SotDH T6 - CHAPITRE 1 PARTIE 4
Contes Nocturnes de Sabres Démoniaques : Mikage : L’Esprit (4)
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Traduction : Calumi
Correction : Raitei
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— Hm. Je suppose que nous sommes assez loin, dit Jishibari d’un ton détaché.
Kaneomi l’avait suivie jusqu’au pont Ichijô Modoribashi, qui enjambait la rivière Horikawa. La nuit s’était épaissie, et le vacarme des combats ne parvenait plus que faiblement jusqu’à elles. Une brise tiède passa, soulevant sur la peau de Kaneomi une chair de poule. Elle fixa son ennemie jurée. Lorsqu’elles s’étaient affrontées sur le pont Gojô Ôhashi, Jinya avait reçu un coup fatal en la protégeant. À présent, elle était seule. Pourtant, elle ne fuirait pas, et ne laisserait pas Jishibari s’échapper.
— Tu paieras pour m’avoir pris Kazusa-sama.
Il existait un récit intitulé Le Rouleau de l’Épée, appartenant au grand Dit des Heike[1]. On y racontait qu’un homme du nom de Watanabe no Tsuna, l’un des Quatre Rois Célestes, les vassaux légendaires de Minamoto no Yorimitsu, traversait le pont Ichijô Modoribashi lorsqu’il croisa une femme d’une beauté saisissante. Celle-ci lui demanda de la raccompagner, la nuit étant tombée et la peur la retenant d’avancer seule. Watanabe Tsuna trouva étrange qu’une femme se promène si tard, mais il accepta et mit pied à terre pour la laisser monter à cheval. À peine l’eut-il fait que la femme révéla sa véritable nature démoniaque, s’empara de ses cheveux et s’envola en direction du mont Atagoyama. Cependant, il parvint à lui trancher le bras de son épée et s’échappa ainsi.
Ainsi, le pont Ichijô Modoribashi où se faisaient face Kaneomi et Jishibari était connu pour être le lieu où un sabreur légendaire avait tranché le bras d’un démon. Bien sûr, Kaneomi n’était pas assez présomptueuse pour croire que cela influencerait sa propre issue.
Son habileté était loin d’égaler celle d’un tel guerrier. Mais si elle ne parvenait pas, au moins, à lui couper un bras, elle n’aurait pas le droit d’appeler Kazusa son maître.
— Oh ? Mais je suis vraiment à blâmer ? N’est-ce pas toi qui as échoué à la protéger ? lança Jishibari d’un ton moqueur.
Elle n’avait pas tort. Kazusa et Jishibari s’étaient battues en risquant également leur vie. On ne pouvait reprocher à l’une d’avoir tué celle qui tentait de la tuer. Si Kaneomi devait accuser quelqu’un, c’était bien elle-même, pour n’avoir su protéger sa maîtresse.
Kaneomi avait servi Kazusa en tant qu’épée, et elle voulait le rester aussi longtemps que possible. Pourtant, elle n’avait pas su la protéger ni la venger. Le temps avait passé sans qu’elle obtienne la moindre rédemption, jusqu’à ce qu’une ère survienne où ni le sabre ni la vengeance n’avaient plus leur place. Le monde lui-même s’était dressé contre Kaneomi et son désir de revanche.
— Oui, je le sais. Mais je vous ferai tout de même rendre l’âme de Kazusa-sama.
Malgré tout, elle ne pouvait s’écarter du chemin qu’elle avait choisi. Jishibari avait volé l’âme de sa maîtresse, et cela, elle ne pouvait l’accepter.
— Tu crois pouvoir me vaincre ? Toi ? ricana Jishibari.
La colère embrasa le regard de Kaneomi, mais elle se contint et prit sa posture avec le plus grand calme, son sabre levé à hauteur des yeux.
— Oui. Je suis une lame forgée pour ce dessein.
La nouvelle ère pouvait bien condamner ses convictions, elles demeuraient inchangées.
***
— Me voilà donc père et oncle… Je vieillis, dit Jinya.
La nuit d’été était lourde et humide, mais son cœur, lui, était glacé.
Cette vérité nouvelle lui pesait, mais il était trop âgé désormais pour être pris de stupeur ou d’agitation. Fixant Himawari, perchée sur les épaules d’un immense démon, il déclara d’une voix calme :
— Mais tu te trompes sur un point. Mon nom est Jinya, pas Jinta.
Le jour où il avait reçu Yarai, il avait repris pour lui le kanji « ya » du sabre. Depuis, la vie qu’il avait menée n’avait été qu’erreurs et faux pas, mais les instants de bonheur qu’il y avait trouvés avaient eu leur valeur. Il était fier de l’homme qu’il était devenu, de Jinya.
— Vraiment ? Pourtant, Mère dit que votre nom est Jinta.
Ainsi, il demeurait Jinta aux yeux de Suzune. Celle qui cherchait à devenir le Dieu-Démon ne cessait de désirer son frère. Même après l’avoir compris, il ne ressentit que de la haine à son égard. Ce n’était plus une émotion, mais un réflexe naturel de son corps démoniaque, aussi vital que la respiration. Cette prise de conscience le rendit profondément triste.
— Je vois. Mais je crains que nous n’ayons plus de temps à perdre en paroles. Nous allons passer en force, dit-il.
Il chassa ses élans de faiblesse et abaissa sa garde. S’il ne se dépêchait pas, quelque chose d’irréversible risquait de se produire.
Devant lui, une foule de démons s’étendait, serrés les uns contre les autres, barrant toute échappée. Pour rejoindre Kaneomi, il lui faudrait d’abord abattre le géant qui bloquait la route.
— Ce ne sera pas facile, vous savez. Ce démon est puissant. Pas assez pour être considéré comme une réussite, mais tout de même assez fort, dit Himawari.
— Vraiment ? Peut-être qu’il aimerait essayer avec moi ? lança Somegorou en avançant d’un pas, sans la moindre tension dans la voix.
Il sortit des plis de ses vêtements une dague que Jinya avait déjà vue, et un sourire étira ses lèvres, non par arrogance, mais par absence totale de peur. Une pression émanait de son dos, au point que Jinya en déglutit.
— Somegorou ?
— Je m’occupe du grand. Je te laisse les petits.
— Tu es sûr ?
— Bien sûr. Honnêtement, j’suis pas fait pour affronter des groupes, de toute façon.
Somegorou paraissait sûr de lui. C’était un vieil homme désormais, mais il restait Akitsu troisième du nom. Ni assez insensé pour se jeter tête baissée, ni du genre à mal jauger la force d’un adversaire. Ils n’avaient pas besoin d’en dire davantage.
— Cette Kaneomi doit être impatiente, alors on n’a sans doute pas beaucoup de temps. T’es plus doué pour gérer le nombre, alors je prends le grand. C’est notre meilleure option, dit-il.
Il ne mentait pas, mais ses mots cachaient autre chose. Il ne voulait probablement pas que Jinya ait à se battre contre sa nièce, Himawari. Même face à un démon comme lui, il faisait preuve d’une profonde humanité. Akitsu Somegorou était ce genre d’homme.
— C’est donc contre moi que vous allez vous battre ? demanda Himawari, d’un ton surpris avant de recentrer son regard sur Somegorou.
— Exactement, demoiselle. Désolé pour toi, tu devras te contenter de moi au lieu de ton cher oncle.
— Je ne dirai pas que je ne suis pas déçue, mais c’est un peu gênant dit comme ça !
Tout en échangeant ces plaisanteries, ils se déplaçaient déjà, ajustant la distance entre eux. Le combat avait commencé.
— …Merci, dit Jinya en baissant les yeux.
Il était reconnaissant envers Somegorou, mais aussi un peu honteux.
Il n’avait jamais voulu lui imposer ce fardeau, et pourtant le vieil homme s’avançait naturellement pour le protéger.
Jinya s’était trouvé un véritable ami. Il jura de ne pas laisser sa bonté être vaine.
— T’en fais pas. Tu penses pouvoir gérer le reste ?
— Oui. Ils ne te gêneront pas.
Ils échangèrent un signe de tête, puis se concentrèrent sur leurs adversaires respectifs. Sans hésiter, Jinya se jeta dans la foule des démons. Leur situation restait désespérée, mais pour la première fois depuis longtemps, il sentit qu’il pouvait avancer sans rien craindre.
***
Somegorou jeta un dernier regard à Jinya, puis fit une brève pause avant de fixer le démon géant qui se dressait devant lui. Il tendit la dague qu’il tenait, la pointe dirigée droit vers sa cible.
— Par simple curiosité, vous comptez vraiment vous battre avec cette dague ? demanda Himawari, un peu interloquée.
Un seul regard suffisait à voir que Somegorou n’était pas un adepte des arts martiaux. Le fait qu’il tienne malgré tout une dague donnait l’impression qu’il la sous-estimait gravement.
— En effet. Ce serait presque du gâchis de l’utiliser contre ton grand lourdaud, répondit-il avec nonchalance.
— Grand lourdaud ? Sachez que ce démon est réellement puissant. Et vous n’avez pas l’air de savoir manier une lame.
— Ha ha ha, voyons, ne sois pas stupide. Pourquoi un utilisateur d’esprits d’artefacts s’amuserait-il à jouer les sabreurs ?
Somegorou s’apprêtait à révéler toute la force d’un utilisateur d’esprits d’artefacts. Jusqu’à présent, il s’était abstenu de le faire devant Jinya. Autrefois, il hésitait à dévoiler son atout secret, craignant d’avoir un jour à affronter ce dernier, devenu démon. Mais à présent, ils se connaissaient depuis longtemps, et Somegorou n’avait plus aucune méfiance à son égard. Jinya pouvait regarder autant qu’il le voulait. La petite dague qu’il tenait était, en réalité, son arme la plus redoutable.
— Allons-y, demoiselle.
Autrefois, l’empereur Xuanzong de la dynastie Tang fut cloué au lit par la maladie. En proie à la fièvre, il rêva qu’un grand démon apparaissait et chassait ceux qui tourmentaient son corps. À son réveil, il proclama ce démon son sauveur et le vénéra comme dieu protecteur contre la peste. Plus tard, les récits de ce grand démon gagnèrent le Japon, où l’on façonna des poupées à son effigie pour la fête des Garçons, devenue depuis la fête des Enfants. La dague entre les mains de Somegorou était en réalité l’épée d’une de ces poupées, et l’esprit d’artefact qu’elle incarnait était…
— Viens à moi, Shôki-sama.
Shôki, la divinité démoniaque tueur de démons, fléau des pestes.
— Eh bien…
En plein combat contre la horde de démons, Jinya s’interrompit, frappé d’admiration devant la manifestation du grand démon barbu. Shôki était un esprit d’artefact d’une puissance colossale, tueur d’innombrables démons et fierté d’Akitsu Somegorou troisième du nom.
— Magnifique, dit Himawari avec une admiration sincère.
Même elle semblait sentir l’énergie écrasante de l’esprit.
Amusé, Somegorou éclata d’un rire sincère avant de reprendre un visage grave.
— N’est-ce pas ? Mais il serait temps d’en finir, je crois.
— Quelle coïncidence. J’avais exactement la même intention.
Himawari ne paraissait pas particulièrement troublée, mais elle demeurait sur ses gardes. D’un saut souple, elle quitta les épaules du démon géant. À peine ses pieds touchèrent-ils le sol que la créature chargea.
Un nuage de poussière s’éleva, et la terre trembla si fort qu’on aurait cru entendre son grondement. La charge du démon était déchaînée, l’air hurlait à son approche. Sa seule masse et sa puissance brute en faisaient une attaque redoutable. Il leva un poing, prêt à frapper avec une force capable de transpercer un être humain. Pourtant, Somegorou ne ressentit pas la moindre peur.
— Shôki-sama ne possède aucun pouvoir particulier… commença-t-il.
Le démon géant réduisit la distance en un instant, son bras n’étant plus qu’une traînée indistincte. Son poing arrivait avec une telle vitesse que le vent se déchira sous son passage. Il visa Shôki, et l’impact tonitruant qui suivit fit vibrer la nuit entière, témoignant de la force colossale de son coup.
— …Mais il est simplement d’une puissance exceptionnelle.
Shôki ne bougea pas d’un pouce. Il bloqua sans effort le coup du démon d’un revers de son épée, puis leva la lame. Aucun artifice, aucune technique, aucune capacité spéciale n’entrait en jeu. La frappe du démon fut repoussée par la seule force brute. Le corps de Shôki se cambra, accumulant l’énergie, avant de se figer.
— Achève-le.
À l’ordre de Somegorou, Shōki se détendit comme un arc bandé et libéra sa puissance. Au lieu d’une flèche, ce fut une estocade d’une rapidité foudroyante.
Aucun son ne se fit entendre. Un trou béant s’ouvrit simplement dans le torse du démon géant. Le bruit de l’impact ne vint qu’un instant plus tard, au moment où la créature s’effondra à genoux, sans force.
En un seul instant, le combat était terminé.
— Alors, qu’en dis-tu, demoiselle ? Pas si mauvais, hein ? lança Somegorou avec légèreté.
Il n’était nullement épuisé. Il avait l’impression d’avoir simplement chassé une mouche.
Himawari observait le démon abattu. Son regard était vide, sans désespoir ni crainte. Après un long silence, elle reprit d’une voix calme, presque nonchalante :
— Ma mère a commencé par créer une liqueur capable de transformer les humains en démons.
Un sourire doux, presque placide, se dessina sur ses lèvres, un sourire bien étrange sur un visage si jeune. Somegorou fronça les sourcils, mais elle n’y prêta aucune attention et poursuivit d’un ton détaché, comme si elle parlait d’autre chose.
— C’était une liqueur qui faisait naître et attisait la haine dans le cœur des hommes. Elle utilisa un cadavre approprié. Mais mon oncle désapprouva la liqueur, alors il détruisit le corps, et tout s’arrêta là.
Souvenir de Neige. Somegorou avait lui aussi pris part à cette affaire. En y repensant, il se souvenait que Jinya s’était montré étrangement hostile à la mention d’une certaine femme blonde.
L’homme était assez perspicace pour relier les faits.
Himawari poursuivit :
— Ensuite, ma mère tenta d’enlever des humains et de jouer avec leur corps jusqu’à ce qu’ils deviennent des démons. Beaucoup moururent au passage, si bien que les résultats ne furent pas concluants. Puis elle essaya de travailler avec les morts, ou plutôt avec leurs âmes, en exploitant leurs émotions. Elle rassembla en un même lieu les sentiments négatifs et créa des démons artificiels à partir du néant. Artificiels ? Non… peut-être pas finalement. Quoi qu’il en soit, elle fit naître des démons indépendants de tout corps. Cette fois, le résultat fut concluant, et ce sont les nombreux démons que vous voyez aujourd’hui.
Les démons pouvaient naître de bien des manières. Une femme pouvait être violée par un démon et enfanter de son enfant, deux démons pouvaient en engendrer un autre, et parfois, certains prenaient forme spontanément. Quelle que fût leur origine, ils restaient toujours des émotions incarnées dans la chair.
Les esprits étaient, eux aussi, la manifestation des émotions, bonnes ou mauvaises, raison pour laquelle leurs pouvoirs défiaient la raison. Il semblait que Magatsume eût trouvé un moyen de tordre les émotions négatives et les âmes pour leur donner une forme démoniaque.
— Et que comptes-tu faire de tous ces démons que tu as créés ? demanda Somegorou. — Et Ce serait pas un peu du gâchis de les voir mourir comme ça après tout ce mal ?
— Pas du tout. D’ailleurs, créer des démons n’a jamais été le but de ma mère. Ce n’était qu’une étape du processus, répondit Himawari avec un sourire doux, dépourvu de toute malveillance.
Elle paraissait d’une pureté désarmante.
— Les humains deviennent des démons uniquement à cause de leurs propres émotions. Ainsi, l’art de créer des démons est l’art de contrôler les émotions. Et donc, si l’on maîtrise cet art, on peut aussi maîtriser celui de gouverner les émotions, n’est-ce pas ?
Les paroles de la jeune fille captivèrent tellement Somegorou qu’il en oublia presque son environnement.
— Somegorou ! cria Jinya en tailladant la masse de démons.
L’intéressé n’eut pas le temps de comprendre ce qui se passait. Avant qu’il ne s’en rende compte, le démon géant qu’il avait abattu s’était relevé et fonçait à nouveau sur lui. Le trou que Shôki avait percé dans son torse avait disparu. Ses mouvements étaient redevenus aussi vifs qu’avant, et l’un de ses poings s’abattit vers Somegorou.
— Qu… ?!
Il fit rapidement mouvoir Shôki, qui trancha le bras du démon, puis prépara une nouvelle attaque, visant le cœur pour l’abattre cette fois sans retour possible.
Shôki frappa droit au but. Mais Somegorou ne s’arrêta pas là : l’esprit enchaîna d’un coup ascendant, projetant des gerbes de sang. Le coup était net, précis, pourtant l’homme garda un œil méfiant sur le corps effondré. Le cœur du démon avait été transpercé, il aurait dû être mort. Pourtant, aucune vapeur blanche ne s’échappait de son corps.
— Eh bien… qu’est-ce que c’est que ce foutoir ? dit-il avec un sourire forcé.
Les plaies du démon commencèrent à se refermer d’elles-mêmes. Des veines s’étendirent comme des racines, la chair se mit à frémir et à repousser, et même le cœur transpercé se reforma peu à peu. Le bras tranché se rattacha, et la créature cessa de trembler. Elle releva la tête et fixa Somegorou de ses yeux écarlates. Quelques secondes plus tard, elle se remit debout, comme si rien ne s’était produit.
— Ce démon possède le pouvoir de guérison… Récupération ? Régénération ? Hmm… non, ça n’a pas la sonorité que je cherche. Il va falloir que j’y réfléchisse un peu.
Himawari porta un doigt à ses lèvres et inclina la tête, songeuse. Ce geste avait quelque chose d’étrangement enfantin, terriblement mignon, et par contraste, profondément inquiétant.
Se remettre de telles blessures, surtout en un laps de temps aussi court, était impossible, même pour un démon. Cela signifiait que celui-ci possédait une capacité régénératrice proche de la résurrection. Himawari semblait accorder beaucoup d’importance à cette créature, si bien que ce spectacle devait sans doute être lié à l’objectif de Magatsume : la capacité de créer librement des pouvoirs démoniaques.
— Les facultés d’un démon ne sont pas innées, mais issues d’un souhait. Les désirs inassouvis du cœur prennent forme en pouvoirs démoniaques. Heh… je comprends mieux. Ta mère n’essayait pas de fabriquer des démons, mais des pouvoirs de démons.
Le démon géant, désormais complètement régénéré, attaqua de nouveau. Somegorou bloqua son poing avec Shôki, puis glissa sur son flanc droit. La créature fit un large balayage de bras, sans qu’on puisse dire si elle comprenait vraiment ce qu’elle faisait.
— Ouh là ! s’exclama Somegorou.
Shôki répliqua aussitôt en tranchant le bras du démon, mais celui-ci le ramassa simplement et le replaça sur sa blessure. En trois secondes à peine, le membre se rattacha parfaitement. À ce rythme, le combat ne serait qu’une succession infinie de coups et de guérisons.
— Hmm… Ce n’est pas tout à fait ça, dit Himawari.
Le démon géant n’était en rien un adversaire redoutable. Ses attaques se limitaient à des gestes simples, frapper, charger, balayer de ses bras, si bien que Somegorou n’avait pas besoin d’y consacrer toute son attention. Tout en surveillant la créature, il prêta l’oreille à la voix de la jeune fille.
— Ma mère ne voulait pas créer des démons ni leurs pouvoirs, poursuivit-elle. — Elle voulait créer un cœur.
— Un cœur ? répéta-t-il, incrédule.
C’était une chose inattendue à entendre, surtout après que Magatsume avait employé des moyens aussi monstrueux et engendré une armée de démons.
— Un cœur, hein ? J’vois pas bien l’intérêt de fabriquer un truc pareil.
— Vous devrez poser la question à ma mère vous-même.
La voix de Himawari semblait feindre d’ignorer, et cacher tout à la fois.
— Huh. T’es prête à faire tout ce travail sans même savoir ce que ta mère cherche vraiment ?
— Peu importe que je le sache ou non. C’est le vœu de ma mère. Est-ce donc si étrange que je souhaite le voir se réaliser ?
— Ha ha, je suppose que non. Magatsume doit être drôlement heureuse d’avoir une fille aussi dévouée.
— Merci beaucoup.
Himawari lui adressa un sourire radieux, sincèrement ravie du compliment. Mais derrière son allure d’enfant, elle se révélait bien plus rusée qu’elle n’en avait l’air. Et pendant ce temps, le démon géant continuait de se montrer plus tenace qu’il ne l’aurait cru.
L’air rugit à nouveau lorsque la bête colossale chargea. Shôki la repoussa d’un coup violent, forçant une distance entre eux. Pourtant, le démon se releva aussitôt, ses plaies se refermant instantanément. Il avait la force et la vitesse, et les blessures ne pouvaient l’arrêter. Sans être exceptionnel, il demeurait redoutable. L’idée que Magatsume puisse engendrer une armée de telles créatures avait de quoi inquiéter.
— Mais un seul de ces trucs ne pose aucun problème, murmura Somegorou pour lui-même.
Il pointa sa dague vers le démon géant. Ses paroles n’étaient pas une bravade. il connaissait la force de son adversaire, et pourtant gardait son calme indolent.
— Merci pour la conversation, demoiselle, mais nous sommes un peu pressés. Il est temps d’en finir.
— Vous voulez encore vous battre ? Vous avez vu les capacités de ce démon de vos propres yeux. Pensez-vous vraiment pouvoir le vaincre ? demanda Himawari.
Elle voyait ce combat comme une simple épreuve d’endurance. Le démon géant pouvait guérir de n’importe quelle blessure, mais il n’en allait pas de même pour Somegorou. S’il s’en sortait bien pour l’instant, son âge finirait par l’handicaper. Plus le combat durerait, plus ses chances s’amenuiseraient. À ses yeux, l’issue était déjà scellée.
— J’admets que les humains sont plus fragiles que vous, les démons, répondit Somegorou. — Mais nous sommes tout de même plus tenaces que vous ne le croyez. Je n’abandonne pas si facilement.
Il entrevoyait une issue bien différente de celle qu’elle imaginait. Akitsu Somegorou, troisième du nom, n’allait pas perdre contre un démon d’un si bas niveau.
— Je suppose que vous avez encore un tour dans votre manche ? dit Himawari.
— Pas le moins du monde. Comme je l’ai déjà dit, Shôki-sama ne possède absolument aucune capacité spéciale. Il ne sait qu’attaquer de front, répondit Somegorou avec un sourire carnassier.
Encore une fois, Shôki ne possédait aucun pouvoir propre. Contrairement à d’autres esprits d’artefacts, comme le moineau porte-bonheur capable de renforcer les défenses, les esprits canins dotés de régénération ou la coquille de palourde qui créait des mirages, Shôki n’avait ni don ni tour caché. Il n’avait pas la portée de l’hirondelle de papier, sa lame ne pouvant atteindre qu’à un ken de distance, et la dague servant à l’invoquer était lourde, peu maniable. Malgré tout cela, Shôki restait la carte maîtresse de Somegorou, et Himawari allait bientôt en comprendre la raison.
— On y va ?
Somegorou s’élança, pas assez vite pour qu’on parle d’une charge, mais avec une assurance calme. D’un mouvement fluide, il écarta l’attaque du démon à l’aide de Shôki et réduisit la distance. Puis il abattit la lame sur le crâne de la créature, le tranchant en deux. Le contenu de la boîte crânienne gicla, mais le démon continuait de frémir.
— C’est inutile. Lui broyer le crâne ne l’arrêtera pas, déclara Himawari.
Somegorou n’écouta pas. Tandis que le crâne du démon commençait à se reformer, Shôki tailladait déjà dedans avant qu’il ne puisse se reconstituer. La lame trancha verticalement, puis horizontalement, puis en diagonale descendante, et encore une fois en diagonale ascendante. Le crâne fut réduit en lambeaux, et le démon se retrouva décapité.
— Toujours inutile.
— Oh, tais-toi donc ! aboya Somegorou sans interrompre ses attaques.
Les mains du démon, privées de tête, tâtonnaient dans le vide, comme à sa recherche. Mais Somegorou ne lui laissa pas le temps de rassembler les morceaux. Shôki trancha ses bras, puis les jambes avec lesquelles la créature tentait d’avancer. Avant même qu’elle ne touche le sol, il lui transperça le cœur.
Il lui ouvrit la poitrine, éventra ses entrailles, arracha la chair, broya les os. D’un coup d’épée ou d’un coup de poing, Shôki réduisit le corps du démon en charpie. Le sang frais gicla haut, et une brume rouge, tiède, monta dans l’air.
Himawari avait cru que ce combat ne se solderait que par l’épuisement et la défaite de Somegorou, mais pour lui, c’était une course contre la montre. Il devait tuer le démon plus vite qu’il ne pouvait se régénérer. Ainsi, il ne ralentit pas. Sans artifice ni ruse, il attaqua de front, avec la fureur d’un cyclone. Le corps du démon se reconstituait sans cesse, mais Shôki le tailladait à une vitesse encore supérieure. La brume rouge s’épaississait sur fond de nuit, bientôt mêlée à une vapeur blanche.
— Impossible… murmura Himawari, incrédule.
Somegorou ne répondit pas. Toute son attention se concentrait sur le mouvement, sur la coupe, sur la destruction.
La vapeur blanche n’en était pas une : c’était la fumée du corps du démon, incapable de conserver sa forme. La victoire était proche, et la violence du cyclone redoubla.
— Cette fois, c’est fini pour de bon !
Somegorou déchaîna un dernier ouragan de coups avec Shôki : tailler, trancher, percer, fendre, découper, broyer, lacérer. À une vitesse que l’œil avait peine à suivre, Shôki abattit une pluie de frappes sur le démon.
Celui-ci avait depuis longtemps perdu toute forme. Il n’en restait qu’un amas indistinct de chair et de sang. Une vapeur blanche s’éleva du tas, et l’odeur de fer envahit l’air saturé de brume rouge.
— Eh bien, regardez-moi ça… Ce démon n’était qu’un grand lourdaud, après tout.
Maculé de sang jusqu’à la poitrine, Somegorou éclata de son rire tonitruant habituel.
C’était une victoire totale, absolue.
***
— Oh ? Tu as fini de ton côté aussi ?
— Oui. Rien que du menu fretin.
Bien qu’ils eussent tous deux balayé leurs adversaires, ni Jinya ni Somegorou ne relâchèrent leur vigilance.
Jinya baissa les yeux vers le sol. La chair du démon géant avait fondu, mais le sang épars restait répandu tout autour. Il connaissait déjà la puissance des esprits d’artefacts des Akitsu, mais Shôki dépassait de loin tous les autres.
— J’y suis peut-être allé un peu fort ? demanda Somegorou.
— Cela devrait aller.
Il ne restait plus un seul démon. La parade nocturne avait été anéantie en une seule nuit, ne laissant que Himawari et Jishibari.
— Tiens, où est passée la demoiselle ? Ah… déjà tout là-bas, hein ?
Himawari se tenait à bonne distance, les observant de loin. Apparemment, elle avait pris soin de se ménager une voie de retraite.
— Je suis surprise. Je ne pensais pas être vaincue aussi facilement. Vous êtes incroyable, Mon Oncle. Et vous aussi, Akitsu-san.
— Alors, que comptes-tu faire ? Tu prends la fuite ? demanda Somegorou.
— En effet. Je crois avoir déjà gagné assez de temps.
Elle souriait avec innocence, malgré la scène sanglante qui s’étendait devant elle. Elle n’avait rien d’une méchante, au contraire, c’étaient presque les deux hommes, la fixant d’un regard glacé, qui paraissaient les plus sombres ici. Pourtant, elle restait la fille de Suzune. Jinya aurait tout fait pour lui arracher l’emplacement de sa mère.
— Ne fais pas ça, dit calmement Somegorou en secouant la tête, comme s’il avait perçu le trouble qui agitait Jinya.
Ce dernier réfléchit un instant et se maudit intérieurement. Sans l’intervention de Somegorou, il aurait sans doute poursuivi Himawari.
Ils avaient déjà perdu assez de temps avec la parade nocturne ; il ne leur en restait plus pour rejoindre Kaneomi.
— Himawari… Dis-moi, où est Su… où est Magatsume ? lança Jinya, incapable d’abandonner complètement la question.
Il vivait pour arrêter Suzune. Même si ce n’était pas encore le moment de la traquer, certaines choses ne pouvaient être tues.
— Je ne peux pas vous répondre. Oh, mais il y a tout de même une chose que je devrais mentionner, répondit Himawari en le regardant avec douceur, comme si elle avait déjà oublié le combat qui venait d’avoir lieu. — J’ai été engendrée par ma mère, mais je n’ai pas de père.
— Que veux-tu dire ?
— Il en va de même pour Jishibari. Nous sommes toutes deux des fragments rejetés de notre mère, qui ont pris forme démoniaque. En d’autres termes, elle n’a pas d’époux. Je pensais simplement que c’était une précision importante.
Le sens de ses mots lui échappa.
Himawari se retourna lentement et s’éloigna d’un pas léger, le laissant perplexe. Puis elle s’arrêta et jeta un regard par-dessus son épaule. Dans ses yeux brillait une tendresse sincère.
— Adieu, Mon Oncle. Retrouvons-nous bientôt, d’accord ? J’espère que, la prochaine fois, nous pourrons prendre le temps de parler.
Elle lui offrit un sourire éclatant, semblable à une fleur d’été, avant de s’éloigner pour de bon.
Il n’y avait pas la moindre fausseté dans l’affection qu’elle avait montrée, et c’était précisément ce qui la rendait si déroutante. Pourquoi donc la fille de Suzune se montrait-elle si tendre envers Jinya ?
— Quelle étrange gamine, marmonna Somegorou en croisant les bras, aussi déconcerté que lui. — Enfin, ce n’est pas le moment de s’en soucier. Nous devons rejoindre Kaneomi.
Il n’y avait aucun sens à s’attarder sur des questions sans réponse : ils avaient des problèmes bien réels à affronter. Kaneomi devait déjà avoir engagé le combat contre Jishibari. Ils devaient se hâter avant qu’il ne soit trop tard.
— Désolé, mais tu devrais partir devant. J’vais seulement te ralentir, dit Somegorou.
— Bonne idée.
Somegorou avait beau maîtriser les esprits d’artefacts, ses capacités physiques n’égalaient en rien celles d’un démon. Et la fatigue commençait à se faire sentir.
Jinya en fut désolé, mais il valait mieux continuer seul.
Sa destination était le pont Ichijô Modoribashi, au-delà de la rue Ichijô. Il s’élança dans l’obscurité, tentant d’ignorer le trouble qui lui pesait au cœur.
***
À ce moment-là, le combat sur le pont Ichijô Modoribashi avait déjà pris fin.
On dit qu’en combat, tout peut arriver. La chance, parfois, peut renverser les écarts de force, et les faibles parviennent parfois à abattre les puissants. Mais il ne faut pas se méprendre. Si la chance existe, elle ne sourit guère à ceux qui ne s’y préparent pas. Seuls ceux qui s’entraînent avec rigueur et prévoient tout avec soin peuvent espérer recueillir assez de chance pour vaincre les forts. Kaneomi, qui avait renoncé à toute préparation, ne pouvait en trouver aucune.
— Ah, bon sang…
Le résultat était scellé depuis le début.
— Je n’en attendais rien, et je suis quand même déçue, railla Jishibari avec un mépris non feint, comme si toute cette histoire ne valait pas la peine.
Kaneomi n’avait eu aucune chance de victoire dès l’instant où elle avait choisi d’affronter Jishibari seule.
Son corps ne bougeait plus, bien que son sabre fût toujours serré dans sa main. Une chaîne l’avait transpercée de part en part, tout comme son ancienne maîtresse avant elle.
[1] Le Dit des Heike est une chronique poétique qui raconte la lutte entre les clans Minamoto et Taira au XIIᵉ siècle pour le contrôle du Japon, et dont le point culminant est la bataille de Dan-no-ura en 1185