La princesse et la poupée de souvenirs automatiques
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Traduction : Nova
Correction : Raitei
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Une cuillère à café d’égoïsme, de larmes et de camélia blancs ;
Une cuillère à soupe de solitude, d’irritation et d’Alberta ;
Une pincée de tristesse d’être traitée comme un outil ;
Et un soupçon d’appréhension et d’espoir pour l’avenir.
Telle était la « recette » de mon être.
Une cuillère à café d’artificialité, de détachement et d’indifférence ;
Une cuillère à soupe de broche d’émeraude, d’innocence et de dévotion ;
Un sens de la dévotion ;
Une pincée de secrets du passé cachés dans des yeux bleus ;
Saupoudrez d’une pincée d’un esprit qui n’a pas peur de l’inconnu ;
Cerise sur le gâteau, ajoutez un certain don pour l’action ;
Et vous avez Violet Evergarden !
Depuis ma rencontre avec elle, après avoir appris à connaître et à accepter l’amour, j’ai changé.
Alors que je regardais dehors, dans les profondeurs d’une forêt, je me surpris à me demander ce que cette excentrique poupée de souvenirs automatiques avait pu devenir.
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— Telles sont les traditions.
Dit Alberta à la femme qui la suivait de près alors qu’elles foulaient la tapisserie du couloir, imprimée de camélias blancs qui étaient le motif de sa nation. Elle occupait le premier rang des dames de la cour royale du royaume de Drossel en tant que gouvernante. Tel était son rôle et sa profession.
Un tablier blanc modérément froufroutant était noué sur sa longue robe noire, qui était en quelque sorte parfaitement boutonnée. La silhouette distincte d’Alberta, une femme assez mure avec des mèches blanches visibles dans ses cheveux, ne laissait pas indifférent. Le simple fait que les personnes passant près d’elle la saluaient et inclinaient la tête à sa vue, avec toute la solennité possible, était bien signe que son statut en cette maison était des plus élevés.
— Notre pays de Drossel a depuis longtemps résolu les problèmes politiques et évité la guerre en multipliant les mariages avec les familles royales des nations voisines. Pas une seule princesse née ici n’est restée au pays. Elles se marient toutes avec des étrangers. Certains nationalistes ne voient pas cela d’un bon œil, et l’évènement n’est pas exempt de formalités… Il est nécessaire de les respecter, au nom de Drossel et de l’amour pour nos voisins.
Tout en parlant, Alberta avait remarqué que son interlocutrice marchait d’une manière inquiétante et silencieuse. Même si le tapis sur lequel ils marchaient était très lisse, elle sentait à peine sa présence. L’on aurait dit un chevalier- espion, type de personnes auquel Alberta avait bien entendu eu à faire au cours de sa longue période de travail à la cour. Contrairement aux chevaliers ordinaires, les chevaliers-espions agissaient secrètement pour le compte personnel du roi. Afin d’exterminer les gens ou simplement d’écouter les conversations, ils ne faisaient pas de bruit en marchant.
Devenant légèrement nerveuse et se retournant, elle vit une femme qui se tenait là, pas moins magnifique que l’intérieur du palais se trouvant derrière elle.
— Cela revient à lire des lettres d’amour en public, non ?
Les mots qui sortaient de ses lèvres rosées étaient aussi beaux que le chant des oiseaux. Bien qu’Alberta soit une personne du même sexe, elle-même fut abasourdie un instant par une telle beauté.
Ses cheveux dorés brillaient dans la lumière du soleil qui pénétrait par les fenêtres du palais. Encadrés par des cils de la même nuance dorée, ses yeux étaient des joyaux bleus. Son corps était enveloppé d’une veste d’un bleu prussien sur une robe blanche à ruban. Au milieu de la cravate se trouvait une broche d’émeraude très voyante. Des gants noirs recouvraient ses mains qui tenaient sa valise. Enfin, ses pieds étaient ornés de bottes en tricot brun cacao. Ces dernières lui conféraient une bonne démarche. Ainsi marcher sans faire de bruit était probablement sa manière habituelle de circuler.
— Oui, c’est exact. C’est pourquoi vous avez été sollicitée, Madame Violet Evergarden.
Malgré la voix rauque d’Alberta, son nom restait élégant.
Bien qu’elle ait ressenti une sorte d’aura extraordinaire de la part de la poupée de souvenirs automatiques, qui était dotée d’un physique hors du commun, Alberta se ressaisit et conduisit la poupée à sa cliente, la troisième princesse.
Le Royaume de Drossel était une petite nation dont le palais était situé au bord d’une rivière. Débordant de beauté artistique, ses constructions étaient célèbres, faisant de l’industrie du tourisme la principale source de revenus de la population. Les parterres de fleurs artificiels étant très répandus dans la capitale, celle-ci étant surnommée la « Ville des Fleurs ».
Bien que le palais et la famille royale existent, les affaires politiques étaient transférées au parlement. La famille royale est pour les citoyens surtout un symbole de l’histoire.
Un homme né dans cette famille royale aurait eu pour but de participer aux événements dans toutes sortes de pays, mais la condition actuelle des femmes, comme l’avait expliqué Alberta, était celle d’actifs politiques contraints de se marier dans d’autres nations.
— Madame Violet Evergarden du service postal de CH est ici pour s’entretenir avec Votre Altesse, la troisième princesse Charlotte Abelfreyja Drossel.
Et cette princesse n’allait pas y faire exception.
— Alors vous êtes enfin arrivée !
Au fond de la salle d’audience, la troisième princesse de Drossel s’allongea négligemment sur le siège royal disposé avec révérence, enlaçant des peluches.
Plus clairs que bruns, ses cheveux roses ambrés cascadaient comme le flot d’une rivière. Son diadème, qui était probablement sur sa tête initialement, jonchait le sol parmi des mouchoirs en papier usagés, la personne ayant fait cela semblant avoir pleuré de toute son âme. Si son nez n’avait pas été abrasé et si ses yeux n’avaient pas été rouges et injectés de sang, on aurait pu noter qu’il s’agissait d’une adorable jeune fille d’une dizaine d’années.
Bien qu’elle soit vêtue d’une magnifique robe bleu roi, elle ne ressemblait pour l’instant qu’à une enfant qui grognait tout en reniflant. Alberta couvrit son visage d’une main et laissa échapper un soupir prolongé devant la silhouette de la princesse.
— Enchantée de faire votre connaissance. J’accours là où mes clients le désirent. Je suis du service des poupées de souvenirs automatiques, Violet Evergarden.
Lorsque la femme invitée, Violet, se leva de sa position agenouillée, elle semblait gracieuse sans se défaire de son impassibilité de poupée. Elle ne comprenait pas forcément la dernière princesse de ce royaume, mais n’illustrait pas non plus un aspect de nervosité contrairement à cette dernière qui affichait sa perte de sang-froid.
— Je suis Charlotte Abelfreyja Drossel. En tant que troisième princesse de ce pays, je vais désormais épouser le prince d’une nation voisine, Damian Baldur Flügel. Je vous demanderai d’écrire les lettres d’amour publiques que je suis censée échanger avec Son Altesse.
Sa voix semblait encore jeune.
— Votre Altesse, votre manque de tenue ne sied guère à votre statut.
Alberta fit une remarque franche, à laquelle Charlotte répondit en gonflant ses joues.
— Les femmes sur le point de se marier sont émotionnellement instables. Vous le savez puisque vous vous êtes mariée deux fois, n’est-ce pas, Alberta ? Deux fois ! Ça doit être bien ! Les gens des classes inférieures peuvent divorcer au moins !!
— Laissez-moi donc en dehors de ça… votre Altesse, nous avons une invitée d’un autre pays. Vous ne montrez pas l’exemple. Je vous en prie, asseyez-vous correctement sur le trône. Vous aussi, mesdemoiselles, n’écoutez pas la princesse et allez lui arranger les cheveux.
Une fois qu’Alberta tapa dans ses mains, les autres dames de la cour, qui attendaient, se dévoilèrent et nettoyèrent le sol tout en s’occupant de la princesse. En quelques minutes, grâce à de la poudre de riz, du fard à joues et une bonne posture assise, Charlotte retrouva une silhouette présentable. Redressée, elle redevint une figure digne d’être louée comme une charmante princesse. Comme si elle avait gardé son sang-froid depuis le début, Charlotte pointa la baguette chargée de pierres précieuses qu’elle tenait vers Violet,
— Les lettres d’amour publiques sont une tradition dans toute cette région. Que ces beaux textes communiquent effectivement l’amour et qu’ils fassent croire aux gens que le mariage entre nous deux est quelque chose de superbe, tout cela dépend de vos compétences.
— J’en suis consciente. Je m’efforcerai de ne pas trahir vos attentes.
— D’une certaine façon, je n’ai pas l’impression de parler à un être humain. Est-ce intrinsèque à votre métier ? Au fait, quel âge avez-vous ?
À cette question, l’expression de Violet se transforma en surprise pour la première fois depuis son arrivée ici. Elle prit brièvement un air pensif.
— Hé, allez-vous mentir sur votre âge ? Répondez donc !
— Je m’excuse. La vérité est que je ne connais pas mon âge. Charlotte cligna des yeux.
— Vous mentez. Il n’y a personne qui ne connaîtrait pas son propre âge.
— Je suis orpheline.
À la réponse, la pièce déjà silencieuse s’enfonça encore davantage dans le silence complet pendant un instant. Charlotte réalisa qu’il y avait des gens qui faisaient exception à ce qu’elle considérait comme le bon sens. La princesse aurait pu glisser cette gaffe sous le tapis à ce moment-là, mais elle se mit plutôt à fermer les yeux comme si elle avait honte.
— C’était une erreur de ma part. Je savais qu’il y avait des gens dans ce genre de circonstances malheureuses parmi les classes inférieures. Mais on ne réalise jamais vraiment avant d’avoir effectivement à faire à quelqu’un dans cette situation. Pouvez-vous pardonner mon impolitesse ?
— Je vous en prie, je n’ai jamais pensé que c’était malheureux. Mais revenons-en au sujet, pourquoi me demander mon âge ?
Légèrement déçue par cette réponse qui n’avait rien de triste, Charlotte répondit.
— Vous êtes roturière, alors je voulais avoir votre avis puisque vous avez le physique de quelqu’un semblant encore jeune… Jusqu’à quel âge pensez-vous que l’on ait une chance avec un homme plus âgé ?
— Par chance, vous voulez dire… ?
— Jusqu’à quel point peut-on encore envisager être épris de cette personne si intérêt romantique il y a ?
Alberta lui chuchota quelque chose à l’oreille en même temps. À ce moment-là, Violet fit le même visage pensif qu’avant.
— Que… pourrait être un intérêt romantique ?
Plus personne dans la pièce ne parvenait à masquer son étonnement.
— Attendez, c’est moi qui pose les questions !
— Je… ne comprends pas… le sentiment d’amour romantique.
Violet prit sa broche vert émeraude en main et en caressa sa surface brillante,
— Je vous prie de m’excuser. Je suis en train d’étudier le sujet. Mais si je devais essayer de répondre dans la mesure de mes capacités. Il existe d’innombrables couples mariés et amoureux avec des écarts d’âge. Y’a- t-il des barrières sociétales particulières ?
— Même si notre partenaire a dix ans de plus ?
— Je pense que ça ne joue pas.
— Même s’il n’y a pas d’amour ? Le silence reprit de nouveau.
— Que se passe-t-il encore ?
— Je réfléchis… sur le mot « amour ».
Ce seul mot avait probablement plongé Violet encore plus profondément dans un tourbillon de pensées. Elle finit par se taire.
— Qu’est-ce qui vous prend ? Comment avez-vous vécu jusqu’à maintenant !? La conversation ne fait pas sens ! Plutôt que de parler de moi, je m’inquiète pour votre avenir ! Allez-vous écrire des lettres d’amour dans cet état ?! Je vous ai appelée, car j’ai cru comprendre que vous étiez très réputée. Assurez-vous de ne pas me décevoir !
Alors que les jambes et les bras de Charlotte se tortillaient d’indignation, Violet répondit de manière concise.
— Certainement
— Un peu plus d’entrain, bon sang ! J’ai l’impression d’être la seule à être en colère !
— Mais je ne suis pas en colère.
— Je n’aime pas être la seule à exposer mes sentiments ! Cessez cette inexpressivité !
Comme on le lui disait, Violet approcha ses mains de ses joues, les poussant légèrement. Comme si elle avait conclu que quelque chose n’allait pas, elle s’arrêta à mi-chemin.
— Je vais essayer de faire un effort, alors puis-je vous faire attendre un moment ?
Elle recommença ensuite à toucher ses douces joues. Apparemment, elle tentait de remédier à son manque d’expression par la force physique. N’en pouvant plus, Charlotte descendit de son trône et s’accrocha à Alberta.
— Alberta ! Cette personne sait-elle vraiment ce qu’elle fait ?
Alberta, comme pour réprimander Charlotte, ayant posé ses pieds sur le plancher en bois, rétorqua.
— Madame Violet est une personne très renommée dans le monde des poupées. Les humains sont des créatures différentes dans leur vie privée et dans leur vie professionnelle.
— Quelqu’un qui ne comprend pas la romance ne peut décidément pas écrire une lettre d’amour digne de ce nom !
Le cri de désespoir de Charlotte résonna dans tout le palais. Mais ses craintes et lamentations furent contredites quelques jours plus tard.
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Monseigneur Damian Baldur Flügel,
Si je vous disais que le simple fait de prononcer votre nom ou de l’écrire ainsi fait frémir mon cœur, que penseriez-vous ? Mes journées dans cette capitale des fleurs consistent à soupirer pour m’unir à vous dans diverses circonstances.
Lorsque j’observe la lune dans le ciel nocturne, je pense par exemple à la lune éclipsée comme à un pétale dansant vers le bas en voltigeant. Et, par la suite, je réfléchis à la question suivante : à quoi pensez-vous lorsque vous voyez la même chose ? À la griffe d’un chat, ou peut-être à une épée incurvée brillante ? Comme on pourrait s’y attendre, voyez-vous la Lune comme une simple lune ? Je suis certaine que, quelle que soit votre réponse, elle me paraîtra merveilleuse et me fera sourire.
Parmi les nuits noires où les étoiles se reflètent magnifiquement dans le ciel, y en a-t-il une où vous pensez à moi dans votre palais illuminé au clair de lune ? Non, cela ne me dérange pas si ce n’est pas sous la lune. Même si c’est sous le ciel de la rosée brillante de l’aube, au bord d’une rivière d’un bleu parfaitement clair volant les cœurs, ou dans une foule où il n’est même pas permis de rester immobile, y a-t-il une situation dans laquelle vous pensez à moi comme je pense à vous ? Votre Altesse Damian Baldur Flügel, à quels moments est-ce que je transcende votre esprit ? En admirant amoureusement des camélias blancs, je pense toujours à vous.
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Devant le palais, où les citoyens s’étaient rassemblés dans une grande agitation, une jeune femme de la cour, bien habillée, lit à haute voix la lettre d’amour de la princesse à partir d’un parchemin. Après avoir écouté tout cela, le public sembla touché par l’innocence de la jeune princesse amoureuse et acclama la lettre d’amour.
— Dame Charlotte est adorable !!
— Je suis bien d’accord. Et les mots sont d’une justesse… Je me demande souvent ce que la personne que j’aime pense de moi au beau milieu de la nuit !
— Comment Son Altesse Damian va-t-il répondre à cela ?
Dans un premier temps, la lettre d’amour initiale était lue à haute voix par une personne de la cour avant d’être affichée publiquement en ville dans un endroit prévu à cet effet. Ensuite, la lettre de l’autre partie était remise et apposée à côté, ce qui permettait à tous de suivre l’échange entre les deux interlocuteurs.
* * *
— On dirait bien que la poupée engagée ne fait pas les choses à moitié.
— Je me demande si Flügel en aura trouvé une de ce niveau !
En réalité, la population n’avait aucune idée qu’il s’agissait d’un simple échange de courtoisie. Pour cette dernière, les Lettres d’amour publiques étaient un festival qui se déroulait une fois toutes les quelques décennies.
— Vous semblez être très ignorante sur l’amour, mais on dirait bien que vous n’usurpez pas votre réputation.
Quelque temps après la présentation publique, dans un jardin situé dans l’enceinte du palais, Charlotte et Violet s’assirent face à face à une table et prirent le thé à l’intérieur d’un reposoir en forme de dôme, sur lequel étaient sculptés des déesses et des anges. Dans le jardin au ciel plutôt clair et au soleil éblouissant, des camélias blancs se balançaient et s’envolaient au gré de la brise depuis les parterres de fleurs.
— Je n’ai certes aucune notion dans la romance. Mais depuis que j’exerce cette profession, je lis bien évidemment beaucoup de livres. Les romans d’amour y compris. Une fois que l’on en retient le vocabulaire, le style d’écriture et les clichés qui les composent, il ne reste plus qu’à les utiliser.
— On pourrait croire que vous parlez de mathématiques !! Bon, tant que ça a plu au public… Mais vous avez inventé beaucoup de choses, n’est- ce pas ?
— Cela semble être une constante dans le monde entier. Partout, quand on aime, on pense à sa moitié toute sa journée et l’on est curieux de savoir si elle en fait de même. C’est corroboré par les romans d’amour, également.
Tandis que Violet buvait gracieusement son thé noir, Charlotte grimaçait.
Elle voulait faire s’effondrer d’une manière ou d’une autre l’expression de cette femme qui ressemblait presque parfaitement à une poupée, mais ne parvenait pas à trouver une manière adéquate de le faire.
— Je ne vous le pardonnerai pas si nous ne gagnons pas cet échange !
— S’agit-il vraiment de gagner ou de perdre ?
* * *
La lettre d’amour de Flügel fut envoyée à Drossel peu après.
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Dame Charlotte Abelfreyja Drossel,
Ceci est pour vous, vous qui êtes d’une telle beauté dans votre château de camélias blancs. Quant à savoir à quoi je pense au clair de lune, il n’est pas facile de répondre à cette question. J’imagine toutes sortes de choses concernant notre avenir. Quel sera le son de mon cœur lorsque nous nous verrons en face à face ?
Quand viendra le moment d’échanger un baiser, sourirez-vous timidement en ouvrant les yeux ? Une fois que j’aurai enlacé votre corps frêle, serai-je capable de rester aussi délicat que si vous étiez en verre ? Les sentiments que je ressens à votre égard, l’objet de ma passion dans mon histoire d’amour, débordent constamment. À partir de maintenant, vous serez l’objet prioritaire de mon attention.
Mes yeux vous appartiennent déjà, et votre existence a noyé mon esprit de pensées. Bien que vous soyez une princesse, vous êtes presque comme un esprit des eaux faisant couler les bateaux avec votre voix soyeuse. Il est extrêmement difficile de vous dire que je me noie dans l’amour.
Ce que je peux dire tout présentement toutefois, c’est que je veux vous toucher une fois que vous serez mienne. Ce qui, je le souhaite, arrivera bientôt.
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À la lettre d’amour de Flügel, qu’un messager avait lue d’une voix résonnante, les visages des jeunes femmes de Drossel devinrent roses. Certaines s’évanouirent sur place.
Charlotte n’y fit pas exception et devint rouge comme une tomate, avant que son corps ne frissonne. Enfin, elle décida de retourner dans ses quartiers en versant quelques larmes.
Violet et Alberta, qui avaient lu en même temps, regardaient ensemble l’ennemi devant les portes fermées de la salle.
— Est-elle gênée ?
— La princesse agit ainsi quand les choses ne se passent pas comme prévu.
— Vous la comprenez si bien.
— J’ai vu la princesse venir au monde. Ensuite, ma mission a été qu’elle grandisse en bonne santé. Je ne suis pas sa mère, la reine, alors il serait bien maladroit de le dire publiquement, mais elle est comme ma propre fille. Je connais ses expressions.
— Le visage en pleurs de tout à l’heure était donc du dégoût envers la réponse fervente ?
Alberta resta silencieuse un moment à la question de Violet.
— La princesse n’a rencontré son époux, son Altesse Damian, qu’une seule fois. Il semble que les deux aient eu une conversation en marge de leurs salutations. C’était encore avant que les fiançailles ne soient discutées. À l’époque, la princesse avait pleuré, mais ne nous a jamais dit pourquoi. Peut-être repense-t-elle à cela.
— Je vois.
Alberta finit par rire un peu des réponses presque mécaniques de Violet.
— Cette personne est encore une enfant, malgré sa grande maturité. Nous l’avons élevée de cette façon, dans une condition ambiguë. Peut-être parce que son enfance a été écourtée, la princesse redevient de temps en temps une enfant. Elle pleure et perd son sang-froid. Madame Violet, la princesse n’est peut-être pas le visage de son peuple, mais pardonnez-lui.
— Je suis la Poupée de mes clients. Une telle considération n’est pas nécessaire. À ce propos, je n’ai pas encore vu le roi et la reine ; est-il inutile que je les salue ?
À cette question, Alberta secoua la tête.
— Le roi doit s’occuper d’affaires gouvernementales. La reine vit… au Palais royal depuis plusieurs années maintenant. Ils assisteront très probablement à la cérémonie de mariage, cependant… Excusez-moi, je vais voir comment la princesse se porte.
Violet s’inclina une fois et quitta les lieux.
Alberta sortit de la poche de son tablier un anneau contenant plusieurs clés et inséra la plus polie d’entre elles dans le trou de serrure de la porte.
— Même si vous vous cachez, je saurai tout de suite où vous êtes.
À l’intérieur de la chambre de la princesse se trouvaient de nombreux meubles blancs. Un sentiment de richesse régnait. Passant devant une commode et un énorme lit qui semblaient être des endroits où une personne pourrait se cacher, Alberta se dirigea vers les rideaux, qui avaient clairement une forme humaine. Quand elle en retourna l’un d’eux, Charlotte était là, hoquetant et sanglotant dans les tissus de dentelle.
— Je ne comprends pas pourquoi se cacher quand on désire être trouvée.
— Alberta, espèce de méchante ! Belle-mère !
— Si j’étais votre vraie belle-mère, vous auriez déjà toutes mes faveurs. Princesse, quand vous êtes émotive, vous oubliez rapidement votre position… Je suis inquiète. À Flügel, je ne serai pas derrière vous !
À ces mots, les larmes de Charlotte s’arrêtèrent complètement et elle fut momentanément pétrifiée. Elle continua à fixer Alberta sans mot dire, puis des larmes recommencèrent à couler de ses yeux.
— Comment peux-tu dire une telle chose ?
Elle était consciente de cela, mais n’avait pas voulu l’entendre de la bouche de l’intéressée. De tels sentiments transparaissaient dans sa voix.
— Je suis la gouvernante du Palais Royal. Je crois qu’un certain nombre de jeunes dames de la cour vous suivront lorsque vous quitterez le pays, mais je ne peux pas les rejoindre. Mon rôle est d’élever les princesses nées dans ce pays.
— Tu pourrais élever mes enfants. Dit, quand je les aurai, je t’appellerai. Alberta, tu voudras aussi voir mes enfants, n’est-ce pas ? Vivre à Flügel sera sûrement plus amusant si nous sommes ensemble. N’est-ce pas ?
Alors que Charlotte la fixa d’un regard implorant, Alberta tourna la tête.
— Ce n’est pas une proposition que je peux accepter sans broncher. J’appartiens au Palais Royal, pas à vous, dame Charlotte.
Les lèvres de Charlotte tremblèrent de façon erratique. Elle balança ses petits poings et frappa la poitrine d’Alberta sans aucune force.
— Tu… as été celle qui a été choisie pour m’arracher à ma mère ! Tu m’as élevée, au point que j’ai oublié à quoi ressemble son visage ! Tu m’appartiens… ! et tout du moins, je t’appartiens ! Tu m’as élevée depuis ma plus tendre enfance ! C’est une partie de ta propre vie… Comment… Comment peux-tu tirer un trait là-dessus si facilement ?!
— Princesse, c’est pour votre bien.
— Si c’est vraiment pour mon bien, alors tu dois rester à mes côtés… C’est déjà assez… J’ai l’impression que ces lettres, toi et beaucoup d’autres choses aurez raison de moi.
—Princesse…
—Va-t’en… Va-t’en !
S’enroulant autour des rideaux, Charlotte s’accroupit sur place et dissimula son visage.
— Non, je serai à vos côtés.
Alberta ne partit pas, même après qu’on lui ait sommé de le faire. Elle retira la main qui était sur le point de toucher Charlotte et, à la place, l’embrassa muettement par-derrière. Une telle gentillesse la rendait heureuse, mais c’était aussi détestable, car cette douceur était précisément ce qu’elle craignait de perdre. La fureur, le chagrin et la joie envahirent Charlotte, la rendant désorientée.
— Si tu ne veux pas être avec moi, ne me traite pas si gentiment. Elle fit de son mieux pour prononcer ces mots.
— C’est précisément parce que je ne peux pas vous suivre… que je veux profiter du temps qu’il nous reste pour vous traiter avec gentillesse.
Quoi qu’il en soit, la réponse d’Alberta la fit pleurer une fois de plus. Les bruits de ses sanglots se poursuivirent sans interruption pendant un moment, et, après un moment de silence, Charlotte demanda d’une voix tremblante,
— Hé… Quand je vais me marier, que se passera-t-il ? C’était une question pour le moins vaste.
— Que veux-tu dire par là ?
Alors qu’Alberta lui répondait encore plus doucement que d’habitude, Charlotte demanda comme un petit enfant.
— Je ne pourrai plus revenir ici, n’est-ce pas ?
— Vous êtes la princesse, après tout. Il est sûr que vous ne pourrez pas aller et venir comme bon vous semble.
— Alors, sur qui dois-je m’appuyer là-bas ? Et si jamais j’ai besoin de l’aide de quelqu’un ?
— C’est…
— Je me consacrerai à Flügel. À Son Altesse Damian aussi. C’est pour ça que je suis née. J’ai vécu comme une princesse parce que c’est mon devoir. C’est ce que je peux faire pour mon peuple. Mais…
Charlotte ajouta encore quelque chose dans sa succession rapide de mots, avant qu’Alberta ne puisse dire quoi que ce soit…
— Mais, même si je suis une princesse, je reste une pleurnicharde.
Des manifestement grosses gouttes coulèrent des yeux de Charlotte sur ses joues blanches.
— Une pleurnicharde et une poule mouillée.
Elle toucha les mains d’Alberta, qui l’enlaçait par-derrière, comme si elle s’accrochait à elle.
— Il y a beaucoup de choses que je ne peux pas faire.
C’était une mission énorme pour un si petit être. Son intérieur était rempli à ras bord d’anxiété.
— Jusqu’à présent, tu as été à mes côtés. C’est parce que tu étais là que j’ai pu faire de mon mieux dans beaucoup de domaines. Toi… Tout ce qu’il te reste à faire, c’est de me dire au revoir. Mais après avoir été envoyée au loin, que vais-je devenir… ?
Alors qu’elle tournait son cou pour regarder le visage de Charlotte, Alberta fit une grande inspiration. Charlotte était complètement pâle et terrifiée, ses larmes coulaient comme de la pluie.
— Je suis… dans une situation que je ne peux pas fuir.
Charlotte elle-même pouvait constater à quel point Alberta avait également l’air confuse. Il était vrai que les paroles d’Alberta étaient légèrement égoïstes. Il était évident qu’elle était irremplaçable pour Charlotte. Cependant, le fait que la fille souffrait réellement en ce moment lui avait été transmis. Sa souffrance était devenue celle d’Alberta.
— Son Altesse Damian deviendra sûrement votre force !
— Même si… notre mariage est arrangé ?
— C’est…
— Sera-t-il capable de chérir une femme qu’il n’aime même pas ?
— Avec le temps, vous construirez une bonne relation.
— Alberta, j’ai l’intention de faire des efforts. Bien entendu que je ne compte pas fuir. Je donnerai le meilleur de moi-même… mais, en sera- t-il de même pour Damian ?
Alberta ne sut quoi répondre.
* * *
L’un et l’autre interlocuteur n’étant pas sûrs des sentiments de l’autre, les Lettres publiques continuèrent naturellement.
——
Monseigneur Damian Baldur Flügel,
Savez-vous qu’il existe une légende dans mon pays qui stipule que présenter un ruban doré à un être aimé fera fructifier cet amour ? L’or est la couleur des étoiles. Que ce soit le jour ou la nuit, elles scintillent juste au- dessus de nous. Quelle que soit la distance qui nous sépare de nos corps, nous sommes sous la même lumière. Le ruban doré remplit le rôle d’émissaire des étoiles et communique ces sentiments même lorsque nous ne pouvons pas être ensemble. S’il vous plaît, considérez-le comme mon être et ayez-le à vos côtés.
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Dame Charlotte Abelfreyja Drossel,
J’ai certainement reçu le ruban doré. En ce moment, la couleur dorée des étoiles émet un doux éclat sur mon bras. Puisque vous m’avez raconté la légende de Drossel, laissez-moi vous dire qu’il existe un charme qui aurait fait ses preuves ici aussi. Je vous ai envoyé un mouchoir brodé de roses, que les chevaliers de Flügel laissent à leur moitié au pays lorsqu’ils se rendent sur les champs de bataille. Les roses de Flügel fleurissent d’un rouge aussi passionné que les sentiments des couples. Ces roses sont sublimées par notre royaume.
Il y a une raison pour laquelle nous les avons choisies : leur langage floral signifie une appartenance à l’autre pour l’éternité. Lorsque je réfléchis à l’avenir, dans lequel votre beauté sera des plus exaltantes, je finis même par penser que je souhaite vous prendre de mes mains et vous enfermer quelque part sans jamais laisser personne vous regarder.
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Monseigneur Damian Baldur Flügel,
L’autre jour, peut-être parce que j’avais fixé un portrait de vous toute la journée, juste à cause du vent qui balançait une porte, je finis par me demander si vous étiez là. C’est étrange, n’est-ce pas ? Il y a un grand fleuve entre nos pays, et vous êtes de l’autre côté, dans ce royaume au sein d’une forêt d’un vert abondant. Vous n’étiez certainement pas là, mais, peu importe, je me surprenais à le penser.
Chaque occasion est certainement devenue un prétexte pour penser à vous. La douleur et les tremblements qui se répandent dans ma poitrine lors de ces occasions disparaîtront-ils lorsque nous serons réunis ?
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Dame Charlotte Abelfreyja Drossel,
Votre douleur est ma douleur. Le son que fait votre cœur doit être définitivement similaire au mien. Nous comptons tous deux sur nos doigts les jours où nous nous reverrons. Cette seule vérité est ce qui me réconforte de votre absence. Dans mon palais, les préparatifs pour vous accueillir se poursuivent sans relâche. Ce grésillement dans ma poitrine durant cette période où je ne peux vous rencontrer est une épreuve pour savoir si je suis digne de vous enlacer, n’est-ce pas ? Vous pourriez croire que vous allez arriver sur une terre totalement inconnue, seule. Pourtant, celui qui vous attend est votre serviteur en amour et celui qui vous protégera. Si vous me confiez tout, je suis sûr que tout se passera bien.
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Selon le modèle des lettres d’amour publiques, afin de donner plus de profondeur à l’échange, les préparatifs de la cérémonie de mariage progressaient également.
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Le séjour de Violet était prévu pour un mois. Pendant ce temps, la cour royale de Drossel nageait en pleine frénésie. La seule princesse du pays allait partir pour une nation étrangère, après tout.
Il n’était pas exagéré de dire que les longs couloirs du palais n’auraient pas suffi pour la liste des objets à rassembler pour le mariage. La différence entre la princesse et les civils était que la princesse ne s’occupait de rien. Bien qu’étant la personne au centre d’un tel maelstrom, Charlotte était déconnectée du tumulte.
Afin de contempler le contenu de ses lettres, elle avait de nouveau rendez-vous avec Violet autour d’un thé.
— Violet, passez-moi le lait !
— Très bien.
— Ces sucreries sont délicieuses. Mangez-en plus.
— Merci beaucoup.
Elles s’étaient naturellement habituées à leur petit rituel ensemble. Loin des dames de la cour, elles savouraient en tête à tête le thé noir sous le dôme du jardin. Ce fut un goûter très calme, au cours duquel la brise légère caressa les cheveux des deux jeunes filles avant de se retirer. Peut-être parce qu’elle était sous l’influence de la toujours très silencieuse Violet, ou à cause de l’instabilité émotionnelle d’avant le mariage, la conduite et le ton de Charlotte étaient également passifs.
— Comment dois-je répondre… à la prochaine lettre ?
Alors que Charlotte marmonnait cela en faisant des pauses, Violet répondit d’une voix calme.
— Si vous acceptez docilement les mots de l’autre partie, la romance risque de s’arrêter… Il serait bon de continuer un peu plus longtemps.
— D’une certaine manière, je m’en fiche…
Un profond soupir s’ensuivit. Bien que le cœur de Charlotte ait été agité au cours de la première étape de l’échange de lettres, elle était désormais devenue aussi sereine qu’un océan sans vague. Son visage était toutefois fatigué, comme le reflétait le thé noir. Elle prêta à peine attention au vaste assortiment de sucreries disposé sur la table, sa main tripotant ses fines mèches.
— Comme moi, il doit sûrement faire écrire ses lettres de toute façon. Je me demande même s’il se torture l’esprit comme nous le faisons. Contrairement à la dernière princesse d’une famille, la plus jeune, le prince Damian de Flügel n’attend que ce qui lui revient de droit en tant que prochain successeur au trône.
— Il semblerait que Son Altesse ne soit pas satisfaite des réponses de l’autre partie…
Violet mit du sucre dans son thé et le mélangea avec une cuillère en argent. Peut-être était-ce à cause du silence, mais le son résonnait fort. Le bruit semblait strident, perturbé comme l’esprit de Charlotte. Il s’agissait avant tout d’un mariage politique. Le bonheur avait-il vraiment sa place dans l’équation ?
— Non, ce n’est pas ça… Je pense que le contenu est passionné et qu’il fait palpiter mon cœur. En ce moment, parmi les jeunes femmes de ce pays, il semblerait que Son Altesse Damian rencontre un franc succès. C’est juste que…
Charlotte leva son visage abattu, les parterres de fleurs du jardin se reflétant dans ses yeux. Les tas de camélias blancs se tenaient bien haut. Cette année-là aussi, la saison la plus prospère de ces fleurs plantées dans tout le pays avait porté ses fruits. Avec telle vue, Charlotte était capable de voir le passé.
— C’est juste que… je ne l’ai rencontré une fois et il n’était pas le genre d’homme à utiliser de tels mots.
Dans ses yeux, un paysage de souvenirs refit faiblement surface. Violet n’avait pas particulièrement incité à la conversation et buvait silencieusement son thé noir.
Peut-être était-ce précisément pour cette raison que Charlotte poursuivit, ce qu’elle n’aurait peut-être pas fait avec les dames de la cour, avides de commérages, ou encore avec Alberta qui était telle une seconde mère.
— Cette personne… est complètement différente de ces lettres.
Ne disant rien, Violet ne dirigeait sérieusement que ses yeux bleus vers Charlotte. Remarquant son regard, cette dernière toucha le diadème sur sa propre tête. Le symbole en argent de la famille royale y brillait. Il la gênait quand elle pleurait, alors elle le jetait toujours. Cette fois-ci, Charlotte le détacha délicatement de ses cheveux et le laissa sur la table.
— Pour l’instant, je ne veux plus être la troisième princesse de Drossel. Son ton n’était pas celui de la plaisanterie.
— Violet, cessez un petit moment d’être une poupée et écoutez-moi. En tant qu’être humain. Je n’ai pas besoin de conseils ou de pitié. Juste… une oreille attentive. Cela suffira très bien.
Violet posa sa tasse de thé sur sa soucoupe.
— Entendu.
Et, comme prévu, elle hocha la tête comme une poupée.
Cette attitude et cette voix distante, qui avaient d’abord irrité Charlotte, lui procuraient désormais, paradoxalement, un sentiment d’aise.
— Cette poupée est définitivement très obéissante !
Charlotte esquissa un sourire. C’était la première fois que la princesse lançait un sourire à Violet, cette dernière n’ayant pu observer que son visage en larmes à plusieurs reprises. N’étant plus une princesse, Charlotte débuta son récit pour son invitée.
— Le jour de mon dixième anniversaire, un banquet grandiose fut organisé dans la salle des fêtes du château de Drossel.
Ce jour était également celui où Charlotte avait rejoint la société. Elevée jusqu’à ce jour en autarcie dans le palais, comme si elle était cachée, ceci avait été un grand changement pour elle.
Il y avait des princes célèbres et des envoyés des pays voisins, ainsi que des rencontres en tête-à-tête avec un nombre de candidats au mariage suffisamment important pour qu’elle ne se souvienne pas de tous. Les danses et les conversations auxquelles elle n’était pas habituée s’étaient prolongées tard dans la nuit. Absolument épuisée, elle s’était enfuie dans le jardin sans dame de la cour pour l’accompagner.
— Les enfants de dix ans sont considérés comme des enfants. Dans la royauté, c’est toutefois différent… À cet âge, on entre officiellement sur le marché du mariage. Je n’avais pas eu la moindre impression que l’on célébrait mon anniversaire.
Le mariage occupait toutes les pensées des invités. Les plus vifs d’esprit avaient même commencé à imaginer les prénoms de ses enfants. Même si son partenaire n’était pas encore décidé, le fait que Charlotte allait se marier était déjà acté.
— J’étais ennuyée. Pourquoi n’avais-je pas d’autre choix que de penser au mariage ? Pourquoi tout le monde voulait-il précipiter les choses ? Pourquoi fallait-il que je naisse femme ? Pourquoi est-ce que ce sont les femmes qui donnent la vie ? Pourquoi devais-je être une princesse ? Pourquoi personne ne m’a demandé ce que je voulais faire ? Je pensais beaucoup à ces choses, et tous ces mots de félicitations superficiels avaient blessé mon cœur… alors j’ai naturellement fini par pleurer.
La vedette du banquet craquant en sanglots n’était décisivement pas un spectacle à offrir. L’image de Drossel était en jeu, elle était parfaitement consciente de cela malgré son jeune âge.
Ce jour-là, elle portait une robe en mousseline de soie d’un blanc pur. Sûrement, si elle se mêlait à la foule des parterres de camélias blancs, personne ne la trouverait ainsi. Pensant précisément cela, elle s’était faufilée dans un parterre de fleurs légèrement exposé au clair de lune.
— Je n’arrêtais pas de pleurer au milieu des camélias blancs. Beaucoup de choses m’avaient rendu mélancolique.
Il n’y avait plus de retour en arrière possible. Elle était devenue incapable de revenir à l’époque où son anniversaire était simplement un événement heureux. Elle avait déjà rejoint les adultes. Elle avait cessé d’être quelqu’un qui n’appartenait qu’à elle-même. Elle était déjà devenue un outil politique au sens propre du terme et n’était tout simplement plus Charlotte. En pensant à cela, elle fut saisie de chagrin et des larmes coulèrent sans s’arrêter.
— Ce soir-là, le croissant de lune était vraiment magnifique.
Dans un monde de ténèbres, sur lequel le voile de la nuit s’était abattu, ce qui avait consolé Charlotte était la seule lumière de la lune, d’une puissance pourtant limitée. Si l’obscurité avait été totale, sa peur se serait ajoutée à sa tristesse et elle aurait probablement pleuré davantage.
— Mais, vous savez, la lumière de la lune fut soudainement bloquée. J’avais alors sursauté lorsque mon champ de vision s’était noirci d’un coup. En relevant mon visage… J’avais vu cette personne…
Un homme s’était tenu dans son champ de vision. Elle avait levé les yeux haut sans essuyer ses larmes, dissimulant la lune.
— Cette personne me fixait comme si elle regardait quelque chose d’extrêmement amusant.
Avec un sourire indescriptible, ledit homme avait parlé en premier, ne disant rien d’autre qu’un simple « Coucou ». Un mot bien inapproprié, impensable de la part de quelqu’un qui avait pénétré dans ce palais. S’accroupissant sur place comme Charlotte l’avait fait, il lui demanda la chose suivante : « Personne n’est venue te trouver ? ».
— Il m’avait saluée, donc il savait que j’étais la princesse de Drossel… mais il m’a traitée comme si j’étais une enfant jouant à cache-cache. Cela m’a énervé… mais je ne savais pas comment répondre, alors j’avais fini par pleurer davantage.
Pendant ses pleurs, l’homme lui caressa rudement la tête, l’encourageant même. « Pleure, lâche-toi ». Les caresses étaient semblables à celles que l’on faisait à un chien ou à un chat. Même Alberta n’avait jamais fait quelque chose de similaire.
Alors qu’elle sanglotait encore, elle lui demanda de cesser lui disant « Ne me dis pas ça alors que je veux arrêter de pleurer ». Pourtant, il persistait. Il lui tapota gentiment dans le dos et lui rétorqua : « Tu peux continuer ». Quand elle lui avait demandé pourquoi, il lui répondit en gloussant légèrement, face à elle : « Pendant le banquet, j’ai pensé que tu étais une enfant terrible. Parce que tu te comportais presque comme si tu étais plus adulte que les autres. J’ai été soulagé de te voir pleurer dehors. C’est exact. Cette fête d’anniversaire est horrible. N’importe qui aurait envie de se défenestrer ».
— Après avoir entendu ces mots, je regardai son visage sérieusement pour la première fois.
Le fait qu’il était le prince d’un pays prospère situé dans un bassin, au milieu de la végétation, se voyait d’une certaine manière. Elle n’avait pas été capable de se souvenir de quoi que ce soit d’autre à son sujet. Elle n’avait pas non plus conservé beaucoup de souvenirs du moment où ils s’étaient salués. Dans un monde aussi criard, tout le monde semblait avoir les mêmes traits.
Cependant, contrairement à tous les autres, qui riaient comme s’ils portaient un masque, il arborait un sourire quelque peu déplacé. Ses cheveux courts étaient cuivrés. Son visage était couvert de taches de rousseur. Ses traits n’étaient en aucun cas galants. Il était tout à fait normal.
— Pourtant, sur le coup, je pensais que c’était une personne merveilleuse.
Il y avait d’autres princes bien plus courtois. Il y avait d’autres personnes bien plus belles.
— Il ne m’a pas parlé avec arrogance et ne m’a pas traitée comme si j’exagérais mon chagrin. J’ai compris qu’il avait laissé nos statuts de côté pour me parler quand j’ai vu son visage souriant.
Les personnes en question étaient un homme d’une vingtaine d’années et une fillette de dix ans. Il lui avait parlé parce qu’elle pleurait. Comme elle était petite, il lui avait dit de pleurer comme n’importe quel enfant. C’est tout ce que l’homme avait fait. C’était son seul accomplissement.
–Cependant…
— Cela…
—Cependant, cela…
— Cela…
–Rien que cela a été extrêmement…
— Cela m’a rendue extrêmement heureuse.
À ce moment-là, cette nuit-là, son cœur avait été volé. Les yeux de Charlotte ne regardaient probablement personne, ne voyant que l’ombre de cet homme partout. Les joues rouges, les doigts qui se chevauchent, les lèvres qui tremblent… Aucun doute, elle était amoureuse.
— Notre conversation n’avait duré que quelques minutes. J’avais rapidement été retrouvée par Alberta et ramenée au palais. Quatre ans après, jusqu’à maintenant, nous ne nous sommes pas revus. Lorsque le sujet de la demande en mariage fut abordé, j’avais été choquée. Je croyais que c’était une opportunité spéciale que Dieu m’avait accordée. Je ne pouvais absolument pas la manquer. J’ai… recherché des informations sur l’intérêt politique qu’il y aurait à ce que Drossel et Flügel s’unissent, autant que je le pouvais. Je n’ai cessé de parler que de ça avec mon père et les députés pendant nos dîners. Je ne sais pas si c’est à cause de ça, mais en fin de compte, Drossel a choisi Flügel.
L’illusion d’une personne que Charlotte semblait regarder dans une partie du jardin avait déjà disparu.
— Pourtant, j’ai… eu très peur, paradoxalement. Je suis tellement heureuse de ce mariage, mais qu’en est-il de cette personne ? Peut- être avait-il déjà quelqu’un dans son cœur, mais n’a pas pu l’épouser à cause de moi. Était-ce normal que je choisisse cette personne juste parce qu’elle avait été gentille avec moi une seule fois ? Même si je suis un atout pour le bien de Drossel, je mêle mes sentiments à tout ça, alors que ferai-je si cela n’aboutit pas à un résultat arrangeant les citoyens par la suite ? Il y a un écart d’âge entre cette personne et moi. Nous ne sommes peut-être pas sur la même longueur d’onde. Sans mon statut de princesse, je ne suis qu’une fille pleurnicharde. Il pourrait finir par me détester à un moment donné. Si cela arrive, comment pourrais- je continuer à vivre dans un pays inconnu, loin de ma patrie… ?
Elle continuait à réfléchir avec une inquiétude sans fin sur de telles choses. Sa tête était emplie de raisonnements et on pouvait ressentir son impuissance. Son anxiété déborda par la suite.
— Je pense, je pense, et ensuite tout commence à devenir un supplice.
Ayant repris conscience de la réalité, Charlotte baissa la tête de manière instable et tomba prostrée sur la table.
— Ces lettres sont toutes des fraudes. Je ne peux pas y voir ce que moi ou cette personne pensons vraiment. Cette situation peu claire… me ronge le cœur comme une maladie et me rend instable.
Ne disant rien de plus, Charlotte se tut. Les entourant de loin, les femmes qui surveillaient le goûter du duo bougèrent leur cou comme si elles étaient nerveuses.
Le fait d’avoir son front contre la table fraîche avait chassé ses pensées oisives pour un temps, mais elle se remit rapidement à soliloquer. Des larmes se formèrent lentement dans les yeux de Charlotte.
–Nous n’avons même pas encore scellé notre union, que je suis stupide.
Pourtant, elle était si, si anxieuse, qu’elle ne pouvait juste pas s’arrêter. Elle avait inévitablement peur de chaque jour, du moment présent et de l’avenir.
— Dame Charlotte, vous êtes vraiment une pleurnicheuse.
C’était un timbre de voix léger, chaleureux et doux. Charlotte regarda Violet.
— Violet ?
Violet se leva de son siège. Elle avait le visage de quelqu’un qui avait pris une sorte de décision. En portant un doigt à ses lèvres, Violet chuchota.
— Nous autres, poupées de souvenirs automatiques, sommes les fantômes de nos clients. Nous ne faisons rien qui dépasse le cadre de notre mission. C’est pourquoi ce que je m’apprête à faire… est une action pouvant être considérée comme intrusive. Comme lorsque vous posez votre diadème, sachez que cette initiative n’engage que moi et n’a rien à voir avec l’entreprise qui m’emploie.
— Qu’avez-vous l’intention de faire ?
— Je vais faire une excursion. La vérité est que l’écriture de cette autre poupée me dit quelque chose. Cette manière avide et charmante d’implorer… Si c’est de la part de la personne à laquelle je pense, elle offrira très probablement son aide. Je vais aller la voir.
Elle voulait dire qu’elle prévoyait de visiter la capitale de l’autre côté de la rivière. Que diable avait-elle en tête ?
— Je souhaite arrêter vos larmes.
La silhouette de Violet, alors qu’elle chuchotait en se tenant au milieu de la végétation luxuriante, ne ressemblait à rien d’autre qu’à une lumière étincelante pour Charlotte, qui était incapable de voir le monde correctement à cause de ses larmes.
Lorsqu’elle lui demanda pourquoi, Violet répondit simplement qu’elle ne savait pas et qu’elle voulait simplement le faire. En l’observant, pour une raison quelconque, Charlotte en conclut que, s’il s’agissait de Violet, les choses allaient sûrement pouvoir aller dans la bonne direction. Pour Charlotte, qui vivait dans un monde d’égoïsme et d’intérêts, et ce, probablement jusqu’à la fin de ses jours, cette poupée de souvenirs automatiques était beaucoup trop innocente et authentique.
— Je comprends, Violet. Je vais vous faire confiance et vous laisser faire.
* * *
Quelques jours plus tard, une lettre d’amour publique fut livrée par Flügel. C’était pourtant Drossel qui était supposé envoyer une lettre à son tour. Une telle situation ne s’était jamais produite auparavant dans l’histoire.
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Dame Charlotte Abelfreyja Drossel,
Vous souvenez-vous de moi cette nuit-là ?
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C’était tout. Il n’y avait pas de mots d’amour ou de passion débordante. Alors qu’ils s’attendaient à des paroles ferventes, le public sembla perplexe. Mais les habitants de Drossel n’étaient pas les seuls déconcertés.
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Monseigneur Damian Baldur Flügel,
Je le sais. Vous avez ri en voyant mon visage en pleurs, n’est-ce pas ? Ou, pour le dire de façon négative, vous vous moquiez de moi. J’étais très irritée. Cependant, je me souviens toujours de la gentillesse de votre voix quand vous m’avez dit que j’avais le droit de pleurer.
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Les citoyens de Flügel, eux aussi, étaient sceptiques face au texte livré par Drossel.
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Dame Charlotte Abelfreyja Drossel,
J’ai ri parce que vous pleuriez comme n’importe qui de votre âge, c’était touchant. N’y voyez aucune mauvaise intention. Mais j’en suis désolé. Mon titre est celui de prince, mais je n’ai pas la personnalité que tout le monde souhaite. Vous pourriez en être choquée après notre mariage. S’il vous plaît, n’attendez pas un homme mûr juste parce que j’ai dix ans de plus que vous.
Et vous ? Nous ne nous sommes vus qu’une fois, cette nuit-là. Quel genre de fille êtes-vous ?
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La princesse et le prince avaient soudainement initié un échange de lettres avec un vocabulaire informel. La population déclencha un scandale sur la signification de cette lettre. Même ceux qui ne s’intéressaient pas aux affaires royales trouvaient leur compte dans les rumeurs d’étonnement qu’ils suscitaient en rompant la tradition. « La princesse de Drossel et le prince de Flügel échangent des lettres d’amour pour de vrai », se disaient-ils.
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Monseigneur Damian Baldur Flügel,
Je suis… une pleurnicharde en plus d’être colérique. Je me plains toujours pour de petites choses et je me fais gronder par Alberta. Alberta est une dame de la cour qui est en quelque sorte ma tutrice. Je ne suis sûrement pas le genre de jeune femme qui vous séduirait.
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Des personnes interrogèrent les palais royaux à ce sujet, mais aucun des deux pays n’eut de réponse. Cela suscita une prise de conscience supplémentaire. Les personnes concernées ne s’y attendaient probablement pas, mais elles attiraient l’attention des deux nations comme jamais auparavant dans le passé.
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Dame Charlotte Abelfreyja Drossel,
Je ne suis pas non plus un grand être humain. Mais j’ai l’habitude des filles pleurnichardes. J’ai une petite sœur, la plus jeune de la fratrie. Elle a le même âge que vous, cela me rend mélancolique. J’ai l’intention de vous chérir, mais je n’ai pas assez de charme pour que vous deveniez folle de moi également. J’en suis navré.
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La princesse et le prince exposèrent tout, sans ne rien cacher dans la limite de ce qui était approprié pour leur âge respectif.
De vives critiques se firent fait entendre sporadiquement de la part des plus anciens très stricts vis-à-vis de la tradition, mais les jeunes suivirent cet échange avec beaucoup d’attention et de confiance.
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Monseigneur Damian Baldur Flügel,
Non, je suis déjà folle de vous.
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Charlotte délivra ces mots sans détour, pendant que Damian continua à lui dédier des textes sans mensonges ni faux-semblants. Les citoyens qui surveillaient ces nouvelles lettres, qui ne ressemblaient pas aux premières lettres d’amour échangées au début, semblèrent inquiets. Toutefois, chacun des deux palais commençait à recevoir des lettres d’encouragement ! En réponse à l’engouement du public, l’échange de lettres s’accéléra.
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Dame Charlotte Abelfreyja Drossel,
Le moi des précédentes lettres n’était guère réel. Une poupée de souvenirs automatiques compétente les a rédigées.
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Monseigneur Damian Baldur Flügel,
Je ne faisais pas référence au « vous » de ces lettres. Je parlais bien de celui qui m’a tapoté la tête, il y a de cela quatre ans.
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Dame Charlotte Abelfreyja Drossel,
Je suis sincèrement surpris. Je veux dire, je vous ai simplement consolé quand vous pleuriez, juste une fois.
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Monseigneur Damian Baldur Flügel,
Je chéris cette unique fois comme une pierre précieuse.
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Le fait que ses souvenirs du passé aient fait naître ses sentiments romantiques était ce que Charlotte avait le plus voulu transmettre à Damian. Jusqu’à ce qu’elle en arrive là, Charlotte avait jeté d’innombrables feuilles de papier dans une corbeille à cet effet.
Elle écrivait et jetait des brouillons sans cesse, et, après avoir été réprimandée par Alberta pour cause de gaspillage d’argent public, elle s’exerçait sur l’écriture de petites lettres en utilisant une seule et même feuille avant de la recopier au propre.
Violet jouait surtout le rôle de guide pour les textes. Les contenus étaient les sentiments sans fioritures de Charlotte. Elle veillait simplement à ce que cette dernière écrive sincèrement afin de transmettre à son interlocuteur sa sincérité uniquement par des mots.
L’écriture de Charlotte, ni mauvaise ni belle, s’améliorait sous ses yeux. À la même vitesse que l’amour pour son interlocuteur grandissait.
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Dame Charlotte Abelfreyja Drossel,
Cette confidence me laisse pantois. Je n’avais pas de pareilles intentions. S’il vous plaît, ne vous projetez pas avec quelqu’un comme moi. Un homme qui a bien du mal à comprendre les femmes. Qui vous laissera sûrement seule pour partir à la chasse. Il y a d’innombrables hommes merveilleux, bien plus romantiques dehors que vous aurez l’occasion de rencontrer dans votre vie d’adulte. Je ne pense pas être un homme bien, et je ne voudrais pas vous créer de faux espoirs.
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Manifestement, la réaction de Damian était défavorable. De son point de vue, l’union conjugale avec Charlotte était clairement un mariage politique. Dès le départ, aucun amour n’existait. Bien qu’il ait de la considération pour la jeune princesse qui lui était plus jeune, la passion qu’un homme offrirait à une femme n’y était pas mêlée. Cependant, Charlotte avait tout de même écrit une lettre contenant ses pensées sans réserve.
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Monseigneur Damian Baldur Flügel,
Pardonnez mes paroles, mais j’ai été courtisée par de nombreux jeunes hommes. Et ce, depuis mes dix ans. Qu’est-ce qu’un « homme merveilleux » ?
Un homme avec une belle apparence ? Un homme d’un pays riche ? Je pense qu’une personne merveilleuse est celle qui entre en contact avec les autres en toute authenticité. Parmi les gens qui n’ont que leur aspect extérieur poli comme du verre, vous êtes la seule personne que je connaisse qui ait dit ne pas être un homme bien. Cela me convient et c’est très bien comme ça. Si vous partez à la chasse, je le ferai aussi. Ne sous-estimez pas une princesse de Drossel. Nous sommes éduquées pour épouser n’importe quel gentleman. S’il s’agit de longues chevauchées, je serai même plus rapide que vous.
————-
Après la transcription, Charlotte la regretta plusieurs fois. Pourquoi n’avait-elle pas été capable d’écrire d’une manière plus aimable ? Si cela devait se passer de cette manière, plutôt que d’exprimer ses propres opinions, n’aurait-il pas été préférable de laisser la chose à Violet ? Elle affligeait Alberta avec sa spécialité – son tempérament bouillant. Néanmoins, qu’elle pleure ou qu’elle rit, il n’y avait aucun moyen d’arrêter la lettre déjà été envoyée.
Les citoyens, eux aussi, retenaient leur souffle. La dernière lettre de Damian était la suivante.
———–
Dame Charlotte Abelfreyja Drossel,
Ma foi, vous m’avez vaincu sur le terrain de la résilience. À première vue, il semblerait que ma future épouse soit une personne intelligente, têtue et intéressante. Vous ferez une grande reine. Ne tardons pas pour notre union, attendez donc que je vienne vous chercher ! Ma chère dame.
——–
Le jour où ladite lettre fut apposée et rendue publique, les acclamations des citoyens résonnèrent assez fort pour être entendues du château.
* * *
La coutume voulait que le mariage soit prononcé dans le pays de la princesse. Ensuite, un festival national avait lieu pendant une semaine. Le peuple saluait la mariée lors de son mariage avec la nation du marié.
Charlotte Abelfreyja Drossel était vêtue d’une robe en mousseline blanche, tout comme elle l’avait été le jour de son dixième anniversaire. La différence était le fait que cette fois, c’était une robe de mariage.
Ayant complètement terminé de s’habiller, elle s’assit sur le rebord de la fenêtre, observant le pays dans lequel elle était née et qu’elle quitterait d’ici quelques jours. De la fenêtre de la loge, on pouvait voir la ville autour des locaux du château, se réjouissant de l’union conjugale de ces jeunes des deux nations.
Dans les deux pays, les drapeaux nationaux de chaque contrée étaient apposés, et les rues arrosées de tempêtes de confettis blancs et rouges représentant des camélias blancs et des roses de Flügel. Les panneaux d’affichage, où les échanges de lettres provenant du couple avaient été présentés au public, se transformaient en lieux de référence pour les amoureux.
— Violet est-elle quelque part dans cette foule ?
Alors que Charlotte marmonnait par intermittence, Alberta, qui veillait sur son état émotionnel avant la cérémonie pour la signature, lui répondit.
— Elle est probablement déjà en train de quitter le pays. La vérité est que son travail a pris fin dès que la dernière lettre a été écrite. Puisque vous l’avez fait rester quelques jours de plus, cela affectera probablement sa prochaine mission.
En entendant quelque chose de dur, Charlotte plissa les lèvres.
— C’est parce que je voulais qu’elle me voit porter cette robe. J’ai déjà réussi à la lui faire voir, certes, m’enfin… C’est tout de même grâce à elle que je ne suis pas en train de jeter ma tiare et de pleurer en ce moment. Violet a en effet demandé à la poupée engagée par Son Altesse Damian de lui faire écrire avec ses propres mots.
— Il est plus juste de dire qu’elle a entaché la tradition… En réalité, les membres des clans royaux ne doivent pas exposer leur vraie nature. N’oubliez surtout pas que vous devez faire preuve de dignité, afin de servir d’exemple au peuple.
C’était un sujet qui fâchait pour Charlotte. Le brusque changement de cap provoqué par les deux poupées bouleversait l’histoire des Lettres d’amour publiques jusqu’alors. Confier quelque chose à une poupée, dans l’antiquité, était gage de qualité d’écriture et de belle phraséologie. Peu de gens pouvaient se targuer avoir un très bon style capable d’ébranler un interlocuteur.
— Cependant…
La gouvernante qui occupait le premier siège de la cour du royaume de Drossel, âgée de plus de soixante-dix ans, souriait amèrement en parlant.
— Depuis ces nombreuses années que j’exerce ici, ce sont les Lettres d’amour publiques qui resteront le plus longtemps dans mon cœur. Oui… dans le bon sens du terme.
Charlotte dirigea un regard stupéfait vers la façon dont une déclaration autre qu’un reproche était venue de la vieille femme qui était toujours si stricte. Se déplaçant lentement, Alberta s’agenouilla et prit les mains de Charlotte, enveloppées dans de longs gants de soie. Ses propres mains, couvertes de rides, étaient celles qui venaient en aide à Charlotte depuis qu’elle était bébé. Lorsqu’elles serrèrent Charlotte avec force, même son cœur s’arrêta.
— Dame Charlotte, n’êtes-vous plus anxieuse ?
Changeant complètement le visage de marbre associé à la cour de l’instant précédent, Alberta posa la question avec l’expression d’une femme âgée et douce. À cette question, le corps entier de Charlotte fut assailli par une indescriptible mélancolie.
— Je le suis. Je suis toujours anxieuse. J’ai même envie de pleurer maintenant.
Sa voix traduisait son envie de pleurer. Elle se mordit fermement les lèvres alors qu’elles tremblaient dangereusement.
— Vous ne devez pas pleurer. Cela va finir par dissoudre votre précieux maquillage.
— Je veux me marier à Son Altesse Damian.
— Oui.
— Mais je ne veux pas me séparer de mon pays.
— Je comprends…
— Pourtant, ce que j’exècre le plus… ce n’est pas d’être séparé de mon père ou de ma mère, mais de toi, Alberta.
Charlotte serra les mains d’Alberta en retour. Les paumes qui lui semblaient grandes quand elle était enfant paraissaient maintenant toutes petites.
–Aah, j’ai l’air d’une idiote maintenant. Je suis vraiment égoïste.
À ce moment précis, à cet instant, ce moment où elle ne lui appartenait pas encore, elle pensait à son désir de retourner à son enfance, où le simple fait d’être gâtée par Alberta était suffisant. À l’époque où elles se promenaient toujours en se tenant la main, elle ne réfléchissait tout simplement pas à sa propre nervosité face à l’avenir ou au sens de son existence.
— Je… veux retourner à l’enfance, quand te suivre était suffisant.
Néanmoins, Charlotte avait déjà grandi.
— Si vous parlez ainsi, même cette vieille dame que je suis va pleurer. Incapables de s’en empêcher, les deux femmes s’embrassèrent.
— Ne pleure pas. Si tu le fais, je ne pourrai pas le retenir.
— Votre Altesse… de toutes les princesses que j’ai élevées, vous étiez la plus intelligente, mais aussi la plus pénible.
— Arrête, j’ai dit… Aah, les larmes sont déjà…
Caressant les mains de Charlotte comme pour les réchauffer, Alberta murmura quelque chose. Elle apposa légèrement l’une de ses mains sur la joue de Charlotte ornée de poudre de riz et de fard à joues.
— Princesse Charlotte. S’il vous plaît, trouvez le bonheur.
Bien qu’elles n’aient pas de liens de sang, sa voix atteignit Charlotte comme celle d’une mère.
* * *
Un petit bateau solitaire naviguait sur la rivière qui séparait les territoires de Drossel et de Flügel.
Arrivée au bord de la rive de Flügel, terre de verdure et de soleil, une femme tendit des pièces de cuivre au batelier et débarqua. Coiffée d’un chapeau à larges bords orné de camélias blancs, cette femme s’avança en silence sur la terre ferme.
Après un moment, elle atteignit une plaine dégagée. Les yeux bleus de la femme aperçurent une personne vêtue d’une robe d’un rouge ardent. Cette personne, dont le grand sac de voyage était posé sur le sol alors qu’elle était accroupie, la salua en la remarquant. Elle était d’une beauté captivante.
Plus on se rapprochait des extrémités, plus ses cheveux noirs étaient relâchés. Ses oreilles finement formées et ses boucles d’oreilles en forme de lune étaient à peine visibles. Ses yeux améthyste en amande faisaient partie de son charme. Le ruban serré autour de son corps voluptueux était négligemment ouvert, dévoilant à moitié son décolleté blanc laiteux. Sa taille fut dévoilée une fois qu’elle se leva.
Les deux étaient de types différents. Si Violet était aussi impeccablement belle qu’une poupée au sens original du terme, l’aura, le regard coquet et les nombreux gestes de la femme vêtue d’un manteau traduisaient une exquise séduction qui en disaient long sur elle…
— Cattleya.
— Violet.
Tout en s’appelant par leur nom, elles se rapprochèrent l’une de l’autre.
Cattleya, qui était plus grande que Violet, prit agilement le chapeau que cette dernière portait.
— Qu’est-ce que c’est ? Tu as toujours eu ce chapeau ?
— Je l’ai reçu de la princesse. Il semble que les femmes qui participent à leurs cérémonies portent des chapeaux comme celui-ci comme accessoire. Je n’ai pas pu y assister, mais on me l’a donné en guise de remerciement. Il fera parfaitement l’affaire pour se protéger du soleil.
— C’est vraiment cher, n’est-ce pas ? Ho, il y a même des camélias blancs ornés, c’est mignon… Tu me le donnes ?
— Je refuse.
— Violet, tu m’es redevable cette fois-ci, n’est-ce pas ? Convaincre Son Altesse Damian n’a pas été une mince affaire. Il me répétait sans cesse ne pas pouvoir écrire une lettre à une fille et à quel point c’était embarrassant, gigotant dans tous les sens. Alors peut-être mériterais-je une petite récompense.
Ces paroles furent accompagnées d’un clin d’œil et d’un baiser aérien. Toutefois, la personne qui les reçut ne bougea pas le moins du monde.
— Qu’advient-il donc des innombrables cas où j’ai accepté d’échanger ma place avec toi pour des missions, Cattleya ?
Sifflant au lieu de répondre, Cattleya mit le chapeau sans permission. Puis, elle tourna sur elle-même pour le mettre en valeur. L’ourlet de son long manteau se balançait en flottant.
— Alors, ça donne quoi ?
Son visage, quand elle riait et prenait une pose, était d’une beauté rare.
— Quand Cattleya le porte, un charme adulte apparaît.
Peut-être parce que la réponse de Violet était différente de ce qu’elle avait voulu, Cattleya plissa les lèvres.
— Dis que c’est « mignon ». Même moi, je m’inquiète à ce sujet. Je t’envie néanmoins, si j’avais un visage comme le tien je pourrais me permettre plus de dentelle et de froufrous.
— Et pourquoi pas ? Cela t’irait bien, c’est sûr.
— Je ne les porte pas. Je veux dire, voici le genre de tenue que le Président choisit pour moi.
Violet observa le charme principal de la robe de Cattleya – le décolleté.
— Le haut doit-il être aussi ouvert ?
— Il n’y a pas de boutons à partir d’ici. C’est au goût du Président.
— Tu dois avoir froid.
— C’est ce que tu penses ? Eh bien… J’avoue que tu n’as pas tort, mais… Hé, et si on allait manger un petit quelque chose ?
— Je suis pressée, alors je passe mon tour. Je dois me rendre le plus vite possible là où se trouve mon prochain client.
— Tu es vraiment antipathique. Notre société ne vient-elle pas d’être inaugurée ? Tu n’as pas l’intention de passer du temps avec ta collègue
? Je veux manger de la viande !
— C’est-à-dire que…
— Je parle bien évidemment du repas que tu vas m’offrir. Nous serons quittes cette fois-ci, si tu fais ça.
— Comme je l’ai dit, je comptais me rend…
— Ah ! Ces fleurs sont jolies ! Je ne les ai jamais vues avant !
Cattleya s’avança d’un pas décidé. Violet la suivit, ne semblant pas avoir d’autre choix.
— Cattleya, s’il te plaît, rends-moi le chapeau.
— Je ne veux pas. Si je le rends, tu vas détaler, n’est-ce pas ? Maintenant, regarde ces fleurs. Comme elles sont jolies. Ah, est-ce que je devrais te faire une couronne de fleurs ?
Silence.
— C’est ensoleillé. Un beau temps pour un mariage aujourd’hui. Pas vrai ? Depuis la rive opposée, on n’entendait plus le son des salves de confettis.
La poupée aux cheveux d’or se retourna une fois. Elle était capable de voir le château, presque comme s’il se reflétait sur une surface d’eau.
— Oui, c’est vrai.
Le ton de la voix de Violet était doux.
— C’est un beau temps pour un mariage.
Les jolies petites fleurs s’épanouissaient le long de la route verte. Sans perdre de vue lesdites fleurs, les silhouettes des deux femmes côte à côte étaient tout aussi belles qu’elles.
La terre étalée était sans fin. Les deux poupées de souvenirs automatiques marchaient alors vers leur prochaine destination.
Tout en appréciant pleinement ce merveilleux moment.
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