La demi-déesse et la poupée de souvenirs automatiques
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Traduction : Raitei
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Ce jour-là, le ciel était couvert depuis le matin, les nuages blancs se mêlant à l’obscurité totale. La pluie se déversa sur la terre au coucher du soleil et le tonnerre grondait pendant cette météo orageuse secouant même les fenêtres protégées par des barreaux de fer.
— Le temps s’est refroidi n’est-ce pas ?
Ce n’était encore que le début de l’automne alors la température était encore chaude ces derniers jours, mais probablement à cause du changement radical de la météo, la religieuse avec laquelle je lisais les écrits à haute voix se leva et commença à préparer la cheminée qui n’avait pas été utilisée depuis le printemps. Je posai mon regard sur l’endroit où j’avais arrêté de lire, à savoir, à mi-chemin, puis observa la pièce.
Un lit avec un baldaquin. Un tableau entouré d’or représentant les divinités de la mythologie. Un pied de miroir antique. Ainsi une ombre d’un noir profond fut projetée sur chacun d’eux, rendant l’atmosphère quelque peu sinistre.
— Hé…
Comme le silence était terrible, j’essayai d’appeler la nonne, mais je fus interrompu par le tonnerre. Le bruit fut assez assourdissant pour faire craquer le sol et me donna des frissons dans tout le corps, à travers cette robe de soie que je portais.
Les tissus bleu marine avec les broderies dorées de ces robes convenaient à l’austérité d’un enfant de Dieu, mais ne me correspondaient pas. Il en était de même pour le cercle du Soleil enveloppé par la Lune qui reposait sur ma tête, cette pièce où nous étions, tout, rien ne me correspondait…Je me levai de ma chaise et me suis mise à côté de la nonne.
— Tout va bien, Lady Lux. Cette région a toujours été frappée par la foudre, c’est pourquoi des paratonnerres sont installés autour de l’Utopie. D’ailleurs, même si elle nous frappait, il ne vous arriverait rien, milady. Votre honorable corps sera en sécurité jusqu’au Jour de la Guidance, dans quatre jours.
À ces paroles qui vinrent avec un léger sourire, je ne pouvais que rire amèrement. C’est parce que je n’avais pas pu les juger bonnes ou mauvaises. Mauvaises. Ce n’était que des mots neutres de réconfort.
— Excusez-moi.
La voix d’une autre nonne vint de l’extérieur de la pièce. C’était très probablement celle qui était chargée de la gestion administrative et de la sécurité de l’Utopie.
— Y a-t-il un problème, Lisbonne ?
— Cette pluie a provoqué l’inondation de la rivière voisine. Traverser le pont pour se rendre du côté du port dans ces conditions est impossible.
— Nous avons stocké suffisamment de nourritures, même pour passer l’hiver. Il ne devrait y avoir aucun problème, n’est-ce pas ?
— Là n’est pas le problème. La traversée étant devenue impossible, une étrangère en voyage en ces terres est venue chercher refuge dans notre Utopie. Elle a demandé si elle pouvait rester jusqu’à ce que la tempête se calme… Bien entendu, il n’est pas question de refuser le gîte et le couvert à une enfant dans le besoin, mais…
En voyant les yeux emplis de joie de la nonne, j’en conclus que quelque chose s’était passé.
— Est-ce une demi-déesse comme moi ?
Après avoir demandé cela, mon cœur se mit à battre si violemment que j’en ai eu mal à la poitrine. De la peur mêlée à la joie et de la tristesse mêlée à l’anticipation.
— Nous n’avons procédé à aucune mise à l’épreuve, je ne peux donc pas l’affirmer, mais…elle est le portrait craché de la déesse de la guerre, Garnet Spear. Elle est exactement comme dans les saintes Écritures.
— Les jours de pluie sont de mauvais augure, alors peut-être n’est-elle qu’une simple humaine. Auquel cas, je devrais lui sommer de repartir dans ce bas monde immédiatement après que la tempête se soit calmée.
Mon ton était peut-être un peu sec. Bien que je fusse louée et vénérée comme une « demi-déesse » dans cette Utopie, je n’avais pas comment m’exprimer. Cependant, je pensais sincèrement que je devais faire tout ce que je pouvais pour le bien-être de ce voyageur. Les deux nonnes se regardèrent.
— Accueillons-là dans tous les cas. Elle doit être gelée sous cette pluie.
— Je veux aussi rencontrer cette personne.
— Nous vous laisserons la saluer, mais veuillez vous préparer d’abord, Lady Lux. Soyez rassurée.
Ainsi, les nonnes me laissèrent dans la chambre et prirent congé aussitôt. Comme la porte était verrouillée, mes tentatives pour l’ouvrir étaient vaines.
— Ouvrez. Il n’y a personne ici ?
Je ne pouvais pas entendre les bruits que faisaient les gens lorsqu’ils étaient dans les couloirs ce qui me fit faire un grand soupir. Comme je n’avais rien d’autre à faire, je jetai un coup d’œil à la fenêtre. Je n’avais pas de vue panoramique à cause des barreaux, mais je pouvais parfaitement voir les portes d’entrée.
— Ah.
Dans mes yeux se reflétait la silhouette d’une femme debout dehors, sans vêtement de pluie.
Il y avait une bonne distance entre la pièce dans laquelle j’étais et le sol.
Je l’observais avec méfiance, tout en croyant qu’elle ne pouvait pas percevoir mon regard, mais elle s’empressa de bouger le cou pour me regarder droit dans les yeux. Il semblait que ma respiration allait s’arrêter.
Le fait qu’elle ait remarqué mon regard était une chose bien effrayante, mais en dépit de tout ce que je pouvais penser, je n’avais jamais vu pareille beauté. C’était un don de Dieu.
C’était la première rencontre entre moi, Lux Sibyl, et Violet Evergarden.
* * *
Cette île isolée contenait quelque chose de mystérieux. Le nom de ladite île, bordée par les flots et séparée des autres continents se nommait Chevalier. Elle comptait une centaine d’insulaires. En effet, l’île était dotée de ressources naturelles et n’avait aucun contact avec le monde extérieur, à l’exception des navires de passage.
Les principales caractéristiques de Chevalier étaient les chutes d’eau et les étangs que l’on trouvait en abondance sur tout le territoire. Et parmi elles, la plus importante était la grande chute d’eau au sommet d’une montagne immense, au centre de l’île. La distance maximale de chute était d’une centaine de mètres, et personne ne pouvait remonter à la surface s’il était englouti par malheur dans le bassin.
Outre la grande cascade, il y avait une autre particularité dans cette île idyllique de Chevalier : une étrange bâtisse renforcée, érigée par l’empilement de pierres de formes irrégulières. L’on raconte que la flèche à son sommet, dénuée d’uniformité, a été pensée ainsi afin de ne pas être assimilée à de l’architecture orientale ou occidentale. L’on dit aussi qu’elle était l’œuvre d’un fou. En réalité, personne ne savait si c’était vrai ou non. Cela faisait seulement quelques décennies que ce bâtiment avait été connu du grand public.
Ce fut surtout après la migration d’un groupe d’individus ayant acheté un coin de l’île que cette simili forteresse fut habitée et nommée par ces derniers « Utopie ». Les autochtones quant à eux, y donnèrent le nom de « Maison du culte ».
* * *
Sœur Lisbonne, qui avait reçu la tâche de guider la voyageuse égarée, regardait fixement le porche spacieux qui servait de porte d’entrée à l’Utopie. Ce qu’elle observait n’était pas l’état de la tempête à l’extérieur, mais la voyageuse en train de défaire ses cheveux négligés. Ses mèches dorées brillaient tout en absorbant l’eau de la pluie. Ses tresses complexes ne laissaient guère penser que ses cheveux étaient si longs.
Dans ses mains, recouvertes de gants noirs, se trouvait un sac de voyage faisant son poids. Sous la veste d’un bleu prussien qu’elle avait enlevée se trouvait une robe blanche à rubans. Peut-être parce qu’elle était si mouillée que cette dernière collait parfaitement à son corps. Même les personnes du même sexe auraient eu du mal à détourner leurs yeux de cette vue.
Cette jeune femme était une personne magnifique dont l’apparence contrastait avec le regard sombre. Sa silhouette, délicatement mouillée par la pluie, était aussi pure et brillante que celle d’une fée. Cependant, elle dégageait une aura quelque peu étrange. Malgré son apparence fragile, une force brute et sans fond était présente quelque part en elle.
— Merci pour cette hospitalité.
Bien qu’elle n’élevât pas la voix, dans un endroit aussi calme, elle résonna de façon plus exquise qu’à l’accoutumée. Lisbonne conduit la femme dans une pièce réservée aux visiteurs. Elle prit place sur le canapé, près d’une table en marbre. Peut-être à cause de la saison en cours, ou parce que le bâtiment était fait de pierres, l’air de la pièce était froid.
— Je suis en charge de la gestion de l’Utopie. Je m’appelle Lisbonne. Nous, les Utopistes, vous souhaitons la bienvenue chère enfant, vous qui étiez en proie à l’errance.
Le coin extérieur de ses yeux était plein de rides et de plis. Lisbonne était aussi vêtue d’une robe noire avec une guimpe blanche, la tenue que tout le monde utilisait ici. C’était une tenue de religieuse basique que l’on trouvait assez souvent à travers le globe. Sauf que les vêtements des nonnes de l’Utopie avaient l’insigne d’un serpent embroché par une grande épée brodée dans la région de la poitrine.
— Ravie de faire votre connaissance. Je m’appelle Violet Evergarden. Je vous suis reconnaissante de cette faveur. Dès que la traversée du pont sera de nouveau possible, je prendrai congé.
Bien que Violet n’ait pas dit le mot « froid » une seule fois, sa peau était clairement bleue. Faisant preuve de prévenance, Lisbonne mit plus de bois de chauffage dans la cheminée.
— Merci beaucoup. Puis-je faire sécher mon sac ?
Il y avait probablement des choses très importantes à l’intérieur pour qu’elle le privilégie par rapport à ses propres vêtements. En ouvrant le sac, Violet en sortit un livre enveloppé de plusieurs tissus et mouchoirs. En regardant de plus près, on eut l’impression qu’il s’agissait d’un étui à accessoires en forme de livre. Il y avait des lettres à l’intérieur. Un soupir s’échappa des lèvres de Violet.
— Ces lettres sont-elles importantes ?
À la question de Lisbonne, Violet raconta sa situation. Qu’elle était une poupée de souvenirs automatiques et qu’elle était venue sur l’île à la demande de quelqu’un. Le travail d’écriture avait déjà été fait et en plus de cette mission, elle avait également accepté de livrer la lettre au postier, mais la tempête l’en empêcha.
— Vous venez donc d’une compagnie postale. L’Utopie est l’allié de tous alors n’ayez crainte, vous êtes en sécurité ici. Ceci étant dit, ne devriez-vous pas aussi vous réchauffer aussi ?
Une serviette blanche lui avait été préparée et fut placée sur sa tête. Violet ressemblait à une mariée portant un voile. Une fois qu’on lui donna des vêtements de nonne en remplacement et qu’elle finit de les mettre, elle fut prête pour reprendre la conversation. Lisbonne continua ainsi de s’exprimer.
— Puisque nous avons fait connaissance, laissez-moi vous parler de nous aussi. Nous, les Utopistes, sommes une organisation qui vénère chaque divinité citée dans la mythologie mondiale.
La vigueur de la pluie à l’extérieur semblait augmenter, et un tonnerre se faisait entendre au loin.
— L’objectif principal des activités de l’Utopie est de favoriser la diffusion et le culte de la mythologie mondiale. Nous consacrons aussi la majeure partie de notre temps à la préservation des demi-dieux. Miss Violet, savez-vous ce qu’est un demi-dieu ?
Violet secoua doucement la tête. Pendant une seconde, comme s’il coupait la pièce en deux, un éclair remplit la pièce d’une blancheur éclatante et disparut aussitôt. À l’intensité du bruit, Lisbonne finit par se mettre un peu sur ses gardes, mais la poupée de souvenirs automatiques devant elle dirigea simplement ses yeux vers la fenêtre comme si elle ne voyait rien d’anormal. Vu de côté, ses orbes scintillaient. Lisbonne toussa, faisant revenir son regard à l’endroit où il était avant.
— Un demi-dieu est un enfant né de l’union d’une divinité et d’un humain. Dans nos Écritures, il y a une légende célèbre à propos d’un demi-dieu qui fut le fruit de cet amour… Regardez ici.
Lisbonne ouvrit un énorme livre, vieux et familier, qui avait été laissé sur la table. Il semblait contenir de nombreuses peintures religieuses. Tournant d’innombrables pages, elle s’arrêta à la moitié.
— Lisons la première partie… La déesse de la Connaissance, Roses, est descendue des Cieux pour veiller au développement des peuples, et prit sur terre la forme d’une jeune femme afin que son identité ne reste secrète. Cependant, lorsque Roses passa de sa forme humaine à celle de déesse pour retourner aux Cieux, elle fut aperçue par un voyageur. L’homme jura de ne le révéler à personne, mais demanda en échange de passer une nuit avec Roses. Roses accepta sa demande et retourna aux Cieux dès l’aube, mais il ne s’écoula même pas une année avant qu’elle ne réapparaisse devant cet homme. C’était parce que leur enfant, un demi-dieu, était né. Roses avait un mari aux Cieux et craignant sa jalousie, elle confia leur enfant à cet homme. Le demi-dieu laissé derrière lui hérita de l’intellect supérieur de Roses. Mais il fut assassiné après avoir attiré la convoitise de personnes à cause de son orgueil et de son ostentation. Roses finit par attendre que son enfant passe les portes qui menaient à la fois aux Cieux et aux Enfers.
Le doigt pâle de Lisbonne montra l’illustration de cette page.
— Voilà. Des yeux vairons. L’un est rouge, l’autre doré… et de longs cheveux gris lavande, comme si une seule goutte de violet avait été versée sur de l’argent. Ce fut l’apparence remarquable de la déesse de la Connaissance, Roses. On dit que c’est elle qui a enseigné les mots de toute chose à l’Humanité lors de sa formation.
— La légende des demi-dieux prend-elle naissance à ce moment-là ?
— Pas seulement. Cela montre aussi que la mythologie mondiale est véridique, car les demi-dieux existent. La plus grande preuve que nous avons est la présence de l’enfant de la déesse Roses, Lady Lux, qui vit dans cette Utopie.
Avec son expérience, Lisbonne avait l’habitude d’entendre des moqueries ou des rejets lorsqu’elle racontait ça. Mais Violet resta neutre.
— Pourquoi Roses ne pouvait-elle pas faire savoir aux humains qu’elle était une déesse ?
Elle posa sincèrement la question qui lui vint à l’esprit.
Lisbonne eut un sourire satisfait.
— Bonne question. Depuis la nuit des temps, les dieux et les êtres supérieurs étaient glorifiés par les gens et leur existence, redoutée. Mais en même temps, ils étaient aussi source de fiabilité. Ces êtres aussi attiraient les convoitises et ce fut le cas de l’enfant de Roses. Hormis cette légende, elle laissa derrière elle plusieurs autres enfants d’hommes.
Après avoir dit cela, Lisbonne tourna à nouveau les pages.
— Cependant ce n’était pas pour le mieux…En réalité, Roses n’était pas censée lâcher ses enfants, car les demi-dieux sont uniques dans les Cieux et sur Terre. Cependant, dans le monde des humains, le pouvoir qu’ils héritent des dieux se démarque trop. Pour leur bien, il valait mieux qu’ils habitent dans les Cieux. C’est pourquoi, lorsque nous trouvons un demi-dieu, nous le cachons et le protégeons de la société jusqu’à ce que vienne le jour de son retour aux Cieux… Je change de sujet, mais Miss Violet, votre nom provint-il de la déesse des Fleurs, Violet ?
— Oui, me semble-t-il.
Peut-être parce qu’elle se souvenait de celui qui l’avait nommée ainsi, Violet détourna les yeux.
— Pourtant, vous ressemblez énormément à la déesse de la guerre, Garnet Spear.
Avec un léger bruit de grattage, Lisbonne avança le livre devant Violet et montra une page. Une déesse en armure blanche tenant une épée y était représentée. Avec ses cheveux d’or qui flottaient librement, elle regardait au loin. Ses yeux étaient bleus et éblouissants. Elle ressemblait beaucoup à Violet.
— Cette illustration est un portrait religieux réalisé par un peintre célèbre, et on dit que c’est son meilleur chef-d’œuvre. Garnet Spear est aimée par de nombreux artistes, et son image a pris de nombreuses formes. Ici, en Utopie, il y a une salle remplie d’œuvres d’art dédiées aux dieux de la mythologie mondiale ; permettez-moi de vous y emmener demain. Je vous raconterai aussi plus tard l’histoire de Garnet Spear. Miss Violet. Sachez qu’il y a d’autres choses que je veux vous raconter et bien des questions que j’ai à vous poser. Puis-je vous donner un bijou à l’effigie de Garnet Spear en guise d’amitié ?
Se levant, Lisbonne retira quelque chose de la commode de la pièce et revint rapidement.
— Je crois qu’il est approprié pour vous de recevoir ceci. C’est une broche camée en agate blanche réalisée par une des nonnes de l’Utopie. C’est un objet de vente exporté sur le continent pour payer les frais de nos activités.
Dans la paume de sa main se trouvait un objet de forme ovale avec la figure de la déesse sculptée sur une pierre d’agate blanche. Saisissant la broche en émeraude attachée à sa robe, Violet s’exprima :
— J’ai…déjà une broche.
— Même si vous ne la mettez pas, vous pouvez la laisser près de vous.
— Non. Je ne souhaite vraiment pas avoir d’autres broches que celle-ci.
Violet était bien obstinée à ne pas recevoir le cadeau.
Lisbonne conserva son sourire, mais a claqua sa langue vers l’intérieur.
–Pas besoin de se dépêcher. Il faut d’abord montrer de l’affection, prêcher les Enseignements et ensuite ça se fera tout seul.
Le regard de Lisbonne n’était plus celui d’une nonne au service des dieux, mais celui d’un chasseur devant sa proie.
* * *
Un jour passa après que cette personne soit apparue devant mes yeux pendant un orage. La pluie continua de tomber intensément à l’extérieur, donc aller dehors allait être impossible. Une fois la prière du matin terminée, comme on m’a dit que je devais manger dans le jardin intérieur au lieu de ma cage dorée, je dus réfléchir un peu à ce que je devais faire. C’est parce que j’avais jusqu’à maintenant discuté avec d’autres demi-dieux à l’extérieur.
–C’était la routine…
On attendait une certaine conduite de la part des demi-dieux au sein de l’Utopie.
— Lady Lux, voici Miss Violet, qui travaille pour une compagnie postale. Au vu des intempéries, elle reste avec nous.
Celle que j’avais observée au milieu de ces éclairs au loin était bien plus belle de près. C’était Violet Evergarden, une beauté silencieuse suscitant la contemplation. Il n’y avait pas de fontaine dans le jardin intérieur, mais l’herbe et les fleurs disposées en boules furent rapprochées de sorte à mettre en scène une petite forêt, afin de créer une atmosphère épurée. L’endroit servait souvent pour occuper le regard des personnes venues de l’extérieur. C’était accessible et apaisant, l’image que l’Utopie voulait donner d’elle.
— C’est la demi-déesse que nous protégeons actuellement dans cette Utopie, Lady Lux Sibyl. Nous l’avons trouvée il y a environ sept ans… Lorsque nous avons entendu des rumeurs sur son apparence et que nous sommes allées à sa rencontre, nous avons vu qu’elle était le portrait craché de la déesse de la Connaissance, Roses, comme vous pouvez le constater. En plus de cela, Lady Lux était orpheline et ne connaissait pas ses origines… elle ne connaissait pas non plus son père. Il était donc fort probable qu’elle soit tombée sur Terre après avoir été mise au monde par la déesse Roses pour une certaine raison. C’est bien malheureux…
— Vous lui ressemblez vraiment en effet.
— Vous aussi, vous êtes semblable à Garnet Spear.
Je répondis cela à mon tour, mais Violet se contenta seulement de hocher la tête de façon neutre, ne semblant ni heureuse ni contrariée. Nous ressemblions toutes les deux à des déesses.
— Vous êtes merveilleuses toutes les deux.
L’endroit était surtout une collection de fausses plantes. Nous prîmes le petit déjeuner ensemble sur les sièges installés dans le jardin et eûmes une conversation sans prétention. Je m’exprimai avec nonchalance à quel point il faisait bon vivre dans cette Utopie, mais Violet ne semblait pas être intéressée par mes paroles. Son attitude indiquait qu’elle était plus préoccupée par les bruits de l’averse à l’extérieure.
Je ne connaissais pas vraiment le travail de poupées de souvenirs automatiques, j’ai donc été surprise d’apprendre que c’étaient des femmes qui voyageaient seules à travers le monde afin de faire les copistes. Elles avaient comme priorité de rédiger des lettres de leurs clients. Je compris cela en observant son sac qu’elle ne lâchait pas.
–Incroyable. Je ne pourrai pas faire la même chose du tout.
Je n’ai jamais pu mettre un seul pied hors de l’Utopie depuis ma venue. Au début, je n’avais pas l’intention d’aller trop loin dans la conversation, mais à bien y réfléchir, cela faisait longtemps que je n’avais pas discuté avec une jeune femme de mon âge, si bien, que le rythme de la conversation accéléra subitement de mon côté.
— Miss Violet, que faites-vous pendant les vacances ?
— Je reste en position, attendant ma prochaine mission.
— Vous vivez sûrement dans une grande ville, non ? J’envie ceux qui ont la possibilité de voir différents endroits. Vous pouvez sortir souvent, mais vous préférez rester à la maison si j’ai bien compris ?
— Pas particulièrement. Je ne sors que si j’en ressens le besoin.
— Par exemple, pour sortir avec un ami ?
C’était étrange. Plus nous parlions, plus je voulais en savoir plus sur elle.
— Je n’ai pas d’amis.
— Vraiment ?
— Oui.
Sa manière de parler était brusque, mais j’en tirai un bon sentiment. Dire les choses honnêtement était toujours mieux que de cacher des mensonges et de maintenir une façade bienveillante.
— Moi non plus alors je ne suis guère mieux.
— Est-ce vraiment un problème ?
— Eh ?
— Vous avez dit « je ne suis guère mieux ».
— E…En effet, c’était une mauvaise formulation de ma part.
En me demandant si j’avais gâché l’ambiance, je commençais à avoir des regrets, mais Violet nia la chose.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je posais la question dans la mesure où mon patron s’inquiétait de la chose aussi.
Violet acquiesça d’un air sérieux, comme si elle réfléchissait à quelque chose.
— Vraiment ?
— Oui, il a dit quelque chose de similaire, Lady Lux. Il semble qu’avoir des amis soit la norme. Je ne comprends pas très bien le concept de « norme »… Je ne suis en aucun cas troublée de ne pas en avoir, et je ne saurais guère m’en faire.
— Prenez-vous des repas avec des personnes sur le lieu de travail ?
— Cela m’arrive oui.
— Et si on commençait par-là ? Par exemple, avoir une discussion comme la nôtre.
— Deviendrons-nous amies si nous discutons de la sorte ?
— Je me le demande…
— C’est très difficile.
— C’est…
— Oui, les choses que les autres… font naturellement sont très difficiles pour moi.
— Je comprends tout à fait.
Violet commença lentement mais sûrement à me poser des questions aussi notamment sur ce que je faisais pendant la journée, si je pouvais voir les couleurs de la même façon avec mes deux yeux malgré l’hétérochromie, et sur ce que je faisais pendant les vacances, comme je le lui avais demandé un peu plus tôt. Je n’ai répondu à ces questions que de la manière dont je pouvais le faire.
— Lady Lux, vous ne sortez pas ?
— Non.
— Alors vous êtes toujours là ?
— Oui, jusqu’à présent et pour toujours.
— Est-ce là la mission qui vous a été confiée, Lady Lux ?
— C’est peut-être mieux comme ça. Après tout, les demi-dieux ne sont pas censés descendre sur Terre.
— On m’a… parlé un peu de la mythologie. C’est parce que vous pourriez être impliquée dans des événements malheureux.
— En effet.
— Lady Lux, avez-vous été malheureuse quand vous étiez dehors ?
— J’étais pauvre et seul… c’est vrai que j’avais besoin de protection.
— Ce n’est pas une terre humaine à proprement parler, mais il y a beaucoup d’humains ici malgré tout. Y a-t-il quelque chose ici qui vous prémunit des effets du malheur ?
La respiration des personnes présentes sur place, celle des nonnes, ainsi que la mienne, s’arrêta net. Elle ne semblait pas être quelqu’un avec des arrière-pensées.
— Je… me demande.
— Vous ne savez pas ?
Une question simple. Une pensée innocente.
— Non, c’est… Miss Violet. Pourquoi… le demandez-vous ?
Parfois, ce genre de choses signait le début d’une tourmente semant la discorde dans des moments paisibles.
— Je m’excuse si je vous ai mis mal à l’aise. Je pensais simplement que vous n’aviez pas besoin de vous forcer à rester ici si vous étiez malheureuse.
C’était une situation que je ne pouvais pas supporter, comme pour mes journées passées à attendre la fin de ma pesante vie, semblable à l’attente pénible de la fin de cette tempête.
— M…Me forcerai-je ?
En parlant, je ne pus m’empêcher d’être curieuse du regard de la nonne à mes côtés. Je pouvais sentir une pression qui semblait me commander de façon menaçante de « ne rien dire d’inutile ».
— Vous avez dit que vous ne pouviez plus partir d’ici. Pourtant vous avez parlé de votre envie des citadins.
— C’est vrai… J’ai bien dit ça. Cependant… quoi que je pense, c’est impossible.
— Comment ça ?
— Je ne peux pas quitter cet endroit.
— Pourquoi ?
— Ce n’est pas autorisé. Je suis une demi-déesse.
— Qui ne vous l’autorise pas ?
— Eh ?
— Qui vous somme de rester ici ?
— C’est…
–Ce n’est pas bon.
— Lady Lux, vous êtes vénérée de par votre statut de demi-déesse. Y a-t-il quelqu’un au-dessus de vous ici ?
–N’en dites pas plus !
— Si je ne peux sortir de moi-même, c’est parce que…
–Ne creusez pas plus !
— Parce que…
Un claquement de paumes s’ensuivit. Je regardai la nonne avec crainte. Ayant interrompu notre conversation avec force, elle arbora un sourire bien enjoué.
— Lady Lux, Miss Violet, il fait froid ici. Allons ailleurs.
Lorsque la conversation fut interrompue, les lèvres de Violet suggérèrent qu’elle avait quelque chose à dire, mais elle s’exécuta en silence. C’est parce que je la suppliais avec mes yeux de ne pas aller plus loin. Elle se rendit peu à peu compte de la bizarrerie de ce lieu.
–Dépêchez-vous et fuyez.
Une fois que la nonne se retourna, je dis cela d’un regard. Je me demandai si elle avait compris. J’espérais que oui. Elle avait encore le temps de partir. Car oui, cet endroit était bel et bien une prison. C’est ainsi que je pris l’initiative de m’exprimer.
— Ma sœur, ne pouvons-nous pas lui montrer les lieux… ? Comme, la galerie des divinités par exemple. Elle doit s’ennuyer à attendre l’éclaircie.
— Ce… n’est pas ouvert au public.
— Je veux quand même lui montrer. Et je veux aussi voir la galerie au vu du peu de temps qu’il me reste…
La bouche de la nonne semblait sur le point d’exprimer un refus, mais elle finit par donner sa permission,
— C’est exact. Vous ne resterez sur Terre que très peu de temps encore. Il y a sûrement d’autres nonnes qui souhaiteraient profiter de vous Lady Lux. Miss Violet a été convoquée pour voir Lisbonne alors nous devrons arrêter à mi-chemin.
Je savais que cette nonne avait un côté doux. Elle avait toujours pris soin de moi depuis que j’avais été amenée ici. Elle avait probablement un peu d’affection pour ma personne. J’en étais reconnaissante, mais en même temps, j’en avais extrêmement peur.
— Quand je pense que le temps que nous avons pour parler ainsi va toucher à sa fin, cela me fait sentir très seule.
J’avais peur de l’estime que m’accordaient toutes ces personnes ici.
— Alors, je vous fais visiter sans plus attendre ?
Emmenés par la nonne, nous fîmes le tour de l’Utopie à quatre. Sa gestion était principalement assurée par un investisseur que nous appelions « le propriétaire ». Je ne l’avais jamais rencontré, mais il était manifestement très riche. Toutes sortes de peintures religieuses et de bustes de dieux ornaient les couloirs. Nous avions une église intérieure où des vitraux luxueux et colorés brillaient au-dessus de nos têtes, une bibliothèque remplie de livres anciens et nouveaux, et un grand bain public en marbre. Le nombre de nonnes en activité était seulement d’une douzaine, mais le fait que tout le monde puisse manger ici tous les jours coûtait déjà de l’argent. S’ajoutait à cela le coût de l’entretien du bâtiment, qui devait considérablement augmenter le budget.
— Voici la dernière pièce. Nous avions invité un artisan pour les fabriquer. C’est la salle des sculptures des divinités.
Une ambiance de sérénité nous attendait au-delà de la lourde porte qui s’ouvrit. Je ne l’avais visitée qu’à quelques reprises, mais peu importait combien de fois je la regardais, j’avais un sentiment de lourdeur. Diverses statues étaient placées de façon désordonnée dans la pièce, et on pouvait entendre des murmures d’eau alors qu’un certain nombre de petits cours traversaient le sol. Des perles de verre scintillantes se répandaient magnifiquement à l’intérieur. Depuis le plafond, des plantes appelées « vignes sombres », dont on disait qu’elles poussaient bien même là où la lumière du soleil ne rentrait pas, étendaient leurs branches autour des murs et du sol, créant une atmosphère fantastique.
— Les préparatifs sont donc terminés ? Lady Lux, veuillez m’excuser un instant.
La nonne fit un signe à un autre membre du personnel de l’Utopie depuis l’entrée entre les statues des dieux et est partie de notre côté.
–C’est le moment. Pensai-je en saisissant le bras de Violet et en le tirant.
— Lady Lux, hum… qu’essayiez-vous de dire tout à l’heure ?
— Par ici. Je vais vous montrer la sculpture de Garnet Spear.
En le disant, j’avais un autre objectif. Alors que nous nous dirigions vers la statue de la lance du grenat qui se bat contre un serpent géant, j’ai demandé,
— Miss Violet, les sœurs de l’Utopie vous ont-elles demandé quelque chose de particulier ?
Son regard se déplaça de moi vers la statue lorsqu’elle répondit,
— Oui, on m’a interrogé sur mes origines… et sur mon éducation. On m’a dit de ne pas beaucoup parler de moi, donc je n’ai rien dit d’autre hormis le fait que j’étais orpheline… et un ex-soldat.
Je fronçai les sourcils. Quelle situation ! Cette magnifique fille qui ressemblait à Garnet Spear n’avait pas de parents. Elle était exactement le genre de demi-dieu que l’Utopie recherchait.
— Miss Violet. Ecoutez bien. Les Sœurs disent que le but de cette Utopie est de protéger et de vénérer les demi-dieux, mais c’est faux. C’est vrai… que j’ai été sauvée d’une éducation dans un orphelinat et de la pauvreté après avoir été recueillie ici… mais en même temps, ma vie est menacée.
Peut-être parce que je murmurai, Violet finit par détacher ses yeux de la sculpture.
— Que voulez-vous dire ? Parlez-moi de cela en détail.
C’est alors que j’entendis la religieuse nous appeler. Cachée entre les statues, je repris la discussion,
— L’objectif de l’Utopie est la sauvegarde des demi-dieux. Mais l’objectif principal est de les renvoyer aux Cieux, où résident les dieux. La plupart des légendes sur les demi-dieux se terminent par leur destruction dans le pays des hommes à cause de leurs pouvoirs. L’Utopie n’apprécie pas cela et tente de les guider vers les Cieux… mais la méthode pour cela est le meurtre.
C’est une installation mise en place par une secte meurtrière dans laquelle se rassemblent des gens ayant tordu les Écritures.
Violet clignota les yeux de façon perçante.
— En résumé, Lady Lux, vous êtes destinée à servir de sacrifice.
— Il a été décidé que je retournerai aux Cieux la matinée de la prochaine pleine lune, à savoir, dans trois jours. Ce sera aussi mon anniversaire. Les demi-dieux gardés ici sont élevés en attendant le jour de leurs quatorze ans. En général, on dit sur le continent que cet âge est le début de l’âge adulte. L’idéal que cherche l’Utopie est donc que notre enfance soit vécue dans le monde des Hommes, et que notre âge adulte le soit dans les Cieux. Cependant, si un demi-dieu de plus de quatorze ans est recueilli, il est tué dans un délai maximum de dix jours. Jusqu’à présent, j’ai vu plusieurs candidats demi-dieux adultes amenés ici, perdus ou en visite, être massacrés par eux. Vous aussi, vous êtes en danger. L’Utopie vous vise également.
— Moi… ?
— Je vous ai dit que l’Utopie était un groupe sectaire n’est-ce pas ? À vrai dire, nous n’avons pas besoin d’avoir une sorte de pouvoir incroyable. Il suffit seulement d’avoir le physique. Moi-même, je ne suis pas si intelligente. Je ne sais pas pourquoi je suis née avec une telle apparence, mais j’ai entendu dire qu’il existe un groupe ethnique avec les mêmes cheveux et les mêmes yeux dans un pays lointain. Je suis sûre que je n’ai rien de divin. De plus, une autre chose est essentielle pour déterminer si quelqu’un est un demi-dieu ou non. Il faut qu’il soit orphelin. Ça permet en effet de consolider leur croyance, qu’ils sont issus de lignées divines comme l’attestent les légendes. De plus, Miss Violet, non seulement vous ressemblez à Garnet Spear, mais vous êtes aussi une ex-femme soldat. Du point de vue de l’Utopie, c’est comme si vous demandiez à être tuée sur-le-champ.
Je continuai de m’exprimer à la hâte, comme pour attiser le sentiment de crainte. Pourtant, n’ayant peut-être pas du tout peur de la vérité derrière l’Utopie, Violet resta impassible.
— Je vois.
— Miss Violet, fuyez ! Vous avez dit que Sœur Lisbonne vous avait appelée, n’est-ce pas ? Vous ne devez pas aller la voir. Ils vous donneront certainement des médicaments pour vous retenir.
— Comment me tueraient-ils ?
Elle posa cette question de façon insouciante alors qu’on parlait de son exécution.
— Vous serez mise sur une petite barque qui suivra le cours de la plus grande chute de Chevalier et vous y chuterez. Là, il y a de nombreuses possibilités pour vous échapper. S’il vous plaît, fuyez.
Comme pour lui faire prendre conscience, je secouai ses bras. Un grincement mécanique retentit. C’était une personne avec des pièces mécaniques, ce qui contrastait avec son allure de poupée. Pendant un instant, je vis en elle une demi-déesse. Mais ceci me répugna, car je fus presque semblable aux gens de l’Utopie pour avoir eu genre de raisonnement. J’eus même peur de ma personne. Alors que je lâchais lentement les bras de Violet, elle me tint fermement les mains.
— Merci pour votre gentillesse. Je quitterai cet endroit dès que possible. Lady Lux, permettez-moi de vous assister dans votre fuite également.
A-t-elle vraiment compris dans quel genre de circonstances elle se trouvait actuellement ? Je ne pouvais lire en elle, car elle était sans expression, mais elle semblait au moins vouloir fuir. Soulagée de voir qu’elle prit en considération ma demande, je ne pouvais cependant pas accepter son offre.
— Lady Lux ?
J’arrêtai de bouger à mi-chemin avec un sourire. Je ne pus réussi à faire sortir une voix de ma gorge. Ma tension artérielle baissa rapidement et les muscles de mon dos se refroidirent. C’était un sentiment alarmant qui se remplit en moi, ce qu’on ressentait lorsqu’on commettait une faute. Elle commença à prendre le dessus sur mon corps. De quoi avais-je si peur ? Être sauvée par quelqu’un dont je rêvais la venue depuis de nombreuses années.
–Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ?
Malgré cela, je ne pus m’accrocher à la main tendue vers moi.
–Je dois le dire. Je dois dire :
— Partez, s’il vous plaît !
Si je restais là, je mourrais d’une noyade douloureuse en trois jours. C’était une vérité absolue. Les nonnes qui me traitaient si gentiment maintenant aussi, m’oublieraient une fois partie et trouveraient un nouveau demi-dieu à adorer. Après tout, il s’agissait d’une fausse affection. En réalité, je n’étais aimée par personne. Je n’étais chérie par personne. Il n’y avait rien de bon dans cet endroit. Je ne pouvais faire confiance à personne. Tout était effrayant.
Pourtant…
— Lady Lux, ne souhaitez-vous pas partir d’ici ?
——I… Je… venais de réaliser que j’avais peur de m’aventurer dans le monde extérieur.
— Ce… ce n’est pas cela…
Non, je l’avais déjà réalisé depuis longtemps.
— Ne souhaitez-vous pas vous enfuir ?
Je le savais… Je le savais…
— Les gens sont-ils… censés craindre la mort ?
Je ne voulais pas mourir. Mais…
— Je ne veux pas… mourir.
…mais pour moi, vivre était aussi effrayant que de mourir. Oui, effrayant. Depuis que je suis partie de l’orphelinat, à l’âge de sept ans, j’ai toujours été un oiseau en cage. J’ai reçu une éducation, mais je ne savais que ce que contenaient les Écritures. Je ne pouvais pas non plus faire de l’artisanat comme les religieuses. Si j’allais dans le monde extérieur juste comme ça, comment allais-je vivre ? D’autres filles de mon âge savaient sûrement toutes sortes de choses, et avaient de la famille, des amis et un endroit auquel appartenir. Moi, je n’avais rien. Je n’étais qu’une enfant lâche continuellement plongée dans le désespoir au sein de l’obscurité où j’étais confinée, qui avait vu d’autres personnes mourir sans pouvoir intervenir. Non, je ne pouvais même plus être considérée comme une enfant. Je n’étais rien. Qu’allais-je faire dans le monde extérieur alors que je suis inutile ?
Il était évident que je finirais mes jours tel un chien errant. Si c’était le cas, alors l’invitation à la mort qui m’avait été faite par ce destin forcé…
–…serait bien mieux.
Comme je le pensais, ma voix n’était pas sortie.
— Lady Lux !
Lorsqu’on m’appela de façon stridente, mon corps trembla de surprise. La nonne nous observait du côté de la statue de Garnet Spear. Il se peut qu’elle ait entendu notre échange. Non, elle l’avait certainement entendu. Une véritable rage et un véritable mépris s’échappaient maintenant de son visage habituellement impassible. Je repoussai rapidement la nonne.
— Cours !
Alors que je criais, Violet me tendit à nouveau le bras.
— Lady Lux, votre main.
Sa silhouette ressemblait à celle d’un chevalier. J’avais toujours, toujours imaginé une telle scène. Un beau et noble prince – quelqu’un d’aussi magnifique qui viendrait me sauver de cette fausse utopie.
Néanmoins, même après avoir repoussé la religieuse, je secouai la tête.
— S’il vous plaît, partez ! I… Je ne peux pas vivre dans le monde extérieur ! Je vous en prie, partez !
— Dépêchez-vous de partir !
Violet essaya de s’accrocher à moi et de me prendre de force, mais je la repoussai.
–Je ne peux vraiment pas.
Je choisis la mort à la dernière minute.
–J’ai peur. Vivre est… plus effrayant.
J’ai été stupide. C’était un choix stupide, mais être en vie fut une expérience particulièrement difficile pour moi.
–J’ai toujours respiré « superficiellement » en côtoyant la mort.
Cet environnement m’avait déjà permis de penser à la mort de nombreuses fois, et je m’y étais habitué. J’étais maintenant impatiente d’attendre le jour de la fin de mes souffrances.
–La vie est… plus effrayante.
Il était beaucoup plus dur de vivre dans le monde des humains, d’être utilisée, de mentir et d’accumuler de tristes souvenirs.
— Je vais mourir ici ! C’est ce que je veux faire ! Je ne peux pas vivre… dans le monde extérieur à ce stade ! Je vais mourir comme ça… dans cet endroit… alors partez !
Peut-être étais-je devenue folle. J’avais stipulé que les gens de l’Utopie étaient tordus, mais il se pouvait bien que la plus folle ici et la plus brisée était moi. Après s’être tenue sur place pendant quelques secondes, Violet me tourna le dos. Et puis, soudainement, elle détruit d’un seul bras le vitrail entre les statues. Elle avait certainement prévu de s’échapper par là. La pluie et le vent, ainsi qu’une grande quantité de feuilles et de fleurs qui avaient été arrachées des arbres, firent irruption.
— Ne fuyez pas ! Vous êtes une demi-déesse ! Vous êtes sous notre contrôle… ! cria la nonne.
C’est moi qui fus bousculée. Mais même ainsi, je ne perdis pas contre elle. Je saisis son pied avec une main et m’accrocha à lui.
— Courez !
J’avais désespérément enduré en recevant des coups de pied. Violet se tenait près du cadre de la fenêtre, tenant fermement son sac sur le côté. La hauteur de là au sol permettait d’assurer une fuite si l’on ne se manquait pas lors de l’atterrissage.
–… Maintenant, allez-y !
Je pensai qu’elle ne ferait sûrement pas demi-tour. Cependant, elle tourna sa tête dans ma direction et me tendit la main une fois de plus.
— Lady Lux.
C’était comme si ses yeux disaient « venez, fuyons de cet endroit ensemble ». Si je prenais cette main, j’allais peut-être avoir un avenir.
–Ah, cette tempête, Miss Violet, la mort, tout ça…
J’étais désolée pour la personne avec ce regard déterminé, car je pensais à toutes ces choses alors que ce n’était pas le moment.
–Tout se mélange dans ma tête. C’est trop bruyant ; Laissez-moi !
J’étais las de tout…
— Allez…
Je murmurai ce seul mot.
— Si jamais vous avez besoin d’aide, appelez-moi.
Ne disant rien d’autre que ça, elle sauta par la fenêtre.
La nonne poussa un cri aigu. Après m’avoir insultée tandis qu’elle se levait, elle me frappa violemment la joue. Je tombai sur place, sonnée. En regardant son visage déformé, je me moquai.
–Voyez, le monde est vraiment terrifiant. C’est pourquoi il était plus facile de mourir.
* * *
La matinée post averse était magnifique. Les arbres et l’herbe couverts par la rosée laissèrent une odeur caractéristique de pluie. Le soleil enveloppait le monde d’une lumière différente de celle du coucher de soleil. Ce même matin, le Soleil fit scintiller la bruine continue. L’anniversaire et les funérailles d’une jeune fille sujette à l’adoration par une certaine organisation religieuse d’une île isolée avaient lieu en une si belle journée.
— Lady Lux, avancez sans faux pas, je vous prie.
Avec un pistolet pointé sur elle, Lux se fit attacher les poignets et fut mise sur une petite barque remplie de fleurs. Le « faux pas » mentionné par Lisbonne n’était pas par peur qu’elle se défile, mais par peur qu’elle tente de fuir par la force. Le visage de Lux montrait clairement qu’elle avait été battue. Sa bouche était gonflée et violette et le coin de son œil, blessé. Peut-être parce qu’on ne lui avait pas accordé de repos, sa tête titubait et sa vision était floue. Alors que Lux restait silencieuse, même avec un visage si épuisé, Lisbonne se mit à rire.
— Lady Lux, parmi les demi-dieux, vous étiez la plus docile que nous ayons eue jusqu’à présent. Mais nous ne vous avons pas pardonné d’avoir aidé à la fuite de cette poupée de souvenirs automatique. Cependant, nous allons arrêter de vous blâmer, car vous êtes sur le point de rejoindre les Cieux. Un dernier mot ?
Lux leva les yeux vers Lisbonne sans rien dire. Ce monde avait un paysage si fascinant alors comment se faisait-il que les gens qui y vivaient fussent si laids ? Comme si elle sentait les sentiments de Lux, un sourire déformé apparut sur les lèvres de Lisbonne.
— Combien de temps allez-vous continuer à faire tout cela ?
— Pour toujours.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
— Vous le demandez seulement maintenant ?
Lisbonne se mit à renifler comme pour se moquer d’elle.
— Nous voulons protéger ce monde créé par les dieux. Vous avez écouté les légendes à propos des demi-dieux. Une existence comme la vôtre ici sur Terre est une étrangeté.
Lux ne sut pas vraiment quoi dire.
— Votre existence elle-même est étrange. Qu’est-ce que c’est que ces yeux et ces cheveux ? Ils ne sont pas normaux. Si on ne se débarrasse pas de ceux qui sont différents, ils pourraient causer des problèmes.
— Je n’ai rien… fait… du tout.
— Même si vous n’avez encore rien fait, vous finirez par le faire. Votre existence est une gêne en soi. Pour dire les choses simplement, nous avons… peur de ceux qui sont comme vous. C’est pourquoi nous vous adorons, vous respectons et vous tuons.
Ils ne pouvaient pas supporter ceux qui n’étaient pas comme eux, ceux qui ne leur ressemblaient pas. Lux avait finalement compris la raison pour laquelle les gens de cette organisation s’étaient réunis. L’amour pour leur propre existence était allé trop loin. Le fait de ne pas pouvoir éprouver de l’empathie pour nous autres les mettait mal à l’aise. Par conséquent, ils tuaient. C’était une croyance perverse, mais pour eux, c’était normal.
–Et la plus folle ici c’est moi, pour avoir pensé que le mieux était d’être tuée par ces gens.
Le pistolet était dirigé sur le serre-tête de Lux.
— Tu étais censée mourir noyée, mais la sœur qui s’occupait de toi a demandé grâce. Nous te laisserons mourir par un coup de feu. Parce que la mort par noyade… c’est terrible. Alors, adieu, Lady Lux. Nous vous livrons ceci dans vos derniers instants : le refrain numéro 320.
Lisbonne donna un signal dans son dos. Les autres nonnes, qui étaient alignées et qui les avaient observées toutes les deux, se mirent à chanter un requiem. Même si elles tentaient de commettre un meurtre collectif en toute impunité, cela n’enlevait rien à la magnificence de la chorale.
— Nos dieux dans les cieux…
Elle allait être tuée une fois la chanson terminée. Afin d’atténuer sa peur de la mort, Lux marmonna les mots qu’on lui avait fait mémoriser à maintes reprises dans les Écritures,
— Je suis ton enfant, je suis ta chair et ton sang, je suis tes pleurs coulants…
Le bruit de l’eau qui résonnait sous la barque était le bruit que faisait la tombe dans laquelle elle allait bientôt être jetée.
— Aie pitié, aie pitié, aie pitié de moi !
Les racines de ses dents tremblaient de façon inégale.
— Ayez pitié de moi !
Elle était en pleurs au point que sa voix tremblait. Lux ne cessait de verser des larmes à la crainte de son inévitable voyage vers la mort. Bien qu’elle ait choisi la chose, elle en avait toujours peur. Bien que la vie soit plus effrayante que la mort, l’agonie qui l’attendait était encore plus insupportable.
— Lady Roses, ayez pitié !
Le corps de Lux allait probablement être transporté par la rivière pour finir par tomber de la grande cascade. Son cadavre flotterait avec les fleurs, avant de tomber dans le bassin pour être englouti de toute part. Rien qu’en l’imaginant, elle eut envie de s’évanouir. Et c’est ce qu’elle souhaitait maintenant, s’évanouir.
— Lady Roses… Lady Roses…
Lux appela à l’aide cette déesse et supposée mère à plusieurs reprises…
— Lady Roses… Lady Roses…
Plutôt que de réciter des formules pour éliminer sa peur.
— Lady Roses… Lady Roses… Lady Roses…
–Maman, tu m’as donnée naissance et tu m’as abandonnée comme ça ? Tu ne te soucies pas de moi ?
— Lady Roses…
–Quel était le sens de ma vie au juste ?
— Lady… Roses… ugh… euh, ah, ugh…
–Quand j’étais petite, même si j’étais pauvre, même si j’étais orpheline, je n’aurais pas choisi la mort comme ça. Pourquoi les choses ont-elles dû finir ainsi ?
— Lady… Roses… uuh…
Elle l’appela malgré le hoquet. Rose…
C’est ainsi qu’elle passa ses derniers instants…
— Uah-aaah… uuugh…
La bouche encore ouverte.
— Vi…
Comme si elle grattait le peu d’oxygène restant.
— Vi… o…
Elle appela le nom de celle qui mit de côté ses craintes.
— Vi… o… let… ! cria Lux.
— Si jamais vous avez besoin d’aide, appelez-moi.
Le nom de la seule personne qui ait tenté de la sauver dans sa vie.
— Violet ! Violet, Violet ! Aidez-moi ! Je ne veux pas mourir !
Ce souhait fut-il le déclencheur de quelque chose ? Un cri se fit entendre lors du requiem. Lisbonne s’effondra soudainement. Les yeux de Lux purent voir quelqu’un frapper Lisbonne par-derrière. Alors qu’elle fut frappée à la tête, Lisbonne finit par lâcher les cordages qui maintenaient la petite barque en place, et celle-ci commença à être emportée par le courant. Ce fut de courte durée, car les cordages furent retenus de plus belle pour arrêter la barque.
— Eh ?
C’était une nonne qui se chargea de la chose, à plat ventre.
— Eh, eh ?
Tenant les cordages du bateau, la nonne tendit les bras vers Lux pour la ramener de force sur la terre ferme. Elle plaça Lux derrière son dos comme pour la protéger et le petit bateau finit par être porté par le courant. Tout le monde était stupéfait à tel point que la scène était absurde.
— J’attendais…
De penser que celle qui avait détruit le rituel apparaîtrait en ces lieux était inconcevable.
— …que vous mentionniez mon nom…
Elle exposa pourtant…
— …Lady Lux.
Son visage en retirant sa guimpe blanche.
— Vi… olet !
C’était la seule personne qui avait pris le risque de vraiment aider Lux dans sa vie. Une étrange poupée de souvenirs automatiques. Avant que quelqu’un ne s’en rende compte, Violet tenait l’arme qui avait été entre les mains de Lisbonne. Sans pitié, elle tira près des pieds de la nonne. La Terre s’envola comme si elle explosait.
— Laissez le passage. Si quelqu’un a l’intention d’interférer, je vous préviens que vous ne vous en sortirez pas avec seulement un bleu.
Sans bouger de l’endroit, les nonnes se regardèrent.
— Battez-vous, ô serviteurs des dieux.
Allongée sur le sol et endurant la douleur, Lisbonne hurla. Les religieuses se réunirent et répondirent à sa bravoure. Elles sortirent toutes des couteaux et des pistolets de leurs robes et se dirigèrent vers les deux jeunes femmes.
— Pardonnez-moi, mais je vais devoir vous traiter un peu brutalement.
Violet saisit Lux et la plaça sous son bras avant de courir malgré la difficulté d’avoir une deuxième personne dans sa course. Les nonnes vinrent dans leur direction comme pour s’opposer à elles. Sous l’impulsion de la course, Violet sauta et donna des coups de pied à plusieurs d’entre elles, comme si elle renversait des pièces de dominos. Traitée comme un bagage, Lux laissa échapper un cri étrange. Violet la poussa au bout du chemin qu’elle avait ouvert, se tournant à nouveau vers ses ennemis.
D’un large mouvement de balancier, elle lança l’arme qui n’avait plus de munitions sur un adversaire qui était à distance de tir de Lux, de sorte à la frapper au visage pour la faire perdre connaissance. Elle s’élança ensuite vers le haut en assenant un coup de pied à l’estomac de quelqu’un qui se précipita vers elle avec un couteau, effectuant un saut périlleux.
Elle vola ainsi deux pistolets à un ennemi tombé au combat et, tout en tirant avec les deux, elle prit le contrôle des environs. Malgré la lourde infériorité numérique, Violet avait le dessus dans ce champ de bataille. Tremblant, Lux recula. Violet, qui avait remarqué qu’un ennemi tentait à nouveau d’attaquer Lux, sauta immédiatement, enroulant son corps autour de la nonne en question comme un serpent. Elle plaça ensuite ses jambes autour de son cou en son poids contre elle et en la faisant tomber au sol en ciseau acrobatique. Elle assena ensuite un coup de poing au visage pour lui donner le coup de grâce.
–Quelle domination…écrasante…
Les yeux de Lux ne pouvaient s’empêcher de suivre le combat. Violet s’exprima ensuite d’une voix inhabituellement forte aux nonnes qui jonchaient le sol et qui la fixaient.
— Mes bras sont des prothèses de la compagnie Estark. Ils peuvent aisément vous broyer. Celles qui sont prêtes à en payer le prix, avancez-vous !
Alors qu’elle ouvrait une main devant sa poitrine, elle finit par serrer son poing avec sa paume en laissant échapper un cri. Une image qui mêlait bravoure et beauté. Les nonnes contemplèrent la scène comme si elles voyaient la déesse de la guerre, Garnet Spear, qu’elles avaient vénérée à maintes reprises. Capable de se lever tant bien que mal malgré son saignement de tête, Lisbonne cria :
— Que faites-vous ? Débarrassez-vous d’elle ! Vous pouvez la renvoyer aux Cieux ici et maintenant… Je vous l’autorise ! Nous ne pouvons pas laisser un tel monstre en liberté sur Terre.
— Les demi-dieux sont-ils des monstres ?
Elle répondit rapidement à la question de Violet.
— C’est exact. Les monstres comme vous… ne sont pas censés être sur Terre. Des êtres qui ne sont ni des humains ni des dieux… vos pouvoirs ne sont que porteurs de malheur ! Vous… vous êtes l’exemple parfait ! Où avez-vous… appris à vous battre comme ça ?! Combien de personnes avez-vous tuées… ? Vous et vos semblables n’êtes pas censés naître. Vous n’êtes que des hérétiques par nature !
Les yeux de Lisbonne étaient injectés de sang et de la salive déborda de ses lèvres elle qui autrefois arborait un doux sourire. Certaines nonnes furent choquées par ses propos, mais celles qui étaient d’accord avec elle firent un signe de tête et s’emparèrent à nouveau de leurs armes. Violet se contenta de répondre sereinement à la diatribe de Lisbonne.
— Je vois. Je suis peut-être vraiment une demi-déesse après tout. En effet, je ne peux contredire vos affirmations concernant ma force et le nombre de victimes que j’ai pu faire.
Son ton habituellement doux devint glacial. Elle poursuivit :
— En effet, peut-être une pâle imitation d’être humain comme moi mérite d’être tuée et renvoyée aux Cieux. Mais Lady Lux est différente. Elle a simplement vécu des expériences traumatisantes.
Il n’y avait aucune once d’hésitation dans ses paroles.
— Peut-être que ma mort vous procurerait le plus grand bien, mais sachez que je suis maintenant un monstre domestiqué. Je ne peux pas me permettre d’être tuée aussi facilement et il m’est interdit de mener des batailles inutiles. Sachez aussi que mon maître m’a sommé un jour…
Elle retira ses gants noirs, exposant ses bras artificiels.
— …de vivre.
Violet se précipita rapidement vers Lisbonne en lui donnant cette fois un coup de poing à l’estomac. Lisbonne fut projetée au loin. Elle tomba dans la rivière et les autres nonnes allèrent la chercher en toute hâte avant qu’elle ne soit emportée par le courant. Il suffisait d’un simple coup de poing pour que quelqu’un s’envole dans les airs comme une poupée. En constatant la chose, celles qui avaient repris leurs armes les lâchèrent immédiatement.
— Venez si vous l’osez, Moi, Violet Evergarden, vous attend de pied ferme.
La magnifique jeune femme qui ne perdit pas son calme au milieu de tant de violence fut à la fois angoissante et envoûtante. Finalement, personne ne tenta de s’opposer à elle après cela, et Lux et Violet quittèrent les lieux.
* * *
— C’était effrayant… c’était effrayant…
— Vous avez eu peur ? Mais maintenant, vous êtes en sécurité.
Quelque part loin de la rivière, alors que les liens de Lux furent coupés, elle éclata en sanglots. L’horreur vécue peu de temps auparavant lui était soudain revenue. À mi-chemin, en traversant les bois qui allaient en direction du port de l’île, elles s’arrêtèrent pour prendre le précieux sac de Violet, qui avait été très soigneusement suspendu à une branche d’arbre. Avait-elle confiance en leur capacité à aller si loin ? C’était ce que se demandait Lux en pleurant.
— Vous n’aviez pas fui ?
— Finalement, la pluie n’avait pas cessé alors j’ai préféré camper dans une grotte que j’avais trouvée en chemin. Je pensais tout le temps à ce que vous m’aviez dit, Lady Lux.
— À quel sujet ?
— Que vous ne pouviez pas vivre à l’extérieur.
Elle l’avait en effet dit.
–Je vais mourir ici ! C’est ce que je veux faire ! Je ne peux pas vivre… dans le monde extérieur à ce stade ! Je vais mourir comme ça… dans cet endroit… alors partez !
C’était la vérité crue.
— Bien que je sois un peu différente, moi aussi… j’ai toujours vécu dans un seul monde. J’ai été utilisée par une certaine personne et je ne connaissais pas d’autre mode de vie que celui-ci. Ce monde avait eu ses circonstances, et par la force des choses j’ai été séparée de mon maître. Une bien belle personne a tenté de m’enseigner un nouveau mode de vie au début, mais j’ai été réticente. Si je cessais d’être moi-même… non, si je cessais d’être un « atout », je pensais que la personne qui avait eu besoin de moi jusque-là ne voudrait plus de moi.
Les deux filles marchèrent. Le chemin à suivre était éprouvant. Il était recouvert de boue et humide à cause de l’accumulation d’herbes. Elles ne pouvaient compter que sur leurs pieds. Cependant, elles continuèrent sans jamais reculer une fois.
— Je pense que vous me ressemblez, Lady Lux. Que si vous choisissez une nouvelle voie, vous serez troublée au point de ne pas savoir quoi faire. Peut-être vous êtes-vous demandé s’il y avait un sens à votre vie. Ou encore avez-vous questionné l’utilité de votre existence dans la mesure où vous n’étiez pas désirée. C’est… extrêmement…
On avait clairement l’impression que ce n’était pas ses mots, mais ceux de quelqu’un d’autre.
— C’est extrêmement…effrayant d’aller vers l’inconnu.
C’était incroyablement étrange pour cette jeune femme d’avoir peur de quelque chose, pensa Lux.
–Je veux dire, elle est si forte et jolie. Elle semble… invincible.
Pourtant, elle était pareille que Lux. Elle avait peur de la vie.
— Mais, Miss Violet, vous avez continué d’avancer n’est-ce pas ?
Elle avait peur, mais avait tout de même choisi de vivre.
— Oui, il m’a ordonnée de vivre, et… j’ai senti que j’avais beaucoup de choses à voir et à penser. Il y avait vraiment tant de choses que je ne savais pas. Les nombreux mots que cette personne m’avait appris… la signification de ce qu’il m’a dit avant notre séparation, « je t’ai… ».
Elle ne termina pas le mot. Violet se saisit de la broche émeraude sur sa poitrine pour calmer ses battements de cœur.
— J’ai commencé à penser… que je… voulais apprendre et comprendre ces mots, comprendre ces sentiments qui m’étaient étrangers. Alors, Lady Lux, votre façon de penser pourrait changer à l’avenir. Vous pouvez mourir à tout moment. Quand le moment où vous le souhaiterez vraiment viendra, personne ne pourra vous en empêcher. C’est pourquoi, j’ai pensé qu’il était logique que vous en sachiez un peu plus sur le monde extérieur avant de donner votre verdict. Je vous prie de m’excuser si je me suis occupée de ce qui ne me regardait pas. J’en prends la responsabilité. Nous pouvons encore marcher dans cet état. Lady Lux, si vous ne savez pas où aller, veuillez me suivre. Je ne vous ferai rien de mal.
Violet tendit la main à Lux, qui fit quelques pas derrière elle. Cette fois, Lux n’hésita pas à se rapprocher. Le bras mécanique était froid et dur, mais pour une raison quelconque, il lui sembla chaud.
La robe de Violet état couverte de saletés et ses cheveux étaient ébouriffés. Rien en elle ne donnait l’impression d’un chevalier en armure brillante, mais pour Lux, sa silhouette correspondait tout de même à celle de Garnet Spear.
— Je vous suis à jamais redevable d’être venue à mon secours.
Alors que Lux parlait avec le nez qui coulait, Violet lui demanda de revenir,
— Qu’est-ce que vous dites ? Lady Lux, n’êtes-vous pas celle qui m’a sauvée en premier ? Je vous suis reconnaissante d’avoir eu le courage de me prévenir.
Alors que Lux était à la fois choquée et heureuse d’avoir la gratitude de quelqu’un malgré son état, elle pleura une fois de plus.
–Je suppose que je vais… vivre un peu plus après tout.
Elle corrigea immédiatement sa manière de penser à ce moment-là.
* * *
Pour la suite, Violet m’emmena sur son lieu de travail, la compagnie postale CH qui devint rapidement mon lieu de résidence. Au début, je n’étais responsable que des appels téléphoniques, mais en l’espace d’une année, je devins aussi la secrétaire personnelle du président, menant une vie quotidienne agitée.
Le président Hodgins était quelqu’un que je respectais, car il s’occupait gentiment (et parfois de manière stricte quand il le fallait) d’une fille comme moi, dont il ne connaissait pas l’origine. Qui plus est, issue d’une obscure organisation religieuse. Cependant, je compris qu’il avait lui aussi son lot d’étrangetés.
La seule chose qui avait changé depuis mon arrivée ici était ma coupe de cheveux. Je portais dorénavant une barrette au lieu d’un serre-tête. Je m’étais rapproché de Violet au point que l’on puisse se tutoyer. Elle était toujours la star des poupées de souvenirs automatiques et son apparence n’avait guère changé. Peut-être l’ajout de son parapluie à froufrous était la seule nouveauté à son sujet.
Pouvoir rencontrer la très demandée Violet était assez difficile, mais elle revenait régulièrement au bureau, et pendant ces moments-là, je l’invitais à prendre le thé. Assises à la terrasse d’un café voisin, face à la rue principale de la ville, nous nous racontions nos récentes aventures tout en observant la circulation.
Mes histoires concernaient surtout notre patron, mais Violet parlait des différents pays dans lesquels elle était partie et de ses rencontres.
Les sentiments d’un écrivain envers sa fille bien-aimée, qui vivait dans un endroit entouré de belles montagnes.
Les lettres d’une mère à sa fille avant de mourir pour ses anniversaires futurs. Elles vivaient dans un vieux manoir sur une colline légèrement surélevée.
Les tristes derniers moments d’un jeune dont le corps fut renvoyé dans sa ville natale à la campagne.
La détermination passionnée d’un jeune astronome qu’elle avait rencontré dans une ville au ciel étoilé.
Tantôt je pleurais, tantôt je riais. Ses aventures étaient un réel ascenseur émotionnel.
Nous ressemblions sûrement à deux amies ordinaires lorsque nous discutions si paisiblement. Personne ne pouvait savoir que nous étions auparavant un sacrifice vivant et une femme soldat.
Ce n’est pas comme si j’avais oublié mon passé, mais je n’avais pas l’intention de continuer à y penser. Après tout, le moi qui était un demi-dieu de Roses était mort à l’époque, et le moi actuel était une employée d’une entreprise postale.
Ceux qui meurent ne reviennent pas.
Les corps physiques, le temps et les valeurs ne peuvent jamais être récupérés.
Mon sentiment d’embrasser la mort restait fermement ancré en moi, mais il était tombé en sommeil très profond.
« Ne vous réveillez pas encore » disais-je à ces sentiments tous les matins.
Il y avait des jours où je pensais que vivre était vraiment difficile, mais pendant ces moments-là, je fermais les yeux et je me souvenais fortement de ces moments forts :
Que j’allais périr dans une barque, ou plutôt dans un cercueil décoré de fleurs…
Que j’avais intensément pleuré parce que je ne voulais pas mourir…
Que quelqu’un m’avait sauvée…
Que son bras artificiel m’avait tendu la main…
Violet Evergarden, l’amie que j’étais fière d’avoir.
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