RoTSS T11 - chapitre 1

Départ

Des professeurs avaient disparu, des élèves avaient été Consumé par le Sort, et pourtant, malgré le chaos, le temps poursuivait son cours à Kimberly. Un nouveau printemps arriva. Pour faire leurs adieux aux septième année sur le départ, une foule d’élèves s’était rassemblée dans la grande salle utilisée pour les assemblées générales. Personne ne les y avait contraints : ils étaient venus de leur plein gré.

— Merci d’être venus. Je sais que vous avez tous beaucoup à faire.

Godfrey se tenait sur l’estrade, parlant au nom des diplômés. Son visage était d’abord grave, mais un sourire malicieux ne tarda pas à s’y dessiner.

— Rassurez-vous, je ne serai pas long. Les cérémonies de remise de diplôme à Kimberly sont tristement célèbres pour leur désinvolture, dit-il d’un ton léger. — Mais, si vous me permettez de me vanter un instant : nous voilà sur le point de repartir affronter le vaste monde, libres de nouveau — à l’exception de quelques excentriques qui ont choisi de rester dans ces couloirs ensanglantés. N’êtes-vous pas jaloux ?!

Ces mots, venant de l’ancien président du Conseil, firent grimacer l’assistance.

— Tu m’étonnes.

— Vous allez droit en enfer !

Exactement les réactions qu’il attendait. Godfrey haussa les épaules.

— Je le crains bien. Les sentiers tracés par nos sorts ne s’arrêtent pas ici : ils ne font que commencer. Certains d’entre nous affronteront des épreuves encore plus terribles. Et, bien sûr, tous n’y survivront pas.

Son ton se fit plus grave.

— Mais je sais une chose : quoi qu’il nous arrive, nous ne serons jamais impuissants. Aussi calamiteuse que soit la situation, nous ne faiblirons pas, nous ne perdrons pas espoir. Nous prendrons nos baguettes et combattrons. Depuis longtemps déjà, Kimberly a forgé en nous ce genre de bête.

Godfrey leva sa baguette blanche bien haut puis baissa les yeux.

— Depuis mon premier jour ici, le taux de mortalité dans ma promotion s’élève à environ 23%. Au-dessus de la moyenne, en vérité. Et certaines de ces morts sont sur ma conscience. Il y a ceux que je n’ai pas su sauver, ceux que je n’ai pas su protéger. Si j’avais été un meilleur homme, peut-être se tiendraient-ils encore parmi nous aujourd’hui.

Il reprit d’une voix plus lente :

— Vous connaîtrez, vous aussi, ce genre de regrets. Personne ne quitte Kimberly indemne. Chacun perd quelque chose de précieux, et en ressort avec une part de soi manquante. Rien ne comblera jamais ce vide. Quelles que soient vos réussites, vous ne trouverez jamais de substitut.

Les élèves plus jeunes se redressèrent inconsciemment. Ces mots ne pouvaient être pris à la légère. Cet homme, qui avait affronté de front les tourments de ce lieu infernal, cherchait à leur transmettre quelque chose.

— Souvenez-vous de ceci : si vous avez déjà perdu quelque chose, effleurez du doigt ce vide. Si vous n’avez encore rien perdu, tenez bon. C’est là que réside le cœur de votre humanité. Ne prenez jamais la perte à la légère. Ne saluez pas d’un simple hochement de tête ce que le destin vous arrache. Chaque fois que vous abandonnez, c’est un fragment de votre âme qui s’éteint. Et lorsque vous vous tiendrez au bord de l’abîme des sortilèges, les découvertes qui vous y attendront ne seront que de vaines illusions.

À ces mots empreints d’une ferveur poignante, Godfrey leva les yeux vers le plafond et laissa échapper un long soupir.

— Voilà tout ce que j’avais à dire. Notre temps est révolu.

Puis, dans un murmure :

— Adieu, Kimberly. Je t’ai toujours détestée.

Il quitta l’estrade. Aucun applaudissement ne s’éleva, seulement un silence empreint de respect.

— Ouaaaahhhhhh… !

Après la cérémonie, la plupart des élèves quittèrent la salle, laissant place aux adieux individuels.

Le visage de Tim était ravagé par les larmes, et Godfrey lui tapotait les épaules.

— Allez, Tim, ça suffit. Tu es président maintenant. Essaie d’avoir un peu de contenance.

— Je veux pas ! Je faisais seulement semblant d’être cool pour toi !

Tim sanglotait sans se soucier des regards. Mais il n’était pas le seul : partout, des élèves pleuraient à chaudes larmes, incapables de se séparer. Et qui pourrait les blâmer ? Le temps passé à Kimberly marquait à jamais, et les liens qui s’y forgeaient étaient puissants.

— C’était un beau discours, Mr. Godfrey, dit Chela une fois Tim un peu calmé.

Les autres membres de la Rose des Lames la suivaient de près, et Godfrey, accompagné de Lesedi, les accueillit avec un sourire.

— Vous êtes tous venus ? Merci, mais c’était bien modeste. Je n’ai fait que dire ce que j’avais sur le cœur.

— Et nous aussi, répondit Katie avec sincérité.

À ses côtés, Pete leva les yeux vers Godfrey.

— Miss Ingwe et toi rejoignez bien les Chasseurs de Gnostiques ?

— Vous n’avez pas peur ? demanda Katie. — On dit que c’est un métier dangereux…

— Je n’ai que ça, de la peur, répondit Godfrey en riant. — Mais tout ce que j’ai vécu ici me servira. Disons que j’ai la peau plus dure que la plupart.

— Et moi, je veille sur lui, lança Lesedi en riant. — Depuis qu’il se brûlait encore le bras à chaque sort, c’est moi qui rattrape ses bêtises.

Son sourire rassurant tira un rire au groupe. Trois autres diplômés s’approchèrent : les membres de l’équipe Leoncio, tout juste sortis de leur défaite à la ligue de combat.

— Un chien errant hurlera où qu’il aille, dit Leoncio. — Essaie juste de ne pas crever dans un fossé.

— Je n’en ai nullement l’intention, Leoncio. Je te l’ai promis, répondit Godfrey.

— Hmph. Tant mieux si tu t’en souviens bien.

Leoncio tourna les talons. À ses côtés, l’elfe qui l’accompagnait attira l’attention de Chela.

— Miss Albschuch… Tu quittes vraiment Kimberly ? Mon père se faisait du souci pour toi.

— Toi aussi, Miss McFarlane ? J’aurais pu rester, mais Percy a déjà assez souffert à cause de moi. Suivre Leo me semblait plus sage. Il y aura peut-être davantage d’elfes à mes trousses dehors, mais c’est ce qui rend la vie intéressante.

— Cela dit, il se peut que nous sollicitions un jour l’aide de ton père, Miss McFarlane, ajouta l’alchimiste Gino Beltrami en s’inclinant. — J’espère que tu sauras passer outre nos désaccords passés.

Chela échangea un regard avec ses amis. Elle n’avait affronté que des menaces indirectes lors de l’affaire Rivermoore, mais Nanao et Oliver, eux, avaient combattu Khiirgi de plein fouet.

— Nanao, qu’en penses-tu ? demanda-t-elle.

— Ce serait un honneur de croiser à nouveau le fer avec elle, ici et maintenant !

— Oh, vraiment ? Je ne refuse jamais un duel. Trouvons juste un endroit à l’abri des regards indiscrets.

— Dois-je te traîner hors du campus, Khiirgi ? grommela Gino en la tirant par le col.

Puis, avec un sourire espiègle, il lança à Tim :

— Pas de larmes pour mon départ, Tim ?

— H-hein ?! Certainement pas ! Dégage !

Tim se réfugia derrière Godfrey, sifflant comme un chat furieux. Oliver, lui, vit moins de la colère dans son attitude qu’un trouble profond : Tim ne savait plus comment se comporter face à Gino.

Pendant ce temps, Lesedi et Khiirgi échangèrent un seul regard. Pas un mot, et pourtant, cela semblait leur suffire. Ayant observé les liens qui se redessinaient entre les diplômés, Oliver s’avança vers l’un d’eux en particulier.

— Mr. Godfrey… Puis-je te demander une dernière faveur ?

— Parle, Mr. Horn. Si c’est en mon pouvoir, je t’aiderai volontiers.

Le regard bienveillant de Godfrey se posa sur lui. Oliver inspira profondément.

— Puis-je croiser ma lame avec la tienne ? Sans retenue ?

Un murmure parcourut la salle. Godfrey accueillit la requête avec sérieux.

— Soit, dit-il simplement. — Les amis éc…

— Faites-leur de la place ! cria Lesedi en écartant la foule.

Un cercle se forma aussitôt. Dans cet espace dégagé, Godfrey et Oliver tirèrent leurs athamés.

— Tu es bien plus fort, à présent. J’aurais du mal à te reconnaître dans ce garçon de première année.

— J’en suis conscient. C’est justement pour cela que je veux mesurer l’écart qui nous sépare.

Oliver prit une posture intermédiaire, à distance d’un pas, d’un sort. Godfrey lui fit un signe de la main, l’invitant à ouvrir le bal. Le garçon s’exécuta sans hésiter.

— Hhhfff… !

Il avança d’un pas et lança une estocade, haut du corps grand ouvert, une feinte classique, destinée à provoquer un coup de pied. Même le style Lanoff prévoyait des parades contre ce type d’approche : trancher la jambe qui frappait. À cette distance, user de ses pieds était un pari dangereux. Nombreux étaient ceux qui manquaient leur cible et en sortaient avec la cheville ouverte.

Mais Godfrey n’était pas homme à tomber dans un piège aussi grossier. Il avança d’un pas vif, dévia la lame, et rendit la pression, cherchant à briser l’équilibre de son adversaire.

— Ngh… !

Le choc fut si puissant qu’il aurait pulvérisé le bras d’un autre. Oliver, pas assez insensé pour encaisser de plein fouet, accompagna la frappe et détourna l’élan.

Ne panique pas. Tout va bien.

Il savait qu’il affrontait un homme au mana supérieur, à la puissance et à l’expérience incomparables. Mais il possédait un atout : la précision absolue de son art du Lanoff.

Godfrey, de son côté, avait développé un style personnel, mêlant frappes contondantes et passes d’armes, idéal pour les rixes. Mais seule une partie de cette méthode s’appliquait dans un duel pur à l’athamé. Si Oliver avait la moindre chance de l’emporter, elle résidait là.

Il ne devait, à aucun prix, céder à la pression. Le moindre pas en arrière signerait sa défaite. Aucun sort ne pourrait égaler la puissance brute de Godfrey, et il ne pouvait pas, comme contre Albright, miser sur les prises et projections. Ces techniques étaient l’apanage de son adversaire, comme l’avait prouvé la ligue de combat.

— Ggh… Ahh… !

— Hh !

Oliver devait triompher en bretteur. Il serra les dents, supportant l’écart de force, ce qui impressionna profondément Godfrey. L’écart entre leurs bras dépassait celui qui sépare un enfant d’un adulte. Oliver repoussait les coups d’un géant déchaîné armé d’une simple branche. Tout cela n’était possible que grâce au degré insensé de perfection atteint par sa pratique du Lanoff. Quelle discipline, quelle obsession avaient pu le mener à ce niveau à son âge ? En six années à Kimberly, Godfrey avait vu bien des prodiges, mais jamais rien d’aussi singulier.

Il aurait voulu le laisser gagner, permettre à cette souffrance de se changer en fruit. Il répugnait à lui imposer la cruauté du réel, celle qui le pousserait encore plus loin. Mais il ravala cet élan.

Ce n’est pas ce qu’il veut.

— …!

Godfrey leva la jambe. Les yeux d’Oliver suivirent le mouvement. La cible n’était pas son torse, mais la jambe qu’il avait avancée pour frapper. Un coup de pied si prévisible, sans feinte ni artifice, au cœur d’un tel échange ? Une erreur. Oliver pouvait encore ramener son poignet et taillader cette jambe, c’était une occasion en or.

— Qu… ?!

Et pourtant, son bras ne bougea pas.

Oliver écarquilla les yeux, son poignet figé fut percuté sur le côté. Un craquement sec résonna ; l’os venait de se rompre. Son athamé s’envola.

— Gah !

— Oliver ! cria Katie.

Il resta pétrifié, fixant son bras tordu, tandis que la lame de Godfrey visait son visage.

— Tu voulais un duel sans retenue ? Tu l’as eu. Alors, ça t’a servi ?

— O-oui… carrément. Je n’ai rien à redire…

Oliver hocha la tête malgré la douleur. Godfrey esquissa un sourire et rengaina son athamé, tandis que le garçon examinait sa blessure.

Ce qu’il ressentait n’était pas la douleur, mais un engourdissement, comme s’il avait reçu un sort de foudre. C’était la cause de sa défaite : l’athamé de Godfrey devait être imprégné d’une faible charge électrique depuis le début, et chaque échange l’avait amplifiée jusqu’à ce que ses nerfs cèdent, paralysant son bras juste à temps pour le coup final.

Cette technique existait aussi dans le Lanoff, sous le nom de Serpent Furtif[1]. Oliver avait cru parer de justesse la furie de son adversaire, mais il avait négligé un détail : l’attribut élémentaire appliqué à la lame. S’il l’avait remarqué, il aurait pu le contrer aisément. Pourtant, nul ici ne considérerait cela comme une erreur : tenir tête à Purgatoire était déjà un exploit.

— Une fin parfaitement digne de Kimberly. Merci, Mr. Horn.

Sur ces mots, Godfrey et Lesedi tournèrent les talons et se dirigèrent vers la grille. Tim hésita, partagé entre courir après eux et veiller sur son cadet blessé, mais Oliver lui lança un simple regard, et il partit.

La Rose des Lames accourut auprès d’Oliver, bientôt rejointe par Gwyn et Shannon, ses cousins, qui observaient depuis un peu plus loin.

— Noll… je vais te réparer ça.

— Oliver !

— Laisse les aînés s’en occuper, Katie, dit Chela.

Katie, déjà prête à agir, gonfla les joues de frustration. La fracture était nette ; pendant que Shannon soignait, Gwyn le fixa sévèrement.

— C’était insensé. Tu savais que tu n’avais aucune chance.

— Justement. Il deviendra encore plus fort. Si je ne mesure pas l’écart aujourd’hui, comment pourrais-je espérer le rattraper ?

Son regard se posa sur le dos de Godfrey, qui s’éloignait. Rejoindre les Chasseurs de Gnostiques, c’était choisir de défendre l’ordre établi et de protéger le monde des mages comme le faisaient les professeurs de Kimberly. Son rôle de mentor s’achevait ici. À présent, il ne serait plus un allié. Pire encore : La prochaine fois que nous nous reverrons, nous serons ennemis.

Oliver garda cette pensée pour lui, même lorsque son esprit lui peignit avec une effroyable netteté le jour où il lui faudrait lever la lame contre l’homme à qui il devait tant.

Peu après la cérémonie de remise des diplômes, une longue période de congé s’annonçait pour les élèves de Kimberly.

Tous étaient libérés de cours, mais cette pause s’étirait encore davantage pour ceux qui s’apprêtaient à entrer en quatrième année. Le passage des classes inférieures au cycle supérieur marquait un moment idéal pour faire le point, régler ses affaires, ou planifier la suite. Nombre d’élèves rentraient chez eux pour rendre compte de leurs progrès ; d’autres organisaient des expéditions de recherche. La Rose des Lames ne faisait pas exception.

— Tout le monde a bouclé ses bagages ? demanda Katie.

Les autres acquiescèrent. Ils dînaient dans la cafétéria réservée aux classes inférieures, la Confrérie, et savaient qu’ils ne s’y attableraient plus souvent désormais.

— C’est pour demain, dit Pete. — Je suis prêt comme pas possible. J’ai hâte de ce long voyage.

— Ça fait une éternité que je n’ai pas mis les pieds sur le continent, ajouta Guy. — De Daitsch et Lantshire jusqu’à Farnland, puis Ytalli avant de revenir en Yelgland. On va passer par chez nous tous. Ce sera génial.

Oliver attendait le bon moment. Il se redressa, l’air résolu.

— À ce propos, j’ai une proposition.

— Pourquoi cet air solennel ? demanda Chela. —On peut facilement ajuster notre itinéraire.

— Ce n’est pas de ça qu’il s’agit… Plutôt d’un invité que j’aimerais emmener.

La révélation fit hausser plusieurs sourcils.

— Hein ? lança Guy. Qui donc ? Pas Rossi, j’espère ?

— Non. On doit déjà le rejoindre sur place. Je pensais plutôt à…

— Moi.

La voix provenait d’à côté. Tous sursautèrent. Là se tenait Teresa Carste, sur le point d’entamer sa troisième année.

— Teresa ? fit Katie. Tu veux venir ?

La jeune fille hocha la tête, impassible.

— C’était mon idée, expliqua Oliver, le visage tendu. — Je crois que c’est le bon moment pour lui montrer le monde extérieur. À condition que vous m’y autorisiez.

Il chercha leurs regards tour à tour. Les membres du groupe échangèrent un coup d’œil.

— Pourquoi pas ? répondit Chela. — Ça me va. Et puis Marco vient aussi. Un invité de plus ou de moins, ça ne change rien.

— Voilà, renchérit Guy. — Pete, tu représenteras la bande des timides ?

— Allons, Guy. Si c’était une inconnue, j’aurais dit non. Mais Teresa, on la connaît.

— Alors c’est réglé, conclut Chela. — Nanao ?

— Plus on est de fous, plus on rit !

Un assentiment général, et Oliver soupira de soulagement.

— Juste toi, Teresa ? demanda Katie. — Les trois autres ne vont pas être déçus ?

— Mr. Travers a des cours de rattrapage, et Mr. Cornish l’assiste. Quant à Miss Appleton, elle prépare sa spécialisation et ne peut pas s’absenter longtemps. J’ai eu de bons résultats, mais je n’ai pas encore choisi de voie. Alors j’étais disponible, expliqua Teresa.

— En somme, tu viens glander avec nous, plaisanta Guy. — On te couvrira.

— Parfait.

Oliver se tourna vers la jeune fille.

— Tu as entendu, Teresa ? Prépare tes affaires, sois prête pour demain matin.

— Très bien. À demain.

Elle tourna les talons et quitta la salle d’un pas vif. Guy la suivit du regard, puis donna un coup de coude à Oliver.

— Alors ? Qu’est-ce qui t’a pris de l’embarquer ? Trop mignonne pour être laissée derrière ?

— Difficile de nier, mais… disons plutôt que c’est le moment pour elle de voir un peu le monde. Avec son passé, elle en a vu bien moins que nous.

Il avait déjà abordé le sujet avec ses cousins quelques jours plus tôt.

— Un long voyage ? Excellente idée. Profite-en.

Gwyn avait accepté sans discuter. Ils se trouvaient dans l’atelier secret du premier étage du labyrinthe, évoquant les projets d’Oliver. Ce dernier avait du mal à croire à un tel feu vert, alors que la tension ne cessait de croître sur le campus.

— Je pensais que tu refuserais, avoua-t-il. — Tu veux dire qu’il vaut mieux que je quitte Kimberly ?

— Exactement. Depuis la disparition de Demitrio Aristides, les professeurs redoublent de vigilance. Rester ici attirerait les soupçons. Le mieux que tu puisses faire, c’est t’éloigner avec tes amis.

Gwyn continuait de préparer une potion tout en parlant. Oliver fronça les sourcils.

— On peut considérer que nous sommes tirés d’affaire concernant l’assemblée ?

— Oui. Comme pour le combat contre Enrico, la moitié de ceux qui sont morts face à Demitrio étaient déjà enregistrés comme décédés dans les archives officielles. Ils avaient simulé leur mort dans le labyrinthe depuis longtemps. Il y a six exceptions, mais un chiffre si bas passera pour le taux de mortalité habituel.

La voix de Gwyn s’éteignit dans un souffle rauque, et Oliver baissa la tête. C’était là l’un des stratagèmes qu’ils avaient employés pour échapper à la vigilance du corps professoral : l’école n’avait aucun moyen de retracer les morts déjà déclarées.

Mais cela ne changeait rien au fait qu’ils avaient perdu trop de monde. Janet Dowling, rédactrice du troisième journal de l’école, avait longtemps travaillé aux côtés de Gwyn — et Oliver savait combien sa disparition l’avait affecté. Sa voix ne résonnerait plus jamais dans cet atelier.

— Pas d’inquiétude pour Shannon ni pour moi, reprit Gwyn. — Nous figurons déjà officiellement au registre du personnel. Les soupçons se tourneront vers nous bien après les autres. Theo et son groupe nous ont couverts pendant le combat contre Demitrio. Quant aux autres, ils n’exigent guère plus d’attention. Certains seront peut-être davantage surveillés, mais ce n’est pas nouveau.

Gwyn faisait de son mieux pour apaiser les inquiétudes du garçon. Voyant qu’Oliver demeurait hésitant, Shannon posa doucement ses mains sur ses épaules.

— Vas-y, Noll. C’est ce que… je veux que tu fasses.

— Ma Sœur…

S’il refusait maintenant, il aurait l’impression de la trahir.

C’est peut-être ma dernière occasion de m’éloigner du champ de bataille. Autant la saisir.

— Très bien. Dans ce cas, j’ai encore une faveur à demander.

Sa décision prise, il tourna ses pensées vers l’agent infiltré placé sous ses ordres.

— Tout cela est purement égoïste, admit Oliver, tête basse. Je te suis vraiment reconnaissant d’accepter.

Un éclat de tristesse passa dans les yeux de Katie.

— Si je pouvais te payer pour penser un peu à toi, je le ferai, murmura-t-elle.

Mais, réalisant que tous la fixaient, elle s’empressa de détourner le sujet :

— B…Bref ! Guy, viens, il faut qu’on aille préparer Marco ! On a l’autorisation de l’emmener, mais il est énorme et difficile à déplacer ! Il faut s’entraîner !

— D’accord, d’accord. Je reconnais qu’il posera plus de problèmes qu’une petite troisième année, répondit Guy en riant.

Il la laissa l’entraîner, et tous deux quittèrent la Confrérie, laissant les quatre autres derrière eux.

En marchant côte à côte, Guy la regarda du coin de l’œil.

— Dis… Teresa ne te rend pas jalouse ?

— Hein ?

— Bah, tu te montres toujours compétitive avec la fille Sherwood. Et Teresa colle Oliver comme une sangsue. Je me demandais pourquoi ça ne t’agace pas.

La question, trop directe, fit rougir Katie jusqu’aux oreilles.

— J…j’essaie en rien d’être compétitive ! C’est juste que… Teresa et Oliver, c’est différent.

— Différent comment ?

Guy semblait perplexe. Katie baissa les yeux et esquissa un sourire empreint de mélancolie.

— Tu ne vois pas ? Le regard qu’il pose sur elle… C’est le même que mes parents quand ils s’inquiètent pour moi.

De bon matin, le lendemain, ils s’étaient tous réunis aux grilles de l’école, prêts à entamer la première étape de leur périple.

— Hnnnngh… !

— Tiens bon, Guy !

— Plus qu’un petit effort !

Portés dans les airs sur leurs balais, ils s’encourageaient mutuellement. Suspendu dans un harnais sous eux, Marco, le troll, pesait lourd — mais la magie suffisait à le maintenir en vol. Après une trentaine de minutes, ils atteignirent leur destination. Lorsqu’ils déposèrent enfin Marco, tous haletaient.

— O…on y est… !

— Hah… hah… Désolé, Marco, mais faut le dire… tu pèses une tonne…

Hmpf… désolé. Je peux pas devenir plus léger…

— Pas grave, répondit Oliver, essoufflé mais souriant. — On aurait pu faire autrement, mais on a choisi cette méthode.

— En effet ! ajouta Chela. — Et c’était l’idée de Guy. C’est lui qui a dit qu’on devait être assez forts pour te porter nous-mêmes.

Pete et Chela firent de leur mieux pour réconforter le troll, tandis que Nanao, un grand sourire aux lèvres, s’essuyait le front.

— Et nous avons réussi ! La preuve de nos progrès, et un heureux présage !

— Tout à fait, approuva Chela. — Miss Carste, comment tu t’en sors ? Tu ne devais pas t’attendre à faire autant d’efforts, non ?

— J’ai… tenu bon…

Teresa hocha la tête, peinant à reprendre son souffle. Transporter un troll n’était pas chose facile, et l’effort l’avait épuisée. Oliver lui frotta doucement le dos.

— Bon travail. Le reste du voyage se fera en bateau. Regarde le paysage, tu oublieras la fatigue.

— D’accord.

Elle se redressa, tâchant de retrouver contenance.

Une voix retentit depuis le débarcadère :

— Ferry pour le Cap Hill ! Départ dans vingt minutes ! Passagers, préparez vos billets !

— On arrive ! répondit Katie.

Les huit compagnons embarquèrent. Le navire se composait en réalité de cinq bateaux moyens reliés bout à bout pour naviguer efficacement sur le canal étroit. Marco s’installa à l’ombre sous un auvent, et les autres rangèrent leurs bagages dans leurs cabines. Le bâtiment pouvait transporter plusieurs dizaines de passagers, mais il leur restait amplement d’espace, même avec le troll installé sur le pont arrière.

— Se détendre sur le pont, c’est royal, dit Guy. Louer tout le navire, excellente idée.

— On n’allait pas entasser Marco dans une cale, répondit Chela. — Et tu te souviens de la condition pour obtenir la réduction ?

— Oui, répondit Katie. — On aide au chargement et au déchargement, et en cas d’incident. On changera de bateau plusieurs fois, mais tous ont accepté ces termes. Les capitaines sont ravis d’avoir des mages à bord.

— Tout le monde y gagne, conclut Pete en s’asseyant dans un coin, tirant un petit golem de son sac.

Le navire commença sa mise en mouvement. Nanao, sur le pont, observait le paysage avec émerveillement.

— Quelle vitesse ! Rien à voir avec les embarcations de mon pays !

— Ces canaux ont été conçus pour accélérer le transport, expliqua Oliver. Leur courant est régulier, sans à-coups. Peu de mages les empruntent, c’est donc une bonne expérience pour toi.

Les mages voyageaient d’ordinaire sur leurs balais, moyen le plus rapide. Mais tant de choses échappaient à la vue depuis le ciel, notamment les zones où le monde magique et le monde ordinaire se mêlaient. Ce voyage aiderait Nanao à mieux comprendre Yelgland et l’Union.

— Tu es sûre de ne pas vouloir tenter un détour par Yamatsu ? demanda Oliver. — C’est loin, mais tu pourrais t’y rendre, désormais.

— Hélas, ce désir m’est interdit. Avant mon départ, j’ai dit à ma mère ceci : « considère ta fille comme morte ».

Son ton était presque détaché, et Oliver se tut.

Il se souvenait encore de la jeune fille qu’il avait rencontrée à l’époque : repérée par Theodore alors qu’elle frôlait la mort, Nanao avait comparé la traversée des mers à un voyage vers l’au-delà.

— Ma maison a été rasée pendant la guerre. Je ne peux pas y retourner comme ça. Lord McFarlane m’envoie parfois des nouvelles : mon clan survit tant bien que mal. Et l’argent que je leur fais parvenir leur parvient bien.

— Je vois. C’est lui qui a organisé ton entrée à Kimberly, après tout.

Oliver éprouva un certain soulagement : malgré tout, elle conservait un fil ténu avec sa terre natale.

Nanao posa sa joue contre son épaule.

— Cela ne veut pas dire que ma patrie ne me manque pas. Dans ces moments-là, la chaleur humaine est le meilleur remède.

— Tu n’hésites plus du tout, toi, répondit Oliver en souriant, avant de la serrer doucement contre lui.

Depuis la fenêtre de la cabine, Katie les observait.

— Guy.

— Hm ?

— Tais-toi et enlace-moi.

Guy obéit, interloqué.

— Déjà en mode princesse ? D’habitude tu préviens.

— Ouais, ben… Chela s’inquiéterait, et Pete est occupé.

— Hm. Et les deux autres ?

— Justement… Nanao…

Katie baissa la voix.

— Elle sent comme lui. Comme Oliver. À chaque fois que je la prends dans mes bras, je le remarque.

Guy rougit jusqu’aux oreilles.

— Eh bien, euh… pas facile, ouais.

— C’est affreux ! Je deviens folle !

— Je sais, je sais. Laisse-toi aller, viens là.

Il lui caressa les cheveux. Puis, cherchant à alléger l’atmosphère, il lança un regard vers Teresa, assise dans un coin.

— Hé, toi ! Viens donc aider la princesse à se détendre.

— Je n’ai pas les compétences sociales nécessaires.

— Tu vas nous ressortir ça tout le voyage ? Si tu restes à l’écart, Oliver va s’inquiéter.

— Teresa ! Viens !

Katie lui tendit les bras. Résignée, Teresa s’approcha.

— Ne t’en fais pas, dit Guy. Dans le fond, t’as le même âge mental qu’elle. Considère-la juste comme ta petite sœur casse-pieds.

— Tais-toi, Guy. Regarde, Teresa : on a des jeux de cartes et d’échecs magiques. Tu veux essayer ?

— Je connais les règles de la plupart. Rita m’y oblige parfois.

— Oh ! C’est l’heure des jeux ? s’écria Chela. — J’en suis !

Nanao et Oliver revinrent dans la cabine peu après. Marco, souffrant du mal de mer, s’était éloigné pour se reposer. Ils jouèrent aux cartes un moment.

— Hmm… je crois qu’on approche du sommet, annonça Oliver. — On devrait sortir.

Ils rangèrent les cartes et montèrent sur le pont. Marco, toujours sous l’auvent, leva la tête à leur approche.

— Marco, ça va mieux ? demanda Katie. — Ton estomac s’est calmé ?

Oui. Tu avais raison, Katie. Regarder l’horizon aide.

— Les trolls sauvages ne s’aventurent jamais sur l’eau, fit remarquer Oliver. — Tu n’as pas peur ?

Un peu, admit-il avec un sourire. — Mais si je tombe, tu me rattraperas.

— Évidemment ! lança Guy, sûr de lui. — On s’est assez entraînés pour ça !

— N’oubliez pas la bulle, prévint Chela. — Sans ça, impossible d’incanter sous l’eau.

À ce moment, la proue du navire se souleva.

— Ohhh ! s’écria Nanao. De l’eau qui monte ?!

— On entame la montée, expliqua Oliver. — Impressionnant, non ?

— D’ordinaire, ils creusent un tunnel, ajouta Chela, — mais il y a une grande ville au sommet. Assez de passagers pour rentabiliser la dépense d’eau élémentaire.

— Bon, petit quiz ! lança Katie avec un sourire malicieux.

Tous se tournèrent vers elle.

— La révolution industrielle magique a nécessité l’expansion du réseau de transport. Comment s’y sont-ils pris ? Oui, Teresa ?

— Les voies navigables que nous voyons devant nous. J’ai entendu dire qu’elles s’étendaient jusqu’aux confins de l’Union, facilitant le commerce.

— Exact ! Mais en temps normal, l’eau ne s’écoule que vers le bas. Il se peut qu’il n’y ait pas de rivière là où vous en avez besoin, et si vous êtes contraint d’utiliser le relief existant, la croissance de vos canaux marchands atteint vite ses limites. Comment ce problème a-t-il été résolu ? Oui, Guy !

— Ils ont simplement créé leurs propres canaux, en usant pleinement des élémentaires.

— Pas faux, mais un peu bâclé ! Marco, montre-lui comment on fait !

Hm ? Moi ?

Marco fouilla dans ses souvenirs, puis prit la parole en fixant le paysage qui défilait.

On a utilisé des wyrms domestiqués pour creuser. Ils dévoraient la terre, laissant des canaux derrière eux. Il suffisait ensuite de renforcer les parois et le fond, puis de relier les voies d’eau entre elles.

— O-oh… Tu sais tout ça ?

C’est rien. J’ai juste lu un livre et répété son contenu.

Marco haussa les épaules, et Katie acquiesça.

— Bien dit, Marco, répondit-elle. — Mais cela n’explique pas comment l’eau s’écoule. Une fois qu’elle descend, elle ne remonte pas d’elle-même… et pourtant, nous pouvons le voir, elle remonte bel et bien ! Comment cela fonctionne ? Peux-tu l’expliquer ?

Hm. Tout le réseau international de canaux forme un gigantesque sceau, qui convertit le mana des lignes telluriques pour modifier les courants. Le flux de l’eau n’est donc plus soumis à la gravité : il s’accélère sur terrain plat et peut même remonter.

— Exactement ! Et l’origine de cette idée ?

Euh… Je crois que le concept existe depuis plus d’un millénaire. C’était toujours réalisable techniquement, mais les projets de construction à grande échelle étaient irréalistes. La fondation de l’Union a permis de concrétiser tout ça.

— Parfait ! Bravo ! Tu es formidable, Marco !

Katie sautait presque de joie. Oliver, lui, en resta admiratif.

— Décrire le fonctionnement est une chose, mais l’histoire de leur construction… Katie, tu l’avais préparé ?

— Pas du tout ! Je lui ai donné plein de livres, mais Marco a tout appris de lui-même ! Il absorbe les informations à une vitesse folle ! Il pourrait probablement enseigner à de jeunes enfants.

Elle paraissait si fière de lui que cela en devint attendrissant.

— C’est impressionnant, Katie, Marco, dit Chela en levant les yeux vers le troll.

— Presque inquiétant. Je ne connais aucun mage ayant jamais imaginé qu’un troll puisse atteindre un tel niveau d’intelligence.

— Il ne se contente pas de comprendre les mots et le contexte, ajouta Pete. — Il parle en tenant compte de leur impact social. Rien ne le distingue d’un humain adulte instruit. Diffuser des enregistrements d’un troll s’exprimant ainsi bouleverserait tout le champ des études sur les demi-humains.

Chela acquiesça, puis se tourna vers Katie.

— C’est justement ce qui m’inquiète, Katie. Que comptes-tu faire d’un tel résultat ? C’est bien trop révolutionnaire pour être publié à la légère. Il faut choisir soigneusement à qui tu en parleras.

Cette remarque calma aussitôt Katie. Elle s’approcha de Marco et entoura de ses bras son immense doigt.

— J’ai plusieurs idées, dont celle de rejoindre le mouvement pour les droits civiques. Mais… toutes ces décisions passeront d’abord par Marco. Rien n’est plus important que ce qu’il veut faire, ni avec qui il veut parler.

Elle avait les priorités bien en ordre. Guy posa les mains sur ses hanches, un large sourire au visage.

— Voilà des discussions qui se régleront plus tard, en classes supérieures ! Beau programme.

— …Oui. Quand le moment viendra d’agir, nous saurons te conseiller, dit Oliver. — N’allons pas trop vite, n’est-ce pas, Chela ?

— Naturellement. J’ai laissé mon admiration prendre le dessus. J’aurais dû comprendre que ton opinion prime avant tout, Marco. Pardonne mon indiscrétion.

Je ne suis pas fâché. Tu es toujours gentille, Chela. Je sais que tu t’inquiètes pour Katie.

Sa réponse fit naître un sourire chez elle. La discussion sérieuse prit fin, et Oliver changea de sujet.

— Puisque nous parlons de curiosité, plus nous échangeons avec toi, plus j’ai envie d’expérimenter. Par exemple, le contact avec les élémentaires. Votre espèce a une affinité plus forte avec la nature que la nôtre ; tu dois avoir un regard différent sur ces canaux. Qu’en penses-tu ?

— Hm. L’eau ici est… enivrante, effrayante même, répondit Marco en se penchant par-dessus bord. — Je n’ai même pas envie d’y tremper un orteil, encore moins d’en boire.

— Bon instinct, approuva Oliver. — La concentration d’élémentaires y est proprement anormale, et donc toxique pour les êtres vivants. En boire perturberait ta circulation : bien des humains qui y tombent meurent rien qu’à cause de ça, même repêchés à temps.

— Je me demande comment cela affecte les mages. Guy, tu as soif ?

— Je ne suis pas ton cobaye, Pete ! répliqua Guy. — Les ferries d’aujourd’hui sont bien approvisionnés, il y a même des stands à bord !

Le voyage commençait dans une ambiance animée. Les voies navigables étaient parfaitement entretenues, et la vitesse garantie.

Le trajet se déroula sans accroc. Les membres de la Rose des Lames aidèrent au chargement et au déchargement aux ports, et le ferry atteignit sa dernière escale dans l’après-midi. Le port donnait sur l’océan.

— Voici la limite sud du Yelgland. D’ici, nous gagnons la mer !

— Alors, hissez les voiles ! De quelle construction ces navires sont-ils faits ? demanda Nanao, impatiente de voir leur prochain moyen de transport.

Les autres échangèrent un sourire.

— Nanao, je crains que…

— Par « gagner la mer », nous voulons dire… tu verras bien.

Devant son air boudeur, ils refusèrent d’en dire plus. Aucun ne voulait gâcher la surprise.

Un pont d’une taille phénoménale s’étirait jusqu’à l’horizon. Ce fut la première chose que Nanao aperçut — juste avant de remarquer les convois de navires circulant dessus. Deux voies d’eau suspendues au-dessus de l’océan, l’une à l’aller, l’autre au retour, toutes deux bondées de bâtiments transportant marchandises et passagers.

À la proue de l’un d’eux, Nanao observait la terre s’éloigner, incapable de contenir son émerveillement.

— Des voies navigables au-dessus même de l’eau ! Quelle merveille !
À ses côtés, Oliver expliqua :

— Sans cela, l’île de Yelgland serait coupée du réseau continental. Le Grand Pont enjambant le détroit fut le premier projet insensé et hors de prix lancé après la fondation de l’Union. Il existe toutes sortes d’histoires rocambolesques à propos de sa construction.

Bien sûr, il était possible de naviguer sur la mer, mais les navires dépendaient alors des courants et de la météo. Pour assurer un flux régulier de biens et de personnes, il fallait une liaison directe avec le continent, aussi titanesque soit-elle.

Les courants du pont étaient renforcés par le mana tiré des lignes telluriques, si bien que les navires s’y déplaçaient bien plus vite qu’en pleine mer.

Les cheveux fouettés par la brise salée, Chela ajouta :

— Je crois savoir que la gestion des magifaunes marins a posé bien des problèmes. Ils ont dû déplacer des colonies entières vers d’autres territoires lors de la planification.

— Et cela a causé toutes sortes de désastres écologiques ! Les eaux usées du pont à elles seules sont une nuisance !

— Tu ne manques jamais de te plaindre, hein ? Vas-y, lâche-toi, grommela Guy.

Katie se lança dans une discussion animée avec Oliver et Chela. Teresa, jusque-là absorbée dans la contemplation du large, fut rejointe par Nanao.

— tu t’y plait, Teresa ?

— …Plus ou moins.

— Ahah. Pour ma part, je me régale. Jamais je n’aurais imaginé voir un fleuve couler au-dessus de l’océan.

Nanao balaya les environs du regard.

— Je crois que c’est ce qu’Oliver voulait que tu voies.

— Le fleuve ?

— Non… l’immensité du monde.

Teresa resta muette. Elle savait bien pourquoi son maître l’avait conviée à ce voyage : pour qu’elle découvre le monde extérieur, elle qui n’avait connu que Kimberly. Elle le connaissait assez pour le deviner.

— Ta vision s’est-elle élargie ? Le monde recèle bien des choses au-delà d’Oliver.

— …Tu n’es pas la mieux placée pour dire ça.

— Il ne quitte pas non plus mes pensées. Nous observons toutes deux chacun de ses gestes, admit Nanao. Puis elle esquissa un sourire en coin et murmura à l’oreille de la jeune fille : — Envie d’un petit défi, Teresa ?

— Sur quel terrain ?

— Celle d’entre nous qui parviendra la première à enlacer Oliver. Naturellement, je n’aurai aucune pitié.

Le défi lancé, la baguette de Teresa bondit dans sa main.

— …IMPEDIENDUM !

— Hm ?!

— Je relève le défi — et j’ai déjà gagné.

Ayant paralysé son adversaire, Teresa s’élança et bondit sur le dos d’Oliver.

Son entraînement d’agente de l’ombre la poussa à viser le flanc et cela se retourna contre elle. Par pur réflexe, Oliver fit un pas de côté.

— ?!

— Esquiver ruine mes plans, monsieur.

— Pourquoi sauter comme ça ?! Arrête, on ne peut pas faire de grabuge sur le pont… Aïe !

Un deuxième projectile fonçait déjà : Nanao venait de charger à son tour. Oliver esquiva de nouveau.

— Tu as évité ça ? Tes réflexes demeurent redoutables !

— Toi aussi, Nanao ?! Calmez-vous ! Vous allez me faire passer par-dessus bord !

Il s’apprêtait à les réprimander davantage lorsqu’une voix tonna depuis l’autre extrémité du pont :

— Hé ! Pas de chahut, les gosses ! Vous voulez finir les os rongés par les crevettabrosses[2] ?!

Un membre de l’équipage accourait déjà, trop tard pour Oliver.

Tous trois se firent sermonner pendant cinq bonnes minutes

— …Satisfaites ? Vous m’avez mis dans le même sac que vous.

— …Désolée…

— Je le regrette…

Teresa et Nanao baissèrent la tête.

— Quel spectacle rafraîchissant, rit Chela. — Les non-mages n’hésitent pas à nous crier dessus, lorsque nos baguettes dissimulées. Une occasion rare.

— Mieux vaut choisir le lieu et le moment pour les accolades musclées. Mais ne compte pas sur ma compassion, Oliver.

— Pourquoi donc ?!

Guy se mit à siffler innocemment.

Le navire poursuivit sa route, et bientôt, la rive opposée du détroit se dessina. Le bâtiment les porta jusqu’au continent.

— Nous entrons dans la voie navigable principale, expliqua Chela. — Le plus grand canal du continent.

L’embouchure à elle seule mesurait près de 2 km de large. Même leur long convoi pouvait aisément y manœuvrer. L’étendue s’ouvrait devant eux, bordée d’une ville portuaire.

— …Bon sang, c’est immense, lâcha Guy.

— Quelle ampleur ! Ceci est aussi une voie navigable ? demanda Nanao.

— Impressionnant, n’est-ce pas ? Avant la construction du réseau, cette rivière était déjà une grande voie marchande. Ils n’ont cessé d’en élargir le lit, et aujourd’hui, elle dépasse la taille de certains lacs.

— Mais cela signifie que les écosystèmes d’origi…

— Peux-tu, pour une fois, ne pas pinailler ?

Katie voulut relancer le débat, mais Guy lui ébouriffa les cheveux pour la faire taire. Peu après, le navire accosta, et tous posèrent à nouveau le pied sur la terre ferme. C’était encore le début du printemps, mais la température, plus clémente qu’au Yelgland, les enveloppa d’une chaleur agréable. Oliver leur rappela le programme :

— Nous avons atteint le continent, et aujourd’hui, nous nous reposons. Nous sommes au nord de Lantshire, un pays réputé pour sa gastronomie. Nous allons donc bien manger.

— Mmf, mmf, délichieux.

— Sérieux, elle mange déjà ! s’écria Guy.

— Nanao ! Tu ne t’es pas assez régalé sur le ferry ?! cria Katie.

Les joues gonflées, Nanao mâchait quelque friandise achetée à un étal du port. Tandis qu’ils riaient, Teresa observait la foule autour d’eux. Oliver suivit son regard.

— Quelque chose te tracasse, Teresa ?

— …Non. C’est juste… il y a tant de monde, murmura-t-elle.

Son univers s’était toujours limité à Kimberly, et cette marée humaine lui donnait le vertige. Oliver posa les mains sur ses épaules.

— Chacun ici a sa propre vie, comme toi et moi. C’est vertigineux, pas vrai ?

— …J’ai la tête qui tourne.

— Alors prends donc ça, dit Nanao en lui glissant une pâtisserie entre les lèvres.

Teresa croqua machinalement, et ses yeux s’illuminèrent.

— …!

— Voilà peut-être un bon début pour toi. Mais, Nanao, rappelle-toi qu’un dîner nous attend.

— N’aie crainte ! Je n’ai pas encore usé le dixième de ma capacité stomacale !

Nanao semblait décidée à y remédier, et Oliver rit en les menant vers leur hôtel.

— Le groupe McFarlane ? Nous vous attendions.

L’hôtel que Chela avait réservé se trouvait à proximité du port. Le personnel les accueillit chaleureusement et les guida vers une vaste chambre en sous-sol, aussi spacieuse que la salle principale de la base de la Rose des Lames dans le labyrinthe. Les fenêtres donnaient sur un jardin intérieur dont la verdure atténuait la pénombre. Les lits étaient impeccablement préparés, et Katie poussa un cri émerveillé devant le canapé et la table couverts de boissons placées là pour l’accueil.

— Wah, c’est immense… !

— Cet endroit occupe une sacrée superficie, remarqua Guy.

— J’ai demandé qu’on nous prépare une chambre où Marco puisse séjourner aussi, ajouta Chela avec un sourire. — Cela dit, les hôtels pour mages sont habitués à satisfaire ce genre de requêtes. Je vous assure qu’ils ne se sont pas pliés en quatre par peur du nom McFarlane, et ce n’est pas aussi coûteux que ça en a l’air.

Voyager avec un troll nécessitait une planification méticuleuse. Le transport comme l’hébergement avaient posé des difficultés, mais ils disposaient du savoir-faire nécessaire. Ils avaient expressément précisé que Marco devait être traité comme un invité à part entière, non comme un familier.

Après avoir inspecté la chambre, ils se laissèrent tomber dans les fauteuils pour se détendre. C’est alors qu’on frappa à la porte. Les huit têtes se tournèrent d’un même mouvement.

— Hm, le personnel ? Entrez, fit Chela.

La porte s’ouvrit, révélant deux visages familiers de Kimberly : Stacy Cornwallis et son domestique, Fay Willock. Toutes deux semblaient un peu mal à l’aise.

— …Je me doutais que c’était vous. On vous entendait jusque dans le couloir.

— Stacy ?!

— Mon Dieu ! Vous logez ici, vous aussi ?!

Pete et Chela parlèrent en même temps en s’avançant. Stacy soupira, repoussant une mèche blonde de son front.

— Une expédition de recherche assortie d’un peu de tourisme. J’imagine que tu as entendu parler de cet endroit par la même source que moi. Les inconvénients de la parenté…

— Allons, ne dis pas ça comme si c’était une malédiction, Stace, intervint Fay. — On voulait juste venir vous saluer avant de vous croiser dans le couloir. On ne va pas vous déranger. Les chambres sont insonorisées, alors profitez bien de votre séjour.

Fay semblait hésitant, mais Guy, un large sourire aux lèvres, répliqua aussitôt.

— Comme si on allait vous laisser filer comme ça ! Pas vrai, Chela ?

— Évidemment, dit-elle dans un sourire. — Stace, as-tu déjà dîné ?

Aucune raison de se séparer après une telle coïncidence. Leur groupe passa donc de huit à dix, et ils partirent dîner ensemble. Ils avaient réservé une salle entière : nul besoin de se retenir. Stacy et Fay ne protestèrent guère, et la raison apparut rapidement.

— J’avais d’autres plans ! J’avais même réservé une table ! Mais quand nous sommes arrivés, une pancarte sur la porte disait : « Fermé, le chef n’aime pas sa coiffure du jour. »

— Oh, ça, c’est typique ! répondit Chela en riant. — Le chef de la Cuillère Capricieuse est célèbre pour ses lubies. Mais je comprends ton désarroi, Stace. La viande y est tout simplement divine.

— Exactemeeent ! Je voulais la faire goûter à Fay ! Il aurait adoré !

Stacy, déjà bien rouge, enchaînait les verres de vin, pestant contre son sort. Elle et Fay étaient arrivés avant la Rose des Lames, mais la fermeture du restaurant les avait laissés dépités.

Guy, voyant Stacy déjà titubante avant même les hors-d’œuvre, se pencha vers Fay pour murmurer :

— Euh… elle est déjà ivre. Ta maîtresse va bien » ?

— Honnêtement, c’est encore ce qu’il y a de mieux, répondit Fay dans un soupir. — Quand elle a vu la pancarte, elle s’est effondrée comme si le monde s’écroulait. Si on ne vous avait pas croisés, je ne sais pas comment j’aurais pu la consoler.

— Elle voulait donc vraiment t’y emmener, observa Pete en hochant la tête. — Ce dîner ne remplacera peut-être pas la Cuillère Capricieuse, mais Chela a choisi l’endroit, alors ce sera forcément excellent.

— Et il l’est, confirma Fay après avoir goûté une bouchée de son entrée. — C’est même incroyablement bon. C’est mon premier voyage hors du Yelgland. Stace, elle, est déjà venue plusieurs fois avec sa famille, mais ils ne m’ont jamais inclus. Depuis, elle refuse de partir sans moi. La dernière fois qu’elle est allée à la Cuillère Capricieuse, c’était avant tout ça.

— Voilà pourquoi elle tenait tant à t’y emmener, conclut Oliver. — Elle t’apprécie sincèrement, Fay.

Un léger sourire étira les lèvres du jeune homme.

— Et toi, puisque tu sembles désigné pour gérer les débordements… comment comptes-tu t’y prendre ? Parce que partir en voyage avec ce groupe, leur première liberté depuis des années, c’est risqué. Tu n’as aucune idée de l’ampleur du désastre potentiel.

— H-heh… Je suis sûr que tout ira bien. Tant qu’on fait preuve d’un minimum de…

Il n’eut pas le temps de finir : deux bras se refermèrent sur la tête de Fay, sous les regards médusés du groupe. C’était Stacy, les joues écarlates, les larmes aux yeux.

— Je suis vraimeeent désolée, Faaaaaay ! Je te jure que je t’y emmènerai la prochaine fooois ! Même s’il faut que je défonce la pooooorte !

— Oui, oui… Je t’entends, Stace…

— Pardooooon ! Bouuuuh ! Je t’aime, Faaaaay ! Je t’aaaaime !

Répétant ces mots, elle lui couvrit le visage de baisers avant que Chela ne parvienne à la tirer en arrière. Fay, accablé, cacha son visage entre ses mains tandis que Stacy replongeait dans son verre.

— …Eh ben, commenta Guy. — Ivre et démonstrative. C’est nouveau.

— …Tu vois ce que je voulais dire, Oliver ? grogna Fay.

— …Un peu trop bien, oui…

Oliver semblait crispé. Jamais Stacy n’aurait osé se montrer ainsi à Kimberly. Cela confirmait qu’elle se permettait tout pendant ces vacances et il savait que son propre groupe n’était pas plus raisonnable.

Katie, qui sirotait son vin en silence, observait la scène d’un air ému… puis, sans prévenir, ses yeux se remplirent de larmes.

— …Ouaaaaah…

— Hm ?! Katie, qu’annonce donc ces larmes ? demanda Nanao, interloquée.

— J’aimerais tant vider ce que j’ai sur le cœur, mais je ne peeeux pas ! Surtout pas devant toi, Nanao !

— Quelle triste déclaration ! Viens donc dans mes bras, confie-toi librement !

— Les câlins empirent les choses ! Aaaah ! Je peux encore sentir son odeur !

Serrée contre son amie, les sanglots de Katie se muèrent en cris, et l’étreinte de Nanao se fit plus ferme encore tandis qu’elle tentait de l’apaiser.

Observant la scène, Pete marmonna :

— Tu vois, Miss Carste ? On dirait qu’elles se lâchent enfin.

— Fascinant.

— N’est-ce pas ? Et quand ça en arrive là… on peut toujours plonger soi-même dans le bain.

Sur ces mots, Pete vida son verre d’une traite. Guy le regarda, stupéfait, oubliant un instant la crise de Katie.

— Hein ?! Pete, bordel…

— Elle est à toi, Guy.

Les yeux vitreux, Pete se resservit, remplit son verre à ras bord, puis se leva pour rejoindre Stacy et Chela, qui discutaient gaiement.

— Bon : Stacy, Fay. Vous flirtez à tout-va, mais jusqu’où ça va, tout ça ? Les esprits curieux veulent savoir. Allez, videz votre sac.

— Pete ?! s’écria Oliver, abasourdi.

Son ami ne se montrait pas souvent aussi direct. Les yeux de Stacy s’embuèrent.

— On n’a rien fait du touuuut ! Fay ne me touche même paaaas ! Je me blottis contre lui et tout ce qu’il fait, c’est me tapoter la tête !

— Stace ! Tiens, bois de l’eau ! vite ! cria Fay, lui versant un verre.

— Je vois, déclara Pete en hochant gravement la tête. — C’est exactement ce que je ressens pour le type qui passe ses nuits entières à poser les mains sur moi.

Sur ces mots, il pivota brusquement, empoigna la plus grande chope de la table et la remplit de vin avec une férocité qui glaça Oliver.

— …Pete, ça fait, euh, beaucoup là, non ?

— C’est pour toi, Oliver.

Le jeune homme recula, mal à l’aise.

— Heu, je crois pas que…

— Le devoir t’impose de trinquer ici, n’est-ce pas ?

Le tranchant dans le regard de Pete ne tolérait aucune contestation. Personne ne chercha à intervenir. Oliver hésita encore un instant, puis prit la chope. Il soupira… et l’engloutit.

— …Urp…

— Bon garçon, Oliver, dit Pete en lui passant un bras autour des épaules. — Si tu t’évanouis, je veillerai sur toi. C’est toi qui m’as appris à soigner, et je garderai cette douce main jusqu’à l’aube naissante.

Chela bondit sur ses pieds, la main levée.

— Quelle charmante idée ! Je m’associe à vous ! Pete, occupe-toi de la moitié inférieure ; je prendrai la supérieure !

— Depuis quand t’es soûle, Chela ?! hurla Guy. — Mon Dieu, je vois où tout ça nous mène ! On va tous finir ivres morts, et Marco devra nous ramener à l’hôtel sur son dos !

Oliver était bien d’accord. Trop boire en voyage ne menait qu’au chaos ; les frustrations accumulées explosaient dans un désordre général. Même Chela, habituellement raisonnable, jetait de l’huile sur le feu. La soirée tournait à la fête débridée. La moitié d’entre eux était déjà ivre. Seuls Oliver et Guy tenaient encore debout. Teresa et Marco, eux, n’avaient pas bu.

Je peux m’en charger, Guy. Je ne bois pas, déclara Marco placidement.

— T’es notre dernier espoir ! sanglota Guy en s’arrachant les cheveux. — Très bien ! J’me soûle aussi ! Buvons jusqu’à tout oublier !

À cet instant, Katie se libéra de Nanao et tituba vers eux.

— Guyyyyy ! À l’aide ! L’odeur ! L’odeur d’Oliver !

— Voilà la principale fautive ! Bon, viens, mes genoux sont à toi.

— Aaaaah… Guy, ton parfum est si apaisant…

— Eh, Greenwood, à la dorloter comme ça, tu vas le regretter !

— T’as pas de leçon à donner, loup-garou ! Profite donc de ta propre meuf avant de faire la morale à tout le monde !

Ces mots suffirent à rallumer la chamaillerie, et Pete s’empressa de remplir les verres des deux garçons. Observant ce tumulte alcoolisé, Teresa but une gorgée de jus et soupira :

— …Pourquoi les humains sont-ils si insensés ?

Bonne question, répondit Marco, levant sa chope géante.

Oliver tenta vaillamment de rétablir l’ordre, mais ses efforts furent tournés en dérision, et la fête redoubla d’intensité.

Cinq heures de beuverie plus tard, l’énergie ne faiblissait toujours pas. À la fermeture, le groupe fut presque expulsé de force, errant dans les rues, la tête encore lourde.

— Quelle soirée grandiose ! Allons ! Où boit-on maintenant ?!

— Je vote pour un lieu en hauteur ! Ce rooftop là-bas, je suis chaude !

— À l’hôtel ! J’ai renoncé à vous raisonner, mais je vous supplie, que ce soit dans notre chambre !

Oliver, qui avait miraculeusement conservé un peu de lucidité, tint bon sur ce point : s’ils mettaient les pieds dans un autre bar, ce serait la honte assurée ; au moins, dans la suite du sous-sol, ils garderaient un semblant d’intimité. C’était le dernier reste de contrôle qu’il lui restait.

Sa tête tournait, mais il continua à regrouper les ivrognes. Teresa s’approcha de lui.

— …Comment ça va ?

— …J’aimerais que le sol m’avale pour que je puisse dormir. Mais je ne lâcherai pas !

Il serra les dents, grogna, et Teresa hocha la tête. Elle ne comprenait pas tout, mais voyait bien que son maître avait fait de cette mission une affaire d’honneur.

À l’hôtel, la fête reprit de plus belle. Les familiers faisaient des allers-retours pour rapporter de quoi boire, et le groupe perdit toute notion du temps.

— Ah-ha-ha-ha-ha ! Quel était ce coup ?! Qui fait ça au beau milieu du camp ennemi ?!

— Ne te moque pas ! C’est la stratégie secrète Greenwood de la tour du gouffre ! Une manœuvre célèbre dans le tournoi de la version quinze !

— Aaaah, mais on a trouvé la parade depuis longtemps ! Tu fais juste ça, ça et ça, et tout s’effondre !

— Pas de conseils depuis la touche, Chela ! Recommence et je t’enferme dans un câlin silencieux !

— Délicieux programme ! Aucune objection !

Une partie d’échecs magiques faisait rage, les débats s’enflammaient, jusqu’à ce que Guy, distrait, cesse de prêter attention à celle qui était assise sur ses genoux.

— Ouaaaaah ! Guy m’abandonneee !

— Mais non, bon sang ! Regarde ces bras, hein ?! J’peux vous tenir toutes les deux à la fois !

— Mais t’as qu’une seule baguette ! Pffrff… Ah-ah-ah-ah !

— Fay, ta maîtresse vient de tomber de sa chaise en riant à sa propre blague graveleuse, chuchota Pete. — Qu’est-ce que ça te fait ?

— J’aurais préféré être né sans oreilles. Ressers-moi.

— Des baguettes ? En quoi la pêche est-elle concernée ? demanda Nanao, confuse.

La plupart des plaisanteries éthyliques de Stacy lui échappaient totalement.

Oliver, cherchant à récupérer, s’était réfugié sur les genoux de Marco, tandis que Teresa observait la scène depuis son perchoir sur l’épaule du troll.

— …Tout ce que je peux dire, c’est : ne laisse pas la boisson te boire, avertit Oliver.

— Les ivrognes ont pourtant l’air de beaucoup s’amuser.

— C’est bien ce qui rend la chose effrayante, répondit-il en se massant le front.

Chela escaladait le genou de Marco.

— Oliverrrrr ! Ne fais pas comme si tout cela te dépassait.

— Ugh… d’accord ! Je m’y mets. J’aime pas trop les échecs magiques, mais je sais jouer…

— Oooh, merveilleux ! Mais dis-moi donc, quelle sera la pénalité du perdant ?

— Un baiser ! Le perdant doit embrasser le vainqueur !

— Pete ?! T’en es encore là ?!

— J’te tue si quelqu’un embrasse Fay !

— Calme-toi, Stace ! Range cette baguette ! On ne se mêle pas de ça !

Fay maintenait Stacy en prise pour l’empêcher de dégainer. Encouragée par la foule d’ivrognes, Chela installa le plateau, et Oliver se lança dans une partie qu’il ne pouvait se permettre de perdre.

Oliver s’accrocha de toutes ses forces. La bataille fut longue. Mobilisant ce qui lui restait de lucidité, il tenta de contrer les attaques insensées de Chela, les yeux rivés sur le plateau.

— …Argh ! Tu es vraiment ivre, Chela ?!

— Totalemeeeent ! Mais les échecs magiques ne relèvent jamais de la logique ! Tes mouvements sont beeeaucoup trop sérieux.

— Hélas, c’est bien vrai… Mais je n’ai pas le droit de perdre !

Elle jouait à l’instinct pur, et il lui fallait toute sa concentration pour suivre. Puis Chela s’aperçut que la pièce était silencieuse. Les spectateurs, auparavant hilares, dormaient à même le sol. Teresa et Marco, demeurés sobres, somnolaient côte à côte. Il était quatre heures du matin passé, l’heure du repos.

— Oh… Quand se sont-ils endormis ? On est seuls, fit Chela.

— Il est presque l’aube. Ils devraient être au lit. Je ne pensais pas vous voir vous déchaîner autant dès le premier jour, admit Oliver.

Il plaça un dernier pion, esquissant un sourire.

— …Mais au moins, tu sembles t’amuser. Tu faisais semblant depuis la ligue de combat.

Cette remarque la coupa net. Elle croyait avoir masqué toute trace de trouble après la gifle de son père. Tant d’événements avaient suivi qu’elle imaginait l’incident oublié. Mais Oliver, lui, avait gardé un œil sur elle malgré tout le reste.

— …Ce n’est pas vrai. J’ai réglé ça. Je sais pourquoi mon père m’a punie, et quelles étaient mes fautes. Je ne traîne plus ce fardeau.

— C’est bon de le dire devant les autres. Mais tu peux te plaindre avec moi. Les conflits familiaux laissent toujours des cicatrices. J’ai eu… des expériences similaires.

Son esprit s’égara vers ses années passées chez les Sherwood. Les détails différaient, mais ils connaissaient tous deux les mêmes ténèbres. Cette compréhension réciproque réchauffa le cœur de Chela, tout en l’attristant. Trouver un réconfort éphémère dans la souffrance partagée d’autrui avait un goût amer.

Ses pensées divaguèrent, et son attention glissa du plateau. Un mouvement précipité fit sourire Oliver.

— …Enfin, tu t’exposes. À moi de renverser la partie, Chela.

— Oups.

Oliver ne la laissa pas se reprendre. Il inversa le cours du jeu. Chela n’eut plus aucun moyen de reprendre l’avantage.

— Il est temps de clore cette partie, dit-il. — Nous avons encore un long voyage. Dors un peu, Chela.

Elle contempla sa coupe vide.

— …Tu as de la poussière sur toi, Oliver.

— Hm ? Vraiment ?

— Ne bouge pas.

Elle se pencha au-dessus du plateau, posa une main sur son épaule dénudée, l’autre sur sa poitrine… puis glissa jusqu’à sa nuque.

— !

Il comprit trop tard : elle l’attira à elle et posa ses lèvres sur les siennes.
Le temps se figea. Le parfum sucré de Chela lui monta à la tête, la douceur de ses lèvres le laissa figé, puis elle se détacha.

— …Dis-toi que c’est le vin qui m’a emportée.

Sur cette excuse, elle se tourna, se blottit contre Katie, de l’autre côté de Guy, et ferma les yeux.

Oliver resta là, muet.

— …Pas très loyal, Chela…, souffla-t-il enfin.

Une embuscade de dernière minute, songea-t-il, avant de sombrer à son tour.

Il ne dormit pas longtemps. Réveillé avant midi, Oliver s’activa pour secouer tout le monde. Stacy et Fay furent renvoyés dans leur chambre, puis ils rassemblèrent leurs affaires en se bousculant hors de l’hôtel. Sur le chemin du port, Guy et Katie traînaient les pieds.

— …Ma tête va exploser…

— …Je peux à peine marcher…

— Eh oui, voilà ce qui arrive, répondit Oliver sans pitié.

Au moins tenaient-ils debout ; Marco, lui, portait Pete sur son épaule. Même Chela, d’ordinaire si vive, paraissait encore mal en point. Pour bien commencer cette deuxième journée, Oliver se montra intraitable.

— On a bu assez pour tuer un non-mage. Moi aussi, j’aimerais rester couché, mais on a un bateau à prendre. Alors on se traîne jusqu’au quai, même à quatre pattes s’il le faut.

— En effet ! lança Nanao, trottant gaiement devant.

Oliver secoua la tête. Elle avait bu autant que les autres, mais semblait en pleine forme.

— Je n’en reviens pas. Pas la moindre trace de gueule de bois ?

— Aucune ! Mais voir le monde tourner ainsi fut une expérience inédite, je dois dire !

— Tu es donc une éponge… À quel point peux-tu encore ressembler à ma mè…

Ses lèvres s’étaient trop déliées, et il retint le mot juste à temps. Il détourna les yeux, mais Nanao s’approcha aussitôt, les yeux écarquillés.

— Oliver… ? Qu’as-tu dit ?

— …Rien.

— Un éclair venu du ciel ! Est-ce que je te rappelle vraiment ta mère ?

— Tu n’as rien entendu !

Mais Nanao n’avait pas l’intention de lâcher l’affaire.

— …Pose-moi, dit Pete en tapotant le bras de Marco. — Je peux marcher.

À peine eut-il posé pied à terre que Katie et Guy se redressèrent.

— Je crois que ça va mieux…

— Pareil. Ouf, c’était rude.

— Vous restez des mages, répondit Chela avec un sourire. — Même après tout ce qu’on a bu, la gueule de bois ne dure jamais longtemps.

Oliver poussa un soupir de soulagement, mais Katie se massa les tempes.

— J’ai des trous de mémoire… J’ai rien dit de trop bizarre, au moins ?

— Ne t’en fais pas, dit Guy. — À la fin, tout le monde disait n’importe quoi. Tu étais bien barrée, mais pas la pire. Pas vrai, Pete ?

Guy lança un regard complice à son ami, qui se contenta de renifler avant d’accélérer le pas. Il savait très bien qu’il avait dépassé les bornes, mais puisqu’il l’avait fait sciemment, il ne comptait pas le regretter. Guy, percevant son humeur, esquissa un sourire et jeta un œil vers l’hôtel derrière eux.

— C’est plutôt eux qui m’inquiètent. Willock tiendra le coup, mais espérons que Cornwallis n’ait aucun souvenir de tout ça.

— …Je partage ton avis, murmura Oliver.

Chaque mot prononcé par Stacy allait lui revenir en pleine figure.

Et, effectivement, le chaos régnait déjà dans leur chambre d’hôtel, mais la Rose des Lames, elle, n’en savait rien.

Ils embarquèrent de justesse avant le départ du bateau. Lorsque celui-ci quitta le port, le même par lequel ils étaient arrivés, ils poussèrent un soupir de soulagement, savourant la brise marine sur le pont.

— …Dieu merci, on voyage en bateau. Je ne suis pas prêt à remonter sur un balai.

— Les changements de paysage ont leur charme. Les champs de blé du Lantshire sont toujours splendides à contempler, répondit Chela en observant la côte.

— Marco, lança Teresa, — allons voir de ce côté.

Hm.

Marco s’éloigna, Teresa perchée sur son épaule. Deux silhouettes aux proportions radicalement opposées.

— …Depuis quand ils sont si proches ? marmonna Guy. — Les timides s’attirent naturellement, ou quoi ?

— Ils ont passé toute la nuit sobres, expliqua Oliver en souriant. — Ça a dû jouer.

Et il s’en réjouissait. Sortir de l’école et tisser de nouveaux liens ferait du bien à Teresa. C’était même l’une des raisons pour lesquelles il avait tenu à l’emmener. Mais l’association d’un demi-humain géant et d’une frêle fillette ne passait pas inaperçue. Oliver exprima sa préoccupation :

— Il faudra peut-être veiller sur Marco. Ce bateau est plus grand, on ne l’a pas pour nous seuls, et les gens vont forcément le remarquer.

— On l’a fait s’habiller pour paraître moins menaçant, mais ça éveille juste davantage la curiosité. On montre nos baguettes pour calmer les curieux ? proposa Chela.

— Ce serait un dernier recours, répondit Katie. — Même si je ne veux pas qu’il soit pris pour un familier, je sais que ce sera difficile. Mais bon…

Elle savait que c’était un vœu pieux. Même sans mage à bord, un troll dans un tel endroit ? Les gens supposeraient forcément qu’il appartenait à quelqu’un. Ou pire, qu’il était esclave. Sa tenue soignée ne ferait qu’ajouter à cette idée, faisant passer son « maître » pour un excentrique.

Mais Oliver et Chela partageaient son avis : la démarche avait un sens, et ils savaient que Marco, lui aussi, comprenait les intentions de Katie.

Pendant ce temps, Teresa découvrait avec surprise qu’elle appréciait la balade sur l’épaule de Marco. La vue y était imprenable, surtout sur l’océan, et chaque passager qu’ils croisaient leur lançait un regard curieux. Cela la gêna d’abord, puis elle y prit goût.

— Ton épaule offre une vue remarquable, Marco.

Hm. Teresa, tu vois mal d’habitude ?

Il avait baissé la voix. Personne, hors de Kimberly, ne savait qu’il pouvait parler ; ils avaient donc répété ce type d’échange discret avant le voyage. L’une des raisons pour lesquelles Teresa se trouvait sur son épaule était d’ailleurs de faciliter la conversation.

— Parfois, oui. Je préfère observer depuis les ombres, alors c’est un tout nouveau point de vue pour moi.

Marco esquissa un sourire. Ni l’un ni l’autre ne connaissait encore vraiment le monde extérieur.

Je ne pensais jamais voir le monde des humains ainsi. Ni dans la forêt, ni depuis que j’ai été emmené à Kimberly.

— …Et c’est une bonne chose ?

Je ne sais pas. Mais ça ne me déplaît pas.

Ils partageaient ces réflexions en déambulant, quand une voix acide s’éleva derrière eux.

— Hein ? Qu’est-ce que… ? Qu’est-ce qu’un troll fout sur le pont ?

Teresa et Marco se tournèrent. Un homme à la mine revêche, les bras croisés, se tenait là. Sa veste était coûteuse, ses souliers en cuir reluisaient, mais l’ensemble évoquait moins l’élégance que la vanité.

— Hé, le grand, tu bloques le passage. Ta place est en bas, dans la cale.

— Hm ? Dans la cale ?

— Il y a de la place pour passer, répliqua Teresa d’un ton sec. — Objectivement, nous ne gênons personne. Ou seriez-vous aveugle ?

L’homme ôta ses lunettes teintées pour la fusiller du regard.

— Ne me toise pas comme ça, petite insolente. Je représente une grande maison marchande, alors pendant que je garde mon calme, dis à ton imbécile d’ami de déguerpir d’ici.

Déconcertant. Dois-je le faire taire ? demanda Marco.

— Hm, non, Teresa.

Elle aurait volontiers réglé l’affaire à la manière de Kimberly, mais Marco se contenta de tourner les talons sans répondre.

— Hmph ! Enfin un peu de bon sens, grogna l’homme. — T’aurais dû faire ça plus tôt.

Marco ne répliqua pas. Ce silence attisa encore plus la colère de Teresa. Elle eut envie de retourner lui lancer un sort en pleine figure, mais s’en abstint, voyant que Marco supportait la chose avec calme. Peut-être avait-il une vision plus profonde de la situation qu’elle.

Ils regagnèrent le groupe.

— Vous revoilà ? fit Katie avec un sourire.

Repensant à l’échange qu’il venait d’avoir, Marco demanda :

Katie. Qu’y a-t-il en bas ? Puis-je voir ?

Tous perdirent leur sourire. Teresa se souvint des mots de l’homme : « ta place est en bas ». Marco, lui, semblait simplement se demander s’il y avait d’autres trolls à bord.

— Oui, allons-y, dit Katie en hochant la tête. — Je comptais t’y amener, de toute façon.

Elle prit les devants, suivie des autres.

Le bateau était vaste, et leur destination se trouvait cinq ponts plus bas, là où la gaieté du pont supérieur ne filtrait plus.

— … Ciel…

Dans une salle faiblement éclairée, une rangée de trolls était assise, silencieuse. Près d’eux reposaient d’immenses rames, fixées dans des encoches du mur et plongeant vers l’eau. C’était un système de galères, comme celles qu’utilisaient jadis les humains ordinaires.

— …Des rameurs trolls, expliqua Oliver. — Ils n’ont rien à faire pour l’instant, mais selon le port, ils doivent parfois ramer jusqu’au quai une fois sortis du courant principal. On les garde à bord comme main-d’œuvre pour ces situations.

Sur un navire dirigé par un mage, des élémentaires du vent auraient suffi. Mais ici, sans mage pour la navigation, il fallait compter sur la force brute. Ces trolls servaient aussi pour le chargement du fret.

— …On ne peut pas dire que les conditions soient bonnes, grogna Guy. — Pas de fenêtres, un plafond si bas qu’ils se cogneraient la tête en se levant.

— C’est encore mieux que certains navires, marmonna Pete. — J’ai entendu parler de bâtiments qui ne leur permettent même pas d’aller aux latrines.

Marco contemplait la scène sans un mot. Katie s’approcha.

— Désolée de t’avoir amené dans un endroit pareil, Marco. Mais je voulais que tu voies ça, dit-elle. — La révolution industrielle magique a transformé nos vies, c’est vrai. Elle a aussi amélioré le confort des non-mages. Mais… tout cela repose largement sur l’exploitation des demi-humains.

Oliver approuva intérieurement ces mots durs. C’était une réalité indéniable. Jadis, seuls quelques mages avaient des gobelins ou des orcs à leur service ; désormais, des races entières étaient forcées de travailler pour les humains.

— C’est un fait. La vie d’un demi-humain sans droits civiques, voilà ce qu’elle est. Ce que tu en penses, ce que tu ressens… j’espérais que ce voyage t’aiderait à y réfléchir.

Ses intentions dites, Katie serra les poings.

— Tout ce que je peux dire, c’est… qu’ici, je ne peux rien faire. Désolée. Si tu veux m’en vouloir, fais-le.

— …Je ne suis pas en colère, Katie, répondit Marco en secouant la tête. — Ce n’est pas ta faute.

Les autres restèrent silencieux — jusqu’à ce qu’un cri résonne au-dessus d’eux.

— ? Qu’est-ce que c’était ?

— Quelque chose se passe sur le pont. Allons voir.

Ils acquiescèrent d’un même geste et remontèrent.

L’atmosphère du pont n’avait plus rien de paisible : la tension y était palpable.

— Les mains en l’air ! Un seul geste et on vous balance par-dessus bord, huhu !

Des hommes masqués brandissaient des lames tout en criant leur mise en garde. Les passagers, terrifiés, se tassaient contre les rambardes. La croisière tranquille venait de virer au cauchemar.

— La cargaison de ce navire nous appartient ! J’adorerais vous vendre, mais on n’a pas de contacts chez les esclavagistes, pigé ? Vous valez moins qu’une caisse dans la soute ! Alors pas d’histoires, ou les déchets finissent à la flotte !

Le chef frappa la rambarde du plat de sa lame pour ponctuer sa menace. Tandis que tous tremblaient, un homme s’avança — le même qui avait insulté Marco.

— H-hé, attendez ! Je suis de Barbier Shipping ! On contrôle tout le commerce de la région, des mages travaillent pour nous ! Si vous tentez quoi que ce soit…

Il voulut faire valoir son statut, mais reçut un coup de poing en pleine figure.

— Et ces mages, ils sont où ? Tu veux qu’on t’envoie à la flotte, toi aussi ? Répète un mot et je le fais, c’est clair ?

— …Guh…

La lame sous la gorge, il tomba à genoux, les mains en l’air. Personne n’osa bouger. Les voleurs avaient pris le contrôle.

Les golems espions de Pete observaient la scène depuis les airs, retransmettant l’image à travers sa baguette.

— …Un détournement ? Sur tous les bateaux possibles… ! s’exclama Chela, sidérée.

Oliver grimaça, les bras croisés. Ils avaient déjà neutralisé plusieurs agresseurs sur leur passage en montant.

— J’avais entendu dire que ces routes étaient parfois attaquées, mais c’est un sacré manque de chance, fit-il. — Peut-être encore plus pour eux.

— Aucun mage ne dirige ce bateau. Ce sera donc à nous d’agir, dit Guy.

Oliver jeta un œil aux images des golems.

Les voleurs s’étaient mêlés aux passagers et avaient neutralisé les gardes du navire dès le début. Le seul autre danger potentiel était les trolls, mais on leur interdisait de monter sur le pont. Et même s’ils le faisaient, leur force risquerait de faire chavirer le bateau.

Le fait que Marco ait circulé sur le pont les avait probablement mis sur leurs gardes. Ils avaient dû attendre qu’il descende pour agir. Ceux qu’Oliver et ses amis avaient assommés en chemin étaient sans doute ceux-là même qui cherchaient à l’abattre, pensant qu’en capturant les enfants avec lui, ils le maîtriseraient aisément.

— …Ils font remonter tout l’équipage sur le pont, dit Nanao en scrutant l’horizon. — Les voleurs ne sont pas nombreux ; ceux qu’on voit doivent être la totalité.

— Oui, et comme le bateau longe la falaise, ils doivent avoir prévu un moyen de décharger la cargaison, ajouta Oliver en analysant la situation.

La piraterie était un problème récurrent sur les routes fluviales. Ces voies d’eau parcouraient chaque recoin de l’Union, et il était impossible d’en garantir la sécurité totale. Les navires transportant des passagers fortunés embarquaient souvent des mages de garde ou une escorte de familiers, mais la Rose des Lames, eux-mêmes mages, avaient opté pour un bâtiment plus modeste — et en payaient le prix.

— Réprimer tout ça ne devrait pas poser de problème. On se déploie dès qu’on monte sur le pont.

— A-attendez ! s’écria Katie. — Il y a peut-être une solution pacifique ! Laissez-moi essayer de leur parler !

Tous échangèrent un regard. Oliver y réfléchit un instant, puis acquiesça.
Les chances de succès étaient faibles, mais même en cas d’échec, ils sauraient s’en tirer.

Ils laissèrent Marco en retrait dans l’escalier, prêt à intervenir, et Katie mena le groupe sur le pont. Ils furent vite repérés.

— Hé, les mioches ! hurla un bandit, brandissant sa lame. — Qui vous a dit de circuler ? Vous avez pas d’yeux ?!

Katie se tourna vers lui.

— Oh, euh… vous êtes un pirate ?

Puis, à voix basse :

— C’était bien, ça ?

— Les pirates, c’est en mer, murmura Pete. — Ici, c’est une rivière artificielle.

— Je doute que ce soit notre plus gros problème, soupira Chela.

Aucun d’eux ne semblait effrayé, ce qui mit le bandit hors de lui. Il s’avança en rugissant :

— Cessez de chuchoter ! Les mains en l’air ! À terre !

— En fait, nous sommes…

— Vous avez pas d’oreilles, ou quoi ?!

Katie tendait la main vers sa baguette quand le poing du bandit s’écrasa sur sa joue. Un craquement retentit, non pas celui de son visage, mais celui du poignet de son agresseur.

— Hh— ?!

Il recula, tordant son bras, tandis que Katie portait une main à sa joue.

— …Hein ? C’était un coup de poing ? Pas une tape ? murmura-t-elle.

Le voleur la fixait, stupéfait.

Katie n’avait fait que ce qu’elle faisait toujours : stabiliser son équilibre grâce à sa maîtrise du flux de mana et renforcer les tissus de sa joue pour amortir l’impact.

Un réflexe instinctif, même pas digne d’être qualifié de défense. Mais pour un voleur ordinaire, trompé par son apparence fragile, c’était suffisant pour se fracturer le poignet.

Oliver soupira et glissa la main dans son manteau. Pas étonnant qu’aucun mage ne s’en soit inquiété : leur instinct leur avait simplement soufflé que ces individus n’étaient pas une menace.

— Assez, Katie. C’est le moment.

IMPEDIENDUM !

Les voix fusèrent à l’unisson et les bandits alentour s’effondrèrent.

— Hein ?

Celui qui avait frappé Katie cligna des yeux : les sept élèves avaient disparu.

Ils se déplaçaient déjà à une vitesse trop grande pour des yeux ordinaires, assommant chaque ennemi sur leur passage.

— Euh… hein ?

— …Impossible ! Ce sont des mages ?!

— D-des otages ! Prenez des otages, n’importe qui !

Réalisant leur erreur, les voleurs tentèrent de se cacher derrière les passagers. Mais les baguettes de Guy, Pete et Nanao jaillirent aussitôt.

— Vous auriez dû y penser avant, lança Pete. — Vous êtes d’une lenteur affligeante. Vous essayez même de résister ?

Son sort frappa le voleur en plein torse.

La moitié des ennemis gisait déjà au sol. Oliver, lui, se tenait sur la passerelle.

— Oliver Horn, quatrième année de Kimberly, à l’attention de tous les voleurs à bord.

Sa baguette levée, il parla d’une voix calme et claire.

Tous les regards terrifiés convergèrent vers lui.

— Battez-vous si vous l’osez. Mais souvenez-vous : nous avons l’habitude d’affronter d’autres mages. Nous ne savons pas très bien à quelle vitesse un non-mage meurt sous nos sorts. À vous d’en tenir compte avant de choisir.

Ces paroles glaciales résonnèrent sur le pont. L’un après l’autre, les voleurs lâchèrent leurs armes et levèrent les mains. Ils n’avaient plus le choix : en visant un navire ordinaire, ils n’étaient pas préparés à affronter des mages.

— Sage décision, conclut Oliver. — J’imagine que vous êtes leur chef. Quel est votre choix ?

Le seul à ne pas avoir déposé sa lame était celui qui avait frappé Katie. Il ferma les yeux quelques secondes… puis trembla de rage.

— Merde à tout ça !

Il bondit en avant et attrapa un passager — l’homme qui s’était moqué de Teresa et Marco. Oubliant la douleur de son poignet, il pressa sa lame contre sa gorge.

— …Pas question… J’vais pas perdre ! J’vais me faire un nom ! J’ai gravi les échelons tout seul ! J’vais pas m’arrêter là !

Ses cris désespérés ne changeraient rien : son avenir était déjà scellé. Pete eut presque pitié.

— …Je tire, Oliver ? demanda-t-il, baguette levée.

— Pas la peine.

Le voleur, trop concentré sur les mages, ne vit pas l’ombre géante s’élever derrière lui. De larges doigts saisirent sa lame.

— Ah…

Les couteaux, c’est mal, murmura Marco — d’une voix si grave qu’elle en devint un grondement.

Le voleur lâcha son arme et sa victime, puis tenta de fuir, mais Guy passa un bras autour de son cou.

— Huh…

— Les déchets vont par-dessus bord, non ? C’est vous qui l’avez dit.

Il souleva le voleur et le suspendit au-dessus du vide. L’homme hurla, conscient du sort réservé à quiconque tombait dans le courant. Ironie amère : c’était lui-même qui promettait ce châtiment aux autres quelques instants plus tôt.

— Désolé, mais moi, les déchets, je les jette dans la bonne poubelle, ou je les ramène à la maison, déclara Guy.

Suffisamment terrorisé, le bandit fut ramené sur le pont et s’effondra.

— Situation maîtrisée, annonça Oliver. — Je reste ici, vérifiez qu’il ne reste personne sur les ponts inférieurs.

— Avec plaisir !

— Tout de suite.

Nanao et Teresa s’élancèrent, et le calme revint bien vite.

Les voleurs furent ligotés et enfermés à fond de cale. L’incident clos, le bateau reprit sa route. Libérés de la peur, les passagers retrouvèrent la voix — aussi bruyants qu’au départ.

— Marco, tout va bien ? Tu ne t’es pas fait mal ? demanda Katie.

Hm, ça va. Ces couteaux ne peuvent pas couper mes doigts.

— Des lames standard, sans enchantement, confirma Chela. — Trancher la peau d’un troll, c’était trop leur demander.

Aucun d’eux n’avait affronté d’humains ordinaires auparavant. Le combat avait été trop facile, bien plus que la moindre escarmouche à Kimberly. Ils avaient surtout peiné à ne pas aller trop loin.

— M-merci, jeunes mages !

— Nous ne l’oublierons pas ! Comment pourrions-nous vous remercier ?

— Ce n’est rien, répondit Oliver. — La gestion des incidents à bord fait partie de notre contrat de passagers. L’essentiel est que personne ne soit blessé.

Il gérait la file des voyageurs reconnaissants. Katie appréciait cette attention… mais sentit un pincement au cœur.

— …Ils pourraient remercier Marco, lui aussi. Il s’est exposé pour eux.

— Laisse tomber, dit Guy. — Ils ne savent pas qu’il nous comprend.

Une foule entière vint exprimer sa gratitude aux sept mages. Marco, pourtant présent, n’attira aucun regard. On n’avait pas peur de lui : on ne le voyait tout simplement pas.

Katie serra les lèvres. Si seulement ils savaient qu’il pouvait parler… Peut-être changeraient-ils. Guy la surveilla du coin de l’œil, puis, quand Oliver eut terminé, lança :

— Ton petit discours était sacrément efficace, Oliver. Tu l’avais préparé ?

— Hm ? Oh, c’est une réplique classique pour forcer les non-mages à se rendre, répondit-il. — J’y ai ajouté le nom de Kimberly pour donner du poids. Même s’ils avaient eu un mage caché parmi eux, ça les aurait probablement dissuadés.

Il s’était attendu à ce que le voyage leur attire des ennuis. Ce genre de situation en faisait partie. Jetant un regard aux passagers, puis à Teresa, il demanda :

— Comment va-t-il ?

— C’est réglé. Quelques ecchymoses, et une coupure à la lèvre.

Elle rangea sa baguette. À ses pieds se tenait le seul blessé du jour : l’homme qui avait tenté de parlementer, reçu un coup de poing pour sa peine, puis servi d’otage. Il se releva en se frottant la joue.

— …Ça fait un mal de chien. C’était pour me rendre la pareille ?

— Personne n’a dit que ça devait être indolore.

— …Ha-ha. C’est de bonne guerre.

Son rire sonnait creux. Il se tourna vers les autres.

— …Ma vie vaut pas grand-chose, mais la cargaison que je transporte, si. Je n’oublierai pas que vous l’avez sauvée. Je vous rendrai la pareille un jour, jeunes mages.

— Merci. Je me permets d’ajouter que Barbier Shipping entretient depuis longtemps des relations commerciales avec les McFarlane. Je transmettrai vos paroles à mon père.

— …Ah, vous êtes cliente ? Ha-ha, ça va coûter cher, ça.

Il se gratta la tête et soupira longuement.

— Bien. Hé, le grand !

Hm ?

Marco tourna la tête, surpris.

J’ai cru t’entendre parler tout à l’heure, dit l’homme en le fixant. — Non, j’ai dû rêver.

Il s’approcha quand même et tapota son bras.

— Tu m’as sauvé la peau. Je ne t’insulterai plus. C’est moi l’imbécile. Et toi aussi, gamine, désolé d’avoir mal parlé à ton ami.

Sur ces mots, il s’éloigna. Oliver regarda Teresa.

— …Il s’est passé quelque chose entre vous ?

— …Rien d’important. C’est réglé maintenant.

Le soir même, Guy et Katie sortirent de leur cabine et contemplèrent le soleil couchant sur une terre nouvelle.

Il y avait d’autres passagers, mais tous gardaient leurs distances depuis qu’ils avaient révélé être mages. Admiration mêlée de crainte : nul ne voulait s’en approcher. Une séparation naturelle entre mages et non-mages, mais le changement n’en serra pas moins le cœur de Guy.

— …Au moins, plus besoin de cacher nos baguettes. Ça simplifie les choses. Et plus personne n’ira embêter Marco.

— …Oui, mais… souffla Katie, appuyée à la rambarde. Le ciel rougeoyait dans ses yeux. — J’aurais aimé qu’on puisse faire durer un peu plus longtemps l’illusion.

Guy soupira, puis la prit doucement contre lui.

— …hic… !

— Tu réfléchis trop. Allez, respire un bon coup.

— !

Katie vira au rouge, mais finit par lui rendre son étreinte.

De l’autre côté du pont, Pete murmura :

— Il ne se gêne pas, lui.

— C’est attendrissant, non ? répondit Chela, un sourire attendri aux lèvres. — Les voir ainsi me réchauffe le cœur.

Comme Guy et Katie, les autres passagers les évitaient, comme si un mur invisible les séparait.

— …À peine sortis de Kimberly, et voilà. Personne n’ose nous approcher. C’est compréhensible, mais tout de même…

— Pour le meilleur ou pour le pire, nous ne sommes pas comme eux. Impossible de faire semblant d’être de simples voyageurs, répondit Pete en haussant les épaules, le regard perdu dans le soleil couchant.

Puis il esquissa un sourire en coin et continua :

— Mais après tout, on s’en moque. Tant qu’on reste ensemble, rien d’autre ne compte.

Chela sourit à son tour, se glissa derrière lui et passa ses bras autour de ses épaules.

[1] Hidden Snake en anglais.

[2] En anglais, scrubber shrimp.

error: Pas touche !!