VIOLET EVER V2 : CHAPITRE 9

Le jeune marié et la poupée de souvenirs automatiques

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Traduction : Raitei
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La Lune du matin se leva dans l’azur. Sa faible forme ne suffit pas à submerger ceux qui vivaient sous la lumière de la Lune du ciel nocturne. Cependant, tout comme la pleine lune, cette lune d’une douce couleur se fondait dans le ciel avec un charme à en couper le souffle.  S’ajoutait à cela une prairie empreinte de poésie où s’étendent de petites fleurs à perte de vue, semblable à une illustration tirée d’un livre de contes de fées.

— Maman…

Au milieu de ce paysage paradisiaque, sans même admirer la lune, un jeune homme courut à vive allure, habillé seulement d’un pantalon et une chemise.

Le bassin d’Eucalypt comportait de nombreux terrains vides et sa distance moyenne entre les villes et les villages étant d’environ une demi-journée. Les transports publics n’y passaient qu’une fois par jour, et si on les manquait, les habitants et les voyageurs n’avaient d’autre choix que de se débrouiller seuls ou de recourir à d’autres moyens de locomotion. Chercher une personne dans cette zone de rizières en continu semblait facile vu que le champ de vision n’était pas obstrué par des habitations. Mais en réalité, cela ne l’était pas.

— Maman !

C’était justement cet espace dégagé qui était le principal obstacle lorsque l’on poursuivait une personne. Les recherches approfondies prenaient trop de temps, car tout se ressemblait et il n’y avait aucun moyen de savoir si la personne que l’on prenait en chasse était en mouvement ou pas.

— Bon sang !! Pourquoi les choses ont-elles tourné comme ça… ?

Le jeune homme essuyait sans relâche la sueur qui coulait sur son front avec la manche de sa chemise. Ses pieds qui couraient jusque-là dans les champs avaient ralenti, ne faisant que marcher pour finir par s’arrêter.

Comme il n’avait peut-être pas eu le temps de mettre des chaussures, il était pieds nus. Ils étaient en sang, probablement parce qu’il avait marché sur des brindilles ou des rochers. Sa poursuite valait-elle cette obsession ? Valait-elle ces blessures ? Le jeune homme lui-même finit d’ailleurs par y réfléchir. Malgré la question et l’absence de réponse précise, ce dernier reprit sa course. Les petites fleurs blanches sur lesquelles il marchait étaient teintées de sang et la douleur freinait ses réflexions.

— Dis… mon nom, maman.

Devait-il y retourner ou non ? Devait-il abandonner ses recherches ?

— Mon… nom…

S’il devait choisir de ne pas le faire, il n’aurait tout simplement pas d’autre choix que de continuer à chercher. Dans de telles circonstances, l’indécision était le plus grand gaspillage. Par exemple, on pouvait peut-être trouver un indice de ces champs infinis.

— Ah.

Un ruban rouge foncé fit une apparition soudaine dans le champ de vision du jeune homme. Un rouge qui s’envolait dans un monde de vert, de bleu et de blanc, mais un rouge différent de celui du sang, qui coulait délicatement pendant que la brise soufflait. Instinctivement, il tendit la main et pris lentement dans sa paume ce qui semblait être un cadeau du ciel.

 Le jeune homme tourna ainsi la tête dans la direction du vent. Il pouvait voir des silhouettes. Celles de quelques personnes entourant une moto. L’une d’elles avait quitté l’engin et courait vers lui. S’approchant de plus près, il vit que c’était une femme d’une beauté captivante. Ses cheveux dorés planaient parmi des pétales de fleurs éparpillés, et elle s’arrêta devant lui, fixant intensément son visage.

— Hum…

Ses yeux bleus avaient un charme mystérieux et lui donnaient l’impression qu’il était mis à nu.

— Ravi de faire votre connaissance. Je viens là où mon client le désire. Je suis du service des poupées automatiques, Violet Evergarden.

Comme une marionnette, elle s’inclina avec grâce.

Tout comme son apparence, le son qui sortait de ses lèvres cramoisies aux formes fines était charmant et pur, mais le contenu de ses paroles était inadapté à un tel endroit. Le jeune homme n’était pas non plus un de ses clients, rien d’autre qu’un étranger. Peut-être pensait-elle comme lui et se corrigea ainsi.

— J’ai fait une erreur. Pardonnez-moi. C’est comme un réflexe professionnel. Je finis toujours par me présenter de cette manière quand je rencontre quelqu’un pour la première fois.

— Pas…de problèmes… Euh… Je m’appelle Silene. Est-ce que c’est à vous ?

Alors qu’elle acquiesçait, Silene lui tendit le ruban. Il fut lui-même surpris de voir à quel point il tremblait lorsque leurs doigts se touchèrent. Bien que couverts par des gants, ses doigts étaient raides et n’étaient manifestement pas humains.

— Voilà. Je voudrais aussi vous demander quelque chose. Je cherche une personne…

— Une femme dans la soixantaine aux cheveux argentés qui se spécialise dans la coiffure ?

— O-Oui. Ma mère était coiffeuse dans le passé… Mais comment avez- vous… ?

La jeune fille maintenait ses cheveux détachés qui se défaisaient avec le vent, indiquant la direction d’où elle venait.  Bien qu’à peine visible en raison de la distance, il crut voir de loin la silhouette de sa mère.

— Nous vous cherchions aussi.

C’était une femme assez belle pour être immortalisée dans un tableau, pensa Silene.

* * *

Ceux qui s’étaient occupés de la mère de Silene furent une poupée de souvenirs automatiques et un facteur en plein voyage. Ils semblèrent être à l’arrêt à cause d’un dysfonctionnement de leur moto. C’est là qu’ils virent sa mère errer dans le secteur.

— Elle a dit qu’elle allait dans les montagnes pour chercher son mari et son fils. C’est bizarre pour quelqu’un de se promener avec des bigoudis dans les cheveux de bon matin non ? Nous étions déjà dans la panade quand elle s’était montrée, mais ça nous a permis de relativiser nos soucis.  N’est-ce pas V ?

En tâtonnant çà et là la moto défectueuse, l’homme ouvrit la paume de sa main devant la jeune femme.

— Mon nom n’est pas « V ». C’est « Violet ».

En rabattant une partie de ses cheveux derrière son oreille, elle s’accroupit. Prenant un outil dans un sac posé sur le sol, elle le tendit à l’homme. Ignorant sa remarque, il reprit le travail en silence.

— Regardez les cheveux de V. Il faut dire qu’elle les a trouvés splendides alors elle nous avait suppliés de la laisser les toucher et voilà comment nous en sommes arrivés à là. Pendant que V divertissait votre mère, vous avez pointé le bout de votre nez.

— Ma mère a…des troubles psychiques… Nous vous avons causé des ennuis.

— Eh bien…Elle est loin d’être un cas isolé. Il est facile pour les pensées et les souvenirs de devenir confus. Il n’est même pas nécessaire d’être vieux pour que ça arrive… Raah, ça ne marche pas… Bon, donne-moi une serviette !

Il se leva pour essuyer les taches d’huile noires. Il était un peu plus grand que Violet. Ses cheveux blond-clair étaient était d’une couleur semblable au sable. Sa chevelure était courte, mais une partie de ses mèches de devant pendait plus d’un côté. Ses yeux bleus étaient d’une fraicheur et d’une douceur épineuse. L’on pouvait voir les courbes de son corps au vu de son bas moulant. Ceci contrastait avec la partie supérieure, vêtue d’une chemise ample vert printemps et de bretelles. Les talons de ses bottes étaient longs et en forme de croix. C’était un accoutrement assez voyant.

Cependant cela n’enlevait rien au fait qu’il pût sans effort mener une femme ou deux par le bout du nez.

— C’est sans espoir… Que la bécane tombe en panne en plein milieu de nulle part c’est…

L’homme essuya promptement une goutte de sueur avec son bras. Il semblait plutôt fatigué.

— Benedict, je devrais aller chercher de l’aide de l’endroit d’où nous venons. Il est plus rapide de revenir en arrière que d’avancer.

— Hum, alors…

N’ayant pas entendu la tentative de prise de parole de Silene, le jeune homme, Benedict, fit la grimace après les dires de Violet.

— Même si tu possèdes une force sans pareille au point que l’on puisse croire à un canular, je ne pourrais jamais laisser une femme faire ça toute seule. Même si tu estimes que le chemin est plus court en revenant en arrière, il reste quand même assez lointain et je n’ai pas envie de me faire gronder par le vieux.

Violet pencha légèrement son cou.

— Vraiment ? Benedict, tu es clairement épuisé par les livraisons quotidiennes, qui plus est, tu as fait l’effort de m’accompagner en cours de route alors n’est-il pas préférable que celui ayant le plus d’endurance fasse un geste ? Le fait d’être un homme ou une femme n’est pas la question. C’est la décision la plus rationnelle pour nous tirer d’affaire.

— Hum, alors…Je…

— Non, je peux déjà imaginer la scène. Le vieux va me dire « Benedict… Pourquoi tu as fait courir la petite Violet ? » et ensuite me faire la morale sur ce qu’est un gentleman, lui qui proclame en être un.

La personne qu’il imita avec tant d’émotion était très probablement le patron de l’entreprise postale à laquelle il travaillait.

— En plus tu es du genre à répondre sincèrement à toutes les questions qu’il te pose. Tu ne peux pas mentir.

— Je ne mens pas au Président. Il n’y a que des vérités dans mes rapports. »

— Alors, raison de plus pour ne pas te laisser.

— Je dirai la vérité, mais je te couvrirai, Benedict. Je dirai que c’est moi qui l’ai voulu.

— Concernant ton tir de couverture lorsqu’il s’agit de balles réelles, il n’y a pas mieux, mais lorsqu’il s’agit de couvrir quelqu’un lors de conversations quotidiennes ce sont des efforts futiles. Non, merci.

— HUM !

Alors que Silène s’exprima plus fort, ils regardèrent enfin dans sa direction. Peut-être fatiguée d’avoir tant marché, sa mère dormait tandis qu’il la portait sur son dos. Violet approcha son index près de ses lèvres.

Silene eut un sourire amer

— Je vous guiderai jusqu’à mon village pour vous remercier d’avoir pris soin de ma mère. Vous aurez la force de pousser la moto ? Ça prendra un certain temps, mais je connais quelqu’un qui pourrait la réparer.

— Vous feriez ça ?

Silène fit un signe de la tête.

— Le village est un peu animé en ce moment, donc ça ne sera pas fait tout de suite. Mais si vous restez la nuit, nous pouvons nous arranger. À vrai dire, un mariage va avoir lieu. Dans cette région, quand quelqu’un se marie, tout le village se réunit pour divers banquets où nous accueillons tout le monde. En tant qu’invités, vous ne pouviez pas mieux tomber.

— Vous aurez à boire ?

— Bien sûr.

— Des danseuses et de la bonne nourriture ? Et aussi, de quoi nous héberger ?

— Concernant les femmes, euh… Monsieur Benedict. Cela dépendra de vous, mais vous pouvez compter sur moi pour tout le reste.

Après avoir levé le poing et remercié le ciel, Benedict se tourna vers Violet et lui tendit les deux mains. Violet les fixa du regard.

— Tu fais comme ça. Comme ça.

Benedict prit avec force la main de Violet et la fit lever avec la sienne.

— Nous l’avons fait !!

— Nous l’avons fait ?

— Vous n’avez pas à en faire autant, vous savez.

Benedict se mit à rire.

— Ça fait partie du destin. Je n’ai aucune idée de qui sont les heureux élus mais portons un toast à leur bonheur !

Silène rit aussi des paroles de Benedict.

En regardant le visage de la mère qu’il portait sur son dos, son sourire disparut aussitôt, mais il s’efforça de garder un ton joyeux.

— Je suis lié à ce couple alors je ne peux qu’en faire autant !

* * *

L’endroit où Silene les conduit était un village nommé Kisara. Les maisons étaient construites de manière à former un demi-cercle. En son centre se trouvait une salle avec un pavillon en pierre et un puits. Au début, on aurait pu croire que la zone était vide, mais en s’approchant, une foule de femmes fut entassée autour du pavillon, cuisinant avec ardeur et décorant le pavillon. L’on aurait pu croire que toutes les femmes du village s’étaient rassemblées ici.

Violet et Benedict observèrent la scène comme s’il s’agissait de quelque chose d’inhabituel. Alors que Benedict demandait à Silène où se trouvaient les hommes, ce dernier pointa du doigt un ensemble de tentes situées juste un peu à l’écart du village. Les tentes alignées, faites de tissus colorés, brillaient remarquablement dans le ciel bleu et la terre verte. Elles étaient montées pour servir de literie temporaire aux invités.

Il semble que ces gens avaient vraiment l’intention d’accueillir chaleureusement tous les voyageurs qui passaient par là. Pour le moment, le groupe se dirigeait vers la maison de Silene. La seule route du village était étroite et remplie de fleurs en éclosion sur les cuves en bois placées près des portes d’entrée, des récoltes séchées et de chats qui se glissaient sous les jambes des gens. Soudainement, le son des cloches retentit. Silene expliqua que plusieurs carillons produisaient un son en se heurtant les uns aux autres lorsque le vent soufflait dessus. C’était de l’artisanat populaire du village. En regardant vers le haut, on pouvait voir des cordes passées par les fenêtres des maisons d’en face, auxquelles pendait le linge des résidents. Des carillons y étaient également suspendus.

Les jeunes filles qui bavardaient entre elles tiraient sur les cordes comme si elles s’amusaient. Pendant qu’elles le faisaient, les carillons sonnaient en même temps. Lorsque Benedict regarda dans leur direction, elles crièrent littéralement de rire et fermèrent les fenêtres.

Le village avait une sérénité qui n’existait pas dans les grandes villes, caractéristique des petites communautés. Une fois qu’ils avaient passé la route étroite, celle-ci s’élargissait aussitôt, et au-delà se trouvait une maison isolée plus grande que les autres. Bien que moins bien entretenus, des buissons de roses poussaient dans son jardin. Deux femmes anxieuses se tenaient devant l’entrée.

— Aah, alors elle allait bien ?

Celle qui se précipitait le plus vite possible était une dame d’âge moyen vêtue d’une robe tablier. Après un profond soupir, Silene s’adressa à elle à voix basse.

— C’est quoi cet air si blasé ? Ne me dis pas que ça arrivait toujours ?

— Hier soir, j’avais bien fermé la chambre de Madame. Maître, y êtes-vous allé après moi ? Avez-vous bien fermé la porte à clé ? Elle ne s’ouvre que de l’extérieur.

— C’est…

— Sachez que je n’ai jamais eu à la chercher comme ça durant toutes ces années avant votre retour de la ville aujourd’hui.

— Très bien. C’est de ma faute.

Leur échange ne pouvait pas être qualifié d’agréable.

L’autre femme se mit à côté de Silene. Elle avait la peau brune et des traits de visage gracieux. Elle inclina la tête vers Violet et Benedict, qui regardaient sans rien dire. C’est alors que Silene réalisa finalement qu’il n’y avait pas que sa mère à ses côtés.

— T-Toutes mes excuses… Je vais vous présenter. C’est… euh… celle qui deviendra ma femme demain, Misha. Et voici la servante de ma mère, Delit. En effet, je ne vis pas avec ma mère d’où sa présence. Misha, Delit ce sont eux qui se sont occupés de maman.

Elles avaient compris à quel point la dernière déclaration du jeune homme et son expression de visage signifiaient qu’ils allaient devoir exprimer leur reconnaissance envers le duo. Delit et Misha les invitèrent ainsi dans la maison comme s’ils étaient des invités de marque.

Le programme était chargé pour les futurs mariés de demain. En effet, ils devaient faire leur tournée pour aller saluer diverses personnes. C’est ainsi qu’ils sortirent après s’être excusé de ne pas pouvoir les recevoir de façon plus appropriée.

Mais Violet et Benedict furent assez satisfaits d’avoir un endroit avec un toit pour se rafraîchir et ne se soucièrent guère de leur départ.

Comme il était presque midi, Delit offrit un repas aux voyageurs par courtoisie. Peut-être parce qu’il était très fatigué, Benedict s’endormit immédiatement après avoir mangé, comme s’il s’était vidé de son énergie.  Au début, il avait commencé à s’assoupir, et ensuite, incapable de supporter la fatigue, il pressa son corps contre le canapé et ferma les yeux.

Le travail d’un facteur consiste à effectuer des livraisons toute la journée. De plus, il avait conduit pour aller chercher Violet sur le chemin de son voyage, et comme sa moto était en panne, il s’était occupé des réparations, devenant ainsi complètement épuisé.

Assise sur le même canapé, Violet lui permit de dormir en silence à ses côtés alors qu’il s’appuyait contre elle. Une fois que tout devint calme, elle put enfin observer les alentours.

Il y avait aussi des carillons à la fenêtre de la maison qui sonnaient en tintement. L’on pouvait aussi entendre Delit faire la vaisselle dans la cuisine et le souffle de Benedict pendant son sommeil. Ce fut un après-midi extrêmement paisible qui s’ensuivit.

Bien que ne se sentant pas somnolente, Violet ferma les yeux. C’était comme si elle avait appris à connaître la douceur des sons de la vie quotidienne qui composait son environnement pour la première fois. Son nouveau foyer, la maison Evergarden, était un manoir dont la taille ne pouvait être égalée. Il fallait réunir je ne sais combien de maisons du village pour l’égaler en superficie. Il était donc étrange pour elle de se trouver dans une maison où elle pouvait simplement exister et se détendre sans avoir à travailler.

Cependant, dès qu’elle entendit un bruit venant de la porte d’entrée, elle s’empara de l’arme de poing dans sa veste.

— Bonté divine. Serait-ce la personne venue réparer la moto ?

Ses pas résonnant, Delit se rapprocha de l’entrée. En regardant son côté, Violet pouvait voir Benedict ouvrir à peine les yeux. Il avait aussi les doigts sur son arme à feu.

— Continue de dormir.

Elle lui dit cela, et il referma les yeux, soulagé.

Les deux se ressemblaient un peu. Leurs cheveux et leurs iris étant de couleurs similaires…Ils ressembleraient presque à des frères et sœurs si on les mettait côte à côte.

Se demandant si elle pouvait faire quelque chose pour offrir son aide, Violet s’apprêta à se diriger vers l’entrée également, mais en remarquant que quelqu’un appelait au milieu de ces bruits soudains, ses pieds s’arrêtèrent.

Elle avait entendu la voix provenir du deuxième étage. Elle s’était alors souvenue que la mère de Silene avait été emmenée dans cette pièce sans attendre dès leur arrivée.

En montant les escaliers en bois, Violet se trouva dans le couloir du deuxième étage et resta sur place pour écouter une fois de plus.

— Chéri… ?

La voix d’une femme âgée se fit entendre.

— C’est toi Jonah ?

Elle confondit probablement Violet avec un membre de sa famille.

— C’est Violet. Vous avez joué avec mes cheveux ce matin.

Comme pour lui répondre, Violet chuchota devant la porte de la chambre.

* * *

C’était un petit village, mais le banquet allait rassembler tout le monde. Un par un, ils baissèrent la tête en guise de gratitude envers les villageois durant leur tournée. C’est au coucher du soleil que Silene et Misha rentrèrent chez eux.  

— Mais la mariée n’est pas d’ici ?

— Elle comprend notre langue, mais parle de manière cassée. C’est mignon.

— Silene, traite-la bien. Elle n’a que toi sur qui compter on dirait.

Il ne se sentait pas particulièrement perturbé par les salutations à faire, mais il fut ensuite interrogé par des femmes plus âgées sur sa fiancée. Comme Silène avait fait la plupart des discours au nom de la timide Misha, qui n’était pas très douée pour s’exprimer, sa gorge finit par être desséchée.

— Il fait nuit, hein ?

Silene acquiesça au murmure de Misha. Le village était normalement calme au coucher du soleil, mais aujourd’hui, il était plutôt bruyant au vu des festivités. Au moment où il pensa que tout était pour leur bonheur à tous les deux, Silene comprit qu’une cérémonie de mariage n’était pas seulement pour deux personnes. Il prit alors la main de Misha de manière naturelle.

 — Fufu.

Elle laissa échapper un rire plein de timidité.

— Les gens de ce village… sont gentils.

Peut-être se sentait-elle à l’aise en ne parlant qu’à Silene. Cela expliquait pourquoi elle ne se retenait pas de discuter avec lui.

— Mon frère m’a élevé à la place de nos parents. Il est décédé pendant la Grande Guerre alors…je suis heureux de pouvoir t’épouser. J’ai pu… avoir une famille à nouveau.

Elle sourit timidement.

— Demoiselle Delit est très douée pour la cuisine. Elle m’a appris quels sont les aliments que tu aimes. La maison de ta mère… est grande. Grandiose même…Il y a de la place pour tout le monde.

Bien que ce fut dit innocemment, Silene répondit froidement.

 — Tu n’as pas à être aussi prudente !

Misha cessa de marcher. Sa main qui était liée à la sienne fut lâchée tandis qu’il continuait à avancer, ce qui le fit trébucher.

— Je suis désolée…

— Non, je suis… désolé aussi.

— Non, c’est moi…J’ai dit quelque chose… d’injustifié. Je… sais… que tu as quitté cette maison parce que tu la détestes…ta mère.

Ce fut exactement pourquoi Silene s’était éprise de Misha. Elle était honnête, attentionnée et gentille.

— Mais, je n’ai pas vraiment demandé pourquoi tu la détestes. Il faut chérir ses parents.

Et elle avait des principes. De la sueur apparut dans la main qu’il utilisait pour tenir la sienne. Silène voulait lâcher prise pour l’essuyer, mais ne le fit pas. Au contraire, il resserra encore plus sa prise. Il ne voulait pas susciter le dégoût chez la personne qui serait désormais toujours à ses côtés.

— Rien n’atteint ma mère…

Contrairement à Silène, qui ne voulait pas la regarder dans les yeux, Misha le fixa.

— Oui…C’est comme ça depuis que je suis petit. Elle n’est pas comme ça à cause de son âge. J’avais un père aussi, et… un frère aîné… mais un jour, mon père a pris mon frère et est parti.

— Pourquoi… ?

— J’étais trop jeune, donc je ne m’en souviens pas bien. C’était probablement…leur relation de couple qui était mauvaise. Ils… se disputaient très souvent. Je voyais souvent l’un des deux quitter la maison. C’est pourquoi j’ai pensé qu’il serait de retour bientôt cette fois-là aussi…

Mais il n’était jamais revenu.

À l’époque, pourquoi papa a-t-il pris mon frère et pas moi ?

Est-ce parce que son frère était l’ainé ? Leur différence d’âge n’était que de trois ans, mais il avait toujours eu le sentiment que son père donnait la priorité à son frère dans tout ce qu’il faisait. Par exemple, l’ordre dans lequel il distribuait les cadeaux, la fréquence à laquelle il leur tapotait la tête, ou la différence des mots qu’il utilisait pour les féliciter. Du point de vue des autres, rien de tout cela n’était grave, mais les enfants étaient sensibles à ce genre de détails

Je suis sûr… qu’il a choisi celui avec qui il était le plus attaché. C’est ce que je ressens.

— À partir de ce moment, maman a commencé à devenir bizarre. Petit à petit, elle s’est vidée, comme une vis tombant d’une machine. D’abord, elle a commencé à m’appeler par le nom de mon frère. Chaque fois que je disais que je n’étais pas Jonah, mais Silene, elle s’excusait et se corrigeait. Mais elle ne s’est pas contentée que de se tromper de nom.

Misha plaça son autre main le long de celle qui était jointe à la sienne. Elle tentait d’étouffer les épreuves que son amant avait connues au cours de sa vie. Ce n’était qu’un simple geste, mais il rendit Silene incroyablement satisfait. Il put réaffirmer avec force que c’était quelque chose qu’il désirait ardemment.

— Maman a commencé à halluciner. J’étais soit mon père, soit mon grand frère Jonah.

Son passé n’était en rien joyeux.

— Quand elle pense que je suis papa, elle me gronde en pleurant et me frappe. Quand elle pense que je suis mon frère, elle me prend simplement dans ses bras et me demande où j’étais. Ça a continué pendant plusieurs années.

Silene ne se considérait pas comme pitoyable.

— Mais, vois-tu, quand j’ai eu ma poussée de croissance, je suis devenu plus grand. En fait, je ne ressemble pas du tout à mon frère ou à mon père. C’était vraiment une bonne chose.

Mais il ne se considérait pas non plus comme heureux. Durant sa jeunesse, il n’y a jamais rien eu d’agréable. Il dut commencer à travailler, car sa mère en était incapable et se sentait misérable à son retour à la maison.

— Elle allait enfin ne plus ne confondre avec quelqu’un d’autre.

C’était une succession d’événements…

— Mais alors une nouvelle malédiction fut jetée sur moi.

Une triste succession d’événements…   

— Maintenant, c’est moi qui ne sais plus qui je suis.

Pour y mettre fin, il devait se séparer d’elle.

— Maman ne sait pas non plus qui je suis. Elle se souvient seulement du moi de mon enfance. Delit m’a dit… qu’elle me cherchait ces derniers temps. N’est-ce pas… un peu risible ? J’ai pourtant toujours, toujours, toujours…

Précisément parce qu’ils étaient de la même famille, ils devaient se séparer.

  • …toujours été à ses côtés.

C’était certes froid, mais c’est Silene ne voulait pas renoncer. Les villageois le savaient et c’était la première fois qu’il en parlait avec une personne étrangère. Il avait grandi, appris à travailler, s’était lancé dans le monde extérieur, était tombé amoureux d’une fille étrangère et était enfin libéré de sa tristesse. Il ne laisserait personne venir tout gâcher.

—  C’est pourquoi je ne vivrai pas avec maman.

Silene était déterminé à préserver le bonheur qu’il avait finalement réussi à saisir de ses propres mains.

* * *

Alors qu’ils rentraient chez eux, Delit vint les accueillir d’un « je vous attendais ». Elle tenait plusieurs lettres dans ses mains annonçant de mauvaises nouvelles, des télégrammes de félicitations d’amis et de parents éloignés qui ne pouvaient pas se rendre à la cérémonie. La ville où vivaient Silene et Misha se trouvait à une courte distance du village, mais était difficile d’accès. C’est pourquoi il voulut tenir la cérémonie dans la ville et laisser sa mère au village, mais Misha n’avait pas accepté. « Si tu as au moins un parent, tu te dois de me le montrer », lui avait-elle dit. Ainsi, nombreuses furent les personnes ne pouvant se déplacer jusqu’au village pour assister au mariage.

— Que devons-nous à faire selon l’étiquette du mariage ? demanda Silène timidement à la vieille Delit.

— Eh bien, il faut pouvoir lire leurs félicitations devant l’assemblée selon la convenance. N’avez-vous personne pour le faire ?

Silene se tourna vers Misha. Le couple n’était en aucun cas familier du protocole nuptial.

  • Nous sommes dans le pétrin… ça doit être quelqu’un du village. Peut-être la dame du magasin général ?

— Pas question… On ne peut pas lui demander ça comme ça si soudainement. La cérémonie est demain.

— Alors, Maître, cela signifie que vous n’avez pas non plus pensé à votre poème d’amour envers la mariée ? Vous devez le faire aussi, vous savez ?

La coutume voulait que le marié récite un poème écrit par lui-même contenant ses sentiments envers sa bien-aimée au beau milieu de la cérémonie.

— Je pensais ne pas en faire un, car c’est gênant…

— Plait-il ? Une cérémonie de mariage sans cela… ce serait une réelle déception pour nos invités.

Après avoir été réprimandé sur un ton menaçant, Silene se rétracta.

— Organiser une cérémonie dans notre village signifie se préparer et faire des efforts pour partager un moment merveilleux en échange des félicitations des nombreux invités. Nous ne pouvons pas nous débarrasser des traditions. D’autant plus que tout le monde est volontaire pour aider à la mise en place de la cérémonie. C’est grâce au soutien de tous, à cette solidarité que tout a été mis en œuvre. Vous serez damnés si vous ne répondez pas sincèrement à cette sincérité.

— Mais…

Qui donc allait-il chercher pour l’aider ? Pendant leur discussion, l’un des deux invités, Violet, ouvrit la fenêtre et sortit sa tête comme pour demander ce qui se passait. Elle tenait également une lettre dans sa main.

— Aah, n’est-elle pas parfaite pour ce travail ?

— Non, ce sont des invités.

— Mais c’est une poupée de souvenirs automatiques non ? Le discours et l’écriture ne sont-ils pas leur point fort ? Maître, vous pouvez lui confier cette tâche.

Malgré les paroles optimistes de Delit, le poids que portait Silene était important, le rendant incapable de dire quoi que ce soit.

— J’accepte.

— Eh ?

— J’accepte. J’accepte ces deux travaux comme une faveur d’une nuit.

Contre toute attente, Violet assuma la responsabilité. Il ne s’était pas écoulé une journée entière depuis leur rencontre, et pourtant, il ne s’attendait pas à cela. Pour Silene, Violet était une femme qui avait l’air plutôt réservée.

— C’est un événement important, après tout.

Les paroles de Violet Evergarden pesèrent lourdement sur le cœur de Silène.

* * *

Les tenues nuptiales de la région du bassin d’Eucalypt consistaient pour la mariée en une robe rouge avec une broderie détaillée en fil d’or. Sur sa tête était posée une couronne de fleurs, et un maquillage de couleur rose était appliqué sur ses paupières et ses lèvres. Quant au marié, il était vêtu d’une robe pour homme. Il portait un bouclier qui représentait la protection de leur foyer et une petite épée dorée, un symbole de richesse.

Le couple avait fait sa tournée ce matin au village, recevant les bénédictions diverses des gens. Ensuite, un banquet fut organisé dans la salle du village. Le pavillon cérémonial que les villageoises avaient décoré depuis la veille s’était révélé splendide. La salle principale fut décorée de sept roses blanches et rouges et deux sièges faits de vignes furent installés. Une longue table et des chaises étaient alignées de sorte à entourer le pavillon de l’extérieur et les invités avaient déjà pris place. Ils saluèrent l’arrivée du jeune couple par des applaudissements.

Tous ceux qui avaient travaillé d’arrache-pied pour préparer la cérémonie étaient cette fois habillés pour l’occasion ce qui contrastait avec leurs tenues modestes de la veille. On y voyait cette fois de magnifiques chapeaux ornementaux, des robes aux couleurs vives, et les adultes n’étaient pas les seuls à être sur leur trente-et-un.  On y voyait les enfants courir et se promener avec des ornements en plumes d’ange sur le dos ce qui était adorable.

Une fois la cérémonie commencée, un orchestre se mit à jouer et la nourriture fut servie. Ensuite vint le temps de danser un peu. Au début, les femmes qui avaient reçu des cours de danse présentèrent une chorégraphie de groupe. Les gens se mêlèrent peu à peu aux danseuses, mais lorsque le facteur blond fit son entrée, les acclamations des villageoises se firent ressentir. Benedict dansa brillamment malgré ses bottes semblables à celles que portaient habituellement les femmes et qui entravaient les mouvements.

Mais ce n’était pas une ou deux filles qui lui prirent le bras à la fin de la prestation, mais bien une belle brochette de ravissantes jeunes filles aussi belles que les fleurs qui vinrent le cerner de toute part, causant un tapage.

Violet Evergarden, qui s’était proposée de faire le discours, ne fit rien d’aussi tape-à-l’œil que Benedict. Elle se contenta de rester immobile, attendant son signal en silence. Peut-être à cause de sa beauté presque mystique, aucun homme n’osa lui faire des avances et pas même une seule personne n’a eu le courage ne serait-ce que de lui parler.

Quand son tour arriva, elle fit en sorte que les invités n’aient d’yeux que pour elle tandis qu’elle portait de nombreux télégrammes avec elle. Il n’était même pas nécessaire de calmer l’audience pour faire taire ceux qui causaient du grabuge. Tant qu’il y avait quelque chose qu’ils souhaitaient entendre, les gens se taisaient d’eux-mêmes.

Indépendamment du couple anxieux, la cérémonie se déroula sans perturbations pour les villageois qui y étaient déjà habitués. Misha chuchota doucement à l’oreille de Silène,

— Il semble que tout se passe bien, n’est-ce pas ?

Bien qu’elle soit son épouse, elle était si belle qu’il fut légèrement surpris lorsque son visage se rapprocha du sien.

— Oui, vraiment… c’est grâce aux gens du village.

— Ton poème d’amour… était merveilleux. 

Après l’avoir dit, Misha se mit un peu à rire probablement parce qu’il faisait une drôle de tête. C’était compréhensible depuis qu’il avait récité son poème, il avait bafouillé, devenant raide comme une statue à cause de sa nervosité.

— C’est mlle. Violet qui a écrit la majeure partie…

— C’est exact. Mais on ne m’avait jamais… dit de telles choses.

— Ne me taquine pas. Je ne suis pas doué pour les choses embarrassantes.

— C’est formidable que nous ayons pu rencontrer des voyageurs aussi merveilleux. Belle-maman semble aussi s’être amusée.

— Si seulement…

La voix de Silene se fit plus grave. Il avait constamment prié pour que sa mère reste en place, au moins pour ce jour-là. Mais elle avait commencé à errer au beau milieu de la cérémonie et à le chercher vers la fin si bien que, conformément à la demande du fils, Delit l’avait raccompagnée chez elle.

Comme les villageois étaient au courant des circonstances, il n’y avait pas eu plus d’agitation de leur part. C’était plutôt Silene qui fut déconcertée.

C’est tellement gênant.

Il avait l’impression que le jour le plus important de sa vie avait été gâché par sa mère au cœur brisé.

Je suis content d’avoir épousé Misha.

D’autres personnes auraient aussi mal pris la chose à sa place.

Je suis content… que ce soit Misha.

Silene prit la main de Misha, traçant le contour de l’alliance de son doigt. C’était la preuve qu’il n’était plus seul. Cette bague lui donnait un sens à sa vie.

— Pour conclure, voici une lettre de la précieuse mère de l’époux, contenant ses bénédictions pour le mariage de son fils, sir Silene, ici présent en ce jour merveilleux auquel nous assistons aujourd’hui.

Des d’applaudissements retentissants se firent entendre après les mots de Violet. Silene tourna la tête dans tous les sens, confus. Misha semblait penser que c’était encore un autre programme de l’événement et l’accepta, mais Silene n’avait pas été informé d’une telle chose.

— Lady Fran, je vous remercie humblement de nous avoir permis de siéger dans un endroit aussi beau en la présence de tout ce monde.

Violet sortit une lettre semblable à celle qu’elle tenait la veille au soir et l’ouvrit.

— À la demande de son honorable mère, je vais adresser à Sir Silene sa lettre de bénédictions, emplie de ses sentiments.

Je n’en ai pas entendu parler. Je n’ai pas… entendu parler de tout ça.

N’était-il pas préférable pour lui de l’arrêter ? Il était impossible que les paroles d’une personne brisée comme sa mère puissent être censées. Cela ne créerait que confusion dans l’assemblée. Silene tenta de se lever de son siège. Cependant, les orbes bleus de la poupée de souvenirs automatiques semblaient contraindre son ombre. Il était comme figé.

— Cela peut devenir un peu abstrait, mais s’il vous plaît, écoutez.

Un soupir échappa aux lèvres rosées de Violet. C’est ainsi qu’elle lut ce poème de bénédiction :

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Je sais que la plus belle version de moi-même est celle qui se reflète dans tes yeux. Tu es semblable à la fleur que je chéris et qui brille de mille feux.

Je peux voir la lueur des étoiles dans tes pupilles, car ton éblouissance m’émoustille. J’ai pris plaisir à t’apprendre à t’exprimer tandis que tu étais de moins en moins puéril.

La couleur du ciel, la froideur de la rosée de la nuit, les mots que tu proférais quand tu faisais des choses répréhensibles, si seulement je pouvais te transmettre la joie que j’ai ressentie dans ces moments subtils.

 As-tu réalisé que toutes les paroles dures qui t’étaient adressées l’étaient aussi par amour ? Sache ainsi que peu importe ô combien tu m’as blessée, ta naissance compense bien assez.

Mon fils, tu ne le sais pas, pas vrai ? As-tu admiré la beauté des yeux de la personne avec qui tu vivras désormais ? Te souviens-tu de la couleur de ses yeux même après que les tiens soient fermés ? Est-ce qu’ils brillaient ? Si tu es beau quand tu te reflètes dans ses orbes alors c’est que tu es aimé.

Ne deviens jamais laxiste. Ne néglige pas l’amour. Une lumière peut continuer à briller, car le bijou est poli tous les jours. Ce dernier est sous ta seule garde alors ne néglige pas l’amour.

Mon fils. As-tu déjà regardé dans mes yeux ? Si ce n’est pas le cas, alors essaye de le faire de ton mieux. Ils sont déjà enveloppés dans la nuit, mais les étoiles scintillent dans ce ciel ténébreux. Je t’en prie, regarde-les avec sérénité. Si tu estimes que ce qui se reflète en eux est beau, cela signifie que tu m’aimes avec sérieux.

Je n’ai que peu de moments de lucidité. C’est pourquoi, fais ce que tu peux pour me regarder dans les yeux.  Je t’en prie, fais-le chaque fois que tu cogites. Où que tu ailles, mes yeux devraient devenir pour toi l’une des plus belles choses qui existent en ce monde qui nous sert de gîte. Voilà notre promesse scellée.

Mon fils, c’est mon amour envers toi que je déclare devant eux.

Alors, s’il te plaît, n’oublie pas la couleur de mes yeux.

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Les applaudissements commencèrent par une ondulation silencieuse et se transformèrent progressivement en un maelstrom d’acclamations. Après s’être élégamment inclinée comme une poupée de souvenirs automatiques en a le secret, Violet s’écarta. Silène ne se souvenait plus de la couleur des yeux de sa mère. Il n’avait été avec elle qu’aujourd’hui et la veille.

— Silene ? Est-ce que ça va ? 

Néanmoins, il ne put s’en souvenir. Il avait fait exprès d’éviter son regard.

— Silène.

Être appelé par le nom de quelqu’un d’autre à chaque fois qu’il la regardait dans les yeux était trop dur pour lui. C’était douloureux de se dire que quoi qu’il fasse, il était incapable de répondre à ses attentes.

— Hé, Silène.

Si son père l’avait pris avec lui au lieu de son frère, peut-être que le cœur de sa mère n’aurait pas été aussi meurtri.

— Hey, chéri.

Si elle avait été avec un meilleur fils, avec un fils moins inutile…

C’est tellement gênant.

La raison pour laquelle il n’était pas doué pour les choses embarrassantes…

C’est tellement gênant.

…était qu’elles lui faisaient prendre conscience…

C’est tellement gênant.

…qu’il était une existence embarrassante pour quelqu’un d’autre.

— Chéri, ne pleure pas.

Alors que Misha essuyait ses larmes, il réalisa qu’il pleurait. Il s’empressa de faire demi-tour. D’autres larmes coulèrent.

C’est tellement gênant. Tellement embarrassant. Je suis… si embarrassant.

La lettre de la poupée de souvenirs automatiques lui fit mal à la poitrine. Il était gêné d’avoir traîné avec lui le passé qu’il était incapable d’aimer jusqu’à ce présent et de fuir la personne qu’il était censé chérir.

Sa mère savait qu’il était parti et bien que brisée, s’était tout de même lancée à sa recherche.

— Désolé, je vais devoir quitter le siège du marié un moment.

Il informa ainsi Misha de son départ et quitta la cérémonie.

— Tu vas où se trouve belle maman ?

Alors qu’il gardait ses paupières immobiles et hochait la tête, elle lui poussa le dos.

— Vas-y !

Tout en pensant qu’il était le pire des mariés pour avoir quitté sa femme en pleine cérémonie, il courut à vive allure devant les invités. Même avec son départ, les invités continuèrent de se prêter au jeu, car le moment de danser était venu une fois de plus.

Il remonta la route étroite, en direction de la maison où il avait vécu tant de temps avec sa mère. Les jambes de Silène se précipitèrent, mais plus pour s’enfuir cette fois !

Lorsqu’il arriva devant la maison, Violet Evergarden, censée être à la salle de cérémonie, se tint là. Il ne voyait la moto de Benedict nulle part. Les réparations avaient très probablement été effectuées.

— Nous vous sommes très reconnaissants.

Il semble qu’ils avaient prévu de partir sans voir la fin de la cérémonie.

— Moi également. Hum… merci beaucoup. J’ai pris note de mes échecs… avec les mots que j’ai reçus. Ma mère a dû vous raconter des bêtises, mais vous…avez magnifiquement bien remanié la chose n’est-ce pas ? Je m’excuse pour la gêne occasionnée. Elle… fait souvent des caprices. C’était déjà comme ça quand nous vivions ensemble auparavant. Même aujourd’hui, quand on lui a dit que c’était le jour de la cérémonie de mariage, elle a insisté pour qu’on lui donne un chapeau blanc, mais qui avait déjà été vendu il y a longtemps…

— Je vous prie de m’excuser d’avoir agi de mon propre chef.

— Non, ça ira.

— À vrai dire, pendant que vous étiez de sortie avec Lady Misha, j’ai accepté une mission de votre mère. Celle-ci consistait uniquement à livrer la lettre, mais j’ai fini par aller plus loin. Votre mère a dit que vous n’auriez peut-être pas lu la lettre si elle vous l’avait donnée en main propre. J’ai dû choisir la méthode la plus efficace pour vous transmettre ses mots, car aucune lettre ne mérite de ne pas être adressée.

Les sourcils de Silène se plissèrent. Il pouvait imaginer sa mère en train de faire la demande. Cependant, il trouva étrange qu’elle dise qu’il ne l’aurait peut-être pas lu.

— Je me demande pourquoi ma mère dirait ça… que je ne pourrais pas lire la lettre.

— Elle a dit que c’était parce qu’elle vous causait toujours des problèmes. Depuis qu’elle a perdu une partie de sa famille, elle vous a martelé de souvenirs bien solitaires.

C’est un mensonge.

— Non, c’est bizarre.

— Comment ça ?

C’est un mensonge, c’est un mensonge.

— Elle n’est pas… censée dire quelque chose d’aussi raisonnable. Elle fait toujours des caprices, des « je veux faire ceci » ou « je veux faire cela ». Mais… là c’est presque comme si…

Ce n’est pas possible…

— Il n’y a rien de bizarre. Quand elle m’avait parlé, votre mère était parfaitement lucide. Quand on s’est rencontrés, c’était aussi le cas pendant un moment. Elle parlait de vous.

Ce n’est pas possible…

Silene tituba pour contourner Violet et ouvrit la porte de la maison. De derrière lui, la voix de Violet résonna :

— Eh bien, alors, nous allons prendre congé.

Sans même se retourner, il monta les escaliers et se dirigea vers une pièce au deuxième étage.

Que faisait actuellement sa mère dans cette pièce qui ne pouvait être fermée à clé que de l’extérieur ? En enlevant le cadenas, il fit tourner la poignée de la porte. La fenêtre était probablement ouverte. Le vent circulait dans la pièce. Sa mère était près de ladite fenêtre, observant le centre du village où se déroulait la cérémonie.

— M-Maman.

Dit-il…

— Maman.

Il l’appela de nombreuses fois de cette manière. Sa mère tourna sa tête un moment vers lui, mais son regard revint aussitôt vers la fenêtre.

— Hé, du calme… Jonah.

Elle ne se tourna que rarement pour le regarder.

— Maman… Maman… M-Maman…

Depuis que leur famille s’était brisée, il n’y avait pas eu une seule fois où elle le regardait.

— Aujourd’hui est un jour très important.

Pas un seul regard.

— Je me demande où se trouve Silene.

— Maman, je suis… juste là.

Il laissa échapper une voix enfantine. Ainsi, le corps de sa mère se tortilla une fois comme si elle avait sursauté. Elle se retourna lentement. Elle dévisagea Silene de la tête aux pieds avec un intérêt apparent. Son regard n’était pas le même que d’habitude. Silène regardait à nouveau dans les orbites de sa mère. Elles avaient une superbe teinte ambrée.

Ah, c’est vrai. C’était leur couleur.

Il se souvint que ses iris étaient de la même couleur que les siens. Sa mère approcha de lui, et avec une main aux taches brunes croissantes, elle lui toucha la joue. Tout le long, il versait des larmes.

— Voyons… ne pleure pas.

Elle semblait heureuse.

— Tu as tellement grandi, hein, Silène.

Seul Silène était présent dans ses yeux ambrés.

— Félicitations… pour ton mariage.

 Elle sourit.

À cet instant, sa mère avait sans doute retrouvé la raison. Mais au moment où Silene l’embrassa, elle revint à son état de démence.

— Hé, où se trouve Silène ?

— Je… ne vais plus nulle part désormais.

Certes, la démence avait refait surface, mais il avait eu la confirmation que son amour pour lui avait bel et bien existé.

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