RoTSS T11 - chapitre 2
Farnland, Nation des Lacs
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Traduction : Raitei
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Après plusieurs jours de navigation, franchissant diverses frontières et s’arrêtant pour visiter quelques ports, ils approchaient enfin de leur véritable destination.
— Nous sommes en Farnland ! s’exclama Chela, la respiration formant un nuage blanc. — La maison de Katie se profile à l’horizon !
Sur le pont, elle avait troqué ses habits légers pour une tenue plus chaude. L’air, ici, était bien plus froid qu’en Yelgland, et les rives étaient couvertes de neige. Farnland, également connue sous le nom de Nation des Lacs, portait bien son titre : partout, des étendues d’eau scintillaient sous les reflets du soleil, bien au-delà des simples canaux navigables.
Katie inspira profondément, le visage illuminé.
— Ahh, cet air m’avait manqué ! Trois ans seulement, et pourtant, j’ai l’impression d’être partie depuis des décennies…
— Je comprends, répondit Guy, les mains enfoncées dans son manteau. — Le temps passé à Kimberly est si dense qu’on perd toute notion du monde extérieur. Ce n’est pas seulement un retour à la maison, c’est un retour à la vie.
À la limite de son champ de vision, une colonne d’eau s’éleva soudain, suivie de deux ailes gigantesques. Un dragon venait de s’arracher à la surface d’un lac, tout près de la voie navigable.
— Hrm—
— Un dragon ?!
— Katie, fais attention !
— Oh… c’est vrai. Vous n’avez encore jamais vu de drake lacustre[1] de Farnland.
Alors que ses amis se mettaient en garde, Katie, elle, ne montrait pas la moindre inquiétude. Le drake passa au-dessus de leurs têtes, et les passagers du bateau éclatèrent en acclamations.
— Vous voyez ? Ce ne sont pas des dragons comme les autres. Ils vivent tout près des zones habitées par les humains. Non agressifs, ils n’attaquent presque jamais les créatures terrestres. Le gouvernement a même mis en place un programme de préservation pour empêcher que leur nombre ne diminue.
— …Je vois, dit Oliver. — J’en avais lu des descriptions, mais les voir ainsi… c’est impressionnant. Ce village là-bas… des gens vivent aussi près d’un repaire de dragons ?
Le village se trouvait au bord du rivage, à peine à quelques centaines de mètres. Chela hocha la tête, partageant son étonnement.
— Nous faisons tous deux partie de l’Union, mais la culture ici est très différente de celle en Yelgland. On dit qu’il y a des hameaux demi-humains un peu partout.
— Mm, le gouvernement reconnaît leur autonomie, expliqua Katie. — Des frontières précises ont été établies autour de chaque communauté. Certaines espèces, considérées ailleurs comme de simples créatures, sont ici traitées avec respect. Soyez donc prudents : les étrangers causent souvent des malentendus.
Après cet avertissement, Katie reprit avec un sourire :
— Mais c’est tout ce que je dirai pour l’instant. Le reste, je préfère que vous le découvriez par vous-mêmes.
— Vraiment ? Je pensais qu’une fois sur tes terres, tu ne t’arrêterais plus de parler, dit Guy en riant.
— Si je le faisais, vos impressions se calqueraient sur mes paroles, n’est-ce pas ? Je veux que vous voyiez, que vous touchiez, que vous ressentiez vous-mêmes ce qu’est ce pays.
Elle s’interrompit un instant, puis ajouta :
— Ah, et encore une chose : la plupart des régions sont rurales. N’attendez pas d’une ville ici qu’elle soit aussi animée qu’en Lantshire ou en Daitsch.
— Ha-ha…
— Cela conviendra parfaitement à mes goûts, dit Nanao.
— Ouais, ce sera bien plus reposant, ajouta Guy en humant le parfum du sol et des arbres.
Ils arrivaient enfin dans les vastes terres du nord de l’Union.
Lorsqu’ils débarquèrent au port, une voix les interpela.
— Katie !
Un homme et une femme accouraient vers eux, l’appelant par son nom. Le visage de Katie s’illumina.
— Maman ! Papa ! Vous êtes venus nous chercher ?!
Ils se retrouvèrent aussitôt dans une étreinte collective. Les autres observaient la scène à distance, souriant avec tendresse.
— Ce sont ses parents ? demanda Pete.
— On n’a encore jamais rencontré les parents de personne, à part le professeur Theodore, fit remarquer Guy. — C’est plutôt touchant.
— Nous allons être leurs invités, dit Chela. — Il serait bon de les saluer convenablement. Pas d’inquiétude, ils ne seront sûrement pas aussi déconcertants que mon père.
Tous acquiescèrent et s’avancèrent. Les parents de Katie la déposèrent au sol et se tournèrent vers le groupe. Le premier à prendre la parole fut un homme solidement bâti, à la barbe bien taillée.
— Vous devez être les amis de Katie. Enchanté de vous rencontrer. Je suis Kalervo Aalto. Je suis heureux que ma fille vous ait trouvés.
— Oliver Horn, quatrième année à Kimberly. Katie est une source inépuisable de bonne humeur.
— Et une source tout aussi conséquente de migraines, je suppose ?
— Maman !
— Ha-ha, je plaisante, intervint la mère en souriant. Jenna Aalto. J’ai lu tout ce que Katie racontait de vous dans ses lettres. Ravie de pouvoir enfin mettre un visage sur ton nom, Oliver.
Contrairement à son mari robuste, elle était fine, ses boucles naturelles et la forme de son visage rappelant fortement ceux de Katie.
Une fois les présentations faites, Kalervo reprit :
— Notre maison sera moins confortable que les bateaux sur lesquels vous êtes venus, je le crains. Les voies navigables ne vont pas jusque chez nous, et vu nos recherches, c’est un inconvénient nécessaire.
— J’ai lu plusieurs de vos publications, dit Chela. — Vos études de terrain sont passionnantes. J’en ai souvent perdu la notion du temps à les parcourir.
— Merci, Miss McFarlane. Je n’aurais jamais imaginé vous recevoir un jour sous notre toit. Ha-ha, vu l’historique entre nous, c’est plutôt inattendu. Je suppose que peu de professeurs de Kimberly portent notre famille dans leur cœur.
— On se fiche de ce qu’ils pensent, répondit Guy en haussant les épaules. — Ils sont tous un peu cinglés de toute façon.
Kalervo éclata de rire.
— Les lettres de Katie t’ont bien décrit, Guy. Je vois que tu as le grand cœur et la carrure des Greenwood.
— Notre devise dit : « Le monde change, mais les bons légumes, eux, restent fidèles. » J’ai apporté des carottéclairs. On m’a dit que vous étiez de grands cuisiniers.
— Voilà un présent qui fait plaisir, répondit Jenna en prenant les légumes. Quelle belle couleur… Je trouverai bien une recette à leur hauteur.
Kalervo claqua des mains.
— Nous pourrions discuter des heures, mais prenons la route d’abord. Nous avons préparé un moyen de transport assez grand pour emmener Marco aussi. Ça risque de secouer un peu.
— Désolée ! prévint Katie, le visage crispé. — Ça va être rude.
Tout le monde déglutit.
Peu après, ils se retrouvèrent installés sur un gigantesque traîneau filant sur la neige.
— Hngahhhh !
— Nom d’un… !
— Des patins enchantés avec des éléments de vent circulant au-dessus et en dessous, expliqua Chela entre deux secousses. — Cela leur permet de flotter. Une pratique courante chez les mages d’autrefois, si je ne m’abuse…
— Une idée abandonnée quand les routes furent pavées et les canaux creusés ! lança Kalervo, un large sourire aux lèvres.
Mais en Farnland, la tradition perdure ! Imaginez avoir voyagé dans le passé, et profitez du trajet !
Il dirigeait le traîneau à l’aide de sa baguette. Ils filaient à toute vitesse à travers les plaines enneigées, serpentant entre collines et vallons.
Ce n’était pas un simple inconfort, c’était une véritable épreuve pour l’estomac. Mais après de longs jours coincés sur un bateau, cette secousse joyeuse avait le goût grisant de l’aventure.
Pete aperçut alors, droit devant eux, une vaste forêt de conifères et s’écria :
— A-attendez, si on fonce là-dedans—
— Tout ira bien, Pete, le rassura Jenna.
Et, en effet, juste avant que le traîneau n’atteigne la lisière, les arbres s’écartèrent d’eux-mêmes, ouvrant une large voie. Pete resta bouche bée.
— Les non-mages appellent cela le raccourci des sorcières, expliqua Jenna. Si l’on prend le temps de tisser un lien avec la forêt, ce n’est pas bien difficile. Mais la plupart des mages, de nos jours, préfèrent encore se frayer un passage à coups de sorts.
Elle balaya du regard les amis de sa fille.
— …Vous prenez les choses avec calme. La plupart des gens se cramponnent au bord du traîneau lors de leur première traversée. Je pensais devoir faire plusieurs haltes pour vous laisser reprendre votre souffle…
— Inutile !
— Nous avons longuement travaillé notre équilibre.
— Il faut tout de même garder un œil sur Marco…
Le troll était assis en tailleur au centre du traîneau, et Chela s’approcha de lui pour s’assurer qu’il allait bien. Voyant cela, Jenna hocha la tête, un sourire au coin des lèvres.
— C’est vrai… vous venez tous de Kimberly.
Le voyage dura un peu plus de deux heures. Peu avant le coucher du soleil, le traîneau ralentit enfin.
— Et voilà ! Merci d’avoir tenu le coup, annonça Kalervo.
Devant eux se dressait une vaste bâtisse. À première vue, elle ressemblait à une enfilade de robustes maisons de bois, mais en y regardant de plus près, on voyait que les fondations s’enfonçaient dans la terre et que certaines parties poussaient encore, formant de nouveaux toits. Un bâtiment vivant, mais dans un sens bien différent de ceux de Kimberly.
— Voici la résidence des Aalto. Bienvenue à tous ! Et maintenant que vous avez vu cela, vous ne quitterez jamais cet endroit vivants.
— Cette plaisanterie est morte et enterrée depuis des années, Kalervo, soupira Jenna. — Et nous recevons des non-mages toutes les semaines.
Tout le monde descendit du traîneau. Attisé par la curiosité, Pete s’élança pour examiner la maison de plus près.
— C’est fascinant… Toute la bâtisse est-elle faite de plantoutils ?
— Oui, confirma Kalervo. — Aucun arbre n’a été coupé : c’est une adaptation des demeures elfiques. Nous avons aussi un biotope, moins structuré que la maison principale, mais tout aussi agréable.
Katie fit un signe joyeux à ses amis.
— Bienvenue chez moi ! Mettez-vous à l’aise !
Ils furent d’abord conduits à la chambre d’amis pour déposer leurs affaires. Une vaste pièce au mobilier de bois simple.
Levant les yeux vers les poutres, Chela murmura :
— C’est… étrange. À la fois apaisant et légèrement déroutant.
— Je ressens la même chose, répondit Oliver. — C’est bien plus ouvert que les demeures de mages habituelles. Même la circulation de l’air semble liée à l’extérieur et au sol. Rien ici ne donne l’impression d’être enfermé.
— Mon cœur tout entier se détend ! lança Guy.
— Le mien aussi. On s’y sent presque chez soi.
— Je vais devoir m’y habituer…, admit Pete. — Mais ça ne devrait pas prendre longtemps.
À cet instant, Katie passa la tête par la porte.
— Papa et Maman s’affolent en cuisine ! Vous êtes prêts à manger ?
Le grondement du ventre de Nanao répondit pour eux tous. Dans la salle à manger, la table croulait sous les plats maison des Aalto.
— C’est délicieux !
— Ce bouillon est si parfumé !
Guy et Nanao chantaient déjà les louanges du repas, tandis qu’Oliver et Chela savouraient chaque bouchée.
— Peu d’assaisonnement, pour laisser s’exprimer le goût des ingrédients… Ce doit être la cuisine farnlandaise ? demanda Chela.
— Une approche fondamentalement différente de celle en Yelgland, observa Oliver. — Cette soupe aurait pu paraître fade, mais la puissance des produits équilibre tout à la perfection.
— …C’est si réconfortant…, souffla Pete en reprenant une cuillerée de cette soupe fumante aux racines de légumes.
Les parents de Katie échangèrent un regard soulagé.
— Je suis heureux que cela vous plaise, dit Kalervo. — Nous recevons peu d’importations par les canaux, alors nos aliments viennent surtout d’ici. Certains disent que la simplicité en est la richesse, mais nous doutions que cela séduise de jeunes palais.
Nanao tendit son bol pour en reprendre, et Jenna rit doucement :
— Cela semble plaire tout particulièrement à la demoiselle aziane, hé-hé. Je suis allée à Yamatsu pour mes recherches, autrefois. Peut-être que le bouillon de poisson séché te rappelle ton pays ?
— Je suppose que tout Yelglandais compatira, intervint Kalervo. — Mais la cuisine de Farnland a la réputation d’être la pire de l’Union. Nous nous efforçons depuis longtemps de corriger cette image…
— Oui, mais pour des raisons différentes, fit remarquer Oliver. — La population en Yelgland a explosé pendant la révolution industrielle magique, et la nourriture fut longtemps reléguée au second plan. L’impression laissée par cette époque perdure. Quant à Farnland… à en juger par ce que je goûte ici, j’imagine que certains plats sont tout simplement impossibles à reproduire ailleurs, faute d’ingrédients équivalents.
— Excellente analyse, Oliver ! s’exclama Kalervo. — C’est exactement ce que je pense ! Tu peux le constater, nous n’utilisons aucun ingrédient rare, mais si on essaye de cuisiner le même plat à l’étranger, et il n’aura jamais le même goût. J’imagine que la clé réside dans la manière de cultiver la ter…
— Papa, ça suffit, le coupa Katie en tirant sur sa manche. — Oliver est trop poli, il t’écoutera toute la nuit.
— Ah, pardon, Katie. Je ne vais pas te voler le plaisir de parler à tes amis.
— Il adore s’enflammer pour un sujet, dit Jenna avec indulgence. — Si jamais il vous embarque dans un de ses monologues, n’hésitez pas à le remettre à sa place.
Elle se tourna ensuite vers le plus grand invité.
— Nous avons encore réduit les assaisonnements dans ton assiette, Marco. Tu aimes ?
— Unh. C’est bon. Ça me rappelle la forêt.
Le troll continuait tranquillement de mâcher ses racines de légumes en ragoût. Katie battait déjà des jambes d’impatience.
— J’ai tellement hâte que vous rencontriez Patro ! Il revient demain matin, pas vrai ?
— Oui, confirma Kalervo. — Désolé encore. Il aide à construire des maisons pour les non-mages, et ils l’ont supplié de rester pour terminer ce soir. Difficile de refuser ce genre de demande.
Il leva sa baguette et prononça une incantation. Une bouteille de liqueur s’envola d’une étagère et atterrit dans sa main.
— Maintenant qu’on a bien mangé, qui veut goûter un peu de notre hydromel maison ?
— Urgh, j’hésite…, fit Katie en grimaçant, se souvenant de la première soirée de leurs vacances.
— J’en prendrai un peu, dit Oliver. — Je vous fais confiance pour en user avec modération cette fois.
Trois années passées à Kimberly leur avaient donné bien des sujets de conversation, et il était largement plus de dix heures du soir quand le repas s’acheva. Les Aalto leur proposèrent d’aller se reposer, mais Katie avait encore une chose à faire et tous la suivirent.
— Teppo ! Hely ! Mimmi ! Vous m’avez tellement manquééé !
Les wargs accoururent à sa vue, ravis de retrouver leur maîtresse. Sous leurs pieds s’étendait une herbe verte, mais au-dessus d’eux s’élevait un vaste dôme, traversé de lumières suspendues. Oliver sentait la vie vibrer tout autour.
— …C’est donc le fameux biotope des Aalto ? Rien qu’à l’entrée, la technique est impressionnante.
— Tes parents ont été très ouverts, mais ce n’est pas un lieu qu’on visite à la légère…, dit Chela.
— Ne sois pas si rigide, Chela, répondit Katie en caressant les wargs. — Mes parents savent très bien quelles zones éviter. J’ai grandi ici, j’y ai joué des centaines de fois. Vous aurez droit à une vraie visite demain.
Voyant ses amis regarder partout avec émerveillement, elle ajouta :
— Ça ne vous rappelle pas la deuxième couche ? Ce biotope n’imite pas la nature : il fabrique l’environnement idéal pour chaque espèce qui y vit. Chacune d’elles y trouve la paix. Ce n’est pas parfait, mais…
— Oui, je le ressens, dit Oliver. — C’est le foyer des anges, le paradis terrestre où tu es née et as grandi.
Katie enfouit aussitôt le visage dans la fourrure d’un warg pour cacher ses joues rouges.
— Hm… pour demain, mes parents ont prévu mille choses. Si on ne les arrête pas, ils risquent de vous traîner dans leurs travaux de terrain… Vous êtes partants ?
— On a le droit ?!
— Alors c’est oui !
Pete et Chela étaient déjà impatients.
— Je suis partant aussi, dit Guy en riant. — Pete, je comprends, mais je ne t’imaginais pas si enthousiaste, Chela. Tu avais lu leurs études avant de venir, hein ? Ça t’a vraiment parlé.
— Tout à fait. Je n’avais encore jamais lu de recherches menées sous un angle favorable aux droits des demi-humains, et cela m’a fascinée. Mais plus encore, j’ai admiré leurs méthodes innovantes sur chaque sujet. Leur travail sur les cultures demi-humaines m’a particulièrement captivée.
— Oh, les traités sur la culture gobeline ? Renversants ! Leur niveau d’analyse est incroyable. C’est dommage qu’ils aient mis ces recherches en pause, dit Pete.
— N’est-ce pas ? Mon père possédait leurs thèses mais vu la position de notre famille, il m’était interdit de les consulter. C’est l’occasion rêvée de combler cette lacune !
Les yeux de Chela brillaient littéralement, et ceux de Katie s’embuèrent d’émotion.
— C’est si gentil ! Vous vous intéressez vraiment aux travaux de mes parents… Augh, je vais pleurer !
— Allons, pas de larmes, dit Guy en lui ébouriffant les cheveux. — Kimberly t’a vraiment tenue sous tension tout ce temps, hein ?
Alors que leurs projets pour le lendemain se précisaient, Pete se tourna vers les deux plus silencieux.
— On suivra le programme des Aalto, alors. Teresa, Marco, ça vous va ?
— Aucune objection.
— Unh. Tant qu’on n’est plus sur l’eau.
Deux réponses positives : tout le monde était partant. Et, enfin, ils allèrent se coucher.
Le lendemain matin, ils terminaient à peine leur petit-déjeuner lorsque Kalervo rentra, ayant pris le traîneau à l’aube. Il n’était pas seul : à ses côtés se trouvait enfin le dernier membre de la famille Aalto, celui que Katie brûlait de revoir.
— Patrooooooo !
Katie jaillit dehors et se jeta dans ses bras. Les autres la suivirent, découvrant un troll sensiblement plus petit que Marco. Le voyant enlacer tendrement Katie, ils s’approchèrent, souriants.
— Enchanté, Patro, dit Oliver. — Katie nous a beaucoup parlé de toi.
— Enfin je te vois en vrai ! lança Guy. — Rien à voir avec Marco, hein ? Quelle carrure différente !
— Marco est un Gasney de race pure, tandis que Patro semble être surtout un Ellney, expliqua Chela. — Une espèce qu’on croise rarement à Kimberly.
— D’un seul regard, on devine sa douceur naturelle. Tu crois que vous vous entendrez, Marco ?
— Unh, pas sûr. On va voir.
Marco fit un pas vers lui. Mais au son de sa voix, Patro tressaillit.
— Unh… ?
Plus Marco s’approchait, plus la peur se lisait dans les yeux du plus petit troll. Katie fronça les sourcils.
— …Qu’y a-t-il, Patro ? C’est Marco, un autre troll. Un ami que je me suis fait à Kimberly.
Elle lui prit la main, mais Patro refusa d’avancer. Katie resta figée.
— C’est étrange… Il est d’ordinaire si amical ! Marco, le fait qu’il t’entende parler la langue humaine l’a vraiment effrayé à ce point ?
— Unh, Katie. C’est bon. Laissons-lui du temps.
Elle dut se rendre à l’évidence. Pour l’instant, ils se séparèrent, mais Oliver ne put s’empêcher de remarquer la façon dont les yeux de Patro suivaient chacun des gestes de Marco.
Après un court repos post-petit-déjeuner, commença la visite officielle du biotope. Les parents de Katie ouvraient la marche, et le groupe franchit l’épaisse cloison qui menait vers l’intérieur.
— Le choix du point de départ n’a pas été simple, dit Kalervo, — mais… commençons par ceci.
Ils furent conduits jusqu’à une salle située près du centre du dôme transparent. En se penchant, ils aperçurent la surface d’un immense bassin creusé dans le sol.
Sous l’eau nageaient des créatures reconnaissables entre toutes : la même espèce de drakes lacustres qu’ils avaient vus lors de leur arrivée en Farnland.
— L’étude du cycle de vie des drakes lacustres est un devoir ancestral de la famille Aalto, expliqua Kalervo. — On ne peut parler de l’histoire de Farnland sans mentionner ces dragons. Ils ne tiennent aucun compte des civilisations humaines sur leur territoire, mais se battent férocement contre tout monstre plus grand qui tenterait d’y pénétrer. Ce sont nos véritables gardiens.
Il détailla la relation de coexistence entre ces drakes et les humains.
Les dragons avaient la réputation de réduire des villes entières en cendres, mais en Farnland, ils faisaient tout l’inverse : ils protégeaient les villages. Pas par bienveillance, bien sûr — plutôt parce que les humains s’étaient insérés naturellement dans leur écosystème. Heureusement, les drakes lacustres ne montraient guère d’agressivité envers eux.
— Mais le début de la révolution industrielle magique mit l’espèce en danger, poursuivit Kalervo. — La construction des voies navigables exigea de combler de nombreux lacs. Certains radicaux proposèrent même de les exterminer, et ces ordres furent exécutés dans d’autres pays. Tout le monde s’est un peu laissé emporter par le vent du progrès, j’imagine.
Jenna soupira, et les autres comprirent aisément comment une telle dérive avait pu survenir. L’explosion démographique avait rompu l’équilibre fragile de la coexistence : les hommes, assoiffés de développement, en vinrent à percevoir leurs protecteurs comme des obstacles.
— Ce furent nos ancêtres Aalto qui mirent fin à cette folie. Ils produisirent des données concrètes prouvant que privilégier l’efficacité dans la construction des canaux aurait des conséquences écologiques désastreuses, et que ces dégâts frapperaient directement la vie des habitants. Plus on connaît les drakes, plus il devient évident qu’un tel choix serait suicidaire. Et personne ne voulait précipiter le pays à sa perte.
Kalervo parlait avec une fierté non dissimulée. Les drakes lacustres étant des prédateurs suprêmes, la disparition de leur espèce aurait bouleversé tout l’écosystème. Les Aalto de l’époque avaient rendu cet impact visible et convaincu les partisans du progrès aveugle de renoncer.
— Grâce à cela, la famille Aalto jouit depuis toujours d’un grand prestige en Farnland. Autrefois, nous avions même voix au chapitre au sein de l’Union… Mais tout cela appartient au passé.
— Ne t’attriste pas, Kalervo, intervint doucement Jenna. — Tu vas mettre les enfants mal à l’aise.
Voyant l’ombre passer sur le visage de Katie, Oliver changea de sujet.
— …De quoi se nourrit ce drake, au juste ? On dirait des poissons ordinaires, mais…
— Tu as l’œil. Ce sont des formes de vie artificielles, créées par magie. Nous les utilisons comme nourriture dans tout le biotope. Pas très économique, certes.
D’un geste, Kalervo désigna la proie du drake. Ces poissons factices, produits grâce à une application des techniques d’automates, étaient faits de chair modelée et animés pour nager. Oliver en avait déjà entendu parler : une technologie destinée à nourrir les créatures captives au régime instable, mais jamais appliquée à des dragons. Une nouvelle preuve du degré d’avancement des Aalto.
— Préserver l’écosystème, comme ici avec les drakes, fait partie de nos missions, poursuivit Kalervo. — Mais cela ne définit pas l’essence de notre magie. Ce que je vais vous montrer maintenant vous l’expliquera mieux que tout.
Ils firent demi-tour, et la Rose des Lames suivit, laissant le bassin derrière eux.
Le secteur suivant les laissa bouche bée.
— … Ciel…
— Comment est-ce possible… ?
La vision de l’autre côté de la paroi transparente les laissa sans voix.
— Vous l’avez remarqué tout de suite ? sourit Jenna. — Je n’ai même pas eu besoin d’expliquer. Impressionnant.
— C’est incroyable ! s’exclama Chela. — Un griffon et un hippogriffe… vivant côte à côte ?!
Debout à ses côtés, Oliver était tout aussi stupéfait.
Les deux espèces se ressemblaient, certes, mais les voir allongées paisiblement l’une près de l’autre tenait du miracle. Dans la nature, ces deux créatures se livraient une guerre sans fin.
Leurs territoires se chevauchaient, et chacune refusait d’admettre l’autre. Leurs affrontements duraient jusqu’à ce qu’une seule espèce règne sur la zone.
L’expression « un griffon couché près d’un hippogriffe » était d’ailleurs devenue proverbiale pour désigner un rêve impossible.
— Nous n’avons découvert que récemment la raison de leur inimitié, expliqua Jenna. — Autrefois, nous pensions qu’elles descendaient d’un ancêtre commun. Mais les fossiles retrouvés sur leurs territoires respectifs ont montré qu’elles n’avaient aucune racine commune. Vous connaissez la notion d’évolution convergente ?
— Oui, répondit Pete. — C’est quand deux espèces sans lien de parenté, confrontées à des conditions similaires, finissent par développer les mêmes caractéristiques.
— Exactement. Autrement dit, ces deux-là ne sont pas parentes, mais étrangères l’une à l’autre. Leur répulsion instinctive viendrait de là. Et vous savez que lorsqu’on les croise artificiellement, les grigriffs qui en naissent sont stériles ? Cela signifie que si elles se confondaient, cela menacerait la survie même de leurs lignées.
— Je comprends, dit Oliver. — Dans ce cas, comment parvenez-vous à les faire cohabiter ici ?
Kalervo croisa les bras, un large sourire aux lèvres.
— Nous avons volontairement réduit la fertilité de leur environnement. Plus précisément, la nourriture et les particules magiques présentes ici suffisent à vivre, mais pas à procréer. Puisque leur hostilité découle de l’instinct de reproduction, dans un milieu inadapté à celui-ci, elle s’atténue naturellement. C’est ainsi que nous avons compris la véritable origine de leurs luttes territoriales.
Cette approche inattendue laissa tout le monde médusé. Kalervo reprit.
— Comme cette expérience le prouve, les Aalto ne sont pas des naturalistes. Nous défendons la préservation de la nature quand c’est nécessaire, mais uniquement parce qu’elle sert notre objectif. Le monde change sans cesse. Toutes les espèces évoluent en s’y adaptant. Rien n’est plus contre nature que de se soumettre aveuglément à la nature elle-même. Et… nous sommes des mages.
Il insista sur ce point, souvent mal compris, afin que les amis de sa fille ne se trompent pas sur leur philosophie.
— Ce que les Aalto ont toujours cherché, ce sont des idéaux biologiques qu’aucun prolongement de l’ordre naturel ne pourrait produire. Si je devais mettre un mot dessus, je dirais que nous sommes des post-réalistes. Du moins… nous l’étions. Nous ne suivons plus tout à fait cette voie.
Une nuance d’amertume se glissa dans sa voix, et personne n’osa lui en demander davantage.
Le jour suivant, cédant à la curiosité de Chela, les Aalto acceptèrent de leur montrer leurs travaux de terrain dans un hameau gobelin voisin.
— Je ne m’attendais pas à ce que cela vous intéresse autant, avoua Kalervo, tenant les rênes du traîneau.
— Kimberly prône avant tout la liberté, expliqua Oliver. — Vos publications sont donc disponibles à la bibliothèque. Le professeur Theodore, paraît-il, les lit avec passion.
— Lord McFarlane lui-même… Voilà qui est flatteur, mais aussi un peu inquiétant. Je l’ai croisé à plusieurs conférences, et c’est un homme dont on ne mesure pas la profondeur.
— Kalervo !
— Oh, pardon. Ce n’est pas très diplomate de dire cela devant sa fille.
— Ne vous en faites pas, répondit Chela avec un demi-sourire. —Je partage à peu près la même opinion.
Oliver, lui, n’en pensa pas moins.
Trop de choses restaient obscures chez Theodore, à commencer par les raisons qui l’avaient poussé à amener Nanao à Kimberly. Même parmi le corps enseignant, il semblait lié aux plus hautes sphères. Perdu dans ses pensées, il sentit le traîneau ralentir. Ils descendirent et poursuivirent à pied dans la forêt.
— Nous arrivons, annonça Kalervo. — Les gobelins d’ici sont habitués aux humains, mais gardez vos athamés sous vos robes. Inutile de leur faire peur.
— Bien sûr, répondit Oliver. — Il serait malvenu d’exhiber nos armes d’entrée de jeu.
— La politesse fait l’homme ! proclama Nanao avec aplomb.
Les autres acquiescèrent. Les voyant concentrés et calmes, Jenna leva les deux mains et siffla entre ses doigts. Le son modulé imitait à la perfection le trille d’un oiseau.
— Un cri d’oiseau pour annoncer sa venue ! s’exclama Chela. — J’ai lu ça dans vos publications !
— Exactement, répondit Jenna. — Leurs villages sont presque toujours dissimulés. Il existe plusieurs variantes de ces sifflements, et se tromper pourrait vous attirer des ennuis. Si vous imitez un rapace, vous annoncez littéralement une attaque.
— C’est tout de même plus pratique que les villages elfes, non ?
— Merci d’épargner à ma dignité ce sujet sensible, répondit Jenna en riant. — Si cela ne vous dérange pas, je vous raconterai plus tard nos échecs dans ce domaine.
Chela, visiblement bien documentée, faisait sourire et grimacer Jenna. À ce moment-là, les buissons frémirent, et un gobelin surgit. Il s’approcha sans la moindre hésitation. Kalervo eut un large sourire.
— Ah, Caffia ! C’est ton tour de garde ? Ha-ha, j’imagine que tu as échangé ton créneau en apprenant notre visite !
Il se tourna vers Katie :
— C’est une vraie curieuse, toujours avide de nouveauté. Katie, tends-lui le sac-cadeau.
— D’accord !
Katie s’exécuta, et Caffia défit aussitôt l’emballage, inspectant le contenu avec un sérieux méthodique. Tous se penchèrent pour voir.
— Poisson séché, légumes, feuilles de thé… et ça, qu’est-ce que c’est ?
— Une broche achetée dans un village humain. Le genre de babiole qu’on trouve dans les boutiques touristiques.
— Ils aiment ce genre d’objets ? Ce n’est pas très utile.
— Oh que si, répondit Pete, les yeux brillants. — Regarde, elle l’examine sous toutes les coutures !
En effet, Caffia contemplait la broche avec ravissement, la faisant tourner entre ses doigts sous la lumière.
— Les gobelins ont des mains d’artisans et adorent l’art, expliqua Kalervo. — Ils sont toujours à la recherche de nouvelles sources d’inspiration pour leurs propres créations. Si nous n’apportions que de la nourriture, ils le prendraient mal : cela reviendrait à sous-entendre que leur village souffre de pénurie.
— Je comprends…, acquiesça Oliver.
Les demi-humains vivant en forêt étaient souvent perçus comme menant une vie misérable, un préjugé, réalisa-t-il, plus qu’une réalité. Quand Caffia eut fini son inspection, elle ramassa les cadeaux et repartit vers le village.
— Permission d’entrer, déclara Jenna en souriant aux autres. — Marchez lentement, de petits pas, et n’oubliez pas de sourire. Mais attention : montrez vos dents.
— Nos dents ? répéta Guy.
— Quelle coutume fascinante, observa Chela.
— Ils disent que les lèvres abritent le mensonge, expliqua Jenna. — Les gobelins ne font pas confiance à quelqu’un dont la bouche reste fermée. Les dents visibles sont un signe de sincérité. N’hésitez pas à exagérer, même si vous avez l’impression d’en faire trop.
— Comme ça ?
— Et comme ça ?
Nanao et Guy dévoilèrent des sourires éclatants, et Jenna gloussa en hochant la tête. Chela se tourna vers le troll, inquiète.
— Marco, tu t’en sortiras ? Les villages gobelins sont souvent très étroits.
— Ha-ha, ils seront moins inquiets de lui que d’humains, rassura Kalervo. — Il n’y en a pas ici, mais il est fréquent que trolls et gobelins vivent ensemble. Il y a même un passage prévu pour les visiteurs de grande taille, pas d’inquiétude.
Tout en parlant, ils franchirent la broussaille, et le paysage s’ouvrit.
— …Wow…
— …Incroyable…
Devant eux s’étendait un enchevêtrement de huttes colorées, de toutes formes et tailles, empilées ou alignées dans un désordre apparent. « Huttes » seulement pour l’œil humain : pour des êtres de petite taille, ces maisons étaient amples et finement construites. Ce qui frappait surtout, c’était la liberté d’expression absolue qui régnait ici.
Certaines terrasses pendaient si loin du second étage qu’on aurait cru la bâtisse prête à basculer ; d’autres demeures semblaient suspendues entre des piliers, comme des balançoires. Pourtant, l’exécution était d’une précision étonnante, chaque jointure, chaque ornement respirait le savoir-faire. Sans une architecture solide, la moitié de ces structures se seraient déjà écroulées.
— Impressionnant, n’est-ce pas ? lança Kalervo. — Nos visites régulières les ont rendus un peu plus flamboyants, mais chaque village a son propre style. L’art est partout dans leur quotidien. Rédiger une simple introduction à l’architecture gobeline exigerait des volumes entiers.
— On dirait du chaos, mais ce n’en est pas, ajouta Jenna. — Ils détestent simplement se conformer à un modèle unique. Ils construisent toujours une maison différente de celle du voisin, et la modifient au fil du temps. Celle à trois étages là-bas ? Une simple ferme il y a encore quelques mois.
— …Mais cela consomme énormément de bois, non ? demanda Chela. — Je vois qu’ils utilisent aussi du fer et du mortier… Cela doit être une dépense considérable en ressources.
— En effet, soupira Kalervo. — C’est un problème constant, contrairement aux elfes. Savez-vous sur quoi portèrent les premiers conflits entre humains et gobelins ? Sur le bois.
Pendant qu’ils discutaient, des gobelins commencèrent à se rassembler.
— ~~~ ?
— ~~~ !
— Hein… ?!
— Hmm ?
— Ah, ils vous parlent déjà, expliqua Kalervo. — Michela, ils admirent tes cheveux. Ils veulent savoir comment tu as réussi à les boucler aussi proprement.
— Oh, mes anglaises ? sourit Chela. — Leurs coiffures sont tout aussi variées. Les gobelins des villes, eux, se rasent presque tous la tête…
— Parce que les humains l’exigent, répondit Jenna. — Se raser le crâne est devenu un symbole de soumission. La pratique remonte à l’époque des Gobelombres[2], mais… nous en reparlerons plus tard.
Elle s’interrompit en voyant Pete se pencher, concentré. Il tendait l’oreille, essayant de reconnaître dans les sons ce qu’il avait étudié dans les livres. En vain.
— Difficile d’isoler les mots, hein ? lança Kalervo. — Pas de panique, tout le monde galère au début. Pendant longtemps, les mages refusaient même de croire que les gobelins possédaient une langue. Cela arrangeait bien les conservateurs, mais l’autre raison, c’est que nous ne l’entendons tout simplement pas.
— Je suppose que vous le savez déjà, ajouta Jenna, — mais leur spectre auditif est différent du nôtre. Certains sons nous sont audibles, mais plus de la moitié échappent à nos oreilles humaines. Les mages peuvent s’entraîner à les percevoir, mais…
— Unh, moi j’en capte un peu, dit Marco.
Peut-être avait-il déjà fréquenté des gobelins dans la forêt. En tout cas, il semblait plus à l’aise que les autres, et les petits habitants se montraient particulièrement amicaux avec lui. Trolls et gobelins coopéraient souvent, ce qui devait les rassurer.
— Si on les éduque à la manière des gobelins citadins, ils parviennent à articuler quelques mots humains, poursuivit Kalervo. — Mais pour eux, c’est comme parler avec la moitié de la gorge. Le chef du village s’y est exercé, mais je préfère ne pas l’y forcer. Un langage commun est nécessaire, certes, mais ici, c’est nous les invit…
— Yo, Aalto ! lança une voix rauque. — Quel vacarme. C’est qui, ces gamins ?
Un nouveau gobelin venait d’apparaître au fond du village. Sa mèche en éventail le rendait tout de suite reconnaissable, mais ce qui stupéfia tout le monde fut sa parfaite maîtrise de la langue humaine. Son entrée anéantit d’un coup les efforts pédagogiques de Kalervo, qui soupira.
— Impressionnante aisance, chef… Mais fallait-il vraiment parler maintenant ?
Je tentais juste d’inculquer à mes élèves le respect de votre langue.
— Ha ! À quoi bon ? J’peux parler, alors autant le faire. Et toi, t’as jamais su baragouiner le gobelin correctement. Des années que t’essaies, t’as pas progressé d’un pouce.
— Hngggg… !
Kalervo serra les dents, et Jenna, pour apaiser la gêne, força un sourire.
— Pile au bon moment, permettez-moi de vous présenter : voici Morlik, le chef du village. Probablement l’un des dix meilleurs gobelins au monde dans la langue humaine. Et il est trilingue, qui plus est.
— Sans blague… ?
— Ce n’est même pas du farnlandais, murmura Pete. — C’est du yelglish pur jus…
— Faut bien commencer par la langue majoritaire, répliqua Morlik avec fierté. — J’bosse le lantien maintenant. Même racine linguistique, c’est guère plus difficile qu’un dialecte. J’serai vite au point.
Il se frappa la poitrine, puis prit un ton grave.
— Mais faut pas croire que c’est courant. J’suis un cas exceptionnel. Pour parler comme vous, faut forcer sa gorge à se contracter, et c’est douloureux. Même les jeunes motivés abandonnent vite.
Sur ces mots, Oliver prit l’initiative de faire les présentations. Morlik serra la main de chacun selon la coutume humaine, puis leva les yeux vers Marco.
— J’ai entendu parler de toi. Le troll qu’on a… trafiqué dans la tête, c’est toi ?
— Unh. Pas aussi doué que toi, mais je parle le yelglish.
Morlik poussa un long soupir, presque compatissant.
— Ouais… ça, c’est pas le genre de don qu’on obtient à force de bosser. T’as dû en baver, hein.
Il donna une petite tape sur le genou de Marco, puis se retourna brusquement.
— Allez, causons en mangeant ! Faut fêter ça, le grand gaillard, et vous, les gamins, aussi !
Katie cligna des yeux, puis se tourna vers sa mère.
— Maman… tu avais… ?
— En effet, répondit Jenna avec un léger sourire. — Nous ne sommes pas venus ici uniquement pour toi. Nous devons parler au chef de l’avenir de Marco.
— Alors ! lança Morlik en tapant dans ses mains. C’est quoi, au juste, le cœur de tout ce truc sur les droits civiques ?
Ils partageaient un repas dans une hutte d’accueil, encore plus remarquable que les autres. Sa structure tressée évoquait un immense panier, peinte d’un bleu éclatant.
À l’intérieur, la table croulait sous des mets surprenants : légumes marinés, fritures, et même un dessert, une salade de fruits prise dans une gelée translucide. Jadis, le régime gobelin se limitait à des plats bien plus frustes. Leur curiosité les avait visiblement conduits à adopter et réinventer certaines habitudes humaines.
Tout en mangeant, Morlik aborda le sujet avec un ton direct, concret, bien loin des théories abstraites qu’ils avaient l’habitude d’entendre. Oliver, malgré les surprises successives, s’efforçait de suivre.
— Historiquement parlant, le mouvement pour les droits des gobelins a précédé de loin celui des trolls, expliqua le chef. — On avait de bonnes mains, on pouvait communiquer plus facilement, et y avait toujours quelques exceptions comme moi. Si la politique de l’époque avait soufflé dans le bon sens, on aurait pu les obtenir, ces foutus droits. Mais y avait un obstacle majeur.
— …Ceux qui se sont égarés ? proposa Oliver avec précaution.
— Hé ! J’vois qu’le gamin surveille ses mots. Ouais, t’as tout juste. Vous les appelez « Gobelombres », mais pour nous, c’est juste des gobelins qui ont choisi la voie de la violence. Et aujourd’hui encore, l’humain moyen nous met tous dans le même sac. Pour essayer de prouver qu’ils sont « inoffensifs », nos frères des villes finissent par se raser la tête.
Il passa une main fière dans sa chevelure dressée.
Le terme « Gobelombre » n’avait rien de biologique, contrairement à « gobelin » ou « troll ». C’était un mot d’humains, inventé pour distinguer les gobelins criminels des autres. Les gobelins eux-mêmes préféraient dire « ceux qui se sont égarés », expression traduite de leur propre langue.
— Apparemment, les humains ne voient pas la différence entre nos coiffures soignées et leurs crinières folles. Mais bon, on peut pas leur en vouloir. La différence entre eux et nous, c’est pas plus grand qu’entre vos chasseurs et vos cueilleurs.
— Je ne dirais pas cela, répondit Oliver. — Les modes de vie varient selon les régions, mais les vôtres n’ont jamais reposé sur l’invasion. On dit que les gobelins n’ont commencé à s’en prendre aux hommes et au bétail qu’il y a environ un millénaire, simple réaction à la compétition humaine.
Des mots que sa mère lui avait enseignés autrefois. Morlik lui adressa un large sourire.
— Sacré gamin ! Pas juste pour ce que tu dis, mais pour la façon dont tu me regardes. Tes yeux n’ont pas une once de méfiance. C’est rare, ça. Même chez ceux qui prétendent soutenir nos droits.
Son regard glissa vers Guy, qui détourna les yeux, mal à l’aise. Morlik éclata de rire avant de se tourner de nouveau vers Oliver.
— T’as été élevé par des gens étranges, pas vrai ? À ton âge, on devrait pas encore avoir ce genre de regard profond.
Le ton mi-ironique, mi-sérieux du chef fit frissonner Oliver. Morlik se tourna alors vers Nanao, silencieuse.
— Katie, c’est un cas à part. Et toi aussi, la demoiselle aziane. Honnêtement, vos yeux sont si limpides que c’en est flippant. Qu’est-ce que tu penses de moi, toi ?
— Vous êtes un gentilhomme de petite taille à l’imposant museau, répondit Nanao avec un sérieux désarmant. — Doué d’une intelligence que je ne saurais égaler. Et, si je puis me permettre, votre coiffure est… l’incarnation même du style.
— Ha ! Ha ! Ha ! Voilà qui me plaît ! T’as du goût, gamine !
Son rire fit vibrer la pièce entière.
— Moi, j’avoue que j’ai du mal à me défaire d’un peu de méfiance, admit Guy.
— Bah, c’est pas grave. Rien qu’le fait que t’essaies de la maîtriser, c’est déjà beaucoup. Si t’avais aucune prudence à ta première visite ici, là ce serait inquiétant. Katie fait exception, mais ton instinct, à toi et à la fille aziane, il est juste humain. Ça dépasse nos espèces, c’est juste le réflexe de survie.
Morlik caressa son menton, pensif.
— En fait, c’est peut-être une question de cadre mental. Ces deux-là, dit-il en désignant Oliver et Nanao, — me regardent comme n’importe qui qu’ils viennent de rencontrer. Et ça, ça fait du bien !
Il leur adressa un sourire franc avant de revenir à Marco.
— Bon, revenons au sujet. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y a pas de raison claire d’accorder des droits civiques. Si le langage suffisait, on les aurait déjà. Mais les gobelombres nous ont fait une réputation trop lourde à effacer. Alors on continue : on rencontre, on discute, on essaie de convaincre. C’est tout ce qu’on peut faire.
— …Pardonnez mon ignorance, dit Oliver, — mais toute réconciliation est-elle impossible ?
— J’en ai peur, ouais. Eux se battent pour survivre pendant qu’on a eu la chance d’être protégés par un programme national de conservation. Trop d’écart entre nos mondes. Crier depuis un endroit sûr, ça les touche pas. Quand on en croise qui hésitent à franchir la ligne, on tente de leur parler, mais…
Il haussa les épaules, puis reprit à l’adresse de Marco :
— Par contre, les trolls, c’est autre chose. Les vôtres tuent encore pas mal d’humains chaque année, mais seulement quand leur territoire est menacé. Jamais par agressivité. Alors, si tu peux parler, t’as un avantage qu’on n’a jamais eu.
— Vous avez beaucoup réfléchi à tout ça, chef, dit Katie avec admiration.
— Qu’est-ce que tu veux que j’fasse d’autre, maintenant que tu m’l’as amené ici ? répondit Morlik avec un clin d’œil. — Mais soyons honnêtes : la parole, à elle seule, ne suffira pas. Pour l’instant, ton Marco est le seul troll capable de parler. Vous pouvez le trimballer dans tout le pays pour donner des conférences, ça fera de l’effet, oui, mais ça restera une exception.
Une position pragmatique qui fit froncer les sourcils de Katie.
— Si vous voulez vraiment changer les choses, continua Morlik, — faut pas s’arrêter à un seul cas. Si sa cervelle a été trafiquée, vous savez grosso modo comment reproduire ça, non ? Alors, simple : faites-en cent comme lui, et le vent tournera.
— Absolument pas ! s’écria Katie, scandalisée.
Morlik haussa les épaules, conciliant.
— Ouais, ouais, j’connais ton point de vue. Mais laisse-moi te dire : j’crois pas qu’il faille écarter cette idée. Tous les êtres vivants changent pour survivre. C’est pour ça qu’on parle votre langue, et c’est pour ça que ceux qui se sont égarés ont choisi la violence. Deux stratégies différentes pour le même but : survivre.
Il disait cela avec une telle simplicité qu’Oliver en resta muet. Jamais il n’aurait imaginé entendre un gobelin parler ainsi.
— Si « se faire trafiquer le cerveau » fait partie des options, reprit Morlik, — je ne vois pas en quoi ce serait un blasphème d’y réfléchir. Si c’est la seule chose empêchant une espèce de disparaître, refuser d’y songer, ce serait ça, l’acte contre nature. Et je dis pas qu’il faut forcer qui que ce soit. Mais j’suis sûr qu’il existe des trolls acculés, qui n’ont plus le choix. Emmène Marco dans des endroits pareils, qu’il leur parle.
— Vous voudriez qu’il les pousse à se livrer à un mage pour une chirurgie du cerveau ? demanda Oliver, tendu.
— J’le voudrais pas moi-même, répondit Morlik avec lassitude. — Mais quand t’as le dos au mur, y en a toujours qui acceptent l’impossible. Et si t’en convaincs assez, t’peux changer le destin d’une espèce entière. Diviser les trolls en « sociables » et « non-parlants »… comme on a dû le faire entre gobelins et gobelombres.
Il se tourna vers Marco, plus grave.
— Ce n’est qu’un point de vue, insista-t-il. — Rien de plus. J’essaie juste d’élargir ton horizon. J’parie que la fille t’apprend plein de choses, mais t’as jamais entendu quelqu’un qu’on traite de moins qu’humain te parler comme ça, hein ? C’est pas grave de te secouer un peu, même si ça veut dire dire des trucs qu’elle, elle ne te dirait jamais.
— …Unh…
Marco paraissait troublé, incapable de formuler une réponse. Morlik hocha lentement la tête.
— Ta caboche va exploser, hein ? Mais souviens-toi de ça, Marco : t’as peut-être le destin de ton espèce sur les épaules. Les choix que tu feras décideront de l’avenir des trolls. C’est un carrefour, et t’y tiens la lanterne.
Il marqua une pause, puis ajouta d’une voix adoucie :
— Mais t’es pas obligé d’porter ce poids. Tu peux tout laisser tomber et vivre ta vie tranquille, comme un troll un peu spécial. Tu peux même oublier les mots, retourner dans la forêt et vivre comme avant. J’parie que la gamine, là, rêve de ça pour toi, non ?
Katie baissa les yeux, les poings serrés. Morlik laissa planer le silence, puis reprit calmement :
— Mais t’as aussi le droit d’aller dans l’autre sens. C’est ton choix, Marco. Ton fardeau, c’est le tien. Ne le laisse pas à Katie.
Lorsque le repas prit fin, la discussion sur l’avenir de Marco s’éteignit peu à peu. Le groupe se dispersa pour explorer le village. Oliver, resté en retrait, observait ses amis rire avec les gobelins quand Morlik s’approcha derrière lui.
— J’voulais pas t’bourrer le crâne si longtemps. C’est pas trop mon truc, la grande causerie.
— Vous êtes trop modeste, répondit Oliver. — Ce que vous avez dit m’a profondément marqué. Vous avez compris bien avant Marco ce que cela signifiait de porter le futur de son espèce.
— Ha-ha, j’suis malin, ouais, mais j’suis pas unique. On bosse à plusieurs sur tout ça. On partage la charge, tu vois.
Son regard se posa sur Katie et Marco, un éclat pensif dans les yeux. Oliver hésita, puis formula la question qui lui trottait en tête.
— Vous pensez à l’avenir de Marco, c’est évident… mais êtes-vous certain de votre position ? La technique employée sur son cerveau pourrait un jour être appliquée à votre peuple. Si cela arrivait, les gobelins travaillant chez les humains en seraient les premiers affectés. Vous imaginez les conséquences.
— Si ça arrive, j’pourrai rien y faire, répondit Morlik, les bras croisés. — La fille, là, irait pas charcuter la tête de son pote toute seule. Un autre mage connaît la méthode, donc elle existe déjà dans le monde. J’te l’ai dit : tout ce que j’ai dit part de cette réalité-là.
Oliver baissa les yeux. Le chef avait raison. C’était Miligan qui avait transformé Marco, et son rapport avait déjà été soumis à Kimberly.
Darius finançait ses recherches avant sa mort, dans le but d’appliquer ses résultats à l’élévation de l’intelligence humaine, ce qui signifiait qu’il était impossible d’exclure qu’ils soient un jour utilisés sur d’autres demis.
— Peu importe les efforts d’un gobelin, les mages gouvernent le monde, dit Morlik d’un ton las mais ferme. — Tout ce qu’on peut faire, c’est essayer d’améliorer notre place dans leur système. Sinon, il ne nous reste qu’à nous accrocher à quelque divinité d’un tír ou d’un autre. Et c’est bien la dernière chose que je veux. J’ai vu trop de frères mourir en y cherchant refuge.
Ses mots mêlaient résignation et détermination. Oliver resta muet, incapable de trouver une réponse juste.
— Naturellement, je n’ai pas l’intention d’abandonner l’idée que les gobelins puissent vivre à leur façon. Mais… s’il faut sacrifier beaucoup pour survivre, je suis prêt à en payer le prix.
Sur ces mots, il tira sur son col. Oliver écarquilla les yeux : sous le tissu, une cicatrice béante barrait sa gorge, une longue balafre recousue à vif.
— …Tu veux dire… ?
— Qu’ils m’ont ouvert la gorge au scalpel, ouais, répondit Morlik sans détour. — Pour que je parle humain plus clairement. Les cordes vocales des gobelins ne permettent pas une telle fluidité. J’ai fait retirer tout un pan de ce qui produit les sons que vous n’entendez pas. On savait depuis longtemps qu’il faudrait en arriver là.
Il remit son col en place et esquissa un sourire triste.
— Tu ne m’as entendu parler qu’en humain, pas vrai ? En vérité, mon gobelin n’a plus grande valeur. Les villageois doivent souvent me faire répéter. On s’en sort, hein, mais… disons que je ne regrette pas ce choix, même si…
Il laissa sa phrase en suspens, ses yeux se posant sur les Aalto.
— Ces bons cœurs-là se sont mis à apprendre le gobelin pour mieux nous comprendre. J’aurais honte qu’ils découvrent ce que j’ai fait. Je finirai bien par être démasqué, mais… le plus tard sera le mieux. Motus, Oliver.
— …Sur mon honneur.
Oliver s’inclina légèrement, le visage grave. Morlik éclata d’un rire rocailleux et lui tapa dans le dos.
— T’es drôlement raide, toi ! Considère ça comme du bavardage gobelin et n’te prends pas la tête.
Oliver, embarrassé, ne sut que répondre.
— Toi aussi, t’as ton fardeau, continua le chef. — Ça se voit rien qu’à ta tête. Alors je vais pas te dire de veiller sur la fille ou sur Marco. Ce serait hypocrite après ce que j’ai dit. Contente-toi d’être là pour eux. Autant que possible. Jusqu’à ce qu’ils trouvent leur propre chemin. Et veille à ce qu’ils ne s’égarent pas.
Oliver hocha la tête, sincère.
Morlik eut un grand sourire avant de lui tendre la main.
— Reviens me voir, Oliver. J’te lirai de la poésie lantienne.
— J’ai hâte, répondit-il.
Leur poignée de main fut franche. La paume calleuse de son premier ami gobelin était rude, mais incroyablement chaude.
Leur visite terminée, ils reprirent place sur le traîneau pour le voyage du retour. Personne ne parlait vraiment, chacun laissait retomber les émotions de la journée.
— …Une expérience absolument stupéfiante, murmura Chela.
— Hé-hé, n’est-ce pas ? répondit Jenna avec douceur. — Le chef est un cas à part, certes, mais plus on étudie, plus on découvre de merveilles. J’ai perdu le compte du nombre de fois où nos convictions ont été bouleversées.
Sa voix prit une teinte mélancolique.
— Si seulement nous pouvions montrer ce village à tous les mages… J’aimerais surtout que les plus jeunes comprennent ce que sont vraiment les gobelins. Ni les ouvriers épuisés des villes, ni les hordes qui attaquent les caravanes. Juste… ce qu’ils sont censés être. Je ne demande pas qu’on les aime, mais qu’on sache avant de juger.
Le soleil déclinait lentement, peignant les neiges d’un éclat d’ambre. Le silence s’étendit, paisible.
Lorsqu’ils atteignirent la demeure des Aalto, le crépuscule s’était mué en nuit d’encre.
— Katie, dit Marco, je veux réfléchir seul un moment.
— Marco… D’accord. Mais si tu te sens seul, appelle-moi ! Peu importe l’heure, je viendrai tout de suite !
— Je veillerai tard moi aussi, ajouta Teresa.
— Merci, Katie, Teresa. Ne vous en faites pas. Je vais bien.
Il leur adressa un sourire, puis rentra à l’intérieur.
— Il est tout voûté, remarqua Guy. — Il a dû être bien plus secoué que nous.
— Oui. C’était la première fois qu’il rencontrait quelqu’un dans la même situation que lui. J’ai du mal à imaginer ce qu’il ressent.
Inquiets pour leur grand ami, ils rentrèrent à leur tour. Guy et Katie fermèrent la marche.
— …C’est pas juste Marco, tu sais, dit soudain Guy. — Moi aussi, je ressens quelque chose de bizarre.
— Hein ? fit Katie, déconcertée.
Il croisa les bras, hésitant à mettre des mots dessus.
— Il y a des choses que toi et Oliver avez, que moi j’ai pas. J’ai jamais su dire d’où venait la différence… Mais aujourd’hui, je crois que j’en ai entrevu un morceau.
— Tu veux dire… à cause de ce qu’a dit le chef ? Non ! C’était ta première rencontre avec des gobelins, Guy. Si tu passes plus de temps avec eux, tes préjugés finiront par disparaître.
— J’en doute pas. Et je crois même qu’on pourrait devenir amis. Mais c’est pas ça.
Il marqua une pause, rassemblant ses pensées.
— C’est comme… un écart de perception. Vous voyez tous un monde bien plus vaste que le mien. Les gobelins en font partie, et c’est pour ça que vous pouviez parler si naturellement avec le chef. Voilà la différence. Mon monde s’est élargi aujourd’hui, mais jusqu’à présent, les gobelins n’en faisaient pas partie.
Il se tourna vers elle.
— Oliver et toi, vous partez du même niveau. Vos visions sont différentes, mais toutes deux immenses. Je crois que c’est ça qui t’a attirée vers lui. Tu l’as senti instinctivement.
— …
Katie ne put rien répondre. Le silence, lourd, valait aveu.
— Je le vois, reprit Guy, pensif. — Mon regard à moi est plus étroit. C’est ma limite. Je sais que tu es née comme ça, Katie. Mais Oliver ? Non. Lui, il n’a pas dû l’être. Je parie qu’il était un gamin ordinaire, qui aimait faire rire les gens… jusqu’à ce que quelque chose casse. Et qu’il reconstruise tout à sa manière.
Il s’interrompit, perdu dans ses pensées. Katie, saisie d’une panique subite, se jeta contre lui.
— Hein ? Qu’est-ce qui t’arrive ?
— J’en sais rien… ! J’ai juste eu peur que tu t’en ailles…
Elle ignorait d’où venait cette peur viscérale. Guy sourit faiblement et lui ébouriffa les cheveux.
— C’est moi qui devrais dire ça. Je n’irai nulle part. Au contraire : je cherche juste à vous garder tous les deux les pieds sur terre.
Il la regarda droit dans les yeux. Elle chercha une réponse… mais il se détourna.
— Gah, c’est pas dans mes habitudes de causer comme ça. J’vais prendre un peu l’air.
— Ah…
Elle tendit la main vers son dos, mais il la coupa :
— C’est ta maison, Katie. Profites-en pour mettre de l’ordre dans tes idées. Arrête de courir après moi.
Des mots à la fois doux et cruels, qui la frappèrent en plein cœur.
Il avait visé juste. Errant seule dans les couloirs, Katie sentait son esprit s’embrouiller.
Elle n’avait pas besoin qu’on lui fasse la leçon pour savoir que quelque chose n’allait pas. Ses sentiments pour Oliver lui échappaient, et elle utilisait Guy comme une sorte de substitut ou refuge. Elle en avait conscience depuis quelque temps, mais voir Oliver et Nanao se rapprocher l’avait rendue folle. Se blottir contre Guy la calmait, comme quand elle était enfant.
— …Ugh…
Si seulement c’était aussi simple qu’une jalousie envers le garçon qu’elle aimait et une amie chère. Mais elle savait que ce n’était pas ça. Ce qui brûlait en elle n’avait rien d’aussi mignon.
— Ah…
Elle s’arrêta net. Devant elle, Oliver se tenait près de la fenêtre, contemplant le ciel étoilé d’un air pensif. Son cœur bondit dans sa poitrine, et l’envie de courir se jeter dans ses bras la traversa comme un éclair. Elle hésita quelques secondes, puis s’avança. Il fallait du courage.
— Oliver… on peut parler ?
— Bien sûr. Que veux-tu me dire, Katie ?
Il se retourna. La jeune fille aux bouclettes se tenait là, un sourire fragile au coin des lèvres.
— Il y a tellement d’étoiles, pas vrai ? J’ai longtemps cru que le ciel nocturne ressemblait à ça partout. Et quand je suis arrivée à Kimberly, j’ai eu un choc.
— Je veux bien te croire. Grandir sous un tel spectacle doit rendre toute autre vue bien pâle.
Oliver sourit doucement. Katie s’approcha de la fenêtre à son tour.
— Oui… mais c’est aussi ce qui m’a donné le mal du pays. Je me suis vraiment rendu compte de la distance qui me séparait d’ici.
Elle ferma les yeux un instant, replongeant dans ses souvenirs. Oliver patienta, devinant qu’elle venait à quelque chose d’important.
— Ce qui m’a aidée, c’est Marco et Nanao. Quelqu’un qui allait plus mal que moi, quelqu’un qui venait d’encore plus loin. Penser à eux m’empêchait de pleurer.
Ses yeux se tournèrent vers le garçon à ses côtés.
— …Tu pensais à Mr. Leik, n’est-ce pas ?
Oliver eut un léger sursaut. Elle détourna de nouveau le regard vers les étoiles.
— Il les aimait tant… Il aurait adoré venir ici.
— …Oui. Il s’y serait senti libre, répondit-il, la voix tremblante.
Yuri était officiellement porté disparu, mais Katie n’avait pas besoin d’explications. Les élèves de Kimberly vivaient trop près de la mort pour s’y tromper. Elle savait qu’il ne reviendrait pas.
Un long silence s’installa, ponctué seulement par le vent contre la vitre. Puis elle souffla :
— C’est là que tu es, maintenant.
— Hein ?
Il la regarda, perplexe.
— Mr. Leik. Nanao. Teresa. Tu portes tout le monde dans ta tête, Oliver. Et je parie qu’il n’y a pas qu’eux.
Il resta muet. Katie esquissa un sourire et reporta ses yeux sur le ciel.
— Moi aussi, je suis pareille. Alors être de retour ici, c’est la première fois que je pense un peu à moi.
— …
— On n’est pas doués pour ça, reprit-elle. — On a une capacité mentale limitée, et pour en faire rentrer plus, on commence par se vider soi-même. Douleur, fatigue, chagrin… si ça vient de nous, on l’ignore.
Ces mots le frappèrent en plein cœur. Il avait fait exactement cela, maintes fois, tout en prêchant à ses amis de prendre soin d’eux-mêmes.
— Ce n’est pas une qualité, mais on ne pourra jamais s’en défaire, continua Katie. — Il y a trop d’autres choses qui comptent. On n’a pas le temps de se mettre au premier plan. Il faut qu’on invente des raisons de s’occuper de soi. Du genre : « Je dois me reposer, sinon quelqu’un que j’aime en souffrira. »
Cette logique lui était si familière qu’il en eut le vertige. Il aurait voulu hurler, nier, se déchirer, plutôt que d’admettre qu’elle portait le même mal que lui.
— Oui… souffla-t-il. — On a ça en commun.
Le sourire de Katie était lumineux, et celui d’Oliver, inexistant.
— Merci, Oliver. Te rencontrer m’a sauvée.
Cette gratitude lui fit mal.
— Désolée si ça t’a mis mal à l’aise. Mais je voulais le dire à voix haute. Maintenant que c’est fait…
Elle posa une main sur sa poitrine, comme pour y enfermer ce qu’elle n’avait pas dit.
— Non, c’est tout. Le dîner doit être prêt. J’y vais.
Elle pivota et s’enfuit dans le couloir. Oliver ne bougea pas. Il resta immobile, les poings serrés.
Cette nuit-là, tandis que ses compagnons dormaient, Oliver demeura éveillé, prisonnier des paroles de Katie.
Kalervo finit par le rejoindre, une bouteille à la main, comme s’il l’attendait.
— Un verre, Oliver ?

— Oui, volontiers.
Oliver avait deviné de quoi il s’agissait. Il suivit Kalervo jusqu’au salon, où Jenna les attendait, assise à la table.
— Je sais qu’il est tard, dit-elle. — Nous avons hésité, mais… c’est toi, le cœur de ce groupe, n’est-ce pas ?
— Je ne saurais me qualifier ainsi, répondit Oliver. — Mais je peux du moins les représenter et vous écouter.
Kalervo hocha lentement la tête, signe qu’il comprenait qu’Oliver avait déjà deviné la nature de cet entretien.
— Très bien. Nous aurions sans doute dû en parler devant tout le monde, mais cela aurait jeté une ombre sur des vacances heureuses. Considère ceci comme une discussion officieuse, entre nous trois seulement.
Il se tut, et Jenna prit la parole.
— Commençons par le plus urgent : Katie. Selon toi, à quel point est-elle au bord du gouffre ?
Oliver resta silencieux un long moment. Puis, sans détour :
— Extrêmement proche. Nous avons déjà dû intervenir plusieurs fois à ce sujet.
Un silence lourd retomba sur la pièce. Voyant leurs visages tendus, il poursuivit.
— Elle dit souvent des choses qui nous échappent. Mais maintenant que j’ai vu l’endroit où elle a grandi… plusieurs pièces du puzzle se sont assemblées. Je comprends enfin vers où son âme tend.
Il s’interrompit, fixant les parents.
— Oui, confirma Kalervo d’une voix éteinte. — Le rêve que nous avons abandonné. Le sort des Aalto que nous avons jugé irréalisable.
Une douleur visible marquait ses traits.
— Nous n’avons jamais voulu lui imposer cela. Nous l’avons élevée avec amour, je te le jure. Nous n’avons pas cherché à l’endoctriner. Elle est née ainsi. C’est… une ironie cruelle du destin.
Il soupira profondément.
— Oliver, demanda doucement Jenna, — combien sais-tu du péché des Aalto ?
— …Ce que tout le monde sait. Autrement dit…
Il hésita, ouvrit et referma la bouche plusieurs fois avant de trouver le courage d’articuler :
— …Vous avez répandu une gnose, et son issue a coûté de nombreuses vies.
— C’est bien cela, acquiesça Jenna. Mais laisse-nous te raconter l’histoire nous-mêmes.
« Agiter une baguette ne fait pas cuire le pain. »
Un vieux proverbe.
Appliquez des principes alchimiques, et vous pourrez créer quelque chose qui y ressemble. Mais ce n’est pas là le sens du dicton : il signifie que le corps ordinaire ne peut assimiler ce qui est créé directement par magie.
Pour la même raison, les potions ont des usages très limités chez les non-mages. Soigner un individu ordinaire par sortilège revient seulement à stimuler légèrement sa capacité naturelle de guérison. Aux yeux d’un mage, les humains sans don sont des êtres d’une extrême fragilité.
Mais les mages avaient tout intérêt à les protéger. Car le nombre total de mages était directement proportionnel à la population de non-mages. Ce ratio fixe rendait impossible toute ambition de transformer l’humanité entière en mages.
Si l’on voulait plus de mages, il fallait plus de gens ordinaires, donc assurer leur subsistance. Or, le pain produit par baguette ne pouvait les nourrir. Il fallait dépendre des fermes et du bétail non magiques… ce qui posait un problème de main-d’œuvre. Le système, fondé sur des humains ne soutenant que d’autres humains, avait atteint son plafond d’efficacité. Les mages commencèrent dès lors à rechercher une force de travail plus obéissante.
Habiles de leurs mains, capables d’une communication rudimentaire, et qu’on ne plaindrait guère s’ils mouraient de labeur.
La réponse était sous leurs yeux : des êtres presque humains, mais pas tout à fait. Ainsi débuta la révolution industrielle magique, fondée sur l’esclavage des demis.
Les premiers signes de cette dérive inquiétèrent la famille Aalto. Car cette méthode avait un prix.
Ce n’était pas seulement une répulsion morale : poussée à son extrême, elle conduisait à un monde où les demis, réduits en esclavage, finiraient par dépasser en nombre les humains. L’exploitation démesurée mènerait à la révolte, et la menace Gnostique, toujours tapie dans l’ombre, ne ferait qu’attiser les flammes. Les Aalto comprirent qu’un tel système ne pourrait qu’aboutir à l’effondrement.
Mais les avertissements ne suffisaient pas : il leur fallait une alternative.
Un moyen de nourrir les non-mages sans recourir à l’esclavage.
Alors, ils s’attaquèrent à l’impossible : le pain façonné par baguette, une nourriture née de la magie, consommable sans danger.
Des générations d’Aalto se succédèrent, échouant les unes après les autres.
Ils produisirent de nombreuses créations annexes, dont la nourriture artificielle pour créatures magiques, mais aucune ne résolvait le problème central : impossible de nourrir durablement les non-mages.
Ils se rabattirent parfois sur l’agriculture classique, améliorant plantes et bétail. Mais, là encore, les aliments modifiés par magie altéraient la santé des non-mages. Leurs plus grandes réussites furent obtenues par la sélection naturelle lente et non magique, ironie tragique pour des chercheurs de leur envergure.
Pendant ce temps, la révolution industrielle magique s’accélérait, attisant leurs craintes.
Puis, enfin, vint la génération de Kalervo et Jenna. Après d’innombrables essais, ils crurent toucher au but : le pain magique digestible. Un produit défiant les lois du monde, et dont ils ne virent pas le piège.
— Vous connaissez la pyramide alimentaire ? demanda Jenna. — Plus on monte, moins les espèces sont nombreuses. Les écosystèmes magiques obéissent à d’autres schémas, mais la tendance est similaire.
Elle ferma les yeux, sa voix chargée de remords.
— Lors d’une expédition, nous avons découvert un endroit qui contredisait tout cela. Là-bas, les carnivores étaient plus nombreux que les herbivores, et pourtant… aucun ne manquait de nourriture. Un rêve devenu réalité, pensions-nous.
Elle inspira profondément.
— Et devinez ce qu’ils mangeaient ? De la terre. Ils retournaient l’humus, et tout le sol était couvert d’une étrange poussière jaune. Quand ils avaient faim, ils creusaient un peu… et la mangeaient. Toutes les créatures, magiques ou non.
— …
— Difficile à croire, n’est-ce pas ? Nous aussi, nous avons douté. Mais nous étions si alarmés par l’état du monde qu’il nous fallait agir avant qu’il ne soit trop tard. Et sans doute que notre fierté, en tant que figures du mouvement pour les droits civiques, y a contribué.
Oliver écoutait, muet.
— Nous avons rapporté un échantillon, continua Jenna d’une voix rauque. — Tout paraissait inoffensif. L’analyse montrait une composition parfaitement stable, des valeurs nutritives ahurissantes. Nous avons supposé qu’il s’agît de la création d’un élémentaire inconnu, et publié nos résultats…
— Nous avions envisagé dès le départ une origine Tìr, ajouta Kalervo. — Mais… difficile d’en être certain. Les migrations entre mondes ont toujours existé, et nos écosystèmes s’y sont souvent adaptés. Et tout ce qui vient d’un tír n’est pas forcément maléfique.
— Nous étions conscients du danger, reprit Jenna. — C’est pourquoi nous avons fait appel au monde entier. Nous voulions d’autres perspectives. Durant des années, aucun rapport ne signala d’effet néfaste. Nous poursuivions nos expériences sur les animaux lorsque…
Sa voix se brisa. Kalervo prit le relais.
— …l’horreur nous frappa. Un groupe de non-mages et de demis ayant consommé cette terre fut pris d’une folie meurtrière.
— Vous aviez déjà lancé des expérimentations humaines ? demanda Oliver, horrifié.
— Non, jamais, répondit Jenna. — Mais plus les échantillons circulaient, plus il devenait difficile de les contenir. C’était un piège tír depuis le début. S’il s’était répandu librement, les mages l’auraient confisqué immédiatement. Mais une découverte validée par des experts ? Elle pouvait se propager partout. L’incident éclata juste avant ce stade… mais il fit déjà de nombreuses victimes. Quelqu’un devait assumer la responsabilité.
Elle ferma les yeux.
— Nous avons perdu notre réputation et notre voix au sein de l’Union, dit Kalervo d’un ton épuisé, comme si tout cela s’était produit la veille. — Les sanctions se sont abattues sans fin… Nous avons eu de la chance de garder notre maison.
— Un compromis, ajouta Jenna. —Nous avons perdu quatre-vingt-dix pour cent de nos fonds de recherche, et les autres Maisons ont rompu tout contact. Ce biotope n’est plus qu’un cinquième de ce qu’il était. Nous avons dû nous exiler ici, en Farnland, à nous consacrer à des recherches sans danger. Et encore, c’était déjà une faveur.
Oliver acquiesçait intérieurement. Participer, même involontairement, à une invasion tír suffisait à marquer un nom du sceau du déshonneur.
— Nous voulions que Katie soit libre, reprit Kalervo. — Sans ambition démesurée. Qu’elle devienne une simple mage de village, vivant parmi la nature. Mais… ce notre vœu fut vain. Elle n’a jamais été faite pour une si petite destinée.
Jenna secoua la tête, un sourire amer aux lèvres.
— Quand elle nous a dit vouloir entrer à Kimberly, nous avons protesté. Des mois durant. Mais… nous savions que nous ne pouvions l’en empêcher. S’exposer à un milieu hostile pour grandir, c’est exactement ce que nous avions fait, jeunes. Nous savions que nos objections ne freineraient pas sa passion.
Elle reprit après un silence :
— L’envoyer dans une école pour la cause des droits civiques aurait brisé son élan. Ces institutions sont rares, et leurs moyens dérisoires. Le directeur de Featherston n’est guère qu’une marionnette.
Jenna posa son verre encore intact sur la table. Oliver eut l’intuition que, si elle l’ouvrait, elle viderait la bouteille.
— …Et malgré tout, nous espérions. Espérions que Kimberly la briserait. Que, confrontée à la vraie nature des mages, à la noirceur du monde, elle renoncerait à nos idéaux.
Elle ferma brièvement les yeux.
— En vain. Elle a souffert, oui. Mais elle a aussi trouvé des amis, et Kimberly a fait d’elle une mage accomplie. L’adversité ne l’a pas détruite : elle l’a affermie. Je l’ai compris dès l’instant où je l’ai vue descendre du bateau.
Jenna tourna alors vers Oliver un regard ému.
— Elle nous a écrit sur la manière dont vous vous êtes rencontrés. Sur les liens profonds que vous avez tissés. Et sur la place que chacun de vous a prise dans sa vie. Toi surtout, Oliver. Ton nom revient plus souvent que tout autre. Tu l’as un jour comparée à un ange, n’est-ce pas ?
— …Ma langue a peut-être dépassé ma pensée, répondit-il en baissant les yeux. — Cela me semble remonter à une éternité.
— Depuis ce jour, tu es devenu son pilier, murmura Jenna. —Dans cet enfer, elle a trouvé quelqu’un qui la comprenait, qui l’admirait. Ce fut pour elle un réconfort immense.
Oliver partageait ce sentiment. Trouver une âme aussi lumineuse à Kimberly lui avait, lui aussi, sauvé la vie.
— Tu lui as rendu son sourire d’autrefois. Alors, même si cela nous est indécent en tant que parents… nous plaçons nos espoirs en toi.
Kalervo voulut ajouter quelque chose, mais Jenna lui fit signe de se taire.
— Oliver… empêche Katie d’aller trop loin. Garde-la de ce côté. Peu importe comment. Nous ne voulons aucun résultat particulier, juste… qu’elle garde ce sourire.
Le désespoir dans ses yeux lui perça le cœur. De mille émotions contraires, une seule finit par s’imposer en lui : la vérité.
— Je comprends vos sentiments, dit-il enfin, la voix basse. — Mais… je doute de pouvoir répondre à vos attentes.
Un souffle de surprise passa entre les deux Aalto. Oliver poursuivit :
— Mon souhait n’est pas de retenir Katie, mais de préserver sa véritable nature. Si, après y avoir mûrement réfléchi, elle choisit sa voie, alors personne au monde n’a le droit de l’en détourner. Et si cela devait nous opposer… j’empoignerai ma baguette.
Il n’ajouta rien. C’était sa seule réponse sincère.
— …Je m’en doutais, souffla Jenna. — Tu es un bon garçon, Oliver. Généreux, attentif, respectueux. Un tel élève à Kimberly, c’est un miracle.
Puis, avec une douceur triste, elle conclut :
— Mais tu restes un mage. Nous le savions dès le premier regard. Aucun garçon ordinaire n’a des yeux qui ont contemplé l’abîme.
Un mince sourire amer effleura les lèvres d’Oliver.
— Ah, mes yeux me trahissent donc.
Jenna avait un demi-sourire amer.
— Tu ne l’arrêteras pas. Tu mettras peut-être en garde contre un geste irréfléchi, mais si Katie a mûrement réfléchi et choisit de franchir la ligne, tu la suivras. Comme tu le dois. Tu as dépassé le point où l’on peut reculer. Tu es taillé du même bois qu’elle.
— …
— La laisser partir est une chose. Mais tu pourrais aussi lui donner l’élan final. Si cela sert ton but, peu importe qu’elle te voie comme un modèle…
La baguette de Jenna jaillit dans sa main. Kalervo se redressa d’un bond.
— Jenna !
— J’ai envie de te neutraliser, Oliver. Elle me haïrait pour ça, mais… c’est le devoir d’une mère.
Elle pointait sa baguette droit entre ses yeux. Oliver, lui, demeura assis, impassible. Son regard visait plus loin, derrière elle.
— Repose ton athamé, Teresa, dit-il calmement. — Madame Aalto n’a pas l’intention d’aller jusqu’au bout.
— ?!
Les deux parents se figèrent. Ils ne s’étaient même pas aperçus que Teresa s’était glissée derrière Jenna, sa lame pressée contre son dos. À l’ordre de son maître, elle se retira dans l’ombre du couloir, laissant les Aalto muets de stupeur.
— Pardonnez son comportement, reprit Oliver. — Mais vous le savez sans doute : me tuer ne changera rien à Katie.
Cette vérité cinglante fit s’effondrer Jenna sur sa chaise, comme une marionnette dont on aurait coupé les fils.
— …Comment en est-on arrivés là ? murmura-t-elle, les larmes aux yeux. — Notre fille ramène des amis chez elle… et lui, son premier amour… Si seulement il avait été un garçon normal…
Kalervo passa un bras autour d’elle, puis lança à Oliver un regard désolé.
— …Je te prie de nous excuser, Oliver. Nous réparerons cela plus tard, mais pour l’heure…
— Aucune excuse n’est nécessaire, répondit-il. — Vous n’avez rien à vous reprocher.
Il se leva, s’inclina légèrement, puis quitta le salon. Dans le couloir, Teresa sortit de l’ombre pour se placer à ses côtés.
— …Milord…
— Retourne dans ta chambre, Teresa. Je vais marcher un peu dehors.
— Je vous accompagne.
— As-tu entendu ce que j’ai dit ?
— Je viens avec vous.
Elle n’obéissait pas. Et il n’eut pas le cœur de la contrarier. Le froid qui lui engourdissait la poitrine trouvait dans sa chaleur un réconfort trop précieux.
Le lendemain matin, Katie l’aborda dans le couloir après le petit-déjeuner.
— Oliver…
— Hm ?
— Désolée pour la question un peu bizarre, mais… il s’est passé quelque chose entre toi et mes parents hier soir ?
Il se raidit aussitôt. Il croyait leur avoir laissé une impression normale, mais pas assez pour tromper le regard d’une fille. Pesant chaque mot, il répondit avec précaution :
— …Pas spécialement. Ils m’ont trouvé encore debout, et on a partagé un verre. On a eu une discussion agréable, tous les trois.
— Vraiment ? D’accord… j’ai dû me faire des idées, alors.
Katie retrouva vite sa bonne humeur. Quoi qu’elle ait perçu, ce n’était pas assez net pour éveiller la suspicion. Ils rejoignirent les autres dans la chambre d’amis.
— Hum, hum, fit Katie pour attirer leur attention.
Ses poings serrés trahissaient une nervosité rare.
— On a pas mal voyagé, et on est tous épuisés, non ? J’ai ce qu’il faut pour vous remettre d’aplomb.
— Oh ?
— Qu’est-ce que tu mijotes ?
— C’est louche…
Elle prit une inspiration.
— La première fois, c’est un peu gênant, mais c’est dans la tête ! Rien d’embarrassant, promis ! Tout le monde le fait !
— Katie… ? demanda Oliver, perplexe.
Elle releva la tête, décidée :
— Venez avec moi.
Ils la suivirent à travers la neige.
— …C’est ce truc-là ? demanda Guy.
Devant eux se dressait un dôme de brique d’où s’échappaient des volutes blanches.
— Ah, je vois, devina Guy. — Un sauna, hein ? Ça vient de Farnland à l’origine.
— Oh ? Comme un bain de vapeur, donc ? s’étonna Nanao.
Katie hocha la tête et ouvrit la porte attenante.
— Ici, la salle pour se changer. Il y a des serviettes et des vêtements de rechange à l’intérieur.
— On entre là-dedans ? Les garçons d’abord ou…
— Tous ensemble, répondit Katie avec un grand sourire.
Il leur fallut une seconde pour comprendre.
— Oui, oui, tous ensemble. C’est comme ça qu’on fait ici.
— Attends, tu veux dire… nus ?
— Il y a des serviettes ! Rien de mal à ça !
— Doucement, Katie, intervint Oliver. Tu t’emballes un peu.
Elle baissa les yeux, honteuse.
— …J’ai toujours rêvé de faire ça. Emmener mes amis dans le sauna.
Son ton sincère coupa court à toute plaisanterie. Nanao et Chela échangèrent un regard complice.
— Je n’y vois aucun inconvénient.
— Moi non plus.
Elles commencèrent à se dévêtir.
— A-ah ! Attendez ! cria Guy en se couvrant les yeux.
— Trop tard pour ça. À moins que tu n’insinues que mon corps ne vaille pas le détour ? lança Chela.
— Ne rends pas ça plus bizarre, Chela ! C’est… c’est culturel !
— Rejoins-nous, Oliver, dit Nanao en riant.
— Aughhhh !
Elle lui retira déjà sa chemise, et la marée était trop forte pour résister. Bientôt, tous n’avaient plus qu’une serviette autour de la taille.
— Pourquoi fallait-il que ce soit un jour où c’est ma forme féminine… ? soupira Pete.
— Tu peux pas changer ? demanda Guy.
— Pas en si peu de temps. Il faut des heures…
En discutant, ils s’engagèrent dans le couloir menant au sauna. Oliver jeta un coup d’œil à Teresa.
— Tu n’es pas obligée de venir.
— Mais je viens. Sans vêtements, on est sans défense.
Elle avait glissé sa baguette sous sa serviette.
— Ne t’en fais pas, assura Katie. C’est gênant au début, mais après, tu oublies tout !
Dès que la porte s’ouvrit, une vague de chaleur les submergea.
— Hoo…
— …C’est brûlant !
— Asseyez-vous où vous voulez ! Plus c’est haut, plus c’est chaud ! Marco, ici !
Bientôt, chacun fut installé. Guy et Oliver, assis au milieu, sentaient leur peau rôtir.
— Katie, je ne suis pas expert, mais… c’est vraiment chaud, non ?
— Ce n’est qu’un début ! Ça va encore monter !
Elle versa de l’eau parfumée sur les pierres chauffées. Un sifflement, puis la vapeur envahit la pièce.
— On arrose les pierres pour créer la vapeur ! Elle conduit la chaleur, et en plus ça sent bon, non ?
— …Oui, mais la température…
— …Je transpire déjà…
Pete regardait les gouttes perler sur son bras.
— C’est le but ! lança Katie du haut du banc supérieur. — Les mages ont un corps robuste, donc il faut des températures extrêmes pour atteindre le point de relâchement. L’idée, c’est de pousser jusqu’à ce que votre cœur s’emballe et que vous ayez la tête légère.
— C’est… une sorte de rituel ?
— Exactement ! Et le sauna n’est que la première étape. Le vrai plaisir vient après…
Ils restèrent un long moment, cuisant lentement. La sueur ruisselait, et les minutes s’étiraient comme du plomb fondu.
— …Katie ? commença Oliver, haletant. — Là, on atteint la limite…
— Pas encore… ce serait du gâchis de sortir trop tôt…
— Hé hé… ça me rappelle… un concours avec mon grand-père… à qui tiendrait le plus longtemps…
— J’ai entendu dire que Yamatsu avait beaucoup de sources chaudes, nota Chela. — Mais ceci… est autrement plus éprouvant…
Des flaques se formaient à leurs pieds. Voyant le danger, Oliver insista :
— Katie, c’est suffisant ! Si on reste plus longtemps, on va…
— Dernier effort ! Trente secondes !
Elle les força à tenir, puis bondit.
— Allez, dehors ! Suivez-moi !
Ils jaillirent dans la neige, pieds nus.
— Qu… quoi ? C’est pas fini ?! s’écria Pete.
— Non ! L’expérience n’est complète qu’après ça ! Plongez !
Elle montrait du doigt un étang gelé. Guy la regarda, incrédule.
— …L’étang ? Gelé ? Après nous être fait griller ?! T’es folle !
— J’insiste ! Comme ça !
Katie plongea la première, brisant la glace. L’eau jaillit dans un grand éclat blanc. Tous reculèrent.
— T-T’es vraiment sérieuse, Katie ?! dit Pete.
— Bwah ! Dépêchez-vous ! On a pied ! Vite, avant de refroidir !
Après cette fournaise, personne n’eut le courage de contester. Ils se jetèrent tour à tour dans l’eau glacée, hurlant à l’unisson.
— Gaaahhh !
— C…c’est g…gelé !
— Bougez pas ! Si vous remuez, c’est pire ! Enfoncez les épaules et restez calmes !
Ils obéirent, et effectivement, la chaleur de leur peau forma une fine couche tiède autour d’eux. Mais à peine se détendaient-ils que Marco entra à son tour, soulevant un raz-de-marée involontaire.
— Aaaah ! Si l’eau bouge, c’est affreux ! cria Guy.
— Unh, désolé. J’ai essayé d’être discret.
— Oliver, regarde ! Un poisson !
— Tu l’as pêché ?! Relâche-le ! Le froid l’a engourdi !
Nanao remit le poisson à l’eau, tandis qu’Oliver se tourna vers Teresa.
— Tu peux sortir la première. Tu es plus menue ; la chaleur te quittera plus vite.
— …Je ne sortirai pas avant elle.
— Ce n’est pas un concours ! répondit-il, exaspéré.

Teresa resta campée sur ses positions. Tous endurèrent le froid pendant de longues minutes, jusqu’à ce que Katie se décide enfin à sortir.
— D’accord, tout le monde à l’intérieur ! Deuxième round de sauna ! annonça-t-elle avec entrain.
— Quoi ?! Sérieusement ?! On recommence ?!
— Exactement ! Trois cycles, c’est la règle !
— Trois… ! gémit Chela. — C’est bien plus éprouvant que je ne l’imaginais… !
Rassemblant leur courage, ils alternèrent ainsi bains de chaleur et plongées glacées, soumettant leurs corps à des contrastes de température qu’aucune vie ordinaire ne leur aurait fait subir.
Après le dernier saut dans l’eau gelée, Katie se retourna vers eux.
— C’est fini ! Bravo à tous ! Allons nous reposer dans la salle de pause.
À l’intérieur, la température était douce, les chaises longues accueillantes. Tous se laissèrent tomber avec un soupir de soulagement.
— Pfiou… j’ai cru que j’allais y passer, marmonna Guy.
— Pareil… Mais c’est étrange. Ma tête… elle est si claire… ? fit Pete avant de s’interrompre, les yeux mi-clos, immobile.
— Pete ? Hé, Pete ? appela Guy, inquiet.
— Ça l’a déjà pris, expliqua Katie. — Allongez-vous, fermez les yeux. Ne faites rien. Laissez juste les sensations vous envahir.
Bientôt, d’étranges sons s’élevèrent :
— Hum…
— …
Des murmures indistincts, dénués de sens, qui s’éteignirent dans la chaleur ambiante. Voyant leurs visages apaisés, Katie sourit.
— Vous sentez ? C’est ça que je voulais vous faire découvrir. Incroyable, non ?
— …Oui, souffla Oliver. — C’est… vraiment particulier.
Chela, les joues encore roses, demanda doucement :
— C’était donc cela, ce que tu voulais partager ?
— …Oui… Je voulais qu’on atteigne cet état… ensemble.
— Tu m’as convaincu, admit Guy. — Je n’aurais jamais compris sans le vivre moi-même…
Ils restèrent là, à parler à voix basse, baignés dans une sérénité nouvelle.
— …Ça redescend, dit Katie en se redressant. — Le pic est passé. Alors, du coup ? Comment vous vous sentez ?
— …Comme si j’étais né de nouveau, répondit Oliver. — Et toi, Marco ?
— Unh… pas sûr que ce soit pareil, mais c’était bien.
Le bois gémit sous le poids du troll qui hochait la tête. Guy jeta un œil par la fenêtre, vers le sauna encore fumant.
— J’en veux un comme ça à notre base. Chauffer une pièce, ça doit pas être si compliqué.
— Ce serait agréable, admit Katie. — Mais ce ne serait pas pareil. Il n’y a pas que la chaleur : c’est l’eau, l’air, la lumière du soleil sur la neige… tout compte.
Oliver approuva en silence. Ce qu’ils avaient ressenti appartenait à cet instant précis, avec ces compagnons-là. Une merveille éphémère, suspendue au présent.
— Je suis persuadée que c’est le meilleur sauna du monde, conclut Katie. — C’était ma façon à moi de vous remercier. Alors ? Ça a marché ?
— Tout à fait, répondit Nanao pour tous. — Katie, ta maison est splendide.
— Oh… tant mieux.
Katie se laissa retomber sur sa chaise, les paupières closes, paisible. Chela, le regard attendri, se leva pour s’approcher d’elle.
— Chela, siffla Oliver, — je sais que tu es encore dans ton petit nuage, mais tu vas te rhabiller avant de commencer à enlacer les gens. J’insiste.
— Oh, tu m’as devancée… bien vu, Oliver.
— Depuis quand porter des vêtements est-il une condition à nos câlins libres ? lança Pete.
— Ne l’encourage pas ! s’écria Guy. — À ce rythme, tu vas finir nue comme un ver toi aussi !
Mais déjà, leurs protestations se dissolvaient en rires, et ils s’ébrouèrent dans leurs serviettes comme des enfants.
Plus tard dans la nuit, leurs invités endormis, Jenna savourait un verre de vin dans le salon. Kalervo la rejoignit.
— …Tout le monde est couché ?
— Oui, répondit-elle en souriant. — Ils se sont épuisés. On leur a proposé de dormir séparément, mais ils ont préféré tous rester ensemble.
Elle ne s’était jamais attendue à voir sa fille si entourée. Trouver de si bons amis, dans un endroit comme Kimberly… Elle avait longtemps redouté que Katie reste seule, incomprise.
— …S’ils pouvaient rester comme ça pour toujours, murmura-t-elle, la voix tremblante, — je ne demanderais rien de plus.
Pourquoi un souhait si simple semblait-il hors de portée ? Serrant son verre, Jenna laissa couler ses larmes. Kalervo l’enlaça sans un mot.
Pendant ce temps, Marco s’était levé pour boire un peu d’eau. Dans le couloir, il croisa une silhouette massive.
— …Mm ?
Patro lui fit signe de le suivre, puis s’éloigna sans un mot. Intrigué, Marco lui emboîta le pas.
— …Tu es sûr de vouloir que je vienne ?
Toujours silencieux, Patro l’emmena jusqu’au biotope. Dans un coin spacieux, deux fauteuils de pierre, à leur taille. Ils s’y installèrent face à face. Patro remplit deux chopes de cidre sans bulles et en tendit une à Marco.
Désolé. Je savais bien que tu n’étais pas un mauvais gars.
Aucun mot n’avait été prononcé, mais les deux trolls se comprenaient. Cette rencontre était un geste d’excuse et de réconciliation.
J’ai eu peur. Entendre des mots humains sortir de la bouche d’un des nôtres… ça m’a glacé le sang. Je ne sais pas pourquoi. C’était… instinctif.
Marco esquissa un sourire et secoua la tête.
C’est rien. À ta place, j’aurais ressenti la même chose.
Et il se demanda s’il n’évitait pas lui-même d’y penser, à ce qu’il était devenu depuis qu’il parlait la langue des hommes.
Aujourd’hui, je pense même dans leur langue. Et ça commence à me paraître normal. Peut-être que je ne suis plus celui que j’étais.
Un long silence suivit cet aveu. Quand Marco eut fini sa chope, Patro se mit doucement à chanter.
— FOO… WOO…
La résonance du chant frappa Marco au plus profond de son être. Avant qu’il ne s’en rende compte, il chantait lui aussi. Combien d’années s’étaient écoulées depuis qu’il avait entonné un chant troll aux côtés d’un semblable ?
— …WOO… RUU…
Les deux voix graves se mêlaient, s’étirant dans la pénombre. Rien n’aurait pu troubler cet instant : simplement deux trolls chantant ensemble, paisiblement, à la lueur tamisée du biotope.
— …Hmm…
Réveillé à l’aube par le chant des oiseaux, Oliver ouvrit les yeux et découvrit, à quelques centimètres des siens, le regard brun sombre d’une jeune fille.
— …Depuis combien de temps es-tu là, Teresa ?
— Depuis le début. Je ne m’en lasse jamais.
Elle l’avait observé dormir un long moment et, étrangement, cela ne le surprit pas. Il grimaça, se redressa, et regarda autour de lui : les sept dormaient entassés dans cinq lits, Marco roulé sur un tapis à part. Une scène si absurde qu’il ne put retenir un léger sourire.
Certain qu’ils étaient les seuls éveillés, il se tourna vers elle.
— …J’ai quelque chose pour toi. Viens dehors.
Ils s’éloignèrent de la maison et gagnèrent une clairière. Oliver rassembla quelques branches, fit naître une flamme d’un petit sort, puis sortit une petite flasque métallique. Il en dévissa le couvercle et posa le fond au-dessus du feu. Bientôt, un parfum sucré se répandit dans l’air.
Le nez de Teresa frémit.
— …Qu’est-ce que c’est ?
— Rien d’extraordinaire. Juste de quoi se réchauffer les doigts un matin pareil.
Quand le liquide fut à bonne température, il le versa dans deux gobelets de bois et lui en tendit un. Teresa souffla doucement dessus, goûta… et ses yeux s’écarquillèrent.
— …!
— Pas mal, hein ? Un simple chocolat chaud, mais ici, ça a un goût de luxe.
Il sourit et but à son tour. Il savait qu’elle avait la dent sucrée : il avait préparé cela en guise de petite attention, sans imaginer trouver un cadre aussi parfait pour le partager.
Leurs regards se perdirent sur le paysage : la demeure Aalto, perchée sur les hauteurs, dominait la forêt enneigée, scintillant sous la lumière naissante. Un panorama à couper le souffle, qu’ils contemplèrent en silence.
— …Je voulais que tu voies ça, murmura Oliver. — Que tu saches que le monde regorge de beauté. Que les couloirs obscurs où tu marches ne sont pas tout ce qu’il a à offrir.
Son expression se figea. Il se tourna vers elle.
— Mais la réponse que tu vas me donner va peut-être en changer le sens. Teresa, dis-moi la vérité.
— Je le jure, dit-elle après avoir vidé sa tasse.
Leurs yeux se croisèrent. Il posa la question qu’il redoutait :
— Combien de temps te reste-t-il à vivre ?
Elle n’hésita pas. Un sourire aussi libre que le sien ne le serait jamais.
— Pas beaucoup plus que vous, milord.
Une vérité terrible, qui le transperça… sans pourtant le surprendre. Il avait espéré un autre sort, mais cette réponse, il la devinait depuis longtemps.
— Le silence absolu équivaut à la mort, poursuivit Teresa. — Mon invisibilité vient de là : je me rapproche de la mort pour m’effacer. Ce n’est pas une technique, c’est un principe de mon existence. Comme cette astra[3], je suis née à moitié spectre.
— …J’ai entendu dire que la création de Rivermoore devait vivre bien plus longtemps.
— Oui. Ce que je suis est une version imparfaite. Un sous-produit d’une expérience vouée à l’échec. Être autorisée à vous servir est déjà une bénédiction.
Elle parlait de son destin d’une voix calme, comme d’un fait depuis longtemps accepté. Et cela rendait Oliver malade.
— …Il n’y a vraiment rien à faire ?
— Pas concrètement. Même en cherchant une solution, ce serait aussi difficile que ce qu’a accompli le Charognard. Alors… oubliez. Votre vie ne vous laisse pas plus de temps que la mienne.
Cette injonction lui lacéra le cœur. Son propre fardeau était déjà écrasant. Comment aurait-il pu sauver une vie condamnée par sa nature même ?
— Très bien.
Il coupa court. Il avait voulu la libérer du combat avant qu’il ne soit trop tard. Un vœu qu’il écrasa de ses propres mains. Cette fille n’avait plus que quelques années. La renvoyer dans le monde en prétendant l’avoir affranchie… aurait été une hypocrisie honteuse.
— …Je t’ai emmenée ici pour te récompenser un peu. Nos batailles vont empirer. C’était peut-être notre dernier répit.
— Je le sais.
Il prit sur lui tout cela : sa vie, sa mort, sa loyauté, c’était là sa faute, son péché. Et face à ce poids, il ne pouvait lui dire qu’une seule chose.
— Reste à mes côtés, Teresa. Jusqu’à ton dernier souffle.
— Volontiers.
La réponse jaillit sans hésitation. Elle s’agenouilla devant lui. Un court silence passa entre eux, tel un serment muet. Puis elle releva le visage.
— Mais… puis-je demander une chose en retour ?
— Laquelle ?
— Un baiser. Pas sur la joue… ici.
Elle désigna ses lèvres du bout du doigt. Sans un mot, Oliver posa ses mains sur ses épaules.
Il n’avait pas le droit de refuser. Elle lui offrait sa vie entière : aucun prix n’était trop grand.
— …Mm…
Leur baiser avait la douceur du chocolat, mais derrière cette saveur, il n’y avait qu’une amertume infinie.
Le moment du départ arriva. Sans surprise, Katie pleurait à chaudes larmes, serrant ses parents et Patro dans ses bras.
— Waaaaahhh… !
Leur réunion avait été bien trop courte. Les yeux brillants, Kalervo tenta de la raisonner.
— Nous aussi, tu vas nous manquer. Mais il est temps d’arrêter de pleurer. Voilà déjà une heure que ça dure !
— …Oui, et tu as encore quelque chose à faire avant de partir, non ? ajouta Jenna en lui donnant une petite tape sur l’épaule.
Katie renifla, essuya ses joues.
— Snif… Oui, je sais. Tout le monde ! On fait un détour avant le port.
— Bien sûr.
— Pas de souci, on a le temps.
Tous avaient deviné de quoi il s’agissait. Après ses derniers préparatifs, Katie tendit la main à leur grand ami.
— Viens, Marco.
— …Unh.
Kalervo dirigea le traîneau à travers les étendues enneigées jusqu’à un hameau non humain, mais tout aussi paisible.
— Wow…
Les trolls, occupés à cuisiner, levèrent la tête vers les visiteurs. Katie les salua d’un grand geste.
— Voici le village de trolls le plus proche de chez nous. L’un des rares encore visibles à ciel ouvert. Toute cette zone est sous la protection des Aalto, donc aucun danger. Je dirais même que c’est le village le plus sûr du monde.
Elle se tourna vers le troll à ses côtés.
— Marco, si tu veux… tu pourrais vivre ici. Kimberly ferait peut-être la grimace, mais je trouverais une excuse : un accident d’expérience, par exemple. Tu me manquerais, mais je pourrais venir te voir. Et les trolls d’ici sont adorables.
— …
Marco resta immobile un moment, observant ses semblables. Ce lieu pouvait être son salut, littéralement.
— Nous sommes mages, dit Katie. — Nous devons rentrer à Kimberly. Mais toi, tu n’es pas obligé. Tu peux rester ici, loin de tout danger. Tu pourrais vivre comme un troll ordinaire. Retrouver tout ce que tu as perdu.
Elle serrait les dents pour ne pas éclater en sanglots. Marco, lui, fit un pas vers le village… puis s’arrêta. Il ne fit pas le second.
— …Je savais que tu me proposerais ça, Katie. Je l’espérais même. Je savais que tu étais trop gentille. Si je restais avec toi, tu finirais par me laisser partir un jour.
Sa voix était calme, mais chargée de certitude.
— …Mais je n’ai jamais cessé de réfléchir. À ce que j’ai vu à Kimberly. Au voyage. À la discussion avec le chef gobelin. Autant de choses qui ont changé ma façon de voir.
Tous ces souvenirs défilaient dans son esprit. Puis il se tourna vers ses compagnons.
— Et j’ai compris que j’avais un rôle à jouer.
Il revint vers Katie et mit un genou à terre dans la neige.
— Je veux le trouver à tes côtés. Ramène-moi, Katie.
Ses mots la firent trembler. Elle baissa la tête, les poings serrés.
— …Tu en es sûr ? Réfléchis bien, Marco. Tu veux vraiment retourner à Kimberly ?
— Ce n’est pas seulement moi. Il y a toi, Teresa, tout le monde. Je n’ai plus peur.
— …Mais cette fois, ça pourrait te coûter la vie ! Je ne sais même pas si je saurai me protéger moi-même !
Ses yeux se remplirent de larmes. Marco réfléchit un instant, puis se tourna vers la jeune fille aux boucles.
— Chela, puis-je t’emprunter ton chapeau ?
— Hein ? Ah… bien sûr.
Elle lui tendit un large couvre-chef qu’il posa sur sa tête, souriant.
— Regarde, Katie. Tu as déjà vu un autre troll aussi élégant ?
Une réplique si inattendue qu’un silence stupéfait s’abattit sur le groupe.
— …Marco…
— …A fait une blague…
Katie se mit à rire à travers ses larmes et s’essuya les yeux. Elle comprit : sa décision était prise.
— …Jamais, dit-elle. — Aucun troll ne t’égale !
— Je sais. Ce serait du gâchis de me laisser croupir ici, pas vrai ?
— Ha… ha… Touché.
Elle lui prit la main, serra ses doigts immenses, puis se tourna vers les autres.
— Allons-y. Marco a choisi.
— Ouais.
— En effet !
— Ravi de te compter à nouveau parmi nous, Marco.
Ils célébrèrent sa décision. Teresa grimpa sur son épaule et chuchota :
— Je croyais que c’était un adieu.
— Unh. Désolé, Teresa.
C’en était fini. Ils remontèrent sur le traîneau et quittèrent le village troll.
Marco, seul, regarda derrière lui. Il contempla longuement ses semblables jusqu’à ce que le hameau disparaisse à l’horizon.
— …Adieu, murmura-t-il.
Et cette fois, il ne se retourna pas.
[1] Lake drake en anglais ou dragonnet des lacs.
[2] En japonais c’est « bogi », soit Bogey en anglais qui peut se traduire par Croquemitaine. Mais ce dernier impose une lecture folklorique qui trahit le sens du texte. Par mesure de précaution, nous avons opté pour le néologisme « gobelombre ». Il reste toujours la possibilité que l’auteur ait voulu garder le terme Croquemitaine pour avoir l’idée de violence et de furtivité.
[3] On parle de vie astrale ici comme « l’enfant » de Rivermoore.