Les Lettres volantes et la poupée de souvenirs automatiques (1)
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Traduction : Raitei
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Les vacances de la poupée de souvenirs automatiques se terminèrent sans encombre.
La façon de passer la fin de l’été pour elle était le plus souvent banale. En général, elle admirait les arbres dehors depuis le rebord de la fenêtre le matin, elle se promenait avec un parapluie dans le quartier à midi, elle lisait des livres à l’ombre des arbres le soir et se préparait pour le prochain voyage la nuit avant de se coucher.
Quand personne ne la regardait, elle démontait et remettait en place des armes. Elle lançait aussi des couteaux sur les feuilles qui tombaient des arbres pour ne pas laisser ses bras se relâcher.
Mais au fond, elle était pleine de sérénité. C’était le résultat de l’influence de sa mère adoptive qui la traitait comme une enfant.
Quelques personnes tentèrent de rompre son silence de manière intentionnelle, car elle inspirait aux autres un sentiment de nervosité, mais sans succès.
C’était une beauté froide et elle avait le pouvoir de faire en sorte que le temps et les gens autour d’elle se figent naturellement.
— Violet. Tu… viens avec moi.
Elle n’était pas une personne apte à être invitée pour un simple divertissement.
* * *
Situé dans une rue étroite à l’écart de l’avenue principale de la capitale de Leidenschaftlich, Leyde, un bâtiment isolé se démarquait des petits magasins alignés les uns à côté des autres. C’était le bâtiment de la compagnie postale CH, une entreprise relativement récente ayant fait son entrée dans le secteur postal. On y voyait une flèche avec un toit vert clair en forme de dôme avec une girouette au sommet.
Il y avait une sorte de toit vert foncé sur la flèche, et les murs extérieurs étaient faits de briques rouges. Ces dernières, dorées par le soleil, avaient une belle couleur. Sur l’entrée en forme d’arche, où le nom de l’agence était présenté en lettres dorées, sur une plaque d’acier il y avait une cloche qui produisait un son joyeux à chaque fois que les portes s’ouvraient pour annoncer l’arrivée d’un client.
À l’intérieur du bâtiment, on pouvait voir un comptoir dès l’entrée qui était précisément le bureau de réception des articles de livraison. Il y avait trois étages ; le premier était pour la réception postale, le deuxième pour les bureaux et la flèche du troisième étage était la résidence du président. Actuellement, au deuxième étage, les employés du bureau se lançaient des défis tout en travaillant d’arrache-pied. En effet c’était le jour de la clôture de l’exercice comptable. Au cours de ce mois, toutes les transactions, les rapports, les factures, les preuves de paiement et tout ce qui concernait le fonctionnement de l’entreprise étaient réglés avec soin. Pour les employés, ce fut une journée de lutte douloureuse, car le travail de clôture s’ajoutait à leur charge de travail habituelle.
— Tu as dit qu’on y allait ensemble !
Au milieu du champ de bataille se tenait une jeune femme déprimée, lançant vers Hodgins un regard plein de reproches. Elle s’est tint fermement à l’ourlet de ses vêtements et se mordit la lèvre comme pour affirmer physiquement sa colère. C’était une femme ravissante avec de longs cheveux noirs. Elle portait un bustier ouvert, mettant en évidence sa large poitrine, relié à son vêtement intérieur gris anthracite qui allait de l’épaule jusqu’au coude. Elle portait également un collier de perles, un pendentif, des bracelets, des chaînes et des bagues en métaux précieux. Son pantalon en cuir était teint en bleu et avait des points de croix dorés. Son porte-jarretelles en fil de broderie était constitué de motifs géométriques et ne décorait que la peau nue, du haut de ses cuisses jusqu’aux genoux où montaient ses bottes. Tout chez elle, de sa tenue à sa beauté éclatante, était un poison pour les yeux. Cependant…
— Hors de question ! Je n’irai pas là-bas si tu ne viens pas avec moi !
…ses actions étaient celles d’une enfant. Elle se piétinait.
— M…même si tu dis ça, Cattleya, c’est non.
Claudia Hodgins, le président de la compagnie postale ne put s’empêcher de sourire en voyant la posture de Cattleya.
— Regarde toute cette paperasse. Ça n’en finit pas ! J’ai l’impression que la pile va me tomber dessus.
Sur le bureau d’Hodgins se trouvait une pile menaçante de feuilles semblant sur le point de vaciller à tout moment pour lui porter un coup fatal. Il leur appliquait des coups de tampon pendant qu’il parlait. Son approbation était exigée pour les différents documents administratifs. Peut-être parce qu’il faisait aveuglément confiance à ceux ayant rédigé les documents ou bien parce qu’il n’avait pas la volonté de les lire, il se contentait d’enchainer les coups de tampon sans en confirmer le contenu.
— Président Hodgins, donnez-moi toute cette pile de documents une fois que vous en viendrez à bout.
La conversation fut interrompue et une pile de documents fut ajoutée à la pile.
— Ah, désolé ma petite Lux. Tu les as déjà tous passés en revue ?
Celle qui s’était interposée entre Cattleya et Hodgins était une fille au visage innocent. Elle avait les cheveux gris lavande et une coupe carrée.
Bien qu’elle portât des lunettes, en regardant de plus près, on pouvait voir que la couleur de ses yeux était différente de chaque côté. C’était un stéréotype empreint de conservatisme, mais le foulard autour de son cou et la barrette dorée sur le côté de ses cheveux faisaient lui donnaient une allure très professionnelle.
— En effet. J’ai trié et timbré tout ça. Veuillez vérifier.
Lux Sibyl, la jeune fille qui fut autrefois vénérée comme une demi-déesse par une secte religieuse sur une île isolée, travaillait désormais à la compagnie postale CH.
— Merci. Tu es la meilleure des secrétaires. Même si c’est un euphémisme, je t’aime !
Lux répondit par une expression désespérée au clin d’œil du tueur de ces dames qui lui fut tiré à bout portant.
— Assez de flatterie… Et je vous prie de retirer votre bras. Si seulement je vous avais arrêté cette fois-là… Partir en voyage avec une comédienne en sachant par-dessus tout qu’il était évident que vous alliez rompre… Si seulement j’avais pu vous empêcher d’y aller.
— Comme c’est cruel. Tu viens de me faire encore plus mal, ma petite Lux…
— Si seulement je pouvais vous attacher pour que vous fassiez votre travail, je n’aurais pas eu à l’être.
Comme sa secrétaire s’exprimait avec un ton grave et qu’elle était inconsolable, Hodgins retrouva son sérieux.
— Je suis désolé. Je vais t‘acheter une machine à timbrer.
Lux s’adressa ensuite à Cattleya comme pour implorer
— Et Cattleya. S’il te plaît… n’essaye pas de faire quoi que ce soit pour ralentir le président Hodgins. Notre temps de travail dépend du sien et je veux partir le plus tôt possible aujourd’hui.
Les employés qui faisaient leur travail en silence acquiescèrent à l’unisson aux paroles de Lux. Pour eux, leur libération ce jour-là était une question de vie ou de mort. Cattleya avait fait semblant de ne pas le remarquer, mais une pression concentrée due à des regards et des tons de voix occasionnels lui transperça le dos comme pour lui dire de ne pas s’en mêler.
— C’est quoi cette psychorigidité ? Tout ça parce que tu es la secrétaire du président…C’est injuste. Je veux être secrétaire moi aussi !
— Cattleya, tu es une poupée de souvenirs automatiques alors pourquoi te plaindre ? Psychorigide ? Moi ? Tu es peut-être en congé aujourd’hui, mais nous, nous sommes en plein rush.
Malgré son apparence jeune, Lux était devenue une secrétaire tout à fait fiable. Après avoir fui l’organisation religieuse, elle fit de son mieux pour rembourser Hodgins et la société qui l’avait recueillie.
— Président, laissez ces en-cas lorsque vous aurez fini votre tâche.
La main de Hodgins, qui avait tenté de prendre quelque chose dans le tiroir de son bureau, se rétracta.
— Sérieusement ? Sérieusement ? Sérieusement ?! Il n’y a pas de jours de congés définis pour les poupées de souvenirs automatiques alors je n’y peux rien.
Cattleya était prête à poursuivre la querelle, mais avant qu’elle ne s’en rende compte, Lux répondit au téléphone. Le regard de cette dernière affirma qu’elle était désolée.
— Je comprends.
Il était évident à première vue que tout le monde dans l’entreprise était occupé. Elle était également consciente qu’elle les dérangeait. Néanmoins, ne voulant pas renoncer, Cattleya, la poupée de souvenirs automatiques, montra un flyer à la machine à tamponner qu’était devenu Hodgins.
— Mais les « Lettres volantes » ne sont là qu’une seule fois par an. Qui plus est j’ai déjà écrit une lettre et je n’ai invité personne d’autre parce que le président avait dit qu’il m’emmènerait. Aller seule à un spectacle c’est une vraie punition !
« 7e festival aérien » était inscrit sur le flyer. Ledit évènement allait se tenir dans une zone appartenant à l’armée de terre et à la marine de Leidenschaftlich. Il semblait consister en des démonstrations de manœuvres aériennes et d’expositions d’avions des deux corps de l’armée, ainsi que des expositions privées organisées par des passionnés ou des gens du secteur aérien. Le spectacle des « Lettres volantes » dont Cattleya avait parlé faisait partie du programme du festival. Des lettres d’encouragement étaient dispersées dans le ciel par des pilotes d’élite choisis dans l’armée de terre et la marine. Ces lettres étaient écrites par des civils à destination de personnes qui les recueilleraient au hasard. C’était un évènement romantique où les participants étaient stimulés pour écrire et recevoir des messages inspirants de la part d’étrangers.
C’était la seule fête sur le continent où les lettres tombaient du ciel. Comme la description indiquait que la sixième exposition avait eu lieu plusieurs années auparavant, il semblait que le festival avait été annulé depuis un certain temps en raison de l’intensification des conflits. Elle rapprocha le flyer à distance de la bouche d’Hodgins, le faisant éternuer.
— Tu vois, je veux y aller aussi, Cattleya. Mais j’avais oublié qu’aujourd’hui c’était le jour de clôture.
Les sourcils de Cattleya se braquèrent. Ses iris améthyste s’écarquillèrent avec tristesse. Son attitude était semblable à celle d’un lionceau qui pleurait tristement.
Un sentiment de culpabilité grandit au sein de Hodgins.
— Ne fais pas cette tête, ma belle. Le festival se poursuivra jusqu’à la nuit, alors je pourrai le rejoindre en cours de route. Je veux aussi laisser mes employés partir tôt pour profiter du festival. Mais nous n’arriverons pas à temps pour les le spectacle des Lettres volantes… Enfin je pense, mais je ne suis pas sûr.
— Je serai… seule jusque-là ?
— Benedict… est… en pleine tournée de livraison.
— Pourquoi le mentionner au juste ?
Son visage devenant rouge, Cattleya tenta de renverser le bureau de Hodgins. C’était une force que l’on ne pouvait pas imaginer venir de ces bras fins. Hodgins s’empressa de retenir le bureau.
— Calme-toi, Cattleya. J’ai compris. La seule autre personne disponible près de ton âge est… la petite Lux. Montre-moi le planning des employés.
Alors qu’elle était en plein milieu d’un appel téléphonique, Lux tendit un cahier à Hodgins tout en lui parlant joyeusement. Le planning des employés y était inscrit. Hodgins sourit. C’est parce qu’il avait trouvé quelqu’un qui semblait pouvoir faire l’affaire.
— Aah, la petite Violet n’est pas en service.
— Eh ?
Un léger rejet put être remarqué dans la voix de Cattleya.
* * *
Le manoir était situé au-delà d’un chemin d’arbres. Au milieu de parterres aux couleurs extravagantes avec des plantes de plusieurs variétés dans une pelouse luxuriante et soigneusement entretenue, ainsi qu’une ferme cultivant des légumes de saison, se trouvait la résidence Evergarden, dont Patrick Evergarden était le chef actuel.
C’était plus proche d’un château que d’un manoir. Il y avait des murs blanc crayeux et un toit bleu abysse. Son architecture était élégante et bien équilibrée, entièrement symétrique avec des flèches aux fenêtres. Un jardinier vit la silhouette de Cattleya lors de son passage et s’exprima.
— Mlle Cattleya Baudelaire, c’est ça ?
Comme Hodgins leur avait parlé à l’avance, le jardinier l’avait accompagnée depuis les portes du manoir, et une fois qu’elle arriva sous le porche, un majordome l’accueillit.
— Elle sera bientôt là.
Alors qu’elle attendait dans une antichambre, sans rien faire, Violet Evergarden apparut peu après, comme l’avait dit le majordome.
— Cattleya… ?
Ce n’était pas seulement parce que le tapis rouge, massivement épais, avait tendance à effacer les traces de pas, mais parce que Violet se montra sans faire de bruit, habillée différemment de sa tenue habituelle de poupée. Ses cheveux étaient bien attachés sur un côté où un ornement floral y pendait.
Le mot « charmant » était parfait pour décrire sa robe blanche immaculée avec des motifs de fleurs bleues. Les petites fleurs n’étaient pas simplement dispersées, mais avaient été conçues pour tomber du haut de ses épaules et du milieu de sa poitrine. Comme le climat de Leidenschaftlich était encore chaud même si l’été touchait à sa fin, l’on pouvait se contenter d’une robe. Elle portait aussi un cardigan bleu foncé, probablement destiné à cacher ses bras artificiels. La même vieille broche se trouvait sur sa poitrine.
— Heh, donc tu t’habilles comme ça en temps normal. C’est un peu comme une… jeune maîtresse ? Ça te va vraiment bien. C’est mignon.
Violet répondit.
— Ce sont les goûts de ma mère adoptive. Plus important, quelque chose est arrivé ?
Ses yeux bleus semblaient lui sommer de répondre rapidement.
— En quelque sorte…
Cattleya se souvint de sa conversation avec Hodgins. La main qui appliquait les tampons s’arrêta pour une fois, pour lui dire comment amadouer l’énigmatique Violet.
— Écoute, si tu veux persuader la petite Violet… tu dois lui dire que… c’est une mission que je lui ai confiée.
Il avait semblé confiant. En effet, Violet donnait une impression d’obéissance et de chasteté lorsqu’elle parlait avec Hodgins. Cependant, elle semblait différente dans le traitement avec les autres.
–Honnêtement, cette fille est si étrange.
Cattleya savait qu’elle était un ancien soldat. Elle avait appartenu à l’armée de Leidenschaftlich avec Hodgins, l’homme que Cattleya aimait beaucoup. Parmi les membres qu’il avait engagés à la compagnie postale, il n’était pas si improbable qu’une personne ayant un passé d’ex-soldat figure dans la liste de ses employés. Cependant, même sans tenir compte de son histoire, Violet était une personne louche tout comme le président dans une certaine mesure. Elle ne montrait jamais un sourire. Elle était très courtoise, mais ne faisait jamais de flatteries. Elle mettait une distance entre elle et les autres, mais n’avait pas l’air de détester la solitude. Elle était telle une beauté de glace sans âme. C’est ainsi que Cattleya la voyait.
— Tu… sais… c’est… c’est quelque chose qui a déjà été décidé.
C’est pourquoi elle s’inquiétait de savoir si ces mots magiques allaient marcher. Violet était-elle aussi capable de suivre les ordres de quelqu’un d’autre que Hodgins ? Même si elle les suivait s’amuserait-elle ?
–Ce serait mieux que d’aller seule au festival de toute manière…
Se rassurant quelque peu, Cattleya ouvrit la bouche.
— Violet. Tu… viens avec moi. C’est une mission que le président Hodgins t’a confiée. Jusqu’à ce que le Président me rejoigne, accompagne-moi au festival aérien.
Après avoir parlé avec autorité, quelques secondes de silence suivirent. La rigide, taciturne, peu sociable et beauté de glace clignota des yeux à plusieurs reprises, ses longs cils montants et descendant avant de s’enquérir d’un visage semblant exprimer un point d’interrogation.
— Une… mission ?
— Oui, une mission.
— Est-ce… vraiment une mission ?
Cattleya détourna son regard du reflet de sa propre silhouette agitée dans les iris bleus limpides de Violet.
— Si… tu penses que je mens, tu peux voir ça avec le président.
— Non. Aujourd’hui est le jour de clôture alors il doit être occupé. Je vais donc m’abstenir de passer un coup de téléphone. Je comprends. S’il s’agit d’une mission demandée par le Président, je l’accepterai.
En plus d’être préoccupée par le jour de clôture, contrairement à Cattleya, elle avait la considération d’une adulte de ses collègues de travail. Dès qu’elle reçut son accord, Cattleya devint vite nerveuse. Elle avait le sentiment de s’entretenir avec machine, une fée ou peut-être un fantôme ; une sorte d’entité qu’elle n’arrivait pas à cerner.
— Hé, tu veux vraiment venir avec moi ?
— Oui.
— Vraiment, vraiment ?
— Vraiment, vraiment.
— Tu…Tu es bien vivante rassure-moi ?
— Je suis bien en vie.
— C’est peut-être une évidence, mais le président est très attaché à toi. Vous êtes amants ?
— Ce n’est pas le cas.
— Que penses-tu de Benedict ?
Benedict ? Il a des capacités de combat de premier ordre, et a aussi étonnamment des compétences en leadership.
C’étaient des questions assez grossières, mais Violet y répondit sérieusement sans montrer de signes d’intérêt.
Ces réponses animèrent Cattleya. Elle se laissa envahir par la joie à tel point qu’elle se mit à sautiller sur place.
— Je suis convaincue que nos intérêts convergent. Puisque c’est réglé, va te préparer ! Dis aux gens du manoir que tu sors. Et puis, Violet, prends du papier à lettres, des enveloppes et un stylo plume aussi. Nous participerons aux Lettres volantes, après tout.
— Lettres volantes… Si je ne m’abuse, c’était l’un des spectacles annoncés au festival aérien par l’armée et la marine, n’est-ce pas ?
Comme on pouvait s’y attendre de la part d’un ancien soldat, elle était bien informée. Cattleya lui demanda si elle avait déjà participé à cet évènement, et Violet secoua la tête.
— On m’en a déjà parlé, mais je n’y ai jamais assisté.
Qui lui avait parlé de ça ? Violet n’en dit pas plus.
— Cattleya, y a-t-il autre chose de nécessaire à emporter avec moi ? Ai-je l’autorisation du président pour porter une arme ?
— Pas besoin d’armes. C’est effrayant ce que tu dis là…
— J’ai demandé cela, car c’est une mission.
Violet ne comprenait pas les limites des choses, et Cattleya était parfois perplexe face à ce comportement, mais heureusement, les deux purent sortir ensemble calmement.
* * *
La zone de manœuvre de l’armée de l’air de Leidenschaftlich était située loin de la capitale, Leyde.
Les indications pour s’y rendre n’étaient pas trop difficiles. Le moyen le plus simple de se rendre là-bas depuis la capitale était de prendre une voiture ou une calèche pour le transport en commun.
En descendant à l’arrêt, on pouvait observer une zone boisée entourée d’arbres. C’était un endroit tellement plein de verdure que les citadins s’inquiétaient quelque peu en arrivant alors qu’il n’y avait rien à craindre. Traversant une route forestière pavée en s’aidant de panneaux de signalisation, ils s’approchèrent de leur destination.
L’entrée au public était normalement interdite, mais il n’y avait eu aucune restriction pour le festival. Les commerces de boissons et de nourritures furent autorisés à y installer leur stand près des terrains d’entraînement. L’installation militaire était devenue méconnaissable.
Des hommes et des femmes de tous âges se rassemblèrent sur le lieu de l’évènement. Il s’agissait de familles de militaires, de civils curieux et de passionnés d’aviation venus de loin pour voir les spectacles aériens et les différentes activités.
Concernant la parité, il y avait surtout des hommes. Les jeunes filles comme Violet et Cattleya étaient clairement en minorité.
— Incroyable, c’est si grand. Ils s’entraînent normalement ici aussi… Regarde ! De vrais avions de chasse !
Cattleya ne put cacher sa surprise devant les avions de guerre exposés.
— C’est un avion de reconnaissance, le Lagopède.
Pendant ce temps, Violet donna le nom exact de ce qui était exposé.
— L’armée de terre et la marine ont toutes deux des forces aériennes, mais avec les noms des avions, on peut tout de suite dire à quel corps ils se rattachent. L’armée de terre donne des noms d’oiseaux alors que la marine utilise des animaux marins.
Voir ces mystérieuses et belles femmes discuter avec autant de passion d’avions de guerre était clairement une étrangeté dans ce cadre.
Il y avait encore de nombreuses routes barrées malgré l’ouverture au public, mais le festival se déroulait tout de même sur une vaste section rectangulaire au centre de la zone. Tout autour, il y avait un hangar, une aire de stationnement pour les véhicules de l’armée, une aire de repos pour les civils et le QG de la base aérienne avec une tour de contrôle construite en son sommet, cachée par une sorte de nappe qui faisait office de couverture géante. On ne pouvait pas du tout voir son intérieur. Une clôture fut posée à bonne distance du QG et de la tour de contrôle, afin de dissuader les civils de s’en approcher.
L’un des temps forts du festival retransmis en direct par le service de communication de l’armée se déroulait depuis le QG.
— S’il vous plaît, veuillez observer l’avant de la zone. Il y a six chasseurs, les Serpents de mer, qui effectuent une descente. Ils passent d’une formation linéaire à une formation de combat en losange. Regardez bien ce vol parfaitement coordonné.
Les chasseurs de la marine survolèrent la zone et montrèrent de splendides techniques de vol. Alors qu’ils s’élançaient, de la fumée blanche fut laissée derrière eux dans le ciel bleu comme preuve de leur passage.
— Le premier pilote est Jude Bradburn, de Leidenschaftlich, à Leyde. Le deuxième pilote est Henry Gardner de Bregand !
Tous les participants regardèrent le ciel et applaudirent. Un orchestre jouait de la musique pendant que les commentateurs s’exprimaient de manière passionnée ce qui renforça encore l’animation du lieu.
Cattleya ouvrit la brochure qu’elle avait acquise à l’avance et confirma l’heure de présentation des avions actuellement en démonstration. Les choses semblaient se dérouler selon le programme. Venait ensuite l’évènement des Lettres volantes.
Elle saisit ensuite Violet par le bras dont les yeux étaient rivés sur les manœuvres aériennes des avions de chasse.
— Hé, on dirait que la collecte des Lettres volantes va prendre un certain temps, alors allons-nous acheter à manger pour observer les avions en vol. Il semble que la démonstration se déroulera sans pause. Violet, tu veux manger quelque chose ?
— Nous devons donc assurer nos repas ? Si c’est le cas, ne vaut-il pas mieux opter pour des conserves plutôt que de privilégier la fraîcheur et le goût ?
Sans regarder Cattleya, Violet bougeait son cou pour regarder les unités en vol.
Cattleya remua l’un de ses doigts près d’elle. Alors que Violet tourna la tête vers Cattleya, ledit doigt piqua aussitôt la joue de Violet qui sembla flasque à son contact.
— Violet, regarde-moi.
Bien que le bras que Cattleya avait saisi était rigide, la mollesse de sa joue contrastait.
–Elle est énigmatique et froide. C’en est effrayant.
Cependant, Cattleya fut quelque peu soulagée. C’est parce qu’elle avait appris que cette fille avait aussi des parties molles.
— J’aimerais que l’on arrête cela.
Elle se réjouit de la réaction de Violet, même s’il s’agissait d’une résistance.
— Je ne veux pas. C’est une punition pour ne pas avoir regardé dans ma direction. J’ai l’impression que tu ne comprends pas. Même si c’est une mission, on doit s’amuser. Pas besoin de conserves.
— S’amuser… ?
— Tu ne t’amuses pas avec Lux parfois ? Comme lorsque tu bois le thé avec elle.
— Aah, effectivement, il nous arrive de prendre le thé ensemble.
— C’est ça. Eh bien, tu vas faire la même chose avec moi. On va manger, discuter et participer au festival. On dirait bien que tous nos collègues auront bientôt fini leur travail alors on les rejoindra après.
— C’est… bien une mission, n’est-ce pas ?
— C’est une mission. Une grande mission. D’une importance capitale !
Cattleya fit marcher Violet avec force en direction des stands tandis qu’elle essayait de comprendre les tenants et aboutissants de cette mission.
— J’aimerais avoir des détails concrets sur cette mission où nous devons nous « amuser ».
— Tu es bien trop rigide. Ça se voit que tu n’as pas l’habitude de t’amuser, je me trompe ? Ne t’en fais pas, la grande sœur que je suis va te l’apprendre.
Violet fixa leurs mains jointes comme si c’était quelque chose d’étrange.
Malgré cela, elle ne fit pas preuve de réticence et se contenta de suivre Cattleya comme un petit oiseau qui suivait sa mère.
* * *
Le duo visita les différents stands de nourriture alignés les uns des autres en en achetant suffisamment pour être presque incapable de tout porter. Elles finirent par se partager les parts à manger.
Elles baissèrent doucement les yeux en observant les enfants courir après les avions de chasse, saluèrent froidement les hommes qui les appelaient avec insouciance parce qu’elles n’étaient pas accompagnées et apprécièrent les commentaires de la presse militaire tout en applaudissant les nombreux avions de guerre en exposition.
Elles participèrent aussi à des activités telles que des manèges et des jeux de fléchettes dans un petit parc d’attractions éphémère en se mêlant aux enfants. Bien que Cattleya fût sur ses gardes à cause de son incompréhension envers Violet, elle put penser à des moyens de s’amuser avec cette dernière grâce à son amabilité et sa vivacité caractéristiques.
— Cattleya, je…je…
— Hé, c’est vraiment, vraiment délicieux. Ouvre la bouche.
— Je ne veux pas manger.
— C’est une mission, alors ouvre la bouche.
— Ce n’est pas parce que c’est une mission que je dois tout accepter…
— Aaahn. Hé, ça va tomber. Si c’est le cas, ce sera de ta faute.
Elle était étonnamment faible à la pression, voilà pourquoi Cattleya la trouvait probablement mignonne. Comme si elle emmenait une petite sœur en balade. D’autant plus que le rôle de grande sœur allait à ravir à Cattleya. C’est ainsi qu’après avoir joué un peu, elles firent une pause.
Même si c’était la fin de l’été, l’exposition au soleil pendant une longue période à l’extérieur provoquait une fatigue accrue. Elles s’assirent sur un banc dans l’aire de repos qui était couverte par une grande tente bloquant les rayons du soleil. De là, elles pouvaient regarder les vols.
— Toujours pas fini ?
— Nous ne connaissons pas la destination précise de ces lettres. De plus, c’est sur le thème de l’encouragement. Ce n’est pas évident même pour une poupée de souvenirs automatiques.
Violet écrivait pour les Lettres volantes. Les messages recueillis étaient remis aux pilotes et dispersés par des avions au-dessus du festival. Les avions légers à hélices qui allaient servir à jeter les lettres dans les airs avaient déjà commencé à les collecter.
Ces derniers devinrent le centre d’attention des femmes et des enfants qui venaient les assaillir à la chaîne. C’était peut-être parce que le fuselage de leur petit avion avait une étincelante couleur jaune qui contrastait avec le ciel bleu.
N’ayant plus rien à faire puisqu’elle avait déjà terminé sa lettre, Cattleya décida de fourrer son nez dans celle de Violet. Cette dernière s’améliorait peu à peu dans la rédaction de courriers. Cherchant à réagir, Cattleya fit la moue.
— Hé, personne ne saura qui l’a écrit, alors ne réfléchis pas trop.
— Ce n’est pas bon alors je vais la refaire.
Violet mit la lettre qu’elle venait d’écrire dans une enveloppe. Elle sortit un nouveau papier à lettres, mais semblait incapable d’écrire un seul caractère.
— J’aimerais voir votre lettre Cattleya si c’est possible…
Alors qu’elle lui demandait à voir sa lettre, Cattleya répondit en gonflant encore plus sa poitrine généreuse.
— « Vous avez de la chance d’avoir ramassé ma lettre ! Il vous arrivera certainement quelque chose de bien. Même si ce n’est pas le cas, ce n’est pas comme si vous alliez mourir ! »
— C’est le contenu de la lettre ?
— Ouaip.
Cela ressemblait beaucoup à Cattleya. Cependant, il semble que le conseil n’ait pas fonctionné pour Violet.
— Quoi ? Tu n’écris pas de lettres en dehors du travail ? Tu as vraiment du mal ?
— J’ai depuis longtemps cessé d’écrire des lettres personnelles. Je n’écris qu’au travail désormais.
Bien que cela ne se soit produit qu’un instant, Cattleya fut surprise par le léger changement d’expression de Violet. Elle était déjà du genre intrusif, mais elle réduisit encore plus la distance entre elle et Violet.
— C’est intéressant tout ça. Dis-m’en plus.
Violet recula un peu.
Cattleya se rapprocha.
Violet recula de plus belle.
Finalement, les deux se retrouvèrent parfaitement collées l’une à l’autre dans un coin du banc.
— Pourquoi le devrais-je ?
— Parce que c’est stimulant. Pourquoi as-tu arrêté d’écrire ? Dois-je essayer de deviner ? Le destinataire était un homme, n’est-ce pas ? Et aussi quelqu’un de spécial. Le genre d’homme le plus important pour toi sans compter la famille.
— C…Comment avez-vous su ?
Violet regarda directement Cattleya pour la première fois.
— Tes clients et les miens sont différents. Les miens sont surtout des jeunes femmes qui écrivent des lettres d’amour. Les fameuses « jeunes filles amoureuses ». Elles cherchent à s’attirer les faveurs des hommes qu’elles convoitent. Sinon ce sont des hommes qui ne comprennent pas les femmes et qui veulent savoir comment faire pour qu’elles les regardent. On me demande souvent des conseils pour les aborder.
— Ne suffit-il pas de lui taper sur l’épaule et de l’appeler par son nom ?
— Ce n’est pas dans ce sens.
Cattleya donna une pichenette sur le front de Violet.
— Hé, quel genre de personne est-il ? Celui que tu aimes…
— Ce… n’est pas le… cas.
— Alors tu le détestes ?
— I…Impossible.
Cattleya ne put réprimer son sourire.
—Que dois-je faire ? Elle est si amusante à taquiner.
Violet Evergarden, une jeune femme énigmatique, rigide et sans expression. Une beauté froide qui ne connaissait pas l’hésitation était en train de fondre devant une simple phrase de Cattleya.
— Alors, c’est forcément de l’amour. Ce n’est pas une relation normale n’est-ce pas ? Ce n’est pas ce que dit ton visage en tout cas. Ne me sous-estime pas, ces questions d’amour, c’est mon métier de poupée !
Violet ouvrit et ferma la bouche. Elle regardait dans plusieurs directions ce qui montra à quel point elle était déboussolée.
–Elle est telle une poupée à qui on vient de donner un cœur. Comme c’est étrange.
Cattleya ne savait rien du passé de Violet et la traita donc simplement comme l’adolescente qu’elle était.
— Hé dis-moi…
Elle souhaitait seulement bien s’entendre avec elle.
— Quel genre de personne il était ?
Elle fut attirée par les effets de ses actions sur Violet. Elle croyait que ce qui se trouvait à l’intérieur de cette boîte qu’elle tentait d’ouvrir était une pierre précieuse.
— Comment il s’appelle ?
Mais ce qui résidait dans le cœur de Violet Evergarden…
— Major.
…ne pouvait pas être comparé…
— « Major »…C’est classe ça. Donc c’est un soldat. Logique tu me diras vu que tu étais toi aussi dans l’armée. Il était comment sinon ? Il avait quel âge ?
…à une pierre précieuse.
— Je n’ai jamais demandé la chose. Il était probablement sur le point d’avoir trente ans.
— Il est beaucoup plus âgé que toi… Alors la différence d’âge entre vous deux est… à peu près la même que celle entre toi et le président non ?
Violet n’avait pas parlé de cette personne depuis longtemps.
— Sa chevelure était sombre, mais d’une nuance différente de la vôtre, Cattleya…
Elle avait déjà décrit comment il était en tant qu’individu auparavant, mais n’avait jamais creusé trop profondément. Bien qu’il fût une connaissance commune d’elle et de Claudia Hodgins, le président et Violet ne parlaient pas vraiment de lui. Violet détourna ainsi les yeux du papier sur lequel elle n’avait encore rien écrit pour observer la foule. Il y avait parmi elle des soldats portant l’uniforme noir violacé qu’elle portait auparavant.
Même si la guerre était terminée, que le ciel s’était dégagé et qu’elle ne vivait plus à l’époque où elle ne savait pas écrire un seul mot, le cliquetis des chaussures militaires qui résonnait en trombe la ramena dans le passé…Dans une ville aux multitudes lanternes.
Il était et restera à jamais l’unique personne qu’elle ne cessait de chercher.
— Il avait des yeux vert émeraude…
Il était extrêmement beau.
— Il m’a recueillie, élevée et utilisée.
Elle était un outil et lui son maître.
— Mais, il n’est plus là.
Bien qu’elle ait été son outil, elle ne réussit pas à le protéger.
« Gilbert est mort ». Les mots du président Hodgins se répétèrent dans la tête de Violet à plusieurs reprises, accompagnés d’une lourdeur et d’une agonie semblables à celles d’une malédiction.
— Le major est-il allé dans un lieu éloigné ?
— Oui. Il est parti loin… Il n’est… jamais revenu.
— Tu l’attends toujours ?
— Oui.
À ses questions volontairement ou non, Violet finit par réfléchir…
— J’attends toujours.
…à la réponse aux mots de ce jour-là, à la réponse qu’elle ne put donner tout en feignant ne pas comprendre.
— On m’a dit à plusieurs reprises d’arrêter de le faire. Mais quoi que je fasse, je… je…
« Je t’aime ».
« Je t’aime, Violet ».
« Tu entends ? ».
« Je… t’aime ».
« Violet, l’amour… c’est… ».
« Aimer quelqu’un signifie qu’on veut protéger cette personne plus que tout au monde ».
—Je…me retrouve toujours à attendre que le major ne revienne.
Son visage était celui de quelqu’un en souffrance. Ce fut à ce moment que Violet montra son expression la plus humaine aux yeux de Cattleya. Une petite transformation s’était opérée au sein de cette fille maladroite. Un mouvement silencieux que les personnes débordant d’émotions ne pouvaient considérer comme une manifestation de sentiments.
–Aah
Une prise de conscience eut lieu en Cattleya. Elles n’étaient pas encore intimes…ni amies non plus. Elle ne savait rien de Violet, mais elle avait l’impression d’avoir saisi la situation.
–Il a emporté avec lui la plupart des moments heureux de son cœur. Est-ce pour cela qu’elle n’a pas beaucoup d’émotion ? spécula Cattleya.
— Tu…as le béguin pour quelqu’un qui n’est plus là.
Contrairement à ce que Cattleya avait imaginé, le buisson qu’elle avait pris la peine d’ouvrir était en fait l’entrée d’une forêt profonde.
— Le béguin ?
La jeune femme qui errait à l’intérieur de la forêt disait qu’elle ne savait même pas comment elle s’y était perdue : elle avait un bandeau sur les yeux et ne savait pas comment l’enlever. Elle était condamnée à déambuler seule dans la pénombre, ce qui suscita la pitié de Cattleya. En réalité, ce n‘était pas une conversation qu’elles auraient dû avoir dans un tel endroit.
— Qu’est-ce qu’un « béguin » ?
La poupée dont le cœur avait été arraché… sa jeune collègue… ne savait pas ce signifiait s’enticher de quelqu’un.
— Non…C’est déjà de l’amour.
— De « l’amour ? »
La zone de manœuvre était plus encombrée qu’à leur arrivée. La foule se faisait de plus en plus grande au point que Cattleya montrait du doigt les passants. Tous étaient de sexe et d’âge différents et chacun surmontait les difficultés de la vie.
— Il y a beaucoup de types d’amour. La fraternité, l’amitié, la fratrie, la camaraderie. La tienne est de type romantique.
Il y avait des couples en harmonie partout autour de nous. Le monde était naturellement empreint de romance. Mais Violet nia la chose. Elle secoua la tête, fronçant les sourcils et se mordant la lèvre.
—Je… ne peux pas… tomber amoureuse…
Nia-t-elle avec obstination.
— Mais pourtant c’est le cas.
— Non, je ne peux pas. Je ne le comprends pas.
On aurait pu croire qu’elles se disputaient, mais ce n’était pas le cas. Et pourtant, personne ne voulait céder. L’une disait que c’était de l’amour et l’autre clamait que non. Bien que très irritée, Cattleya refusa toujours de céder.
— Même moi… je ne peux pas dire avec certitude ce qu’est l’amour. On dit bien qu’il est incertain. Mais je peux dire quand il se produit. Les gens amoureux, s’ils te voyaient, confirmeraient la chose. Même si c’est envers une personne que tu ne peux plus voir.
Une fois que les mots « une personne que tu ne peux plus voir » s’échappèrent de la bouche de Cattleya, les yeux bleus de Violet tremblèrent de chagrin. Les entendre de la bouche d’une autre personne pesait bien plus lourd que de se les dire à soi-même. Elle arborait une expression qu’elle affichait de temps à autre, lui valant les interrogations de ses interlocuteurs.
— Non, je ne peux pas. Je ne peux vraiment… pas… Le major est…
Pourtant, Violet repoussa encore la chose. Ses longs cils blonds tombèrent. Tandis que Violet penchait la tête, son regard se dirigea vers sa propre poitrine. Comme toujours, sa broche vert émeraude reposait là. Elle brillait et ne s’éteignait jamais.
— Le major est…
Même à travers des printemps aux arcs-en-ciel éblouissants, des étés aux pluies précoces, des automnes aux vents violents faisant virevolter des feuilles d’or ou des hivers aux nuits glaciales, l’existence de cet homme appelé Gilbert Bougainvillea qui résidait dans Violet ne s’effacerait jamais.
— Le major est mort.
Les mots qu’elle murmura à cet instant précis étaient extrêmement cruels. L’aiguille de l’horloge entre Cattleya et Violet sembla s’arrêter. Le temps fut comme figé, car elles restèrent immobiles. Leur clignement d’yeux ainsi que leur respiration furent fauchés par l’axe du temps pendant une fraction de seconde. Lorsque le temps reprit enfin, Cattleya ne put donner qu’une réponse en décalée.
— E-Eh ?
Sa voix grinçait.
— Il est mort. Je n’ai pas pu… le protéger… alors le major… est mort. Alors que j’étais son outil, son bouclier et son épée !
Des sueurs froides se propagèrent lentement dans le dos de Cattleya.
–Son cœur a été volé non par quelqu’un de parti…mais de décédé ?
— C’est une blague, n’est-ce pas ?
Cattleya ne reçut pas de réponse de la part Violet. Elle échoua dans sa tentative d’alléger l’ambiance pour n’esquisser qu’un sourire gêné. Son visage se contracta. Devant l’indélicatesse de ses paroles, elle eut le souffle coupé au point qu’elle ne put avaler correctement sa salive.
— Violet, cette personne est-elle… morte pendant la Grande Guerre ?
— Oui…
— Vraiment ?
— C’est ce qu’on m’a dit. Cette broche est ce qu’il me reste.
Depuis que Cattleya l’avait rencontrée, cet objet scintillait sur sa poitrine. Elle vit Violet la toucher de temps à autre avec ses doigts artificiels d’innombrables fois, mais elle s’était toujours demandée s’il s’agissait d’une sorte de charme protecteur. Elle voulait dire beaucoup plus de choses, mais son attitude était instinctivement prudente. Quelque chose bouillonnait en elle.
— Mais, tu… n’y… crois pas… n’est-ce pas ?
Un frisson semblable à un pressentiment désagréable se fit ressentir dans tout le corps de Cattleya. Pour Violet, la réponse à cette question pouvait être taboue.
— Hé, réponds-moi sérieusement.
Bien que Violet restât silencieuse, Cattleya n’entrevoyait plus en elle cette attitude dépassionnée qui la caractérisait d’habitude. Ce qui se reflétait dans ses yeux désormais était la solitude de cette dernière.
— Je…
Cette désagréable perturbation raisonna en Cattleya à tel point qu’elle ne pouvait supporter de garder la chose pour elle.
— Tu… n’y crois pas, hein ? Tu as dit que…tu l’attendais.
Elle voulait connaître la réponse.
—Mais, le président Hodgins a…
— C’est bon, dis-moi ce que tu penses toi.
— En effet…
Comme un criminel qui acceptait sa condamnation, Violet se résigna à confesser sa faute.
— Je crois… que le major… est vivant.
Depuis combien de temps y pensait-elle continuellement ? Peut-être était-elle dans un tel état depuis qu’elle avait été informée de sa mort. Même si elle se lamentait dans l’angoisse, même si elle tentait de détruire l’espoir qui la maintenait attachée à la réalité, elle niait tout en bloc se disant qu’il était vivant.
—Tu… Tu…
« Mais qu’est-ce que tu fais ? », c’est ce que Cattleya voulait lui crier. Le désir romantique d’une personne lointaine et l’amour aveugle d’une personne décédée étaient deux choses différentes. Tout comme pour Violet et Cattleya, la distance physique pouvait être surmontée grâce à l’effort. Cependant, les morts ne pouvaient pas revenir.
— C’est comme si… tu cherchais à récupérer tes bras.
Le simple fait de passer son temps à faire quelque chose d’aussi inutile, de ne jamais permettre à quelqu’un d’autre de l’aimer, elle qui était d’une rare beauté, car elle restait toujours attachée à un disparu, était du gâchis. Cattleya voulut lui faire la leçon pour qu’elle arrête immédiatement. Comme il y a eu substitution de ses bras, il le fallait pour cet homme.
— Prévois-tu de vivre ainsi pour toujours Violet ?
— J’en suis consciente
Répondit Violet sans attendre.
— C’est peut-être inutile. Peut-être que cela ne fait pas sens et je n’ai rien à y gagner. Mais sans le major, ma vie n’a plus de sens.
— Ça ne pourrait pas être quelqu’un d’autre ? Même si c’est difficile maintenant, il finira certainement un jour par n’être qu’un simple souvenir alors tant qu’il est encore temps…
— Non… non.
C’était presque comme si elle déclarait la guerre au monde des vivants.
— Le major Gilbert Bougainvillea est et restera le seul pour moi.
Cattleya se raidit et fut bouche bée. Peut-être parce qu’un avion passa dans le ciel, des acclamations se firent entendre aussitôt. C’était comme si Violet était là, mais pas vraiment. C’était le sentiment bizarre que ses étincelants orbes bleus provoquaient.
–Qu’est-ce qu’il y a avec cette fille ? Comment peut-elle rendre les gens aussi tristes ? C’est comme si elle nous déchirait de toute part.
Ses valeurs différaient trop de celles de Cattleya. Des sentiments qui n’avaient nulle part où aller tourbillonnaient douloureusement dans la poitrine de cette dernière.
— Je comprends que ma conduite mette les gens mal à l’aise.
Qu’avait-elle dû vivre pour développer tant d’obstination ?
— Ignorez-moi. S’il vous plaît… laissez-moi tranquille.
— Tu es… idiote. Tu le sais ça au moins ?
Même si elle était critiquée, même si on qualifiait son attitude d’irrationnelle pendant de nombreuses années, elle continuerait très probablement à y croire. Même si quelqu’un lui disait que c’était vain, elle se couvrirait les oreilles.
— Oui. Je suis idiote… Je suis stupide…
Elle ne désirait qu’une seule personne. Cattleya se gifla le front d’une main et grogna comme un chien. Elle avait beaucoup trop de mal à réfléchir et sa tête commençait à lui faire mal. Elle était alors encore plus fébrile que lorsqu’elle cherchait des phrases pour ses activités de poupée.
–Ce n’est pas bon.
Violet avait toujours, toujours porté un souhait.
–Même quelqu’un de pas très futé comme moi peut le voir.
— Je veux le voir, je veux le voir.
–C’est comme menacer de pousser une enfant qui pleure alors qu’elle se trouve au bord d’une falaise.
Elle priait en tenant fermement sa broche.
–Je ne peux pas lui en vouloir.
Une telle idiotie, c’était Violet Evergarden elle-même. C’était comme si elle vomissait du cyanure, pensa Cattleya avec amertume.
—J’ai compris. J’ai bien compris. Tu es stupide et je pense sincèrement que ce serait mieux pour toi d’arrêter d’espérer. Mais je pense aussi que parfois ça peut nous dépasser.
La brillance de ces yeux bleus changea.
— Vraiment ? Alors que le président Hodgins m’a dit d’arrêter ?
Elle tapota l’épaule de Violet. Cattleya voulait en fait se ranger du côté du président Hodgins, mais elle voulait au moins être l’alliée de Violet.
— C’est parce que l’amour est nécessaire pour vivre. L’amour n’est-il pas comme un symbole du bonheur ? Les couples se marient, et l’un d’entre eux meurt à un moment donné… mais l’autre s’appuie sur les souvenirs qu’il a de cette personne en quelque sorte. Ce n’est pas forcément de la romance. L’amour que l’on reçoit ne part jamais. Ça équivaut pour les parents également. Je… me suis enfuie de chez moi et j’ai été recueillie par le président Hodgins. Il y a eu… beaucoup de moments de solitude pour moi, car je ne connaissais personne ici.
J’avais des parents terribles, mais les moments où ils me caressaient la tête… ce genre de choses… chaque fois que j’étais désolée, je finissais toujours par me souvenir des bons moments.
Violet, qui ne connaissait pas la situation de Cattleya, répondit par un « Vraiment ? » Les deux femmes se parlaient enfin face à face. Leur conversation n’était plus à sens unique.
— Alors l’amour… est une… nécessité ?
— Ça l’est oui. Sur quoi comptes-tu pour vivre alors ? Tu as bien eu des moments dans ta vie où jusqu’à présent tu as été traitée avec gentillesse, des mots que tu as été heureuse de recevoir par exemple n’est-ce pas ? Tout ça s’est accumulé en toi et c’est ce qui te rend vivante.
— M…mais…
Dit Violet en faisant une pause.
— …Même sans ces moments, je reste vivante pourtant.
Cattleya inclina sa tête sur le côté, dépitée par les mots de Violet.
— Je suis en vie et pourtant je ne peux pas oublier le major. C’est pourquoi… ce ne peut pas être de l’amour.
Cattleya ne savait pas que Violet avait vécu seule dans une île bien isolée durant son enfance. Elle conclut d’elle-même que Violet n’avait rien à dire de sa période avant la rencontre du major.
— Hé, Violet…
— Et puis… Je suis un outil, donc ce genre de chose est…
— Violet ! Un outil ? Comment ? Tu dis ça parce que tu étais dans l’armée ? Tu veux dire que les soldats sont des outils ? N’est-ce pas grossier envers les gens qui sont morts pour notre pays ?
— Ce n’est pas ça. Depuis bien longtemps, j…je suis un outil, alors si je ne… reste pas comme tel…
Peut-être parce que Violet ne pouvait pas très bien s’exprimer, Cattleya serra fortement ses doigts automatisés.
— Je ne serai plus d’aucune utilité pour le major.
Une fois qu’elle le fit, il n’était pas facile de démêler ses mains.
— Je ne suis pas une personne à proprement parler… Je ne suis bonne à rien si je ne peux pas être un outil. Ainsi je ne pourrai plus me battre correctement et je perdrai aussi le droit de pouvoir être aux côtés du major. Toutes ces choses doivent être réprimées en conséquence pour réaliser ce souhait.
— La tête de Cattleya, toujours inclinée, continuait à se pencher de plus en plus sur le côté. On aurait dit qu’elle était sur le point de tomber.
—Attends, je veux que ce soit clair.
Elle leva un peu la paume de sa main, en retenant sa position.
— Très bien.
Violet obéit. Elle attendit que Cattleya règle tout.
— Ton major est mort.
— Oui.
— Mais tu l’aimes et tu l’attends toujours, car tu le penses vivant ?
— Je pense qu’il est vivant.
—C’est de l’amour pour moi, mais tu dis que ce n’est pas ça, que tu cesserais sinon d’être utile au défunt major.
— Oui.
— Tu te forces à ne pas connaître l’amour et à rester un outil, car c’est une façon pour toi d’être avec lui. Je ne comprends pas Violet…Il n’y a plus de raison pour toi de te battre, n’est-ce pas ? Le major est décédé, et tu n’es plus un soldat.
— Oui…
Peut-être parce que cette réalité n’était pas en faveur de Violet, sa réponse fut quelque peu en retrait.
— Tu as quitté l’armée et maintenant tu travailles pour nous non ? Comprends-tu que tu n’as plus aucune raison de nier en disant que tu n’as pas besoin d’amour et que ce n’est pas l’amour ?
— J’en… suis… consciente.
Violet se tut ensuite. Elle réfléchissait à ce qu’elle devait dire. Détournant ses orbes des doigts lacés de Cattleya et des siens, elle leva le visage après avoir regardé en bas pendant un moment. Alors qu’elle allait enfin ouvrir la bouche, Violet élargit soudainement ses yeux de manière significative. Elle avait trouvé quelque chose. Ce qui se reflétait dans ses grands iris bleus en forme de bijou était un homme de grande taille. L’homme apparaissait et disparaissait continuellement dans la foule. Sa main se tendit naturellement vers lui.
— …jor…
Violet prononça quelque chose d’à peine audible.
L’homme dans ses yeux avait des cheveux d’un noir brillant.
— Hé, je ne pourrai pas comprendre si tu restes silencieuse. Pourquoi tu te considères comme un outil ?
Fatiguée d’attendre la réponse de Violet, Cattleya brisa le silence et l’interpela. Ce faisant, Violet se leva brusquement. Cattleya fut surprise par son attitude sérieuse.
— D-Désolée. Tu es fâchée ?
Elle demanda, craintive, mais Violet répondit par la négative.
— Au cas où…
Violet s’éloigna d’un ou deux pas du banc, faisant comme si son cœur n’était plus là. Elle était comme attirée par la foule.
— Violet ?
Malgré l’appel, Violet ne se retourna pas une fois vers Cattleya.
— Si cette personne est vivante, alors je dois rester en état au cas où elle aurait besoin de moi. Cattleya, je dois prendre congé.
Son expression n’était plus la même. Elle était vide, comme un fantôme.
— Eh, attends ! Où tu vas ?!
— Je dois le poursuivre. J’ai certainement une mission.
— Poursuivre qui ?
Qui devait-elle poursuivre, quitte à laisser Cattleya derrière ? Cette dernière se leva également en toute hâte. Cependant, leurs affaires et leurs lettres finirent par tomber et rouler à ses pieds.
— Mon… ancien maître.
Après avoir seulement dit cela, Violet disparut dans la foule. Toujours debout, Cattleya était abasourdie.
— Eh, elle parle du major ?
Elle comprit finalement qui était cette personne.
— Violet, hé, attends !
Néanmoins, il était trop tard. Elle était déjà partie. Comme elle était silencieuse et délicate, elle ne semblait pas si agile. Mais venant d’un ex-soldat, ce n’était pas étonnant.
— Tu me laisses seule là tu sais ?!
Cattleya grogna, bien que son choc lui fît oublier sa solitude prématurée. Comme elle n’avait pas d’autre choix que de le faire, elle ramassa les affaires qui étaient tombées. Il y avait les stylos à plume, les papiers à lettres, les enveloppes et la lettre qu’elle avait elle-même écrite.
Et…
— Ah !
Elle trouva une autre lettre par terre. Ce n’était pas la sienne, mais celle de Violet qui fut dans l’enveloppe sur ses genoux auparavant. C’était la lettre qu’elle avait prétendu ne pas pouvoir composer correctement et qu’elle laissa inachevée. Cattleya ne l’avait pas remarquée quand Violet écrivait, mais une fois qu’elle prit la lettre dans ses mains, elle la trouva bien charmante.
Comme les poupées de souvenirs automatiques utilisaient fréquemment du papier et des enveloppes dans leur métier d’écrivain public, celles-ci étaient souvent produites en masse par les sociétés auxquelles elles appartenaient. Bien sûr, elles en préparaient quand même des personnalisées pour que leurs clients puissent les avoir à portée de main, mais ce que Violet avait apporté de chez elle était d’une qualité bien différente de l’ordinaire.
Une bordure de roses argentées sur un papier blanc agréable au toucher… Elle avait dû utiliser ses économies pour avoir de telles lettres.
–Elle avait dit qu’elle n’écrivait plus de lettres à titre personnel…
Les gens qui avaient l’habitude d’écrire pouvaient dire qu’il s’agissait d’articles soignés. La merveille du papier et de l’enveloppe suffisait déjà à transmettre le respect de l’expéditeur envers le destinataire.
Ils n’étaient pas de qualité simplement parce qu’ils étaient chers, mais ces derniers se distinguaient aussi par leur apparence.
Cattleya fixa la direction dans laquelle Violet avait disparu. La figure d’une jeune fille courant avec ses cheveux d’or qui se balançaient dans le vent n’était plus là.
— C’est une punition pour m’avoir laissée seule.
Avec un esprit malicieux et curieux, Cattleya décida d’essayer de lire ce qu’il y avait à l’intérieur. Ainsi, à son retour, Cattleya pourrait la taquiner à ce sujet.
Comme cette dernière avait dit qu’elle était incapable de l’écrire correctement, le contenu devait être incontestablement peu attrayant. C’est dans cet esprit que Cattleya ouvrit l’enveloppe.
— Pauvre idiote.
Cattleya fut surprise par le contenu de la lettre. Elle finit vite de lire, car il n’y avait que très peu de texte après tout. Avec son doigt, elle caressa quelque peu l’écriture de Violet.
–Je me demande comment elle fait…
Elle entra ainsi dans l’intimité de Violet, cette personne avec qui Cattleya avait vraiment discuté pour la première fois ici. Il y avait donc une limite à l’empathie qu’elle pouvait ressentir pour elle.
–…pour bouleverser autant le cœur…
Néanmoins, un filet de larmes se forma progressivement dans ses yeux améthyste. La simple idée d’imaginer comment Violet s’était sentie pendant leur conversation et les épreuves qu’elle avait vécues lui était insupportable.
Voici le contenu de la lettre en question :
Vous allez bien ? Y’a-t-il du nouveau ? Où êtes-vous en ce moment ? Avez-vous des problèmes ?
Le printemps, l’été, l’automne et l’hiver passent et se répètent à l’infini, mais seule la saison dans laquelle vous êtes présent n’arrive pas. Chaque fois que je me réveille, que je m’endors ou que je me sens las, je me retrouve à chercher votre présence. Je ne rêve pas souvent alors j’ai l’impression que je pourrais oublier votre apparence. À maintes et maintes reprises, je ressasse des souvenirs de vous dans ma tête.
Vous n’êtes vraiment plus nulle part ? J’ai tellement voyagé à travers le monde entier. J’ai vraiment visité de nombreux pays et vous n’étiez dans aucun d’entre eux. Je ne vous ai pas trouvé. Je continue de chercher malgré tout. Même après qu’on m’ait dit que vous n’étiez plus de ce monde, je continue de vous chercher.
Je suis toujours vos ordres. Je reste en vie. Je vis, je vis et je vis. Qu’y a-t-il après la fin de la vie ? Bien que je ne le sache pas, je continue simplement de vivre. Même si…
Violet saisit le bras de l’homme aux cheveux noirs.
— Attendez !
L’homme qui s’était retourné avait les orbes des yeux vert émeraude, si typiques de la famille Bougainvillea.
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