant nous.

— Évidemment, avec ce détour, il fallait s’y attendre.

Erza et Mammon firent leur entrée. Ils étaient les derniers membres de notre groupe… du moins, c’est ce que je crus, jusqu’à ce que je voie la silhouette qui les suivait. Je n’en crus pas mes yeux.

— Mia ? Que fais-tu ici ?

Mia se mit à rire.

— Salut, Philia. J’ai cru que je pourrais m’empêcher de venir, mais visiblement non.

Ma sœur, que je pensais avoir laissée à Girtonia, se tenait là, dans le hall de l’hôtel. Nous la fixâmes tous, interloqués. Elle paraissait un peu gênée.

— Ne fais pas l’innocente. Et tes fonctions ? As-tu obtenu l’autorisation de ton maître ?

— Allons, Philia. Tu sais bien que je ne serais pas venue sans l’accord de Mère. J’ai pris soin d’obtenir sa permission.

— J…je vois.

J’en restai stupéfaite. Hildegarde était si stricte que j’avais peine à croire qu’elle ait laissé Mia voyager à l’autre bout du monde sur un simple coup de tête. Comment avait-elle bien pu la convaincre ?

— Bref, Philia, nous savons où trouver Luke !

Personne ne répondit. Nous nous regardâmes les uns les autres, hésitants. Que pouvions-nous dire ? Nos deux groupes connaissaient déjà l’emplacement de Luke, mais nous n’avions pas le cœur à lui ôter son air triomphant.

Mieux valait sans doute feindre l’ignorance.

— Merci, Mia, dis-je. — C’est une aide précieuse.

— Hé hé ! Je t’en prie. Et maintenant, laisse-moi me rendre utile et…

— Ce qui veut dire qu’on a tous réussi à le retrouver. Cet homme doit vraiment être une célébrité.

— L-Lena ? N-nous…

— Quoi ? Vous le saviez déjà ?

Alors que nous faisions tous semblant, Lena laissa échapper la vérité. En entendant cela, Mia devint écarlate.

Erza lui lança un sourire malicieux.

— Quelle déception, Mia. On dirait que votre scoop n’en était pas un.

— Oh, arrêtez de remuer le couteau dans la plaie, Erza.

Sa réaction embarrassée était si attendrissante que l’atmosphère se détendit aussitôt.

— Erza. Votre groupe est allé consulter un exorciste installé dans ce pays, n’est-ce pas ? Avez-vous appris autre chose sur Luke ? Ses relations, par exemple ?

Souhaitant recentrer la conversation, Osvalt interrogea Erza sur d’éventuels détails supplémentaires. Après tout, les informations pouvaient varier selon les cercles fréquentés.

— Oui, répondit Erza. — Cet exorciste vit à Gyptia depuis longtemps. Il connaissait même le frère de Luke, Kamil. Autrement dit, votre père, Sainte Salvatrice.

D’après ce que j’avais appris jusqu’à présent, mon père avait quitté sa patrie après avoir été frappé par le germe du démon. Il s’était lancé dans un long voyage pour tenter de trouver un remède à sa maladie… Selon Maître et l’évêque Yaim, c’était ce périple qui l’avait conduit jusqu’à Girtonia.

À quoi ressemblait-il, lorsqu’il vivait encore à Gyptia ?

— On raconte que Kamil eut des problèmes de santé dès son plus jeune âge, dit Erza. — Mais il compensa largement cela par son intelligence. Il s’est fait un nom de par ses capacités exceptionnelles d’apothicaire. Luke admirait profondément son frère aîné et suivit ses traces, entrant à son tour dans la profession.

Erza parlait d’un ton détaché, mais j’étais émue d’apprendre que mon père avait exercé une telle influence sur la vie de son frère.

— Je comprends ce que Luke a ressenti, dit Mia.

— Mia ?

— Je veux dire, je me suis consacrée à devenir Sainte parce que j’ai vu ma grande sœur s’investir corps et âme dans cette voie.

Mia rougit timidement. Je gardai les yeux fixés droit devant moi. En y repensant, elle m’avait déjà dit quelque chose de semblable. Elle voulait devenir Sainte pour suivre mes pas. J’avais alors ressenti une joie sincère… au point de lui caresser les cheveux.

— Désolée, je m’éloigne du sujet, reprit Mia. — Donc, Luke admirait tellement son frère qu’il a continué à chercher un remède au germe du démon, même après le départ de Kamil. Mais…

— Mais aujourd’hui, il s’est retiré à cause de sa santé déclinante, ajouta Erza. — Vous êtes au courant, n’est-ce pas ?

Je hochai doucement la tête. Penser à la gravité probable de son état me serrait le cœur.

— Et ce n’est pas tout, Philia. Mère m’a demandé de te remettre ceci. C’est une lettre adressée à Luke que Kamil a laissée derrière lui… C’est donc aussi un souvenir de ton défunt père.

— Maître Hildegarde te l’a confiée ?

Une lettre laissée par mon père ? Pourquoi mon maître avait-elle envoyé Mia pour me la remettre ? Elle aurait pu me la donner elle-même lorsque j’étais encore à son manoir. Qu’est-ce qui l’en avait empêchée ? Non. Inutile de me perdre en suppositions.

— Merci, Mia. Si je vois Luke demain, je la lui remettrai.

— Parfait. Je parie qu’il sera heureux d’avoir enfin des nouvelles de son frère après toutes ces années.

J’acquiesçai en silence. J’étais certaine que cette lettre aurait pour lui une valeur inestimable.

***

— Désolée. Tu aurais préféré partager la même chambre que le prince Osvalt, Philia ?

— Ne dis pas de sottises, Mia. Tu ne peux pas dire ce genre de choses. Nous ne sommes pas encore mariés.

Nous logions à l’étage supérieur du plus luxueux hôtel de Gyptia. Les chambres étaient vastes et richement meublées. L’endroit respirait l’élégance.

Mia était assise sur le sofa, balançant les jambes avec un sourire malicieux.

— C’est vrai, dit-elle en riant. — Mais je me sens tellement plus tranquille maintenant que nous sommes ensemble, Philia. Je suppose que je me sens seule quand tu n’es pas là.

— Mia…

Penser à la première fois où Mia et moi avions été séparées me serrait encore le cœur. Elle faisait partie de ma famille. Non… à présent, elle représentait bien plus que cela. Sans Mia, j’aurais abandonné depuis longtemps. Je n’aurais même jamais quitté Girtonia. J’étais convaincue que personne ne pourrait jamais m’aimer. C’était Mia qui m’avait sauvée de ces doutes.

— Euh, Mia ?

— Oui ? Qu’y a-t-il, Philia ?

— Je te suis reconnaissante d’être venue. Mais jamais je n’aurais imaginé que tu le ferais.

— Ha ha ! Je n’arrive pas à croire que j’aie osé me vanter d’avoir retrouvé la trace de Luke devant tout le monde. C’était tellement humiliant.

Avec un sourire gêné, elle posa une main sur ma joue. Ce geste plein de douceur fit remonter en moi les souvenirs des jours où elle venait me réconforter sans relâche. Plus que tout, j’étais heureuse de l’avoir à mes côtés. Elle avait sans doute fait ce voyage par inquiétude pour moi.

— Mais dis-moi la vérité. Pourquoi es-tu vraiment ici ? Tu n’es pas venue uniquement pour chercher Luke, n’est-ce pas ?

— Hum… non. En fait, j’ai un autre but.

Mia bafouilla légèrement avant de lever vers moi un regard déterminé. Ses yeux, semblables à des améthystes, brillaient d’une sincérité pure. Je ne pus m’empêcher d’en ressentir une certaine nervosité.

— Philia, tu considères Kamil comme ton père, n’est-ce pas ?

— Oui. Je ne l’ai jamais rencontré, alors ce n’est pas très concret, mais j’ai accepté cette vérité.

Je ne savais encore que peu de choses sur Kamil Elraheem. Il était mort, et nous ne nous rencontrerions jamais. Pourtant, je sentais sans l’ombre d’un doute qu’il était mon père. Peut-être parce que je n’avais jamais ressenti de chaleur envers mes parents adoptifs, les Adenauer. Ou peut-être pour une autre raison. Mais pourquoi Mia me posait-elle cette question ?

— Et alors, pourquoi continues-tu d’appeler Mère « Maître » au lieu de « Mère » ?

— Euh… eh bien…

La question de Mia me laissa hésitante. Je n’étais toujours pas parvenue à appeler Hildegarde « Mère », ni même « Maman ».

— Elle est mon maître depuis mon enfance. Je sais qu’elle est ma mère, mais le dire à voix haute… c’est difficile.

J’avais toujours appelé Hildegarde « Maître ». Je n’avais pas eu la même relation avec Kamil. Changer la façon dont je m’adressais à elle me paraissait insurmontable. De plus, j’avais peur qu’en modifiant mes mots, je modifie aussi notre lien.

Pour moi, Hildegarde Adenauer était à la fois mon guide et mon modèle. Elle m’avait transmis des enseignements inestimables. Au fond, j’hésitais à bouleverser la vision que j’avais d’elle.

— Hmpf, soit. Mais j’ai comme l’impression qu’elle voudrait que tu l’appelles « Maman ».

— Elle le voudrait ?

Non, c’était impossible. C’était la femme qui, pendant des années, m’aboyait ses ordres sans une once de pitié. Jamais je ne pourrais l’imaginer désirer une telle chose.

Je crus d’abord que Mia plaisantait, mais l’expression sérieuse sur son visage disait le contraire. Les sentiments de ma mère auraient-ils changés ? J’avais du mal à le concevoir.

— J’ai simplement pensé que l’appeler « Mère » réveillerait en elle des souvenirs qu’elle préférerait oublier.

— C’est faux ! s’exclama Mia en se levant d’un bond pour se placer face à moi.

— Mère veut se rapprocher de toi ! Elle t’aime, Philia. Je suis sûre qu’elle voudrait que vous redeveniez mère et fille. Ne songe même pas à abandonner. Si tu ne fais pas le premier pas, je ne pourrai rien faire pour toi.

Après ces mots, Mia planta son regard dans le mien. Je me sentis comme une enfant réprimandée par sa mère.

Mia était ma petite sœur. En tant qu’aînée et Sainte plus expérimentée, j’avais toujours voulu être pour elle un modèle exemplaire. Pourtant, à cet instant, c’était elle qui faisait preuve de plus de maturité que moi. Je savais que je devais l’écouter. Après tant de sincérité, je ne pouvais pas rester muette.

— Je comprends. Si tu y tiens tant, je ferai un pas vers Maître Hildegarde.

Le visage de Mia s’illumina, elle me prit la main.

— Parfait. Merci, Philia. Je t’aiderai du mieux que je peux. On y arrivera.

— Tu m’aides toujours, Mia, dis-je en lui caressant les cheveux.

Elle se tortilla de plaisir, un large sourire aux lèvres.

— C’est toi qui m’aides, Philia. Je ne serais plus là aujourd’hui sans toi. J’espère que tu sais à quel point je t’en suis reconnaissante.

Mia me sourit, puis relâcha ma main avant de se rasseoir sur le sofa. La discussion semblait close.

— Et si je nous préparais du thé ? proposai-je en me levant. — Lena m’a appris à en faire un excellent.

J’ouvris le placard à thé de notre chambre. À l’intérieur, un assortiment de thés parfaitement rangés nous attendait. Comme on pouvait s’y attendre d’un hôtel de premier ordre, il offrait un large choix de feuilles, du thé noir aux infusions.

— Lequel veux-tu, Mia ?

— Oh, n’importe lequel me va.

— Très bien. Prenons celui-ci.

Je choisis quelques feuilles, les plaçai dans la théière et versai l’eau chaude.

Je me souvins de la surprise de Lena la première fois qu’elle m’avait vue faire bouillir de l’eau par magie. Depuis, elle me le demandait parfois quand elle préparait le thé. Même si, en tant que domestique, elle préférait d’ordinaire s’en charger elle-même.

— Tiens, il est prêt. Bois-le tant qu’il est chaud.

— Merci, Philia.

Mia saisit la tasse et, après une gorgée, son visage s’illumina.

— Oh, c’est délicieux.

Comme toujours, les conseils de Lena étaient justes.

— Cela me rappelle de bons souvenirs, dis-je.

— Hein ? J’ai fait quelque chose de drôle, Philia ?

— Pas du tout. C’est juste que j’ai eu la même réaction la première fois que j’ai goûté le thé noir de Lena.

Je n’oublierai jamais la première tasse qu’elle m’avait servie, le matin suivant mon arrivée à Parnacorta. La douceur de sa chaleur m’avait réconfortée jusqu’au fond du cœur.

— Vraiment ? Tu sais, quand j’ai appris que tu étais partie dans un autre pays, j’étais terrorisée. J’avais peur qu’on te maltraite, que tu sois malheureuse. Certaines nuits, je n’arrivais même plus à dormir.

— Mia…

— Mais ensuite, Himari m’a apporté ta lettre, et j’ai su que Lena et Leonardo étaient à tes côtés. Je ne les connaissais pas encore, mais je leur étais déjà si reconnaissante. J’avais hâte de les remercier.

Je n’aurais jamais deviné que Mia s’était inquiétée à ce point. Non… en vérité, c’était évident. Quand j’avais été vendue à Parnacorta, c’était d’elle que je m’étais le plus souciée. Il était naturel qu’elle ressente la même chose pour moi. Nous étions sœurs, unies par un amour réciproque, et nous avions été séparées.

— Peut-être que je complique les choses pour rien.

— Philia ?

— Je sais que nous n’avons pas les mêmes parents, et pourtant je suis fière de t’appeler ma sœur. Si je voyais ma relation avec notre maître de la même manière, appeler Hildegarde « mère » ne me semblerait pas si effrayant.

La réponse était sans doute là. J’avais trop réfléchi.

Le lien de sang importait peu. Mia et moi étions une famille, unies par l’affection. En suivant cette logique, je n’avais pas à craindre que ma relation avec Hildegarde change.

— Exactement. Je sais que tu en es capable, Philia.

Les paroles encourageantes de Mia m’insufflèrent du courage. J’étais encore loin de vraiment comprendre ma mère biologique, mais si je lui montrais mes sentiments à ma manière, peut-être pourrions-nous redevenir mère et fille. N’avait-elle pas déjà fait ce pas vers moi ?

— Peut-être que Dame Hildegarde m’a confié les recherches de mon père pour me soutenir à sa manière.

— J’en suis sûre. Tu vois, je suis certaine que tout s’arrangera entre vous deux.

— Oui. Tant que j’ai ton approbation, je me sens sur la bonne voie.

Après avoir parlé avec Mia, je parvins enfin à me projeter vers l’avenir.

Ma chère dame Hildegarde.

Je comprends à présent que le savoir sacré que tu m’as transmis était une marque de ton amour maternel. Ma première démarche sera de t’en faire part.

Et un jour, dans un avenir pas si lointain, je serai fière de t’appeler ma mère.

* * *

(Hildegarde)

— Que veux-tu dire par là, tu confies Philia à l’Église ? As-tu oublié que tu m’as arraché ma fille sous prétexte que tu l’élèverais pour en faire la véritable Sainte de la famille Adenauer ?

— C’est précisément pour cette raison que je le fais. Si l’Église l’entraîne à devenir Sainte, elle ne salira pas le nom des Adenauer.

Ce jour-là, mon frère décida d’envoyer la jeune Philia au sein de l’Église.

Il me l’arrachait. Ses paroles glaciales me dépassaient complètement.

— Tu avais déjà accepté de me la confier, à ma femme et à moi, tu n’as donc aucun droit de te plaindre. D’ailleurs, elle n’a pas de réel talent. Elle tient cela de toi. Ce ne sera pas une mauvaise chose qu’elle commence son entraînement tôt.

— Quoi ?

Ses mots me firent trembler de rage. Non seulement il m’avait pris ma précieuse fille, mais il m’insultait, elle et moi, en face. Et comme si cela ne suffisait pas, il poursuivit sans relâche son discours méprisant.

— Il est temps que tu affrontes la réalité. Je suis le prochain chef de la famille Adenauer, et toi, tu as été exilée. Tu n’as aucun pouvoir pour t’opposer à moi.

— Tout cela, c’est à cause de Mia, n’est-ce pas ? Dès qu’elle est née, Philia est devenue négligeable à tes yeux.

— Hmph. Pas négligeable, exactement. Elle pourrait encore servir de remplaçante… du moins, jusqu’à ce que Mia devienne une Sainte.

— Que… qu’as-tu dit ?!

Ma fille, une remplaçante ? Cette déclaration me laissa sans voix. Je n’en revenais pas. Comment l’homme qui m’avait pris mon enfant pouvait-il dire une chose aussi éhontée ? Il ne pouvait ignorer à quel point c’était cruel.

L’arrogance de l’homme en face de moi me remplit d’une rage indicible.

— Tu devrais me remercier. Je t’accorde le privilège de faire partie de sa vie comme mentor. J’espère que tu ne feras pas l’erreur insensée de prétendre être sa mère. Si cela devait arriver… tu connais les conséquences.

Me laissant sur ces mots lourds de menace, mon frère tourna les talons. Je restai seule, pétrifiée, stupéfaite par ce que je venais d’entendre.

J’étais frustrée par mon impuissance, et triste aussi. J’avais été si faible. J’avais échoué à protéger ma fille bien-aimée. Le plus répréhensible de tout, pourtant, était ma propre incompétence. Comment avais-je pu laisser ces gens m’arracher mon précieux bébé ?

— Je m’attends à ce que Mia finisse, elle aussi, par mépriser sa sœur…

Tout ce que je pouvais faire, c’était m’assurer, par un entraînement rigoureux, que Philia devienne assez forte pour supporter n’importe quelle épreuve. C’était la seule chose que je pouvais lui offrir, même si elle devait m’en vouloir pour cela. Je ne pouvais pas me permettre de faiblir.

Lorsque je retrouvai enfin ma fille, que je n’avais pas vue depuis qu’elle était bébé, la simple vue de son visage me transperça le cœur.

— À partir d’aujourd’hui, je ferai de toi une Sainte.

— Je comprends, tante Hildegarde.

Bien qu’elle fût encore si jeune, son visage ne trahissait plus aucune émotion. La vie avait fait d’elle une enfant incapable même de sourire. Rien qu’à la voir, il était évident quel genre de traitement la famille Adenauer lui avait réservé.

— Ne m’appelle pas « tante ». Quand je t’enseigne, je n’ai aucune intention de te traiter comme ma nièce. Tu m’appelleras Maître.

— Entendu, Maître.

Quoi qu’il arrive, je restai ferme dans ma manière d’agir. C’était la seule façon que j’avais de la protéger. Philia était une élève modèle. Elle n’apprenait pas particulièrement vite, mais sa détermination et sa volonté indomptable ne vacillaient jamais.

Pourtant, à mes yeux, sa force même était source d’inquiétude. Elle dissimulait sa fragilité derrière une façade de courage, et un jour, cette façade finirait par s’effondrer.

C’est pour cette raison que je la soumettais aux épreuves les plus rudes. Je devais user de toute mon influence pour la façonner en une Sainte invincible.

Avec le temps, Philia grandit et reçut de l’Église le titre de Sainte. À cet instant, j’eus le sentiment que tout l’entraînement que je lui avais imposé avait porté ses fruits.

— Ton travail acharné me rend si fière.

— Pardon ?

Je n’oublierai jamais l’expression de stupeur sur le visage de Philia.

Sous le coup de l’émotion, des mots empreints de tendresse maternelle m’avaient échappé. La réaction surprise de Philia me marqua profondément.

J’étais moi-même troublée. Je ne savais pas que ces instincts maternels sommeillaient encore en moi.

Lorsque Philia commença à exercer en tant que Sainte, ses accomplissements furent remarquables. Elle développa un sort nouveau après l’autre, soulageant les souffrances du peuple. La famille Adenauer offrait à ses membres une éducation approfondie dans toutes les disciplines, ce qui produisait d’excellents résultats. Philia se distingua dans tous les domaines, bien au-delà de ses seules fonctions sacrées.

Avant même que nous en prenions conscience, la renommée de ses exploits s’était répandue dans les royaumes voisins, puis à travers tout le continent. On commença à la surnommer la plus grande Sainte de l’Histoire.

J’étais fière de voir mon élève précieuse, ma fille bien-aimée, atteindre de tels sommets. Mais le cauchemar que je redoutais finit par se réaliser. La cadette de Philia, Mia, devint elle aussi une Sainte à part entière. Allaient-ils décider que Philia n’avait plus aucune utilité ?

Mia était, sans conteste, un prodige. Après seulement un an d’entraînement, elle obtint officiellement son titre de Sainte.

Bien qu’elle n’égale pas encore Philia en puissance, sa lumière naturelle captivait ceux qui l’entouraient. Son sourire, éclatant comme le soleil, charmait les citoyens et gagnait les cœurs en un instant.

Mia était une Sainte d’un talent indéniable. À mes yeux, ce n’était qu’une question de temps avant que mes craintes ne se concrétisent.

À ma grande surprise, Philia éprouvait une réelle affection pour sa petite sœur.

— Mia ? dit-elle lorsque je lui en parlai. — Elle est adorable.

— Adorable ?

— Oh ! Vous vouliez parler de ses capacités de Sainte, n’est-ce pas ? Pardonnez-moi. Elle est incroyablement douée. Je suis fière de l’appeler ma petite sœur.

— Philia ! lança Mia. — Allons faire le tour des boutiques à notre prochain jour de congé ! Porter sans cesse les mêmes vêtements devient si ennuyeux !

Mia, elle aussi, semblait admirer Philia et cherchait avec enthousiasme toutes les occasions de se rapprocher d’elle. Malgré mes inquiétudes, les deux sœurs avaient tissé un lien profond.

C’était sans doute la première fois que Philia non seulement aimait quelqu’un, mais recevait cet amour en retour sous sa forme la plus pure. Voir les deux sœurs si proches apaisa mes angoisses. Il ne faisait aucun doute que Mia était devenue une présence irremplaçable dans la vie de Philia. Tant qu’elle avait Mia, Philia irait bien.

Heureusement, Sa Majesté le roi appréciait Philia grâce à la réputation qu’elle avait acquise. Il alla même jusqu’à arranger son mariage avec son fils cadet, Julius. Une fois fiancée à un prince, la famille Adenauer n’aurait plus aucune raison de la mépriser. Du moins, c’était ce que je crus naïvement…

— Elle a été vendue à un royaume voisin ?

La nouvelle me parvint par le biais du parti favorable au prince héritier, celui qui soutenait la succession du prince Fernand.

Philia avait été remise au royaume voisin de Parnacorta en échange de richesses et de biens, un complot orchestré par nul autre que mon frère et son épouse, en collusion avec le prince Julius lui-même.

Je n’en crus pas mes oreilles. Philia n’avait rien fait de mal. Une fois encore, je maudis mon incompétence. J’avais toujours craint que l’on rejette ma fille par jalousie envers son éclat, mais jamais je n’aurais imaginé une telle trahison.

Ma frustration me laissa trembler de rage.

J’allais faire payer mon frère, sa femme et le prince Julius pour ce qu’ils avaient fait. Déterminée à obtenir vengeance, je choisis de combattre aux côtés du parti pro-prince héritier.

Ce qui me surprit le plus, cependant, fut la réaction de Mia. Comme moi, perdre Philia la remplit d’une colère ardente.

La fois suivante où je vis Mia, je lui fis une proposition.

— Mia, une fois tout cela terminé, j’aimerais t’adopter.

— M’adopter ?

— Exactement. Que leur plan réussisse ou échoue, le marquis Adenauer et son épouse iront en prison. Sans tes parents, la vie sera difficile. Mon mari est parti depuis longtemps, mais si tu deviens ma fille, je pourrai prendre soin de toi.

Mia sembla croire que je parlais par bonté de cœur, mais il n’en était rien. C’était ma manière de me venger.

Je ne pardonnerais jamais à la famille Adenauer d’avoir arraché Philia à ma vie, aussi décidai-je de leur infliger leur propre médecine. J’allais leur enlever la personne qu’ils chérissaient par-dessus tout, leur fille, Mia.

Quand tout fut terminé, Mia devint ma fille adoptive.

— Philia a l’air heureuse à Parnacorta, dit Mia en me montrant une lettre de Philia.

Philia venait d’agrandir le Grand Cercle de Purification, sauvant le continent et s’attirant ainsi le titre de Sainte Salvatrice. Mia était une enfant si douce. Il était difficile de croire qu’elle fût la fille de mon frère cadet et de son épouse.

Elle s’entraînait sous ma direction, une décision qu’elle avait prise d’elle-même. Elle avait dû relire la lettre de Philia des centaines de fois, car le papier en était tout chiffonné.

— Euh, Mère. Tu es sûre que tu ne veux pas dire à Philia que tu es sa mère biologique ?

— Tu ne vas vraiment pas lâcher l’affaire, hein ? Nous avons déjà tiré un trait sur cette conversation. Je n’ai aucun droit de me prétendre sa mère.

Le fait que Philia fût ma fille biologique demeurait un secret. Quoi qu’il en fût, j’avais renoncé à mon rôle de mère. Il m’était impossible de le reprendre. Tant que Philia avait trouvé le bonheur, je ne pouvais désirer davantage.

Du moins telle était ma pensée, mais par hasard, Philia apprit la vérité.

Même après qu’elle eut découvert que j’étais sa mère, notre relation resta inchangée. J’étais fière d’être son mentor, mais peut-être n’était-ce que ma culpabilité qui parlait.

J’aimais Philia. Je l’avais soumise à un entraînement rigoureux pour l’aider à grandir en tant que Sainte. Je fus stricte avec elle parce que je la considérais comme ma fille, et non comme une simple élève. J’eus de la rigueur parce que je l’aimais.

Mais j’avais refoulé ces sentiments, et même après que la vérité eut éclaté, je fus tourmentée par ce désir contradictoire de rester son maître.

Puis Mia fit une observation perspicace…

— Mais Mère… N’étais-tu pas heureuse quand Philia a appris la vérité ? Tu avais dit que tu étais ravie qu’elle t’ait demandé une faveur aussi importante.

Je ne sus que répondre.

Mia avait mis le doigt sur le noyau de notre relation. C’était comme si elle lisait en moi comme dans un livre ouvert. Nous avions parlé de son éventuel départ pour suivre Philia à Gyptia, mais soudain la conversation s’était tournée vers moi.

À l’instar de sa sœur, Mia était une enfant singulière. Elle avait le don de se rapprocher des gens, de les inciter à s’ouvrir sans réserve. Je compris pourquoi Philia l’aimait tant.

— Pour être honnête, dis-je enfin, — Je n’en suis pas certaine. J’ai manqué d’être une mère convenable pour elle durant les années les plus cruciales de sa vie. Je porterai toujours cette culpabilité.

Le courage. Voilà ce qui me fit défaut.

J’avais peur d’être rejetée par Philia. Elle connaissait déjà la vérité, et pourtant cette peur ne m’avait pas quittée.

— Pourquoi ?

— Tu sais pourquoi. Je savais que les Adenauer la traitaient mal, et tout ce que je fis fut de la soumettre à un entraînement sévère. Cela me parut la seule chose que je pouvais lui offrir. Je ne suis pas en position de me revendiquer sa mère. Elle doit probablement ressentir la même chose.

Telle était mon inquiétude. Aussi charmante qu’elle fût, Philia devait, au fond d’elle, m’en vouloir.

Mia, cependant, rejeta sans réserve la culpabilité que je portais.

— Je ne pense pas que ce soit vrai, dit-elle en me regardant intensément, comme si elle connaissait le cœur de Philia.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Philia t’a dit que ta sévérité était un cadeau ! Elle ne mentirait pas à ce sujet. Je suis certaine que tu as été stricte pour son bien, et Philia le sait aussi. Certes, c’est peut-être tordu, mais Philia a clairement dit qu’elle ressentait ton amour.

Je ne trouvai pas de réponse. Il était vrai que j’avais soumis Philia à un entraînement rigoureux. En conséquence, elle avait acquis une force inégalée. Elle avait qualifié ce régime sévère de « cadeau », mais c’était une affirmation que j’hésitais à accepter. Comment pouvait-elle ressentir cela ? Comment pouvait-elle affirmer qu’elle était reconnaissante d’avoir subi un traitement aussi dur, né de mon désespoir ?

Mia, toutefois, soutint avec fermeté que Philia disait la vérité.

— Tu ne te retiens vraiment pas, hein, Mia ?

Elle se mit à rire.

— Si je ne le dis pas, je le regretterai. Au fond, tu préférerais que Philia t’appelle « Mère » plutôt que « Maître », n’est-ce pas ?

— H-hé bien, je…

Je ne trouvai pas la force de prononcer ces mots, mais à l’intérieur, je ne pouvais plus me mentir. Je voulais être la mère de Philia. Je voulais qu’elle m’appelle sa mère.

Mes désirs refoulés brisèrent leurs entraves.

— Ah, quelle fille épouvantable j’ai là.

J’ouvris la bouteille d’alcool la plus forte que j’avais, en versai un peu et l’avalai d’une traite. J’eus l’impression que le liquide bouillonnait dans ma poitrine et dans mon estomac, mais pour l’instant, je me laissai volontiers aller à cette brûlure.

— Puis-je te confier cette mission, Mia ?

Le fiancé de Philia, le prince Osvalt, était un homme tolérant et accueillant. Il était comme un rayon de soleil. Philia avait besoin de quelqu’un comme lui pour faire fondre son cœur glacé. La jeune femme en face de moi était suffisamment radieuse pour éclairer son esprit, elle aussi.

— Oui, bien sûr. Compte sur moi ! Je veillerai sur Philia et je réaliserai ton rêve, Mère !

Après avoir versé un peu d’alcool dans un verre et l’avoir avalé d’une traite, Mia fit une déclaration bien hardie. Son visage s’empourpra, la boisson était sans doute plus forte que ce à quoi elle était habituée, mais l’éclat dans ses yeux était indéniable. La fille que j’avais adoptée était vraiment une force de la nature.

Je l’avais adoptée par vengeance, mais maintenant j’étais heureuse de l’avoir pour fille.

Avant son départ, je confiai à Mia une lettre que mon mari avait écrite vers la fin de sa vie.

Je n’avais pas prévu de m’en séparer, mais je me sentis poussée à agir ainsi en tant que mère.

Par la suite, un léger regret me vint. Quand Philia découvrirait ce que révélait la lettre, cela risquait de la bouleverser…

Eh bien, le moment venu, il me faudrait la retenir. En tant que sa mère, telle était ma tâche.

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