VIOLET EVER V2 : CHAPITRE 8

La fille soldat et son « Tout »

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Traduction : Nova
Correction : Raitei
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Les champs de bataille étaient comme des papillons : agités, agités, des vies errant dedans à l’infini, sans but.

—  Je vais démanteler leur avant-garde.

Les batailles étaient comme des affaires ; des vérités noyées dans un océan de mensonges, de marchandages, de tromperies. Elles sont faites de gains et de pertes.

—  Je te soutiendrai. Violet, tu n’es pas toute seule dans ce combat. Ne l’oublie pas.

Plus elles gagnent en proportion, moins les têtes pensantes se mouillent dans le feu de l’action, préférant jeter leurs soldats dans les flammes comme des pièces sur un échiquier.

—  Je le sais. Cependant, moi seule peux suffire pour une percée. J’en conclus qu’il serait inutile d’impliquer d’autres personnes.

Bien que des soldats aient été regroupés, il s’agissait en fait d’un rassemblement d’individus distincts plus que d’une unité.

—  La guerre n’est pas quelque chose de personnel. La victoire est atteinte grâce à la coopération de tous les soldats.

Avec un tel nombre d’entre eux, il y en avait sûrement un paquet qui allait nouer des affinités.

—  Je comprends. En tant que soldat, je vous accorderai la victoire, Major. Et je vous protégerai. C’est ma raison d’être.

Peu importe la couleur de leur peau, les mots qui sortaient de leurs lèvres ou les vêtements qu’ils portaient… Démembrés, les soldats étaient tous les mêmes de par leur sang, leur chair ou autre. Corps des jeunes hommes des pays enneigés et des hommes du sud se mélangeaient à la neige. Tous mourraient dans un endroit qui n’était pas leur pays.

—  Je vais bien. Pense à toi avant tout.

Le passage entre la vie et la mort se fit naturellement, sous la bannière d’une question bien plus philosophique.

—  Major, je suis votre outil, votre arme. Les armes… existent pour protéger ceux qui les manient. S’il vous plaît, ne me dites pas cela. Le mot que vous utilisez toujours… est suffisant pour un ordre. S’il vous plaît, dites-le. “Tue”.

Comment les choses en étaient-elles arrivées là ? Ces yeux vert émeraude s’assombrirent d’un coup. Sur ce champ de bataille, une prairie brûlante et hostile, le maître et son subordonné se regardaient. Ce subordonné était une belle monstruosité. Un monstre qui s’enorgueillissait d’être la plus forte combattante, qui était aussi ignorante qu’innocente. D’ici ce jour où ses paupières se fermeront pour l’éternité, allait-elle connaître le repentir ? Cette fille attirait une condamnation, mais pas le salut. Elle ne s’était jamais accrochée à rien, et elle allait probablement continuer à vivre de cette façon.

—  Violet.

Telle était sa destinée.

—  Tue.

** *** **

Le conflit de longue durée opposant les nations de l’Est et de l’Ouest, d’une part, et les nations du Nord et du Sud du continent, d’autre part, était nommé Guerre continentale. Les premières s’opposèrent pour des raisons de ressources, les secondes pour des questions de croyance. Les intérêts divergents du Nord-Est et du Sud-Ouest, qui avaient donc impliqué des jeux d’alliances, finirent par entrer en collision. C’était au Sud-Ouest que revint finalement la victoire.

Toutefois, si le Nord avait premièrement déclaré la guerre, c’était bien à cause de son désavantage face au Sud concernant le commerce. Se posait donc logiquement la question du prix que le Nord allait payer au Sud pour sa défaite, la compensation étant le nerf de la guerre. Ce sujet déchaîna les passions, même au sein de pays qui n’avaient pas pris part au conflit. En raison de diverses pressions, le Sud avait décidé d’attendre de recevoir sa compensation avant de demander le démantèlement des usines militaires qui produisaient et stockaient principalement des armes et des munitions. Les pays du Nord disposaient de ressources naturelles limitées, mais d’une industrie puissante et supérieure à celle du Sud. La confiscation de cette technologie et leur désarmement servirent ainsi de butin de guerre.

Aucune autre sanction n’ayant été imposée, l’apparence était celle d’une paix. Mais il allait sans dire que d’autres règles tacites avaient été mises en place. Tout d’abord, concernant l’Est et l’Ouest, l’Ouest victorieux n’interdit pas les pays de l’Est de pratiquer leur foi, mais soumit ces derniers au financement des lieux de culte occidentaux. De plus, les habitants de l’Est se virent interdits de pèlerinage à Intense, le lieu sacré le plus important de la religion Est-Ouest, qui avait également été le théâtre de la bataille finale décisive. Toutefois, la Guerre Continentale n’avait concerné que certaines des plus grandes nations du continent ; ainsi, une relative paix fut apportée aux autres plus petits États de la région.

Mais outre le butin de guerre, l’autre sujet épineux qui allait être au cœur des préoccupations allait bien sûr être celui du sort des soldats blessés. De façon générale, du sort des soldats mobilisés une fois la guerre terminée. Ainsi, la priorité était tout d’abord le soin des blessés de guerre.

** *** **

Leidenschaftlich, un des pays gagnants, avait fait construire son hôpital militaire sur une modeste colline. Le nom de cette colline était Enchaîné. C’était un endroit problématique, car la route qui y menait, faite d’arbres denses, était étroite et exigeait de la prudence et de hautes compétences en conduite à chaque fois que voitures et chariots se croisaient. À l’origine, il s’agissait d’un centre de loisirs de l’armée, centre qui fut rapidement transformé en centre médical afin de pallier le manque d’hôpitaux compte tenu du lourd nombre de blessés au cours de cette guerre.

En empruntant la route, il fallait faire attention au passage de petits animaux, comme les écureuils et les lapins. Après environ trois panneaux de signalisation précisant de faire attention à ces derniers, on pouvait apercevoir l’hôpital. Il avait été conservé un jardin luxuriant et large. Il s’agissait visiblement d’un endroit où l’on pouvait autant pratiquer des activités telles que des jeux de balle que se prélasser par une sympathique et paisible promenade dans les bois. Même les parties du jardin les plus reculées étaient illuminées par la lumière du soleil. Grâce au soutien croissant des familles de soldats blessés, l’hôpital avait récemment pu acquérir un service de diligences. Les enfants amenés ici jouaient ensemble sans même se connaître.

Parmi des individus descendus d’une diligence, il y avait un homme remarquable. Il portait un gilet à carreaux sur une chemise blanche et un large pantalon en tissu bordeaux. Un foulard décoratif à carreaux bruissait de sa ceinture. C’était un homme charismatique, avec ses cheveux cramoisis assez longs et attachés. Peut-être parce qu’il avait de nombreuses connaissances à l’hôpital, non seulement parmi les infirmières, mais aussi parmi les patients hospitalisés et leurs familles, il retournait agréablement les nombreuses salutations qui lui furent adressées. Sa démarche était assurée.

Il emprunta les escaliers et traversa les couloirs. Le paysage depuis les fenêtres était la meilleure vue que la colline d’Enchaîné pouvait offrir. Au-delà de la forêt de montagne se trouvait Leyde, la capitale du port. Une mouette volait au loin, s’éloignant de plus en plus. C’était le début de l’été, et les vents de montagne apportaient l’odeur des fleurs fraîchement épanouies où elle pénétrait dans le bâtiment par les fenêtres ouvertes.

La pièce dans laquelle l’homme entra après avoir frappé était une salle utilisée par plusieurs personnes. Les patients étaient séparés par sexe. Certains patients de cette chambre étaient séparés par des rideaux et ne pouvaient être vus de prime abord, mais tous étaient des femmes.

—  Monsieur Hodgins, elle s’est réveillée… honnêtement, ce n’était pas évident.

Ce Hodgins était abasourdi d’avoir été informé sur un ton si exaspéré par une infirmière accompagnant un patient.

—  Ah oui, vraiment ?!, résonnait sa voix à travers l’infirmerie.

Sa voix était un savant mélange de joie, d’étonnement et de léger malaise. Il scrutait nerveusement l’intérieur de la pièce. Celle qu’il avait demandée était allongée là, sur un lit fait de tuyaux blancs rouillés, regardant fixement ses propres mains. Les yeux qui observaient merveilleusement les membres artificiels comme s’ils avaient été fixés avec force sur ses épaules étaient d’un bleu clair. Ses cheveux poussaient de façon inégale, mais étaient aussi fluides et dorés qu’une mer d’épis de riz. C’était une fille si belle qu’elle pouvait couper le souffle d’un simple regard.

En remarquant Hodgins, qui cherchait ses mots alors qu’il se dirigeait vers elle, elle ouvrit la bouche la première.

—  Major… où est… le major Gil… bert ?

Ses lèvres étaient fendues parce qu’elles étaient trop sèches, le sang y jaillissant.

—  Petite Violet… tu étais un peu la Belle au Bois Dormant.

La fille était un soldat blessé, tout comme les autres patients. Elle était la force motrice de l’armée de Leidenschaftlich, agissant depuis l’ombre sans aucune trace. L’arme que seul un certain homme pouvait utiliser… Violet.

—  Me reconnais-tu ? C’est Hodgins. Je commandais les unités de Leidenschaftlich à Intense. Pendant la nuit de la dernière bataille, nous nous sommes salués, t’en souviens-tu ? Tu ne te réveillais pas, alors j’étais inquiet.

Cependant, pour Hodgins, le fait qu’elle était le soldat que son meilleur ami avait élevée était plus significatif. Alors que les autres patients commençaient à se parler à voix basse, il ferma les rideaux et s’assit sur une chaise voisine.

Violet regarda dans l’espace entre les rideaux. Elle s’attendait probablement à ce que quelqu’un entre.

—  Et le commandant… ?

—  Il n’est pas là. En fait il est… occupé à cause de la victoire d’après-guerre. Il a très peu de temps pour lui.

—  Alors… alors… il est vivant, n’est-ce pas… ?!

—  En… En effet.

—  Et ses blessures ? Comment sont-elles ?

Pris au dépourvu par son agressivité frénétique, Hodgins se mit à réfléchir activement.

—  Ne t’en fais donc pas. Il était dans un bien meilleur état. Je pense que tu devrais davantage t’en faire pour toi.

—  Ce qu’il m’arrive… n’a aucune import….

Pendant un moment, Violet regarda Hodgins dans les yeux, comme si elle soupçonnait quelque chose.

—  Cette information est-elle vraie ?

Son regard était glaçant. C’est précisément parce qu’elle était si belle que son expression était si glaciale. Pourtant, Hodgins ne plia pas et la regarda également dans les yeux sans hésiter. Par contraste, il affichait un sourire joyeux.

—  Ne t’inquiète pas, petite Violet. Je suis venu te rendre visite précisément parce qu’il me l’a demandé.

D’un ton doux, il créa une atmosphère aussi chaleureuse que possible. Telle était la spécialité de Hodgins. Qu’il s’agisse de flatter ses supérieurs ou d’entrer dans les chambres des dames, le procédé était différent, mais la technique était la même.

—  V…Vraiment ? Il vous l’a demandé ?

Il devait tout d’abord gagner sa confiance.

—  Oui. Nous sommes meilleurs amis depuis que nous avons étudié à l’académie militaire. On s’entraide toujours quand il se passe quelque chose. On en sait plus sur l’un et l’autre que nos propres parents. C’est pourquoi il t’a confiée à moi. Gilbert s’inquiète pour ta personne. J’en suis la preuve. Bien que tu m’aies peut-être oublié…

—  Non… Major Hodgins. Je m’en souviens. C’était la deuxième fois… que nous nous rencontrions.

—  Eh, tu te souvenais de la première ? Tu…  ne m’avais pas dit ça la nuit de la dernière bataille.

Hodgins avait bien dit lors de leur deuxième rencontre : « Eh bien, ce n’est pas votre première rencontre avec moi, mais tu ne t’en souviens pas, n’est-ce pas ? C’est sûrement à sens unique. Et bien appelle-moi Major Hodgins ». Et en réponse, Violet l’avait simplement salué.

—  Je ne pensais pas qu’on me demandait de parler.

—  Te souviens-tu vraiment… de notre rencontre sur le terrain d’entraînement ?

—  Je n’avais pas encore appris les mots nécessaires à l’époque, donc ce qui avait été dit n’était pas clair pour moi. Mais le major Hodgins était très ami avec le major… le major Gilbert.

Comme il pensait qu’elle n’avait pas fait attention à ces choses, il fut plus agréablement surpris qu’étonné au sens propre. La tension qui les entourait auparavant s’effaçait progressivement. Violet était perturbée par Hodgins, et Hodgins par Violet.

—  C’est ainsi ? Il va bien alors…? 

Violet ferma les yeux et soupira de soulagement. Ce que l’infirmière avait décrit comme un « tracas » faisait peut-être référence à ce point précisément. Quelqu’un qui ne posait des questions que sur Gilbert, peu importe ce qu’on lui disait, était sans aucun doute une source d’ennuis.

—  La réussite de ton escouade a été déterminante. Pour compenser, il y a eu de nombreuses pertes, mais… c’est ainsi. Comme prévu, tu as causé une perturbation, cassé leur formation, et nous avons pu les abattre.

—  Les médecins m’ont dit… que nous avons gagné la Grande Guerre. Mais je n’ai aucun souvenir… de la fin.

—  Tu étais allongée sur Gilbert et vous avez tous les deux perdu connaissance. Puis, vous avez été sauvés par un camarade qui a appelé des renforts. C’était moins une, mais vous n’êtes pas morts, bien que vous ayez perdu beaucoup de sang.

—  Es-tu humaine pour avoir un niveau de résistance pareil ?

De telles paroles lui pendaient au nez, mais il fit le choix de se taire.

—  Sur quel genre de mission… le major est-il en ce moment ? Quand devrais-je le rejoindre ? Mon corps… ne bouge pas, mais… il reviendra à la normale d’ici quelques jours. Le major est également censé avoir subi de graves dommages. Son œil…

 La voix de Violet se flétrit à mi-chemin.

—  Je n’ai pas pu le protéger. Je voudrais au moins rester à ses côtés pour remplacer son œil.

—  Il n’est pas très bon… d’avoir une confiance aveugle… en quelqu’un.

Dès le début, la jeune fille n’avait pas du tout pleuré la perte de ses bras, ne s’inquiétant que d’un homme qui n’était pas présent. Hodgins ne pouvait pas concevoir sa dévotion aveugle.

—  La confiance et la foi sont deux choses différentes.

L’attitude de Violet était proche de la foi. La façon de penser d’Hodgins était, tout comme Gilbert, plus guidée par la balance des bénéfices et des pertes. Qu’il s’agisse de biens matériels ou de relations amoureuses, il ne valait mieux pas trop s’attacher sous peine de rendre tout cas de trahison ou de disparition soudaine réellement insupportable. Il pouvait toutefois se montrer très passionné concernant les questions d’ordre social, bien que sa manière de pensée était froide et pragmatique.

—  Ce ne sera pas possible, petite Violet. Tu devrais davantage t’inquiéter de ton propre corps. Tes bras… tu as déjà dû le remarquer, mais ils ne pouvaient rien faire de plus. J’aurais voulu qu’ils… te mettent des prothèses d’une conception plus subtile. Mais… c’est un hôpital militaire, ils sont spécialisés dans le combat. Je suis désolé.

—  C’est bien qu’elles soient solides. Pourquoi vous excusez-vous, Major Hodgins ?

Hodgins haussa les épaules, restant sans voix face à cette question.

—  Je me le demande bien…

Il fronça les sourcils, comme s’il était troublé.

Sur ce, la conversation s’arrêta et un rideau silencieux tomba entre eux. Peut-être était-ce parce que l’infirmerie était sans bruits que le calme était si pesant.

—  Petite Violet, tu veux manger quelque chose ?

Le seul bruit était celui de l’horloge accrochée à un des murs de l’infirmerie.

—  Non, Major Hodgins.

Les voix murmurantes des infirmières et des patients.

—  Tu ne veux pas… de l’eau ?

La respiration de chacun.

—  C’est inutile.

Ils se faisaient tous écho de façon trop évidente.

Si les sujets de conversation étaient des balles, on pouvait dire que Violet les tranchait avec sa hache de guerre, Sorcellerie, dans la tête de Hodgins. La discussion ne progressa donc guère à partir de là.

 —  Il y a un problème. De penser qu’un gars comme moi aurait du mal à discuter avec une fille…

Hodgins se lamentait intérieurement sur la difficulté considérable qu’il y avait à satisfaire la jeune fille guerrière de Leidenschaftlich. Leur seul point commun était Gilbert Bougainvillea. Cependant, comme elle avait dédié son corps à son maître au point que la première chose qu’elle avait demandée à son réveil était de savoir où il se trouvait, le fait de parler de lui ne risquait-il pas de la désoler ?

 —  Je veux dire… Est-ce qu’elle pense à elle ? Elle semble… obsédée par lui.

Il était difficilement imaginable que cette fille, qui ressemblait à une œuvre d’art inorganique et raffinée, soit un être vivant. Était-elle vivante ou morte ? Si elle était vivante, de quoi jouissait-elle dans sa vie ?

—  Aah… Gilbert, tu m’as demandé une faveur bien délicate !

Il était difficile de classer les gens en deux types, mais il y avait ceux qui pouvaient supporter le silence et ceux qui ne le pouvaient pas. Hodgins était plutôt le second. Son regard s’abaissait instinctivement vers ses chaussures qu’il faisait tapoter contre le sol. Alors que ses yeux gris-bleus tombants s’égaraient par terre, il repensa à quelque chose. Il se souvint alors de l’existence de ce qui pouvait le sortir de cette situation.

 —  Au fait, je ne suis pas venu les mains vides ! Bien que les infirmières m’avaient dit de ne pas en faire trop pour ne pas les gêner, j’ai apporté pas mal de choses. Vois donc un petit peu !

Hodgins prit des sacs en papier sous le lit. Il se tourna vers Violet, qui ne pouvait pas s’asseoir, et tira un chat noir en peluche de l’intérieur de l’un d’eux. La réaction de Violet fut mitigée.

Il sortit ensuite un félin en peluche avec des lanières de tigre. Enfin, il sortit un chien en peluche. En les alignant tous les trois, il les fit s’incliner avec un « Bonjour !”. Mais Violet ne semblait pas plus réagir.

—  Ce…n’est pas à ton goût ?

—  Qu’est-ce que c’est ?

—  Tu n’as jamais rien eu de ce genre ?

Les grands yeux de Violet clignotèrent. Ses cils dorés se balançaient aussi.

—  Pour moi… ?

Elle semblait vraiment avoir des doutes.

—  Pourquoi pour moi ? demanda à nouveau Violet, en ajoutant un mot de plus.

—  Puisque tu as été blessée et hospitalisée, recevoir des cadeaux pendant les visites est naturel. Je vois, donc tu n’avais jamais été hospitalisée auparavant. C’est une manière de te dire…  « guéri vite ». Tes biens… ont disparu dans la tourmente de l’après-guerre. Tu n’as plus rien maintenant. C’est pourquoi, pour égayer ta chambre…

À cette seconde, le corps de Hodgins tressaille. C’était parce que Violet émit un souffle qui ressemblait à un cri de douleur.

—  Ça va, petite Violet ?

—  Broche…

—  Petite Violet ?

—  Ma broche… ma broche en émeraude… c’est quelque chose que le major m’avait donnée. Si elle a été perdue, je dois la chercher. Elle m’a été donnée… !

Violet bougea son cou pour essayer de se lever.

Hodgins s’empressa de l’arrêter. Néanmoins ce n’était pas nécessaire, car, même sans qu’il ne la retienne, Violet ne pouvait pas se lever du tout.

—  Pourquoi ? Pourquoi… ?

Il était impossible qu’une personne dans le coma depuis des mois et ayant perdu ses deux bras, alors remplacés par des prothèses, puisse se remettre sur pieds d’un seul coup. Ses prothèses grinçaient. Il lui tint les épaules alors qu’elle semblait sur le point de s’effondrer. Vu de l’extérieur, on aurait dit qu’il la secouait violemment.

—  Ah, mais qu’est-ce que je vais faire d’elle  !

Le gentleman Hodgins ne pouvait pardonner la manière dont il traitait la jeune fille soldat que son meilleur ami lui avait confiée, qui était aussi une femme affaiblie par la perte de ses bras.

—  Est-ce que ça va tant que c’est de l’émeraude ? Je vais en acheter une autre pour la remplacer, d’accord ?

Violet secoua légèrement la tête.

—  Il n’y a pas… de remplacement possible.

Elle ferma les yeux comme pour faire le deuil de quelque chose. Hodgins en conclut que c’était un objet extrêmement important.

—  Je comprends. Je vais la retrouver, alors rassure-toi, Violet !

—  Vraiment…?

La résistance de Violet cessa instantanément. Hodgins ne tarda pas à sourire face à cette petite victoire.

—  Probablement. Je pense que le bijou est passé au marché noir. Je vais essayer de contacter un commerçant que je connais. Alors je t’en prie, ne pense pas à sortir d’ici dans cet état. En attendant, pourrais-tu te contenter de ceci ? Certes, les jouets en peluche et les broches sont… des choses complètement différentes. Néanmoins, ne sont-ils pas mignons ? J’avais les mêmes autrefois. Violet, aurais-tu préféré des lapins ou des ours en peluche ?

—  Je ne sais pas.

—  Lequel est le plus mignon d’entre eux ? Si tu devais choisir quoi que ce soit, dis-moi lequel ce serait.

On ne lui avait certainement jamais posé une telle question auparavant. Violet regarda silencieusement les peluches de droite à gauche.

—  Imagine que le monde s’écroulait si tu ne répondais pas, d’accord ? Ok, trois, deux, un ! À toi de répondre !!!!

—  C’est impossible… Le chien… peut-être ?

—  Mickey, c’est ça ? ! Ah, Mickey est le nom du chien que je possédais. Alors, je vais le laisser à côté de toi. C’est pas génial, Mickey ? Tu as été choisi.

Hodgins plaça le chien en peluche qu’il avait nommé Mickey près du visage de Violet. Il se massa le torse tout en la regardant se calmer. Son dos était empli de sueur froide. Au début, Violet ne semblait pas intéressée, mais elle finit par poser sa tête près de la peluche et la toucha avec son visage.

Après l’avoir observée avec désinvolture pendant un moment, Hodgins dit :

—  Petite Violet. Il y a un peu trop de monde ici, alors si une chambre privée se libère, dois-je t’y transférer ? Les formalités ont été réglées. Cela fait… plusieurs mois depuis cette dernière bataille. Au début, l’infirmerie était également bondée, et il n’y avait pas assez de lits. Mais maintenant, le nombre de personnes a grandement diminué… bien que ce soit dû au fait que la plupart de ceux qui ont été amenés ici soient morts… C’est pourquoi… Il semblerait qu’il y aura des chambres privées disponibles sous peu. Quand cela arrivera, elles pourront être installées là-bas.

Une peluche était-elle en soi quelque chose de rare pour elle ? Peut-être parce qu’elle se sentait bien, bien que faible, Violet ferma les yeux et se frotta le nez contre son ventre. Comme elle venait de se réveiller, elle ne pouvait pas encore bouger ses prothèses dont elle n’avait pas l’habitude. Elle ne pouvait toucher la peluche qu’avec sa tête. Une fois qu’elle l’avait trop poussée et qu’elle s’était égarée, elle remua son cou pour l’attendre et y poser de nouveau sa joue.

—  Et, aussi…

À la vue de ces images, tout ce qu’Hodgins allait dire n’eut plus d’importance.

—  Hmm…

Ses actions étaient incroyablement naturelles.

—  C’est amusant… de toucher… ce toutou ?

—  Je ne comprends pas le mot « amusant ». Cependant, je crois que je veux continuer à le toucher.

Peut-être parce que son anxiété et sa nervosité avaient diminué, son ton était plus doux qu’avant. Elle le remercia poliment alors qu’il tenait encore une fois la peluche qui s’éloignait de son nez.

—  Elle était… ce genre d’enfant ?

Une émotion différente de celle qui avait animé Hodgins jusqu’à présent commença à jaillir dans un coin de son cœur. Ce n’était pas de la peur, des désagréments ou un désir de contrôle. C’était quelque chose de plus tiède.

—  Je vois… oui, j’étais comme ça dans le passé aussi. Les gamins… ah, non, je ne le dis pas dans le mauvais sens, mais… c’est courant chez les jeunes enfants. Après tout, il faut bien un peu de compagnie quand les parents ne sont pas toujours là.

—  Je ne connais pas mes parents.

—  Aah, c’est vrai…

Les enfants touchaient des jouets humanoïdes et en forme d’animaux en quête de réconfort. Mais ce n’était pas une véritable protection contre l’insécurité et les environnements toxiques. En réalité, ils n’étaient que des compléments. L’enfance elle-même était normalement une période de protection et de bouclier contre la dure réalité.

—  Elle est… le genre de personne à aimer ce genre de choses ?

Il ne pouvait rien déterminer à partir de sa seule réaction.

—  Non, n’est-ce pas plutôt comme si… elle en avait besoin ? En ce moment, elle est vraiment… seule.

—  Euh… c’était quoi déjà ? C’est vrai, s’il y a d’autres… d’autres… choses que tu veux que je fasse, dis-le. Gilbert t’a confiée à moi. Si quelque chose te dérange, j’essaierai de résoudre le problème comme je peux. Je sais que je dis un peu tout et n’importe quoi, mais… Quand tu t’es réveillée, j’étais… un peu… choqué, et j’ai fini par trop parler.

Violet répondit sèchement :

—  Merci beaucoup.

Hodgins, qui était passé maître dans l’art de garder un visage impassible, garda le même sourire. Mais sous sa façade souriante, il avait adopté un sentiment complètement différent.

—  Je vois, donc c’est comme ça ?

Il n’avait pas eu beaucoup d’occasions de faire la connaissance de Violet, outre les quelques jours qui suivirent le spectacle macabre présenté sur le terrain d’entraînement, dans lequel il avait vu Gilbert pour la première fois depuis longtemps après leurs promotions, et la nuit précédant la bataille finale. Une fois la bataille terminée, il était venu la voir à plusieurs reprises. Violet n’avait ni parents, ni frères et sœurs. Elle n’avait pas non plus d’amis. Hodgins était toujours son seul visiteur.

—  Même si je sais à quel point elle est puissante, et combien elle peut en tuer…

Peut-être devait-il lui faire prendre sa retraite en tant qu’arme et mettre un terme à cette folie.

—  Ah, c’est…

Il pouvait comprendre en conversant normalement avec elle et en observant ses mouvements.

—  Ce n’est pas bon. C’est… Je veux dire… Gilbert, tu…

—  Major Hodgins

—  N’est-elle pas… juste une jeune fille ?

Hodgins avait l’impression qu’une faille quelque part dans son cœur avait été creusée à la petite cuillère. Comme elle était si démoniaque au combat, il l’avait oubliée. Il avait fermé les yeux sur elle. Il était fort probable que tous les membres de l’armée du Leidenschaftlich qui l’avaient vue en avaient fait de même.

—  Est-ce une bonne idée de la laisser entre mes mains ?

Violet n’était qu’une enfant qui ne faisait rien quand elle ne se battait pas. Elle n’était pas considérée comme une personne, et avait été élevée sans connaître la vie en dehors du champ de bataille. Elle était une arme de toute beauté, une marchandise, un atout. Une jeune fille soldat, à qui l’on permettait de vivre en échange de ses capacités de combat, n’avait pas besoin de connaissances inutiles.

On n’aurait jamais pensé que la voir au combat susciterait une telle peur au point que les gens n’oseraient lui parler. Son apparence d’adulte faisait que les hommes se sentaient plus excités que paternels. Elle n’était pas du tout traitée comme une enfant.

—  Pourtant, ce qui est devant mes yeux maintenant est…

—  Aller, fais-toi plaisir. Tout est à toi !

—  Très bien.

Ce qui se trouvait sous les yeux de Hodgins était la fille que Gilbert Bougainvillea avait transformée en « personne ». Celui qui lui avait appris les mots et les manières était Gilbert lui-même. Le faire tout en dirigeant des troupes en temps de guerre devait être terriblement difficile. Hodgins connaissait la situation initiale de Violet.

—  Major Hodgins, quelque chose ne va pas ?

—  Non, rien. As-tu… besoin d’autre chose ?

En reprenant les sacs, Hodgins eut l’impression que tout son corps était en train de bouillir. Il essaya de se rappeler comment il avait considéré Violet jusqu’alors.

—  À ce moment-là, j’ai… parié sur toi.

Il ne se rappelait plus ce qu’il avait acheté avec les cigarettes qu’il avait gagnées. Gilbert s’était obstiné à refuser de prendre sa propre part.

—  J’avais pensé que tu serais sûrement utile à l’armée.

Comme il l’avait imaginé, Violet avait fait un excellent travail. Lors de la bataille finale, elle avait réussi à provoquer le trouble qui avait été la clé de la stratégie de Gilbert. Ce n’était qu’une partie d’un plus grand exploit, mais il ne connaissait pas d’autres soldats qui auraient pu dire qu’ils auraient accompli la même chose dans cette situation. Si elle n’avait pas combattu, le nombre de victimes parmi leurs alliés aurait été encore plus important. Inversement, beaucoup auraient échappé à la mort en face, sans elle. Ainsi était la vie.

Je pensais… que nous pourrions avoir besoin de toi.

La fille qui avait survécu en massacrant des hommes les uns après les autres sur ces terrains d’entraînement avait prêté allégeance à Gilbert seul. Une partie d’Hodgins avait cru que, puisqu’elle était un monstre, elle était mieux en tant que poupée assassin sans cœur qui ne pouvait pas dissimuler sa nature brutale.

Il n’y avait pas moyen…

La jeune fille qui s’appelait Violet regardait à travers les rideaux avec une attente inébranlable. Sa silhouette ressemblait à celle d’un poussin qui chercherait son parent oiseau.

…que cela puisse être le cas.

— Ma petite Violet, je suis désolé.

— Pour quelle raison ?

— Ce que j’ai apporté n’était pas si somptueux.  La prochaine fois, je te préparerai plein de trucs pour te surprendre. Tu voyageais beaucoup, alors tu n’as pas vraiment pu faire de lèche-vitrine, non ?

— Une seule fois.

— Ah oui ?  Je ferai plus d’efforts la prochaine fois, attends-moi. Enfin, même si tu n’es pas satisfaite, ce serait bien que tu ne jettes pas ce que j’ai amené aujourd’hui.

— Je ne comprends pas bien, mais je n’avais pas l’intention de le faire.

— D’accord, merci.

Après cela, même si la conversation n’avait pas continué, Hodgins resta avec Violet jusqu’au coucher du soleil. Ils pouvaient à peine discuter, car Violet s’était continuellement endormie puis réveillée, ne pouvant rester consciente trop longtemps.

Le soir, une cloche résonnait pour informer de la fin des visites à l’hôpital. En même temps, les infirmières commençaient à inviter les visiteurs restant dans chaque chambre à prendre congé. Hodgins ne se leva pas immédiatement.

— Major Hodgins, la période de visite est terminée.

— Hm.

— Tout va bien si vous ne rentrez pas ?

Si au départ il voulait se dépêcher de rentrer, leur conversation ayant mis du temps à démarrer, il voulait maintenant beaucoup être à ses côtés. La laisser seule dans cet état faisait mal à sa conscience. Il se disait qu’il était peut-être trop tard pour faire preuve d’aussi bons sentiments, mélange de colère et de culpabilité.

— L’infirmière me regarde, donc ce n’est pas le cas. Je suppose que je vais rentrer chez moi… ah, en parlant de ça, j’ai oublié de dire ceci : Je ne suis plus major. J’ai quitté l’armée.

— C’est vrai ?

— En effet, oui.

— Que font les soldats… quand ils quittent l’armée ?

— On peut tout faire. La vie n’a pas qu’un seul chemin. Dans mon cas, je suis un entrepreneur qui essaie de créer sa propre entreprise. Je serai le président d’une agence. La prochaine fois, je t’en parlerai.

— Très bien, Maj… Hodgins…

Elle ne savait certainement pas comment elle devait s’adresser à lui. Hodgins ricana. Tu peux m’appeler « Président Hodgins », même si je n’ai pas encore d’employés donc personne ne m’appelle comme ça encore.

— Président Hodgins.

— Ça ne sonne pas si mal quand ça vient de toi. J’en ai eu des frissons !

— Vous avez froid ?

— Hmm… la prochaine fois que je viendrai, je t’expliquerai les blagues.

Bien que ce fût l’été, Hodgins remonta la couette de Violet jusqu’au niveau des épaules pour qu’elle n’ait pas froid la nuit, plaçant la peluche du chien à côté de son visage une fois de plus. Elle le regarda droit dans les yeux. Contrairement à la première fois, Hodgins ne put le supporter et finit par détourner son regard. Il le dirigea vers la fenêtre. Le paysage que l’on pouvait voir depuis l’infirmerie était teinté de nuances orangées du coucher de soleil.

Les frontières du jour et de la nuit s’entremêlaient. C’était une scène que l’on finissait toujours par contempler, quel que soit l’endroit où l’on se trouvait, l’heure qu’il était ou ce que l’on faisait. Les nuages dans le ciel, la mer, la terre, la ville, les gens ; une lumière rouge plus folle se répandait sur tout.

Même si ceux qui assistaient à une telle grâce n’étaient pas réellement égaux, à ce moment-là, tous étaient couverts de façon homogène par la nuit qui embrassait le ciel. Comme le commentait Hodgins :

— Joli, hein ?

— C’est beau, répondit Violet.

— Et bien alors… dit Hodgins en se levant de sa chaise.

— Adieu.

— Ce n’est pas un adieu. Je reviendrai.

Même si… Je pense que tu ne me contempleras jamais.

Contrairement à ses attentes, Violet chuchota sans expression :

— À bientôt…

Elle avait transformé son “adieu” en “à bientôt”.

— Oui, à bientôt ma petite Violet !

Après un bref silence, comme si elle était en pleine réflexion, Violet fit un petit signe de tête.

** *** **

Les insectes pleuraient comme pour informer le monde de leur courte vie.

L’hôpital militaire de Leidenschaftlich était entouré d’une forêt à la végétation luxuriante. Le chemin aménagé pour le passage des fauteuils roulants poussés par des soldats volontaires avait récemment commencé à se transformer en lieu de repos pour les patients. Des tables et des chaises en bois étaient éparpillées un peu partout dans la nature et il n’était pas rare de voir le personnel de l’hôpital distribuer des repas aux alentours à l’heure du déjeuner. Au milieu se trouvaient un homme et une fille.

— Ma petite Violet, tu n’es pas fatiguée ?

Tous deux étaient assis sur des chaises à moignons l’un à côté de l’autre. Un certain temps s’était écoulé depuis le début de l’été de leurs retrouvailles, et ils profitaient tranquillement du meilleur moment de l’exposition au soleil. C’était une journée d’été venteuse, rafraîchissante et facile à vivre.

— Président Hodgins, ce n’est pas un problème. Que diriez-vous de dix promenades supplémentaires ?

Violet portait une robe de coton ample. Bien que ce soit un vêtement simple et uni, sa broche émeraude brillait sur sa poitrine. Elle y jetait de temps en temps un coup d’œil pour bien s’assurer qu’elle était toujours là. En la regardant, Hodgins souriait sans le montrer.

— Non, ce n’est pas possible. Le médecin t’a seulement dit de faire un petit tour et de revenir, n’est-ce pas ? Je suis aussi anxieux quand je te vois comme ça… Je te pousserai sur le chemin du retour.

— Mais…

— Non.

— Mais…

— Non. Je le serai de toute façon, si tu te forces.

— D’accord…

— Maintenant, essuyons cette sueur, sinon tu vas attraper un rhume.

Hodgins sortit un mouchoir. Violet s’agrippa à lui, l’empêchant de nettoyer correctement son front.

— Ne puis-je pas être celui qui l’essuie ?

— Non, je ne peux pas. Il faut bien que je m’entraîne.

— Mais, tu vas t’abîmer les cheveux….

— Non, je ne peux pas. Celui qui a dit que je devrais avant tout apprendre à bouger ces bras, c’est vous, Maj… Président Hodgins. En effet… dans cet état, je ne serais d’aucune utilité pour le major. Bien au contraire, je serais un poids mort.

Hodgins ne laissait pas transparaître ses sourires amers ou des expressions affligées.

Depuis que la jeune fille soldat Violet s’était réveillée, le nombre de visites qu’il lui avait rendues s’était accumulé en deux mois. Chaque fois qu’ils se voyaient, elle lui demandait systématiquement en premier lieu si Gilbert Bougainvillea allait lui rendre visite. Ce dernier n’était pas venu jusqu’à présent. Hodgins ne pouvait rien y faire, mais il ne pouvait pas supporter le visage triste de Violet chaque fois qu’il devait dire : « Il ne viendra pas aujourd’hui ». C’est pourquoi il l’avait persuadée en lui disant : « Bien que Gilbert ne vienne pas, ce que tu es censé faire n’est pas de te plaindre de son absence, mais de faire tout ce que tu peux. En d’autres termes, se reposer et se diriger vers la guérison. Devenir capable d’utiliser tes bras avec fierté lorsque tu le rencontreras de nouveau est ta mission”.

Cela eut un effet profond sur Violet.

— Je vais certainement maîtriser l’utilisation de ces bras encore mieux que ceux de ma chair. Les prothèses d’Estark Inc. sont spécialisées pour le combat… Si mes compétences les rattrapent, je devrais être capable de devenir une personne encore plus utile qu’avant !

Elle était le genre de personne qui brillait le plus quand elle avait des missions ou des ordres à suivre. C’était son trait principal.

— Non, ce n’est pas vrai. Rien qu’en existant, les filles sont déjà aussi louables et merveilleuses que les eaux miraculeuses et limpides qui coulent des sources du sommet des montagnes. Les hommes sont sales.

— Je ne comprends pas cet exemple, mais je pense que même si je ne peux pas recevoir les ordres du major, je devrais m’entraîner de façon autonome.

— D’accord…

C’était une conversation un peu étrange, mais l’ambiance n’était pas pesante. Au contraire : les deux, qui formaient au départ un duo un peu incongru, étaient devenus proches l’un de l’autre de manière inattendue. Ceci n’était peut-être pas étonnant si on considérait le fait que les deux étaient proches de Gilbert. D’autant que Hodgins était connu pour être un grand amoureux des femmes, bien qu’il aimât de façon générale être entouré de belles personnes, qu’elles soient hommes ou femmes.

— C’est un style de vie délicat, hein, Violet.

Hodgins fit également un commentaire censé s’adresser à lui-même, comme s’il parlait de manière impersonnelle. Violet prit le mouchoir à plusieurs reprises après l’avoir fait tomber sur ses genoux, réussissant finalement à essuyer sa sueur. Si elle avait légèrement gagné en autonomie, elle ne maîtrisait pas encore totalement ses nouveaux bras au point de tout faire toute seule.

— Bon travail !

Après avoir remis en place du bout des doigts ses mèches de cheveux ébouriffées, Hodgins fit asseoir Violet sur son fauteuil roulant.

— Est-ce qu’on part déjà ?

— Le vent a commencé à se refroidir….

— Je ne vais plus… transpirer.

— Je serais curieux que tu me dises comment tu comptes t’y prendre. Enfin assez, retournons dans ta chambre !

C’est exactement parce que c’est une enfant qui se force beaucoup que je ne veux pas la laisser faire trop d’exercices thérapeutiques.

Hodgins se dit cela, en poussant tranquillement le fauteuil roulant. Comme toujours, les réactions de Violet étaient très légères, mais cette fois-ci, il crut voir un semblant de dépression lorsqu’elle baissa les yeux. Ce n’était que la supposition d’Hodgins, cependant c’était ainsi qu’elle lui paraissait.

Malgré tout, il n’est pas bon de lui enlever ce qui faisait d’elle sa particularité. N’y a-t-il pas une meilleure méthode d’entraînement ?

Les deux qui s’étaient habitués au silence retournèrent dans sa chambre. Ce n’en était pas une grande, mais c’était juste assez pour éviter les étrangers. La jeune fille soldat aux membres supérieurs artificiels, que seuls ceux dont elle était proche connaissaient vraiment, était une cible fréquente de la grossièreté et des regards impolis.

Grâce à son transfert dans un logement privé, Hodgins put lui apporter de nombreux cadeaux. En entrant dans le lieu, le parfum des compositions florales fraîches s’envolait vers eux, plusieurs peluches accueillant le duo. Les vêtements et les chaussures qu’elle n’avait pas encore portés gisaient dans des boîtes empilées et enveloppées de rubans. C’était une pièce très féminine. À l’intérieur, la silhouette exceptionnelle de Violet, assise sur son lit, ressemblait à celle d’une poupée.

— Violet, j’ai quelque chose pour toi.

— J’ai reçu bien assez. Il n’y a rien que je puisse donner en retour. Je vais devoir refuser.

Violet secoua la tête et se tourna sur le côté, affichant un rejet prévisible envers Hodgins qui apportait quelque chose à chaque visite, comme un grand-père aimant le ferait avec sa petite-fille.

— Non, ce n’est pas trop cher. En fait, c’est un de mes blocs-notes d’occasion. Un stylo plume aussi. Je viens de changer l’encre, donc je ne pense pas qu’il s’épuisera de sitôt.

Hodgins posa les objets sur le bureau installé dans la pièce privée, à savoir un bloc-notes à couverture rigide ressemblant à un livre et un stylo plume doré. Surprise, Violet s’assit devant le bureau et fut invitée à ramasser des feuilles. Seules quelques feuilles du bloc-notes avaient été utilisées. Hodgins les enleva et les jeta.

— Faisons cela… un entraînement pour tes mains. Fais de la calligraphie. Si je ne me trompe pas, tu as pu écrire ton nom, non ?

— Oui… cependant, je ne peux pas écrire… d’autres mots.

— Et bien justement. Tu es là, la vie à l’hôpital est ennuyeuse… Pourquoi ne pas mettre ton temps à profit pour en apprendre davantage. D’ailleurs c’est mieux d’avoir un but… alors quel serait ton objectif ?

— Lettres….

 Violet dit cela comme si elle toussait.

  • — Je veux devenir capable d’écrire des lettres.

 Sa voix contenait l’urgence.

Les yeux et la bouche de Hodgins étaient grands ouverts de confusion. C’était une grande occasion pour lui. Il allait creuser de ce côté-là.

— Pourquoi… as-tu pensé à ça exactement ? Violet, il est rare que tu aies quelque chose que tu veuilles faire. Enfin, à part l’entraînement…

— Les lettres peuvent délivrer des mots à ceux qui sont loin. Il n’y a pas d’appareils de communication ici. Cependant, si j’écrivais une lettre… et que je recevais une réponse, sans utiliser ma voix, ce serait comme si je parlais. Le major n’aurait peut-être pas de temps libre pour cela. Pourtant, je… le fait que moi, son outil, je sois ici… au major…

Même si elle n’avait pas fini de parler, il avait compris.

— Au major…

Violet ne voulait pas être oubliée. Elle voulait rappeler à Gilbert Bougainvillea son existence en tant qu’outil qui était à sa disposition.

— Vous vouliez lui transmettre vos pensées.

— Oui… Non… Non, très probablement… Oui.

Telle était sa réponse hésitante.  Elle était incapable d’exprimer correctement ses sentiments. Hodgins le savait bien, car chaque fois qu’il ouvrait la porte de sa chambre, il était en général quelque peu déçu de son manque d’expression. Mais cette fois…

Aah, ce n’est pas bon. Ce genre de choses n’est vraiment pas bon.

Hodgins pressait ses paupières d’une main et expira un petit souffle.

— Président Hodgins ?

— Hm, désolé, attends un petit peu. 

Il prit son autre main et fit face ailleurs. L’intérieur de ses canthus était chaud. Il avait mal à la poitrine. Il se mordit la lèvre, essayant d’une manière ou d’une autre d’annuler la douleur de son cœur avec la douleur de son corps, en vain.

Je me demande si je vieillis.

Touché par le visage « humain » que la poupée tueuse automatique lui avait involontairement montré, il eut envie de pleurer, pour une raison quelconque.

Je suis si triste que ça me fait mal.

Le son de sa haute respiration atteignit les oreilles de Violet. Ses épaules tressaillaient une fois en signe d’alarme, tout comme le ferait un petit animal qui sent le danger. Ce n’était que l’impression corporelle d’Hodgins, mais une aura de ne pas savoir comment faire face aux circonstances émanait de lui.

— Attends encore trente secondes…

Violet observa les environs. Ses yeux bleus cherchèrent soigneusement dans la pièce quelque chose de supposé nécessaire dans une telle situation. Elle prit un mouchoir sur sa table de nuit et une peluche de chat noir sur son lit. Comme la force de sa prise n’était pas encore suffisante, tout tomba au sol. Au moment où elle s’était accroupie pour les ramasser, Hodgins était déjà revenu à la normale. Il s’accroupit pour l’aider à sortir.

— Essayais-tu, par hasard, de me réconforter ?

Son cœur douloureusement serré se défit de sa douceur maladroite. Une forme d’affection différente de l’amour romantique s’épanouit au fond de sa poitrine.

— Président Hodgins, vous m’avez déjà dit que, dans votre petite enfance, vous vous blottissiez contre une peluche qui ressemblait à ce chat noir pour tromper votre propre solitude lorsque vous pleuriez de ne pas être soigné par vos parents…

Cependant, la nature de ses pensées changea subitement.

—  Est-ce que je… t’ai vraiment parlé de ça ! ?

— Une fois, vous êtes venu ici ivre au retour d’une négociation commerciale et vous avez parlé de la moitié de votre vie pendant près de deux heures.

Maintenant, Hodgins voulait pleurer pour un autre motif.

—  Violet, si je me montre ivre la prochaine fois, ce n’est pas grave si tu ne prends pas mes paroles au sérieux. Tu peux même me frapper. Vraiment… Je vais éviter l’alcool. Je vais boire du thé à partir de maintenant. Je vivrai du thé. Aah, comme c’est embarrassant… Qu’est-ce que j’ai dit après ça ?

— Que vous vous appelez Claudia… parce que vos parents avaient cru que vous naitriez fille et étaient prêts à vous accueillir comme telle. Enfin, vous avez malgré tout gardé ce prénom et il a été difficile de vivre avec ça.

— Très bien, retournons au travail de rédaction de lettres, petite Violet.

Claudia Hodgins était réellement poussé dans ses derniers retranchements.

C’est ainsi qu’ils se remirent à l’entraînement. L’exercice consistait tout d’abord à être capable de tenir le stylo plume. Dès qu’elle écrivait un seul caractère, le stylo lui glissait des mains et elle le reprenait. Sa silhouette, qu’elle essayait de saisir chaque fois qu’elle tombait sur le sol, plongea de nouveau le cœur d’Hodgins dans le chagrin.

— Prends ton temps.

Pour Hodgins, qui n’avait jamais fréquenté l’académie militaire, jouer le rôle de professeur était assez dur. Il en allait de même pour Violet. Bien qu’elle sache démonter les armes, elle ne savait pas écrire. Le professeur et l’élève, peu compétents, n’avaient pas d’autre choix que de compléter l’incompétence de l’autre. Dans son niveau actuel, il considérait le fait qu’elle sache écrire comme une perspective d’avenir assez intéressante.

— Je veux devenir capable d’écrire… le nom du major Gilbert.

Au fur et à mesure qu’elle écrivait, le paysage à l’extérieur de la fenêtre s’estompait.

** *** **

Les feuilles d’érable décomposées créaient un tapis coloré sur le sol. Il semblait que l’entrée principale de l’hôpital militaire de Leidenschaftlich n’en était pas encore débarrassée à temps. La route de montagne menant à cet hôpital était teintée par la beauté de la nature qui laissait sans voix. Le monde était complètement décoré aux couleurs de l’automne.

Devant cette entrée principale, une jeune femme attendait quelqu’un, sa mallette et son sac de transport gisant sur le sol. Peut-être parce qu’elle avait trop de bagages, la tête de ses peluches sortait du sac. Elle était debout, regardant on ne savait trop où. C’était une fille assez belle pour être immortalisée dans un tableau. Elle portait un manteau de glycine brumeux et un pull noir tricoté à col haut. Sa jupe en organdi lilas brut bruissait bruyamment chaque fois que le vent soufflait.

Les cheveux dorés de la jeune femme soldat, Violet avaient bien poussé, représentant le temps qu’elle avait passé dans cet hôpital. Lorsqu’elle aperçut une petite voiture venant du chemin de montagne, elle prit ses bagages avec ses mains prothétiques qui grinçaient. Sans aucune difficulté, elle les souleva des deux bras et se dirigea vers l’endroit où la voiture s’était arrêtée. De même, un homme se dirigea vers elle.

—  Désolé, désolé. Il s’est passé beaucoup de choses au travail, alors j’ai fini par être en retard.

Même si c’était un automne où la brise glaciale pouvait faire frissonner, Hodgins était trempé de sueur en arrivant en courant, souriant de surprise à la vue de Violet portant des vêtements de fille ordinaires, comme s’il ne la reconnaissait pas.

—  Ma petite, tu es si mignonne. Mon choix était merveilleux ! J’ai tellement bon goût que c’en est gênant… j’aurais peut-être dû me lancer dans la mode. Et la broche alors ?

—  Je l’ai. J’ai juste pensé qu’elle pouvait se perdre pendant le déménagement…

—  Elle ne tombera pas si facilement. Laisse-moi faire !

Hodgins plaça la broche en émeraude fermement sur la poitrine de Violet. Violet ne sembla pas sur ses gardes, bien qu’ils étaient physiquement très proches.

—  Voilà. Ça te va à ravir, ma Violet !

Même lorsqu’il lui tapotait la tête, elle restait docile, ne repoussant pas sa main. Il semblait qu’elle avait accepté Hodgins, qui s’était occupé d’elle pendant un long moment.

—  Major Hodgins.

—  Président.

—  Président Hodgins, où dois-je aller maintenant que j’ai été libérée ? Quel sera mon prochain poste ? Le major n’a pas répondu à mes lettres. J’en ai déjà envoyé plusieurs.

Prenant la main de Hodgins, Violet entra dans la voiture.

—  Désormais, tu deviendras la fille adoptive d’une famille aisée. Leur fils est décédé pendant la Grande Guerre, vois-tu. Ils cherchaient un candidat à l’adoption. La famille a des liens avec celle de Gilbert. Tu seras éduquée aux bonnes manières des dames là-bas.

Après avoir confirmé que tout le monde était entré dans la voiture, le chauffeur de taxi la fit partir. La voiture tangua légèrement, mais cela ne sembla pas surprendre Violet. 

—  Ces enseignements sont-ils nécessaires pour combattre ?

Alors qu’elle pensait pouvoir enfin retourner à l’endroit où elle pourrait mettre ses capacités à profit, elle fut informée d’un fait surprenant. Elle ne savait visiblement pas comment prendre cette nouvelle.

Hodgins regarda Violet dans les yeux.

—  La guerre étant finie, tu ne seras donc plus nécessaire comme soldat. C’est pourquoi tu devras apprendre ce qui est nécessaire pour mener une vie civile.

—  Je ne comprends pas…

Hodgins fit un signe de tête à la réponse qu’il avait déjà prévue.

—  Oui. Ce ne sera pas facile, et je t’impose légèrement ma vision des choses il est vrai.

—  “Pas… facile”… Même pour… vous, président Hodgins ? Ce n’est pas facile ? »

—  Petite Violet, pourquoi as-tu fait usage de ta personne pour être un assassin ?

—  J’avais cette capacité, et elle était nécessaire. C’est aussi simple que ça.

—  Oui. Pour vivre, pour te protéger, tu tuais… Tu le faisais sûrement avant même de rencontrer Gilbert, parce que quelqu’un t’y obligeait. C’était comme jeter ses déchets… on fait ça méthodiquement, sans aucun plaisir.

 Et c’est avec cette façon de penser que tu as fonctionné pendant si longtemps.

—  Aah, c’est vraiment compliqué. Hm, par exemple, disons que j’ai été attaqué par un voyou. Tu as tué le voyou pour me sauver. Même s’il avait mieux valu que tu ne le fasses pas, il y a un semblant de logique à cet acte et tu ne risquerais rien avec la justice. Non, peut-être même que tu serais saluée, car tu défendais la moralité.

—  Qu’est-ce que la “moralité” ?

—  Quelque chose d’important que les gens croient devoir respecter de leur vivant. Si tu ne t’y conformes pas, dans le monde des civils, tu es arrêté et jeté en prison. Vois-tu où je veux en venir ?

—  Oui.

—  Alors, un autre exemple. Imaginons que je voulais mourir et ai payé quelqu’un pour me tuer. Cette personne et moi nous nous serions entretenus bien avant. Toi, ayant mal compris, tu t’en mêles et finis par le tuer, lui, ce voyou avec qui j’avais conclu un marché. Qu’en est-il de la moralité là-dedans ?

Silence.

—  Tu vois, c’est assez compliqué, n’est-ce pas ? Il n’y a probablement pas de bonne réponse. Selon notre législation, tous les acteurs seraient probablement jugés, mais une réponse correcte n’existe probablement pas. Oublie donc cet exemple.

Violet appuya pensivement ses mains rigides et inorganiques sur ses joues. À ce moment, Hodgins la confrontait à des questions qu’elle ne pouvait pas résoudre, mais auxquelles elle allait forcément faire face un jour ou l’autre.

C’était un soldat ayant supprimé un nombre incalculable de personnes. Bien que les meurtres aient été commis pour une plus grande cause, elle avait quand même tué des gens. Cette jeune fille avait-elle le droit au bonheur ?

—  Seulement, ce que je peux dire avec certitude, c’est que…

Bien que ne voulant pas être ostracisé par la Violet confuse, Hodgins s’exprima.

—  Je ne veux pas te voir tuer quelqu’un, alors je ne te laisse pas aller là où tu devrais être. C’est très émotionnel comme solution, mais… Je pense que c’est mieux ainsi, pour l’instant.

Il méprisait presque Gilbert Bougainvillea pour l’avoir chargé d’un tel rôle.

—  Les meurtres augmentent le nombre de personnes tristes. C’est pourquoi je ne veux pas que tu fasses ça. Je veux éviter… les choses qui pourraient être tristes. En particulier pour les gens que j’aime. Gilbert était pareil… c’est pour ça qu’on veut que tu cesses. Nous t’imposons nos idéaux et une vision de la moralité. C’est très égoïste, mais… les choses sont ainsi. Tout le monde… est vraiment égoïste. Violet, quel est le dernier ordre que tu as reçu de Gilbert ?

Lorsqu’il lui posa la question, Violet évoqua la Grande Guerre. Gilbert était couvert de sang. Elle avait pleuré. C’était probablement les premières larmes qu’elle avait versées.

— “Je t’aime”.

Alors qu’elle réfléchissait à ces mots puissants, son cœur battait la chamade. Rien qu’en se les remémorant, ses battements de cœur s’intensifiaient.

–“Échappe-toi d’ici et vis ta propre vie, librement”.

—  Alors c’est ainsi.

Le verdict était donc tombé. Pour Violet, les ordres de Gilbert devaient être suivis. Elle ne pouvait pas les rejeter, sauf en cas d’extrême nécessité. Malgré cela, il semblait qu’elle avait du mal à accepter un avenir sans retourner sur le champ de bataille.

—  Est-ce quelque chose de bénéfique pour l’armée que je ne tue pas ? Même si cela entraînait la mort de nos alliés ?

—  Les ennemis sont aussi des personnes. D’ailleurs… c’est parce que tu ne sais pas que tuer des gens c’est mettre lentement le feu à ton corps et le brûler que je te dis ça… Petite Violet.

La fille soldat – plutôt l’ancienne fille soldat – jeta son regard sur son propre corps. Rien n’était en feu. Elle ne pouvait voir que les tissus de ses beaux vêtements.

—  Je ne brûle pas.

—  Et pourtant…

—  Je ne brûle pas. C’est étrange.

—  Non, vraiment. Je t’ai vue te consumer de l’intérieur et je t’ai laissée seule. Je le regrette.

Tout ce qu’a dit Hodgins était abstrait.

—  Tu apprendras beaucoup à partir de maintenant. Et puis, sûrement, les choses que tu as faites… les choses dans lesquelles je t’ai entraînée… Viendra un jour où tu comprendras leur signification.

Quel monstre Gilbert l’avait-il fait devenir ?

—  Et alors, pour la première fois, tu remarqueras ces brûlures que tu as.

Ce monstre qui s’enorgueillissait d’être la plus forte combattante était aussi ignorante qu’innocente.

—  La sensation sera comparable à celle de quelqu’un qui ajoute de l’huile sur le feu. Car se rendre compte de ses erreurs est très dur. Parfois, souvent même, on préfère ne pas savoir. Tu en pleureras certainement.

Jusqu’au moment où ses paupières se fermeront pour l’éternité, allait-elle connaître cette sensation ? Allait-elle connaître le repentir ?

—  Malgré tout, je veux que tu connaisses ça. C’est pour ça que tu ne retourneras pas à l’armée.

Elle ne s’était jamais accrochée à rien, et elle allait probablement continuer à vivre de cette façon.

—  Petite Violet, changeons ton destin.

Elle le pouvait, c’était indéniable. Comme si un certain homme était apparu pour saisir la main de la jeune fille en feu et la jeter dans un lac. Bien qu’il n’ait pas été présent à chaque instant, il avait sans aucun doute existé.

— Les personnes que tu vas rencontrer maintenant sont des fonctionnaires des hauts départements militaires et qui appartiennent à une famille prestigieuse avec lesquelles d’autres n’ont pas de contact immédiat. Ton nom n’était même pas sur les listes à l’armée. Alors, profites-en pour commencer une nouvelle vie.

—  Mais alors, je ne serai pas aux côtés du major…

—  C’est un ordre de Gilbert, que tu veux servir. C’est ce qu’il a souhaité pour toi. Qu’es-tu pour Gilbert, Petite Violet ?

—  Je suis… celle du major…

—  Aah, nous sommes arrivés.

Le carrosse s’arrêta. Sans pouvoir faire autre chose, Violet sauta, guidée par la main de Hodgins.

Bien que d’un style plutôt ancien, un manoir à l’architecture assez magnifique pour être pris pour un château se dressait au bout de la longue route. Un couple de personnes âgées sortit du manoir. Alors qu’ils n’étaient pas encore arrivés, Hodgins chuchota à l’oreille de Violet

— Essaye de ne pas être impolie.

Violet s’empressa de tenir sa broche en émeraude. Le carrosse commençait déjà à s’éloigner du chemin d’où il était venu.

Au-delà de ce chemin, elle n’aperçut pas la silhouette de la personne qu’elle souhaitait de tout cœur retrouver. Peu importe à quel point Violet le cherchait, il n’allait pas venir la voir.

—  Voici le chef de la famille Evergarden et sa femme. Ils seront tes parents de substitution. Maintenant, fais ta révérence.

Le couple de personnes âgées, élégant, mais doux, prit les mains artificielles de Violet sans hésitation. Ils lui sourirent comme s’ils étaient pleinement satisfaits. C’en fut presque insupportable.

—  Ravie de faire votre connaissance. Je suis Violet.

Et c’est ainsi que naquit Violet Evergarden.

** *** **

La neige fondait dans la mer nocturne. La surface de l’eau était encore plus sombre que le ciel étoilé sous lequel les gens dormaient. Les flocons qu’elle absorbait les uns après les autres étaient un spectacle rare dans le sud de Leidenschaftlich.

Les enfants couraient vers le cadeau du ciel après avoir ouvert leurs fenêtres. Les portiers des riches domaines tremblaient de froid. Les marins étaient soulagés d’avoir terminé leur voyage en toute sécurité et d’être rentrés chez eux avant la tempête de neige. Dans de telles scènes rarement imaginées, l’arrivée de l’hiver se faisait sentir avec acuité.

Dans le sud de Leidenschaftlich, la neige ne tombait que quelques fois par an et ne s’accumulait jamais. Personne n’aurait pu dire qu’il allait pleuvoir sans cesse par un ordre capricieux du ciel cette année-là. Normalement, il n’y avait rien d’autre que de la petite grêle, mais cette fois il y avait assez de neige cumulée pour atteindre les genoux des hommes adultes.

Un météorologue du gouvernement avait annoncé que l’événement était une anomalie météorologique ne se produisant qu’une fois par siècle, et la partie sud du pays en avait fait les frais. Les gens glissaient en sortant et les routes pour les voitures avaient disparu. Ceux qui n’avaient pas de stocks chez eux s’étaient rués dans les magasins d’alimentation et les restaurants, d’où des cris et les bousculades se faisaient entendre. Une fois que les gens avaient terminé leur journée, personne ne se promenait dans la ville. Elle était enveloppée de silence, comme si la neige en avait absorbé tous les sons.

Parmi eux se trouvait la silhouette de Hodgins, qui avançait sur le chemin enneigé, habitué à le parcourir malgré son appartenance à un pays du sud. Pour quelqu’un comme lui, l’un des anciens majors de l’armée de Leidenschaftlich, qui avait affronté les pays du nord, le paysage enneigé était associé aux champs de bataille.

Il continuait à suivre la seule route en silence tout en poussant la neige avec ses chaussures d’hiver.

Devant lui, bien que faiblement, il pouvait voir le manoir d’Evergarden, manoir qui se trouvait loin de Leyde, la capitale du Leidenschaftlich. Il poussa un soupir de soulagement et de gratitude. La bouffée de son souffle se dissipa bientôt comme une fumée dans l’obscurité.

À son arrivée, il fut tout d’abord accueilli par un majordome de la résidence Evergarden. Le manoir ne pouvait pas être considéré comme chaud dans tous les coins en raison de sa grande structure, mais Hodgins, qui avait enduré le passage d’une nuit noire et enneigée, était assez satisfait de ne pouvoir ne serait-ce qu’être à l’intérieur d’un bâtiment. Une fois reçu, il passa quelques minutes à boire du thé chaud près de la cheminée.

—  Vous êtes enfin arrivé, Monsieur Hodgins. Je pensais que vous ne viendriez pas aujourd’hui.

Une vieille femme en chemise de nuit de soie apparut devant lui.

—  Dame Tiffany, cela fait un moment ! Je suis désolé de vous rendre visite au milieu de la nuit, comme cela.

Hodgins s’inclina respectueusement.

—  C’est ma réplique. Vous étiez sur un autre continent, n’est-ce pas ? Je suis celle à blâmer pour vous avoir convoqué immédiatement après votre retour.

—  Il n’y a pas moyen que je refuse la demande d’une dame. Où est Monsieur Patrick ?

—  Mon mari m’a laissée ici et s’est enfermé dans une ville lointaine. Il est toujours au service de notre belle ville, mais, paradoxalement, il ne reverra certainement pas ce paysage à son retour… Enfin, peut-être est-ce mieux ainsi. En effet, il serait tout à fait capable de jouer dehors avec la neige et de tomber malade !

L’image d’un jeune faisant joyeusement des bonshommes de neige se forma dans l’esprit de Hodgins.

—  Mais c’est merveilleux qu’il soit une personne candide qui laisse libre cours à son âme d’enfant !

—  Non, cela ne va pas.  Il est le chef de la famille Evergarden… Mais plutôt que de Patrick, nous devrions parler de Violet. Elle me préoccupe grandement dernièrement.

Tiffany Evergarden commença à parler avec un visage mélancolique. Il semblait qu’elle avait tenté de donner à Violet diverses sortes d’enseignement depuis qu’elle l’avait recueillie. De l’instruction à la bienséance, en passant par l’équitation, le chant, la cuisine et la danse. Pourtant, elle ne prenait plaisir à aucun d’entre eux et ne montrait aucune expression de joie, et chaque fois qu’elle n’avait rien à faire, elle s’enfermait dans sa chambre et écrivait des lettres toute la journée. Cependant, aucune des lettres qu’elle avait envoyées ne reçut jamais de réponse.

—  Elle est devenue assez familière avec tout le monde dans la maison, et elle a même massé les épaules de Patrick il y a quelque temps. Il en a pleuré de joie… non, ça aurait pu lui faire mal. Mais même si elle est maladroite, je crois que c’est une bonne enfant. Nos cœurs, qui avaient l’impression d’avoir été poignardés à la mort de notre fils, se cicatrisent peu à peu… J’aime son innocence et sa sincérité.

—  Moi aussi.

—  Mais si seulement nous étions guéris, il n’y aurait eu aucun sens à l’adopter.

De prime abord assez froide, Tiffany s’agrippa à sa robe.

—  Nous l’avons recueillie après avoir tout entendu de sa situation. C’est nous qui devrions lui donner quelque chose… Mais à quoi bon ? S’il n’y a aucun lien de parenté…

—  Ce n’est pas vrai.

Malgré l’affirmation d’Hodgins, Tiffany secoua la tête.

—  Nous ne pouvons pas… remplacer Gilbert.

—  Tout comme Violet ne peut pas vraiment remplacer votre fils. Personne ne peut remplacer une autre personne. Nous ne pouvons qu’être un réconfort. Depuis que cette fille est partie de sa maison natale, elle n’a pas eu de maison où retourner jusqu’à présent. Elle n’a pas non plus eu de gens qui l’attendaient avec un repas chaud. Mais maintenant, elle a un foyer. Cette fois, quel que soit le chemin qu’elle décide de prendre, il sera très important. C’est suffisant. C’est quelque chose de très précieux. S’il vous plaît, ne la renvoyez pas.

—  La renvoyer… Mais je n’ai pas cette intention. Si je devais laisser partir quelqu’un, j’aimerais mieux que ce soit mon mari !

Son regard semblait empli de sincérité.

 —  Dame Tiffany… cet échange devient très fascinant, mais chérissez votre mari, s’il vous plaît.

—  Honnêtement, une fille est bien plus mignonne qu’un mari…

—  S’il vous plaît, ne détruisez pas les rêves d’un homme non marié.

—  Si vous avez une bonne situation, je peux vous présenter autant de prétendantes que vous le souhaitez.

Alors que les yeux de Tiffany brillaient, Hodgins interrompit rapidement la conversation, se dirigeant vers la chambre de Violet comme pour s’enfuir. Les serviteurs de la maison d’Evergarden l’observaient nerveusement de loin. La volonté d’entrer dans la chambre ne se renforçait pas en lui. Il tenta de se motiver.

—  Personne ne peut remplacer qui que ce soit. N’est-ce pas, hein ?

Hodgins en avait fait l’amère expérience après être devenu le tuteur de Violet. Il s’était également senti seul. Mais en même temps, il s’était senti heureux.

—  Si c’est moi, je peux lui donner des choses que Gilbert n’a pas été capable de lui fournir. Je ne suis pas un substitut.

Il frappa sa chemise au niveau de la poitrine comme pour confirmer sa détermination. Il se racla ensuite la gorge et frappa une fois de plus à la porte.

—  Entrez.

Comme c’était elle, elle savait probablement qui venait à l’intérieur rien qu’en écoutant ses pas. Bien qu’il ait souvent visité sa chambre, même Hodgins était anxieux lorsqu’il se faufilait dans la chambre d’une jeune femme tard dans la nuit. Mais la tension laissa place à une émotion différente à la seconde suivante.

—  Président… Hodgins. Cela fait un moment.

Violet Evergarden, du nom d’une déesse des fleurs, était devenue encore plus belle pendant les quelques mois où ils ne s’étaient pas vus. Sa silhouette mi-habillée était pure et raffinée. Ses cheveux dorés étaient devenus plus longs. Le spectacle en était même mystérieux. Elle était devenue une personne digne du nom que Gilbert lui avait donné.

—  Ma petite Violet, que fais-tu ?

Pourtant, ce qui attira l’attention d’Hodgins n’était pas ça. Sa voix tremblait. Il n’avait pas voulu montrer une grande réaction, mais ne pouvait pas le cacher. Violet fixa Hodgins alors qu’il entrait dans la pièce, assit par terre au milieu d’un tas de lettres désordonnées. Il ne s’agissait pas d’une ou deux lettres, mais de dizaines de feuilles de papier empilées tranquillement comme des cadavres. Des pensées mortes qui n’existaient plus, comme des chutes de neige continuelles.

Elle ne lui répondit pas tout de suite. Peut-être même ne voulait-elle pas parler.

—  Je triais des lettres.

—  Les miennes ? Mais c’était des cartes postales que je t’envoyais.

—  Ce sont celles que j’ai écrites moi-même et que je n’ai pas envoyées. Je n’envoie plus de lettres. Je comprends… qu’il n’y aura pas de réponse. Je me retrouve à écrire des lettres quand je n’ai rien d’autre à faire, c’est tout. Cela n’a aucun sens. Ce ne sont que de simples miscellanées écrites à mes heures perdues. Je me demandais si je devais m’en débarrasser.

Les lettres sans destination étaient en effet des cadavres. Et Violet, qui leur avait donné naissance semblait être sans vie également. Il se pouvait même qu’elle se sentît plus vivante pendant les périodes passées sur le champ de bataille.

—  Violet…

Hodgins s’assit entre la montagne de lettres et l’espace vide. Il se positionna pour l’affronter directement. En regardant dans les yeux vides de Violet, il eut envie de s’enfuir. Cependant, Hodgins se força en se rappelant que cette situation était relativement de son fait.

—  Le Major ne… ne reviendra plus vers moi, n’est-ce pas ?

—  Oui… il ne reviendra pas.

—  Ma valeur en tant que soldat a-t-elle été perdue… parce que mes bras n’étaient plus là ?

—  Ce n’est pas ça.

—  Je peux encore me battre. Je peux devenir encore plus forte.

—  Notre combat est déjà terminé, Violet.

—  Puis-je être utile autrement que comme arme ?

—  Tu n’es plus… l’outil de personne.

—  Alors, si mon existence même dérange le major, pourriez-vous lui dire de m’ordonner de disparaître ? J’irai n’importe où. Si je… Si je reste comme je suis, je ne serai d’aucune utilité…

Hodgins tenta désespérément de stopper ses larmes qui commençaient à couler.

—   Ne dis pas… une telle chose… Et moi alors ? Et les Evergarden ?

—  C’est… précisément… pourquoi… c’est… pourquoi… je ne sais pas… ce que je… devrais faire.

Avec ses yeux également humides, Violet supplia Hodgins :

—   Si je… si je ne suis pas nécessaire… comme outil… je devrais être jetée… je… suis… je ne suis pas censée… être choyée… comme ça… par quelqu’un… s’il vous plaît. Jetez-moi. Jetez-moi quelque part.

—   Tu n’es pas une chose. Je te considère comme ma propre fille… Hé, je suis désolé. Écoute-moi.

—   Je ne… sais… pas… quoi… faire.

—   Ma petite Violet, je suis désolé… vraiment désolé. Je ne voulais pas te faire tant de mal.

—   Ramenez-moi… là où se trouve le major. S’il vous plaît.

—   C’était juste ça. Je suis désolé. Vraiment désolé.

Hodgins mit une main à l’intérieur de sa chemise et montra à Violet un objet qui brillait en argent.

Ce n’était pas un collier ordinaire, mais une carte d’identité, un objet nécessaire pour identifier ceux qui étaient décédés sur les champs de bataille. Bien que les soldats aient plaisanté de façon dégradante sur le fait qu’ils ressemblaient à du bétail avec, ils n’avaient aucun problème à en porter une. Mais c’était une tout autre histoire pour quelqu’un de porter ce qui n’était pas à lui. La carte contenait des informations telles que le nom et le sexe des soldats, et était utilisée pour confirmer l’identité des cadavres lorsqu’ils étaient méconnaissables sur le champ de bataille. Beaucoup gardaient les étiquettes de leurs camarades décédés en souvenir.

Le nom de la personne qu’elle poursuivait sérieusement était gravé sur la carte d’identité polie. Violet avait appris à écrire. Elle s’était entraînée frénétiquement à écrire le nom de Gilbert, même les yeux fermés.

—   Gilbert est mort.

Violet, je t’aime. Je t’en prie, vis.

De grosses larmes coulèrent des yeux de Violet.

** *** **

L’été s’acheva, l’automne fut accueilli, l’hiver abandonné puis le printemps arriva. Ce dernier est appelé « saison blanche » dans Leidenschaftlich. Sur tous les arbres plantés dans les rues de la capitale, Leyde, des fleurs blanches avaient éclos au printemps et les pétales créaient une scène semblable à une chute de neige. Pendant cette période, où que l’on allât, les fleurs dansaient dans le ciel. C’était un trait saisonnier remarquable qui permettait d’assister à quelque chose de réellement éphémère.

Une nouvelle année ; une saison qui était merveilleuse pour commencer quelque chose. En effet, une agence postale dont la construction venait de s’achever fut créée dans la ville de Leyde. Son enseigne portait les mots « CH Postal Service ». Elle n’était pas encore ouverte au public, mais le président se préparait pour l’occasion. Il n’y avait rien d’autre qu’un téléphone sur le bureau, pièce encore vide et de mauvais goût.

—   Est-ce que cela te convient vraiment ?

Bien que la vue depuis le balcon ouvert fut magnifique, le président de la société postale, Claudia Hodgins, plissa les yeux comme s’il regardait quelque chose. Peut-être que ses mots avaient froissé la personne à l’autre bout du fil, car cette dernière poussa un soupir exagéré.

—  D’accord, tu n’as peut-être pas tort. D’ailleurs je suis d’accord pour couper les liens avec l’armée. Je te soutiens pleinement là-dessus. Oui j’étais réticent au début, mais plus maintenant. Je veux vraiment… protéger cette enfant. Pendant que j’étais avec elle, j’ai commencé à me sentir comme ça. C’est vrai. C’est vrai. Je veux… la chérir. Mais, tu sais, Gilbert…

Après avoir fait pivoter la plaque d’identification qu’il avait reçue de Gilbert autour de son doigt, Hodgins la retourna d’un seul coup.

—  Voici ma prédiction : tu vas le regretter.

L’objet s’arrêta enfin de tourner.

—   Sommes-nous un parent adoptif et sa fille ? Un supérieur et sa subordonnée ? Tu dis que c’est pour son bien que tu veilles sur elle de loin, mais ce n’est qu’une excuse pour ne pas t’impliquer trop profondément avec la petite Violet, n’est-ce pas ?  Pourquoi faire preuve d’affection sans être à ses côtés ? Tu m’as confié une enfant qui ne vivait que pour toi et… et… Tu crois vraiment que ça lui va, à elle ?

La plaque d’identification qu’Hodgins tenait fermement dans ses mains était à nouveau froide.

—   Les circonstances sont, eh bien, devenues meilleures. Nous pouvons aller de l’avant en ces temps de paix. Mais, je ne pense pas que la petite Violet soit heureuse en ce moment. Tu vois, même si elle était restée un soldat… même si elle était restée un outil de l’armée, elle était heureuse d’être à tes côtés ! Elle était heureuse ! Elle a continué à te poursuivre, et elle continue toujours de le faire, même après que je lui ai dit que tu étais mort. Tu as compris, n’est-ce pas ? C’est le genre de fille qu’elle est ! Si ça continue, elle sera comme ça pour le reste de sa vie. Attendre, attendre, attendre et attendre un maître qui ne viendra pas… !

Une fille qui n’a fait qu’attendre pour toujours un homme dont on lui avait annoncé la mort. Son visage, ses yeux bleus solitaires vacillaient dans l’esprit de Hodgins et s’effaçaient.

—  Elle fait vraiment de la peine ! Gilbert… N’ignore pas la volonté de cette enfant ! C’est une énorme erreur de penser que tu la protèges en t’éloignant ainsi. Tu perds ton temps, car tu penses avoir la vie devant toi ? Après tout tu es jeune, fort, en bonne santé… Que de faux-semblants que tu nous fais. Espèce d’imbécile ! On ne sait pas de quoi demain est fait. Même moi, je pourrais mourir soudainement. Personne ne peut prédire la cause de sa propre mort. Personne ne va vraiment bien. Gilbert, quand ce moment viendra pour toi ou pour la petite Violet, tu le regretteras et tu pleureras. Et je te le redis, si tu finis par pleurer et mourir à petit feu, il n’est pas sûr que je te réconforterai. Bien que je sois ton ami, je suis aussi le parent de substitution de la petite Violet, désormais. Fais donc ton cinéma et maudis-toi autant que tu le veux, ne me rappelle pas avant d’avoir reconsidéré ta décision ! Tu es un énorme crétin…!

Après avoir crié, Hodgins claqua violemment le téléphone dans le combiné. Comme sa colère ne s’apaisait pas, il s’empara de la plaque d’immatriculation et la jeta. L’objet en argent qui avait remplacé l’homme qu’il avait voulu frapper s’écrasa misérablement contre le sol.

—   Petite ordure…

Plus Hodgins en apprenait sur Violet, plus l’angoisse de son existence lui brûlait la poitrine. Et le sentiment de culpabilité d’être complice de la raison même de sa tristesse le tourmentait.

—  Enfoiré même…

De même, cette angoisse s’appliquait aussi à Gilbert.

Hodgins soupira en jetant un coup d’œil à la plaque d’identification qu’il avait jetée pendant sa crise émotionnelle, s’agenouillant pour la récupérer. Le nom « Gilbert Bougainvillea » y était inscrit. Tel était le nom d’un homme qui était né dans un foyer strict et qui répondait continuellement aux attentes. Il était spécialisé dans l’autodestruction pour le bien-être d’autrui, et bien que Hodgins n’ait aucune idée du nombre de personnes qu’il avait tuées, ses mains étaient probablement teintées.

Au-delà de la traînée de cadavres qu’il avait laissée derrière l’amenant à se consumer petit à petit, Gilbert avait rencontré Violet. C’était un homme qui n’avait jamais eu quelque chose qu’il voulait faire ou dont il pouvait parler contrairement à Hodgins qui avait ses rêves.

Il avait parcouru tranquillement, sereinement et avec adresse son long et étroit chemin aménagé pour lui. Après être arrivé là où il était maintenant, Gilbert avait fini par s’égarer de cette voie toute tracée.

Sortir Violet de l’armée n’a pas été aussi facile que de le dire. Même son réseau personnel et les mérites qu’il avait accumulés ne suffisaient pas.

Pour cela, Gilbert avait dû grimper plus haut, vers le sommet de la hiérarchie pour n’être réprimandé par personne.

Aucun outil invincible ne le suivait dorénavant. Alors même qu’il avait atteint le plus haut rang, la jeune femme qu’il aimait n’était pas à ses côtés. Il l’avait abandonnée, précisément parce qu’il l’aimait. Il pariait tout, il pariait sa vie, il se tuait pour la protéger.

            — Ce monde est rempli de crétins…

Hodgins saisit de la plaque d’identification et la cacha dans sa chemise. Il n’avait vu son meilleur ami pleurer qu’une seule fois et c’était quand il avait vu pour la première fois les bras prothétiques de Violet. Ce n’était pas comme si Hodgins savait tout de lui, mais au moins il savait qu’il n’avait jamais montré un tel visage. Hodgins s’était fait une idée de cet homme… et ce même homme pleura…

            —  Hodgins, j’ai une faveur à te demander.

Ce fut une raison suffisante pour qu’il l’accepte.

            —  Eh bien, eh bien…

À l’extérieur de l’agence, un homme et une femme frappaient à la porte en se disputant pour un motif quelconque. Hodgins prit une profonde inspiration et se dirigea vers l’entrée. La sonnette retentit au même moment où la porte s’ouvrit.

            — Hé, alors vous êtes venus…

Son expression était revenue à celle du président de la compagnie postale, Claudia Hodgins. Contrairement à son air enjoué, les deux autres avaient le visage irrité.

—  Pourquoi nous avoir appelés ? Ce n’est pas encore le jour de l’ouverture, n’est-ce pas ? Il faut lui apprendre les bonnes manières à cette stupide femme.

— Cher président, ne me laisse plus seul avec lui, s’il te plaît. J’ai du mal à me retenir de ne pas le frapper.

            — Ne mens pas, tu viens de me frapper là !

            — ok, ok, vous allez vous calmer d’abord.

Peut-être était-il déjà habitué à ce que ces deux-là se crêpent le chignon lors de leurs conversations. Hodgins se montra ainsi impartial, sans être touché, et joua parfaitement son rôle de médiateur dans cette dangereuse dispute.

—  Benedict, Cattleya. À partir d’aujourd’hui, je veux inclure un membre fondateur de plus pour l’inauguration de notre service de poste CH.

Bien qu’il ait tenté de présenter cette personne dès le début, il préféra confirmer sa présence d’abord. Ainsi, elle montait le même escalier que les deux autres employés.

            —  Qu’est-ce que c’est que ça ? Je n’étais pas au courant.

Elle montait le long escalier qui menait vers eux d’un pas assuré et armé de sa propre résolution. Hodgins baissa les yeux et ne put s’empêcher de faire un sourire.

            —  Est-ce une femme ? Est-elle mignonne ? Plus que moi ?

            —  C’est une jeune femme. C’est la plus jeune d’entre nous. Sa présence ici est due à certaines circonstances. Bon, je sais que vous avez tous vos raisons d’être ici. Après tout, j’ai rassemblé une bien belle brochette de gens bizarres, mais son étrangeté est peut-être la plus remarquable ici. Son âge est assez proche du vôtre, alors je veux que vous vous entendiez bien. Je l’ai suppliée je ne sais combien de fois de venir et elle a enfin accepté. Les poupées de souvenirs automatiques font le tour du monde alors quoiqu’il arrive, ce sera une bonne expérience pour elle de partir à la recherche de ce qu’elle désire.

Alors que les deux se retournaient, il la prit par la main et la présenta. Celle qui se reflétait pour la première fois dans leurs yeux n’était pas la « Violet » du passé.

            —  Laissez-moi vous présenter. Voici Violet Evergarden.

Violet, qui avait cette aura de beauté glaciale s’inclina formellement. Elle donnait l’impression d’être une poupée dans le vrai sens du terme.

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