VIOLET EVER V1 : CHAPITRE 6

Le major et la poupée meurtrière mécanique

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Traduction : Nova
Correction : Raitei
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Leidenschaftlich. N’importe qui, à l’entente de ce nom, penserait à une nation militaire. C’était en effet l’image de ce pays.

Nation maritime située au sud du continent, le climat y était chaud tout au long de l’année. Ses habitants connaissaient à peine la neige. Sans surprise, donc, la région était spécialisée dans l’exploitation des ressources naturelles maritimes ainsi que leur utilisation pour la manufacture de nombreux produits dérivés.

Leidenschaftlich était alors une figure emblématique du commerce : Leiden, la capitale, abritait un port de renommée mondiale servant de passerelle entre plusieurs continents. L’on disait même que l’économie de nombreux pays en dépendait et ne pouvaient tenir le coup économiquement si malheur arrivait à Leidenschaftlich. Cela expliquait pourquoi cette terre fut toujours l’objet de toutes les convoitises : au cours des siècles, d’innombrables armées venant des pays voisins ou par les mers combattirent et périrent devant ses forts. N’importe quel historien pouvait confirmer que le pays était celui comptant le plus de batailles à son actif.  

Par conséquent, le pays put avoir le statut de territoire occupé. Mais jamais les citoyens n’abandonnèrent leur patrie et réussirent toujours à repousser les envahisseurs et récupérer leur terre. Tel était l’état d’esprit du peuple vivant dans la nation appelée Leidenschaftlich. Cette situation de danger perpétuel obligea très tôt le pays à faire de l’amélioration de ses défenses une priorité absolue. Ainsi le commerce lui permit de s’approprier des cultures et des armes de différents pays, en les améliorant.  Ce contexte si particulier faisait de Leidenschaftlich une nation militaire renommée dans tout le continent.

Au sein de Leidenschaftlich, il était une famille qui existait depuis sa fondation : les Bougainvillea. Les ancêtres de celle-ci étaient considérés comme des héros nationaux. La légende voulait que Ratchet, le chef de famille de la première génération, fût un patriote dévoué repoussant une armée de bandits grâce à ses compétences aussi bien à l’épée qu’en stratégie militaire, sauvant de fait de nombreuses vies.

Naturellement, en accord avec ces faits, intégrer l’armée constituait une grande tradition ancestrale au sein de la prestigieuse famille Bougainvillea. Celle-ci perdura jusqu’à nos jours, c’est-à-dire jusqu’à la 26e génération ! Et c’est sur un tournant dans la vie de Gilbert Bougainvillea, le chef de famille de la 26e génération, que va débuter l’histoire suivante.

***

Gilbert Bougainvillea l’a vue pour la première fois lors d’une rencontre fortuite après plusieurs années avec son frère aîné, Dietfried, dans la plus prestigieuse auberge de la capitale, Leyde. 

Ceux qui avaient du sang Bougainvillea étaient nés avec des cheveux noir ébène, des yeux émeraude, des membres élancés, une taille fine et des épaules larges. Dietfried avait les cheveux aussi longs qu’une femme qu’il attachait avec un ruban et contrevenait au protocole en portant le col de son uniforme blanc de marine grand ouvert, laissant apparaître un collier en or autour du cou.

— Hé, Gil. Comment ça va ? Comme toujours tu affiches une mine bien sérieuse… Comme papa ! 

Parallèlement, bien qu’il soit de la même lignée, Gilbert était tout le contraire de son frère aîné. Regard charmeur, cheveux soigneusement peignés en arrière, ses yeux étaient d’une teinte plus douce que le vert profond de son frère, brillants telles de véritables émeraudes. Contrairement à l’expression impartiale de son frère, la sienne était virile : ses traits faisaient en effet songer à une sculpture de marbre, accentués par ses cils si longs qu’ils créaient une ombre. Ceux qui le décrivaient comme un bel homme au visage mélancolique étaient très certainement dans le vrai, objectivement. 

Comme pour marquer son opposition avec son frère, il portait le col matelassé de son propre uniforme – noir violacé comportant des épaulettes de lin bordeaux et un tissu décoratif à plis en accordéon brillant autour de la taille, soigneusement boutonné jusqu’au cou. Les couleurs assez sobres correspondaient assez bien au personnage de Gilbert.

Au dernier niveau d’un immeuble de douze étages, dans une pièce où le logement pour une nuit valait le salaire mensuel moyen, les deux frères se serrèrent très fort dans leurs bras avant de s’assoir sur un canapé. Il y avait les camarades de Dietfried, déjà venus rendre visite à son jeune frère à Leyde. Tous buvaient et fumaient au comptoir du bar installé à l’extérieur de chaque appartement. Une fumée blanche tourbillonnait au plafond.

— Fidèle à toi-même… mon frère. 

Gilbert fit cette réflexion en contemplant la silhouette de son frère aîné, qui ressemblait à tout sauf à celle d’un soldat. Ses compagnons avaient un style similaire. Dans tous les cas, Dietfried avait une apparence bien peu commune dans un tel milieu.

— Nous sommes en congés, tu sais ? Il est vrai que nous autres, marines, avons pas mal de liberté une fois que nous gagnons la terre ferme.

— Voyons ! Que tu sois ici ou en mer tu t’habilles toujours ainsi, non ? Que dire de ces cheveux… Je ne sais pas ce qu’en aurait pensé notre pauvre père !

— Quel tracas cela m’aurait causé… Qu’il nous ait quittés n’est pas plus mal.

Dietfried dit cela le plus normalement du monde, au grand dam de son frère cadet qui lui répondit par un regard noir. Peut-être, car son frère n’avait pas peur de lui lancer de tels regards, Dietfried soupira et se sentit obligé de rectifier le tir.

— Aah… Mille excuses. Il a peut-être été un père exemplaire pour toi, mais, me concernant, cela n’a pas été le cas.

— Était-ce la seule raison pour laquelle tu n’as pas assisté à son enterrement, me laissant jouir de tout l’héritage ? 

— N’est-ce pas mieux ainsi ? Cette famille ne m’a jamais convenu, et je ne suis pas fait pour en être le chef. Plutôt que de laisser l’honneur de notre brillante lignée être entaché par mes faibles compétences simplement parce que je suis l’aîné, autant confier cette tâche à un homme convenable et vertueux. Ne serait-ce que pour le bien des futurs descendants. Allez, Gil, cela fait déjà bien longtemps, non ? Pardonne-moi, je ne veux pas passer notre temps ensemble à culpabiliser pour le passé. Je me suis peut-être séparé de la maison des Bougainvillea, mais je veux rester ton frère. Parlons de choses amusantes !

Gilbert honora alors cette demande et se tut, comme pour conclure le sujet. 

C’était une coutume ancestrale dans la famille Bougainvillea de s’engager dans l’armée. Bien que l’Armée de terre et la Marine étaient des organisations de défense servant le même pays et composant théoriquement le même corps, en pratique elles constituaient des entités séparées. Pire, les deux étaient régulièrement en conflit. La cause ? Elles devaient toutes deux se partager le budget militaire de Leidenschaftlich. L’argent et les intérêts sont des causes de conflit, quel que soit le lieu et quelle que soit l’époque.

Dans l’histoire de la famille Bougainvillea, Dietfried avait été le premier à choisir la Marine plutôt que l’Armée de terre. Non seulement il s’y était engagé, mais il s’y était aussi fait un grand nom. Tout cela était dû à sa confiance en ses propres efforts et talents, même sans utiliser la gloire de ses parents. Gilbert le reconnaissait, c’est pourquoi il ne pouvait s’empêcher de penser que son frère était celui qui aurait dû diriger la famille.

— Vu que tu es là… Pourquoi ne pas rendre visite à notre mère ? Pour elle, mais aussi pour moi, je serais bien plus à l’aise si tu étais là également.

Si son frère n’avait pas été grand spécialiste du déni, les choses auraient été certainement moins compliquées

— Notre famille est grande. Rendre visite à mère implique également de rendre visite à nos sœurs, à grand-mère ainsi qu’à tous les autres ainés. Cela me fatigue d’avance en soi, mais en plus je les vois déjà me sermonner de tous les reproches possibles et imaginables. Je n’en vois donc pas l’intérêt. 

C’était couché sur le dos et les jambes croisées que Dietfried prononça ces paroles, devant Gilbert qui ne pouvait contenir son choc devant tant de détachement.  

— La famille ne représente-t-elle vraiment rien pour toi ? Ne pourrais-tu pas mettre un peu d’eau dans ton vin, pour une fois ? 

— C’est justement parce que nous sommes une famille que j’ai besoin de garder mes distances. Avec toi c’est différent, c’est plus simple… Gilbert, je te suis vraiment reconnaissant. Parce que je me suis engagé dans la Marine, tous les espoirs de nos parents ont été redirigés vers toi. Et tu as répondu à leurs attentes. Alors je comprends qu’on ne me demande pas trop de revenir à la maison… car tu as su combler ma place avec brio. Mais je suis venu en hâte pour célébrer ta promotion… car après tout nous sommes frères !

Au fond même son frère cadet était fasciné par le charisme de Dietfried, notamment par sa façon douce de sourire les yeux fermés. Il avait beau avoir une personnalité égocentrique et autoritaire, il avait une sorte d’aura qui attirait les autres vers lui. Il était toujours entouré et respecté par de nombreuses personnes, sans jamais se montrer timide. Comme Gilbert ne pouvait aimer personne parce qu’il était trop sévère, son frère aîné avait tout ce qui lui manquait, au point de le rendre infiniment envieux. — D’ailleurs je t’ai apporté un petit présent ! 

Dietfried fit un signe de la main à un de ses amis proches. L’homme apporta alors un sac de chanvre de la pièce voisine.

— Voici l’arme que j’utilisais dernièrement. Je t’en fais cadeau. Avec elle, nul doute que tu bénéficieras encore de nombreuses autres promotions.

Le sac avait été négligemment placé sur la table ovale entre eux deux. Dietfried sourit fortement lorsque Gilbert remarqua que quelque chose bougeait à l’intérieur du sac et se leva immédiatement du canapé, dégainant immédiatement sa propre épée de son fourreau. 

— Calme-toi Gil, tout va bien. Il n’y a rien d’étrange. Enfin si, peut-être bien haha. Elle peut être difficile à maîtriser et légèrement dangereuse, mais elle se comporte bien quand on ne lui donne pas trop d’ordre. Mais, bien qu’elle soit tout à fait charmante, ne pense pas à faire des choses étranges avec… Il me semble que huit personnes ont essayé de se faufiler dans son lit et se sont fait arracher le cou. Son caractère rude est gênant. Pour résumer, cela ne te servira pas de doudou.

— Que contient ce sac ? 

— C’est une arme… Rien de plus… Ne t’y attache pas futilement. Compris ?

— Je répète ma question : qu’est-ce qu’il y a à l’intérieur ?

— Ouvre-le donc.

Gilbert dénoua la corde étroitement nouée autour du sac de chanvre qui s’était débattu. La personne à l’intérieur ressemblait à une princesse sirène, certainement à cause du sac qui était à ce moment-là autour de sa taille.

— Nous ne lui avons pas encore donné de nom. Nous nous sommes contentés de « toi » jusqu’ici.

Alors il s’agissait d’une petite fille. Ses vêtements colorés par la suie étaient des guenilles composées de cuir et de fourrure de mauvaise qualité. Elle portait un collier semblant symboliser la subordination. Une odeur qui ressemblait à un mélange de pluie, d’animaux sauvages et de sang émanait de son corps. Tout ce qui l’enveloppait était sale. Cependant, plus qu’une enfant sale et pouilleuse…

–C’est impossible… Est-elle vraiment de ce monde ? 

…Elle était très belle. La respiration de Gilbert s’arrêta net à la vue de la fille. Ses cheveux cendrés, longs jusqu’à la taille, brillaient plus que n’importe quel bijou en or. Son visage comportait trop de griffures et d’éraflures, mais cela contrastait avec ses magnifiques yeux bleus. Des yeux entre la couleur du ciel et celle de la mer regardaient Gilbert droit dans les yeux. Les deux se sont regardés pendant un moment, sans qu’aucun des deux ne daigne bouger. Le temps semblait s’être arrêté.

— Allez, présente-toi correctement !!

Dietfried saisit agressivement la tête de la jeune fille et la força à se prosterner. En voyant cela, Gilbert écarta la main de son frère et l’enveloppa des siennes. Elle trembla dans ses bras.

— Ne sois pas violent avec un enfant !! Et je rêve ou fais-tu dans le trafic d’être humain ?

Tout en la prenant dans ses bras, Gilbert semblait enragé. Son expression de pure colère, assortie d’une veine sur le front, interrompit toutes les autres conversations dans la pièce. Seul Dietfried garda son sang-froid et rétorqua.

— Je n’ai aucunement besoin d’esclaves, simplement de soldats.

— Alors qu’est-elle ? Pourquoi m’offrir une si jeune enfant ? 

— Comme je l’ai bien dit, ce n’est pas une enfant, mais une arme. Tu es toujours si méfiant, c’est incroyable !

Gilbert observa la jeune fille. Elle semblait avoir environ dix ans. Son visage finement orné donnait une impression adulte, mais elle était trahie par ses petites épaules et ses petites mains. Mais en quoi était-elle une arme ? Elle n’était qu’une enfant qui pouvait facilement tenir dans les bras. La colère de Gilbert laissa progressivement place à de la tristesse. Ne lâchant pas la fille, il fixa son frère et se leva de son siège.

— Je l’emmène avec moi. Appeler cette… petite une arme… Je… ne veux plus jamais te revoir.

À ces mots, Dietfried éclata de rire en maintenant le regard. Ses compagnons en firent de même. Gilbert était envahi par la grossièreté et le dégoût, ainsi que par un peu de peur, tandis que d’innombrables rires sous-jacents résonnaient dans ses oreilles. C’était une atmosphère bizarre. Il se sentait différent d’eux, mais il peinait à comprendre ce sentiment.

–Est-ce que c’est moi qui ne suis pas normal ? 

Gilbert était en infériorité numérique dans un petit groupe. Or la majorité donne toujours l’impression d’avoir raison même quand ce n’est pas le cas. Tel est son effet pervers. La norme n’est que la dictature de la majorité. 

— Qu’est-ce… Qui est si drôle ? 

Dietfried se leva calmement, s’approcha de Gilbert et lui tapota l’épaule.

— Gil… Cela peut sembler très soudain, désolé. Tu es certainement une personne très respectable et c’est pourquoi tu as du mal à admettre ce que je dis. Ainsi une démonstration vaut mieux qu’un long discours. Allez toi, viens !

Sans tarder, elle s’extirpa des mains de Gilbert et rejoignit Dietfried. Cependant, elle avait semblé être troublée par Gilbert, l’espace d’un instant. Ses yeux bleus, qui semblaient briller, étaient une invitation à la regarder. 

Gilbert se leva aussitôt également. On le guida vers la pièce voisine, d’où la jeune fille était venue dans le sac de chanvre – une chambre de luxe. Dans cette pièce se trouvaient d’autres « marchandises ». Il fallait constater comment elles étaient entreposées. Au milieu de la pièce assez espacée, le lit était contre le mur, se trouvaient cinq autres sacs de chanvre assez grands pour contenir des adultes. Ils se tortillaient constamment. Des sons faibles, semblables à des cris de bétail, se mêlaient à des mots qui ne pouvaient être discernés. Il était fort probable que les personnes à l’intérieur avaient été, en plus de cela, attachées et bâillonnées. 

Quel que soit le motif, traiter des humains de cette manière était immoral. Ceux qui pouvaient rester de marbre dans une telle situation étaient mauvais, pensait Gilbert. La folie se propageait dans tout son corps, mais malgré tout il réussit d’une manière ou d’une autre à sortir un son de sa gorge.

— Qui… sont-ils ? Pourquoi sont-ils attachés ? Frère, explique-moi donc ce qui se passe… 

Son cœur bourdonnait sordidement, comme s’il savait en quelque sorte ce qui allait se passer.

— Ah, en effet, je devrais d’abord les présenter. Ces ordures ont infiltré notre navire quand nous nous sommes arrêtés dans un port.

Dietfried donna doucement un coup de pied dans un des sacs avec ses chaussures en cuir poli.

— Je suppose qu’ils cherchaient des objets de valeur. Mais non contents de n’avoir rien trouvé, ils ont pris la peine de tuer les trois cuisiniers sur lesquels ils sont tombés dans les cuisines, pour les réduire au silence. Pour nous, qui vivons dans la mer, il est très important d’avoir des repas satisfaisants.

Il leva sa jambe en arrière et l’enfonça assez pour que le bout de sa chaussure touche le sac. Gilbert fit une grimace en entendant le cri venant de l’intérieur du sac.

— Ces hommes… Ont tué nos meilleurs cuisiniers, y compris le chef. Spécialement venus de l’étranger pour travailler pour nous, sur notre bateau… Cela te donne une idée de leur valeur. On ne parle pas de femmes de joie. Nous, la Marine, traitons les choses qui se passent sur chaque navire selon nos propres règles. Certes nous sommes sur la terre ferme en ce moment, mais… cela s’est passé dans le navire, donc ceci est valable. Maintenant, je vais te montrer quelque chose d’intéressant… Hé, faites-les sortir. Aussi, donnez-leur des armes.

Sur ordre de Dietfried, les compagnons qui étaient également venus dans l’autre pièce délièrent les sacs de chanvre un par un et laissèrent sortir les voleurs. Alors que les hommes relâchaient les cordes tout en pointant des armes sur les voleurs, ils remirent ensuite un couteau à chacun d’entre eux. Les cinq hommes intrigués avaient les lèvres tordues et répétaient « Qu’est-ce que cela signifie ? ». Les ignorants, Dietfried fit un geste volontairement exagéré, de la main. 

— Maintenant, c’est le début du jeu le plus mystérieux et le plus fascinant du monde. Messieurs… Eh bien, il n’y en a pas ici. Pas de dames non plus. Alors, chères raclures, vous aurez l’honneur de rencontrer cette morveuse que j’ai trouvée sur un continent plus à l’est !  

En étant montrée du doigt, la jeune fille fixa le bout de ses doigts avec un visage impassible. Dietfried poursuivit. 

— J’ai rencontré cette chose il y a un mois environ, lorsque nous avions complètement massacré une piteuse flotte armée qui complotait pour détruire l’un des ports de commerce maritime de Leidenschaftlich. Une nuit, au milieu de la bataille, nous fumes frappés par une énorme tempête… Alliés et ennemis coulèrent aux alentours de la côte, c’était une catastrophe. Il semble que cela ait fait la Une des journaux. Je n’étais pas au courant parce que moi-même j’étais à la dérive.

Gilbert était sceptique, car il n’avait jamais été informé que son frère avait évité de justesse la mort. En fait ils n’avaient jamais vraiment eu l’opportunité d’en discuter.

— Le bateau coula et nous arrivâmes avec quelques camarades, à l’aide d’un petit canot de sauvetage, sur une île déserte qui n’était marquée sur aucune carte. C’est là que je l’ai trouvée. Seule, regardant au loin depuis la cime d’un grand arbre. Ses parents étaient-ils morts ? Avait-elle subi un accident en mer comme nous ? À ce jour nous n’avons toujours pas découvert son identité. 

Dietfried admit donc ne pas en savoir davantage sur elle.

Premièrement elle n’est pas désagréable physiquement, n’est-ce pas ? Puis son potentiel… Dans une dizaine d’années, elle pourra probablement anéantir des pays entiers. Mais c’est encore une enfant, et je n’ai aucun intérêt pour les morveux. Je ne m’y intéresse pas, mais je sais que d’autres les aiment. Comme certains de mes anciens subordonnés, par exemple. Nous venions de dériver, choqués, et pourtant ils semblaient avoir retrouvé toute leur énergie et étaient prêts à lui sauter dessus ! C’était épouvantable. J’étais très en colère et les ai priés de ne pas m’énerver encore davantage en leur sommant d’arrêter, mais…

Dietfried s’interrompit tout en saisissant les épaules de la jeune fille pour l’emmener juste devant les voleurs. Ses yeux bleus semblaient déjà les analyser de fond en comble. Les bandits rirent sèchement de la petite fille, traitée comme un animal de compagnie, ainsi que de la tirade de Dietfried. Leur réaction était assez rationnelle : toute personne normalement constituée se serait demandé ce que pouvait exactement faire cette fille.

— Il était trop tard. Avec un simple bâton, elle en poignarda un dans le cou, puis déroba son arme dans son étui au niveau de la taille avant de lui tirer une balle dans le cœur. 

Gilbert, à la vue de l’expression de son frère, comprit qu’il ne plaisantait pas. 

— Nous n’avions pas demandé notre reste. Je savais qu’il existait certainement dans ce monde des peuples très redoutables… Mais tout cela dépassait l’entendement. Si une simple enfant était si forte, qu’en était-il des adultes de son pays ? Nous avions beau fuir, elle nous traquait sans cesse ! Elle n’approchait pas forcément, mais elle n’était jamais bien loin pour éviter que nous ne la semions. Nous avions fait et refait le tour de l’île, nous étions à bout… J’étais épuisé et voulais conclure. Ainsi je décidai d’une attaque groupée avec mes camardes. Je criai « Tout le monde, finissons-en… Feu !! ». Je parlais d’en finir avec elle…

Pris d’un soudain effroi, Dietfried poursuivit.

  • Mais ce fut elle qui, juste après, bondit et assassina tous mes collaborateurs. Toutefois, elle m’épargna. 

Sa façon de parler était celle de quelqu’un qui avait manifestement de la rancune. Dietfried lança à la fille un regard provocateur.

— Depuis, je fus poursuivi par ce démon sanguinaire. Elle ne me lâcha pas un seul instant. Elle aurait pu me tuer à tout moment, mais, pour une raison que j’ignorais, ne l’avait pas fait. Communiquer par la parole était compliqué, ainsi il me fallut un certain temps pour comprendre qu’elle et moi étions parfaitement seuls sur cette île. As-tu la moindre idée de l’effroi que cette découverte avait provoqué en moi ? J’en perdis la raison au point de lui ordonner « Tue-moi ! ». À ma grande surprise toutefois, ce ne fut pas moi, mais un animal caché dans l’herbe qu’elle tua. C’est alors que je compris… Je compris qu’elle avait tué, car je lui en avais donné l’ordre. Pour m’en assurer, je fis diverses expériences répétées sur des insectes et autres animaux, et à chaque fois le verdict fut sans appel : dès que je disais le mot « tuer », elle s’exécutait immédiatement telle une poupée mécanique. Il me semblait alors évident que cette logique s’appliquait également à des personnes. Je ne sais toujours pas pourquoi elle m’avait choisi.  Peut-être qu’elle était d’accord pour recevoir des ordres de n’importe qui ou, alors s’était-elle contentée de se soumettre à la personne qu’elle percevait comme la plus influente du groupe. Cette fille n’avait l’air de ne maîtriser aucune langue, mais comprenait sans problèmes l’ordre de tuer… Quelle forme de vie primitive. Comme si ôter la vie était sa raison d’être. Malgré tout, je la gardai à mes côtés et attendis les secours avec elle. Ensuite je l’ai emmenée chez moi. 

Pendant ce temps, les personnes se tenant devant la porte et dans la salle s’étaient dispersées. Dietfried poussa la jeune fille vers les voleurs après lui avoir donné un couteau. Celui-ci était trop grand pour ses mains.

— Frère !

Tout en refusant d’y croire, Gilbert tenta de réprimander son ainé. 

Frère !! Ne fais rien d’irréfléchi ! 

Sachant que ce cela n’allait pas être suffisant, il tendit un bras comme pour former un barrage. Dietfried esquissa un léger sourire avant de pointer les voleurs du doigt, tout en faisant un signe de tête à la jeune fille.

— Tue. 

Gilbert était sur le point d’attraper les petits doigts de la fille. Mais, en une seconde, sa main disparut.

L’exécution fut instantanée. La fille se jeta tel un chat sur l’homme le plus proche avec le couteau dans sa direction, lui tranchant la gorge aussi proprement que si elle avait coupé un fruit d’un arbre. De son cou, la « branche », jaillit une grande quantité de sang. Sa tête, le « fruit », trembla sans relâche. Elle n’avait pas hésité une seule seconde et enchaîna immédiatement. Utilisant le corps du premier homme comme tremplin, la jeune fille bondit et enroula ses jambes nues autour du cou d’un autre voleur, lui enfonçant alors le couteau dans le crâne. Des cris d’agonie mortelle résonnaient dans la pièce.

La fille déroba ensuite l’arme de la seconde victime et fit face aux trois personnes restantes. Affolés, ils criaient de désespoir en comprenant la gravité de leur situation. Mais à peine eurent-ils le temps de manifester leur panique que la petite fille, vive, usa de son petit corps pour leur passer entre les jambes et les poignarder les uns après les autres. Elle était si légère, mais la façon dont elle balançait ses bras était si lourde. Son corps était encore plus impressionnant que celui de Gilbert, qui avait pourtant été formé aux techniques de combat les plus sophistiquées ainsi qu’au maniement des armes au sein de l’armée. Elle avait l’air de n’avoir ni poids ni centre de gravité. Chaque fois qu’elle volait, du sang frais coulait à flots.  

— Par pitié… S’il te… plaît… 

Tels étaient les mots du dernier survivant, implorant pour sa vie. Il saisit que toute résistance était futile, usant alors de sa voix fluette et tremblotante. 

Je ne recommencerai plus… Je compenserai même pour ce que j’ai fait… Alors par pitié, épargne-moi !!

Sûrement repensait-il aux probables dernières paroles des cuisiniers qui se trouvaient dans une situation analogue. Il lâcha ensuite son arme pour ne montrer aucune résistance. La fille, toujours en tenant son couteau ensanglanté, regarda derrière son épaule comme pour demander approbation. 

— Stop !!, cria Gilbert 

— Vas-y !!, cria Dietfried en faisant signe de se couper le cou avec son pouce.

La fille entrouvrit légèrement sa bouche. Telle semblait être sa façon de manifester quelques réserves.  Voyant cela, Dietfried, hésitant un moment, se mit à sourire aux lèvres.

— Tue, ordonna-t-il une nouvelle fois, toujours souriant.

La jeune fille bougea son bras tout en regardant Dietfried, dérobant alors la vie du dernier homme. La série de meurtres avait duré moins d’une minute en tout. Respirant fortement, elle regarda à nouveau dans leur direction. Elle ne parla pas, mais ses yeux demandèrent : « Est-ce bon ? Puis-je disposer ? ». 

— Mais qu’est-ce que…, se demanda Gilbert, figé. Suis-je en train de rêver… ?

— Tu as pu le constater de toi-même Gilbert. Ce n’est pas une simple gamine. Une fois que tu la maîtrises, elle devient la plus puissante arme du monde ! 

Gilbert sembla en effet avoir bien compris cela, à ses dépens. 

— Néanmoins, comme je te l’ai dit, elle ne me rassure guère. 

C’était relativement compréhensible. La fille, malgré qu’elle eût ôté la vie de cinq personnes, resta là, errant comme une âme en peine dans l’attente de nouveaux ordres.

— Elle me suit partout. Elle suit n’importe qui lui donnant des ordres. C’est bien utile, mais, hélas, je ne vois pas comment m’en débarrasser. Et puis elle est si douée, ce serait dommage de simplement la jeter à la poubelle ! Ainsi, Gilbert, je te la donne. Prends-là. Il faudra gérer ses quelques problèmes de fille, mais, vu que c’est toi, je suppose que tu y arriveras sans problème. 

Gilbert comprit alors que Dietfried était plus que tout terrifié par cette fille. Son sourire était toujours forcé. 

— Puis je pense que tu es plus doué que moi pour ce genre de choses.

Le frère aîné tentait désespérément de confier une vie qu’il n’arrivait plus à gérer à son frère cadet. Apparaissait donc la véritable raison pour laquelle il voulait voir son frère, derrière le prétexte de fêter sa promotion. 

— Allez, tu vas la prendre avec toi Gilbert… N’est-ce pas ? 

Une fois de plus, la peur se fit ressentir à travers sa voix. 

***

Finalement, Gilbert prit la fille avec lui. Certes, c’était en partie par empathie pour son frère qui, pour la première fois, avait admis avoir peur de quelque chose. Cela semblait si surréaliste aux yeux de Gilbert. Mais, surtout, il s’agissait d’arracher cette fille des griffes de Dietfried. 

— Au revoir, monstre. Voici ton nouveau maître.

Tels étaient les mots d’adieux de Dietfried à la petite. Bien qu’il ne l’eût jamais traitée comme une humaine, il lui donna une petite tape amicale sur la tête.

La jeune fille resta silencieuse, mais se retourna plusieurs fois sous la direction de Gilbert. Il mit sa veste d’uniforme sur la fille aux pieds nus, la serra dans ses bras et s’arrêta au milieu de la rue. Même avec un évènement aussi important, la ville de Leiden restait inchangée. Le paysage était si lumineux au point de se couvrir les yeux et de se demander si ce n’était pas la lumière du soleil. Ainsi l’auteur de cette boucherie s’évada. Ces cadavres allaient certainement être éparpillés et retrouvés un peu partout, dans le cas où ils étaient effectivement retrouvés. Gilbert savait pertinemment que son frère allait s’occuper de cette affaire avec grand soin. 

— Ne songe même pas à l’abandonner dans un orphelinat. Si jamais elle se mettait à commettre des meurtres en série, tu en serais le premier responsable. 

Gilbert prit très au sérieux l’avertissement de son frère. Et, disons-le, après avoir admiré son style de combat hors norme, il était complètement hors de question pour lui de la laisser s’évaporer dans la nature. La fille le contemplait, pensive, avec des yeux d’orpheline classiques. 

— En un jour, elle a tué cinq personnes… 

Comment faire face à une pareille situation ? 

Gilbert semblait différent de Dietfried, mais, dans le fond, ils se ressemblaient beaucoup. Tous deux voyaient les choses objectivement, analysaient les situations pour essayer de trouver la meilleure stratégie. Même s’ils avaient tous deux un côté très humain, leur qualité de soldat leur conférait cette carapace et ce caractère de marbre.  

Il ne comptait la confier à personne, et ne jamais la négliger. De toute façon il n’avait pas d’autre choix. Mais, rationnellement, cette dernière le lui avait été présentée comme une arme ; ainsi semblait-il logique pour Gilbert que la première étape allait être d’apprendre à s’en servir.

***

Leidenschaftlich était en plein conflit avec de nombreux pays du continent et menait une guerre d’expédition. De tout temps, les raisons des affrontements entre êtres humains varient, de l’eau et du carburant à la terre et à la religion. Toutes sortes de problèmes complexes étaient inclus, mais le principal objectif de Leidenschaftlich en participant à la guerre était d’empêcher le pillage monopolistique du commerce maritime dû aux invasions d’autres pays. 

Les guerres entre grands pays étaient simplement appelées guerres continentales. L’origine de la guerre continentale actuelle était que le nord du continent s’était déplacé vers le sud, envahissant les nations correspondantes. Le Nord avait donc pénétré les zones économiques du Sud pour y pratiquer le braconnage et la colonisation. Du point de vue du Nord, cela était en réalité vital.  

Pendant longtemps, de nombreux pays du Nord et du Sud échangeaient matières et services entre eux. Le Nord, qui manquait de ressources naturelles, dépendait trop de ce commerce avec le Sud. Lorsque le Sud s’en rendit compte, les prix ne cessèrent d’augmenter. Dès que le Nord se mit à réclamer des tarifs plus raisonnables, le Sud menaça de mettre fin à leurs échanges commerciaux. Ce fut donc le Sud le premier à abuser de sa position économique. En réponse, pour le moins irrationnel, les pays du Nord, indignés, décidèrent donc de prendre le contrôle du Sud. En coopération les uns avec les autres, ils multiplièrent les invasions et les attentats à plusieurs reprises. 

Il aurait été bon que le conflit n’oppose que le Nord et le Sud. Mais une autre guerre eut lieu en même temps : une guerre sainte entre l’Est et l’Ouest. Les pays de l’Ouest et de l’Est avaient été fondés à l’origine comme une seule nation avec une seule religion principale. Tout en vénérant le même Dieu, les modes de culte et les interprétations doctrinales avaient fini par diverger, divisant donc la région entre l’Ouest et l’Est.

Bien que l’Ouest et l’Est formaient initialement un même pays, l’Ouest fit le choix de s’allier au Sud pendant que l’Est, proche du Nord, apporta un soutien certain à celui-ci dans le projet d’invasion du Sud. L’Alliance du Nord-Est appela à la reconsidération du traité commercial du Sud et à la cession des zones de pèlerinage appartenant à l’Ouest, là où la Ligue du Sud-Ouest exigea une compensation pour l’agression des forces militaires, exprimant clairement son intention de résister. Ainsi le continent se retrouva embourbé dans la guerre. 

Au milieu de tout cela, Leidenschaftlich était la clé de voûte des pays du Sud. C’était le premier pays commerçant du continent, ainsi qu’une grande nation militaire. La chute de Leidenschaftlich était donc synonyme pour le Sud de soumission totale au Nord. Le Sud cristallisait donc beaucoup trop d’enjeux.   

Aucune des deux parties ne pouvait se permettre d’être vaincue.

Leidenscahftlich disposait de services secrets pour la protection intérieure, d’une Marine contrôlant même des eaux étrangères et de la classique Armée de terre. Les forces aériennes étant déployées à la fois dans l’Armée de terre et dans la Marine. Depuis que Gilbert s’était engagé, il avait été intégré dans l’unité d’attaque de l’Armée de terre. Sa venue dans l’armée coïncidait avec la détérioration des relations avec les pays du Nord. Il fut envoyé sur le champ de bataille à l’âge de dix-sept ans et y avait combattu pendant environ huit ans, ayant eu entre temps l’occasion de revenir visiter sa mère patrie plusieurs fois par an. 

Gilbert ne fut que récemment promu au rang de major, compte tenu de ses exploits guerriers honorant ses attentes familiales. Il avait pris temporairement congé du champ de bataille afin d’accomplir quelques formalités, notamment recevoir une récompense pour sa promotion. Rencontrer la jeune fille à un moment aussi opportun pourrait être considéré comme le destin : avec elle en main, la promotion pour un poste de haut rang était assurée. 

Gilbert décida de l’enrôler dans une unité spéciale dont le commandement général lui avait été conféré dans le cadre de sa promotion au grade de major. L’objectif derrière la création de cette unité était de former des agents talentueux agissant à l’occasion d’opérations secrètes et de façon relativement autonome des forces principales. Cette unité spéciale s’inscrivait plus que jamais dans le cadre de la préparation pour la guerre contre le Nord.  Cela semblait en tout cas le cadre idéal pour élever la jeune fille qui ressemblait à un soldat assassin tout en la tenant à distance des combats directs. Il restait toutefois le problème de l’âge : comment enrôler une personne trop jeune ? Beaucoup voyaient d’un mauvais œil la présence d’enfant dans l’armée. Pour que son engagement soit approuvé, il fallait donc directement la présenter aux autorités militaires supérieures, comme l’avait fait Dietfried avec Gilbert. 

À peine quelques jours plus tard, après avoir déposé un recours direct auprès des autorités compétentes, Gilbert eut l’autorisation de mener des expériences privées sur le terrain d’entraînement afin de déterminer si la jeune fille pouvait réellement être une « arme ». Gilbert lui-même fut surpris de la rapidité de leur approbation. Mais sa réputation et ses faits d’armes y étaient sûrement pour beaucoup dans la complaisance dont firent preuve les supérieurs hiérarchiques à l’égard d’un jeune homme à peine promu major. Ceci sans même parler du fait qu’il était le chef d’une famille influente : ceux qui connaissaient l’homme nommé Gilbert Bougainvillea savaient qu’il ne plaisantait pas. Ainsi tous avaient une confiance aveugle en lui. 

Néanmoins, tout n’était certainement pas rose.

Un jour, Gilbert et la jeune fille se trouvèrent sur le terrain d’entraînement de la base militaire de Leyde. Il s’agissait d’une institution principalement fréquentée pour l’entraînement aux techniques de combat au corps à corps. Le bâtiment formait une sorte de boîte rectangulaire spacieuse. Gilbert avait prévu de montrer les capacités de combat de la jeune fille à un nombre restreint de personnes. Outre le fait de tuer, ses capacités physiques étaient déjà assez étonnantes. Cependant, lorsque le moment de les voir à l’œuvre vint, la petite se transforma quasi immédiatement en bête de foire.

— Ces fanatiques du meurtre…

Des rideaux sombres bloquaient les fenêtres de la salle d’entraînement dans laquelle un grand tapis lourd et sale était déroulé par terre. Dix condamnés à mort avaient été mis en place, majoritairement pour viol et meurtre ainsi que vol ayant débouché sur un meurtre. La mission de la fille ? Les combattre seule. Comme si la voir venir à bout de 10 criminels violents était de nature à prouver que Gilbert disait vrai. Gilbert lui-même, ainsi que la maison des Bougainvillea, faisait partie de cette faction de l’armée complètement opposée à ces mécanismes de test diaboliques. 

— Devrais-je exiger une annulation ? 

— Non, mais… hésita Gilbert, dépité et empli de rancœur.

Néanmoins il n’y avait pas d’autre moyen de la garder près de lui. Il était un soldat, elle était une tueuse, et pour pouvoir vivre avec lui, elle devait gagner sa place et avoir un endroit auquel elle appartenait. Hésiter ne servait à rien, se disait-il. Après tout, sur le champ de bataille, elle allait avoir à affronter non pas dix, mais des milliers d’hommes ravis d’avoir la guerre comme exutoire. Celui qui devait plus que jamais affirmer sa détermination n’était autre que lui-même, pensa Gilbert, afin de devenir un « utilisateur » qualifié.  En réfléchissant à cela, Gilbert se rendit compte que le bouton de manchette de sa manche était tiré. 

— Qu’est-ce qu’il y a ? 

La fille le regardait. Comme elle était inexpressive, savoir à quoi elle pensait était impossible. Elle semblait simplement observer l’attitude de son nouveau maître avec ses énormes yeux bleus. Peut-être était-elle inquiète pour son nouveau maître ? 

— Ne t’en fais pas, tout va bien.

Elle ne comprenait théoriquement pas les paroles, mais Gilbert lui dit malgré tout cela avec bienveillance. Mais elle tira sa manche à nouveau, comme pour réclamer un ordre.

— Ça ira pour l’instant, plus important…, lui dit-il en souriant avant d’être interrompu par une voix venant de l’arrière. — Gilbert !

— Hodgins. 

Un homme du même âge que Gilbert l’aborda avec un sourire insouciant. Rien qu’en le regardant, il semblait être un homme bon qui avait du succès avec les femmes. Il avait un beau visage et des yeux tombants, ses traits ciselés étaient exceptionnellement masculins. Ses cheveux roux caractéristiques formaient des ondulations douces. Son uniforme militaire était usé, un tissu écossais ornemental était suspendu à sa ceinture. Il donnait une impression complètement différente de Gilbert, qui était vêtu de la même tenue, mais sans aucun accessoire.

— Aahh, tu es en vie ! C’est si bon de te voir !! Et promu major qui plus est ! 

Cet homme prénommé Hodgins tapota l’épaule de Gilbert de façon continue. Peut-être fusse à cause de la différence de corpulence, mais Gilbert bondit légèrement vers l’avant comme s’il allait plonger.

— Hé, arrête donc, c’est douloureux !!, dit Gilbert à plusieurs reprises.

Telle était la relation entre les deux vieux amis. 

La jeune fille regardait Hodgins d’un air méfiant, mais, concluant qu’il n’avait aucune mauvaise intention envers son maître, elle lâcha le bouton de manchette de ce dernier.

— Désolé, désolé ! J’ai reçu une médaille il y a peu. En remerciant tout le monde, j’ai appris que t’étais dans une situation assez particulière. J’ai donc demandé à mon supérieur de me laisser venir ici. Est-ce que tu vas bien ? Tu manges à ta faim ?  Pas de fiancée, je suppose ?

— Tu n’as même pas besoin de ma réponse on dirait bien…

— Tu as une personnalité si attachante, c’est ce qui m’a rapidement sauté aux yeux depuis que nous nous sommes rencontrés… C’est vraiment étrange. En tout cas, ce n’est pas une femme, mais une enfant que tu as gagnée.

Tout en disant cela, Hodgins posa ses yeux sur la fille. 

— Comment t’appelles-tu ? 

Silence total. 

— Elle est bien timide on dirait. 

— Le fait est que… Elle n’a pas de nom. Il s’agit d’une orpheline qui ne sait pas s’exprimer. 

Gilbert énonça cela tout en faisant dos à la petite fille, comme s’il avait honte de ce qu’il était en train de dire.

— Ho… C’est terrible. Elle est si mignonne. Et pourquoi ne lui en choisirais-tu pas un beau ?

Hodgins dit cela, mais elle ne réagit toujours pas. Il pouvait presque entendre le bruit d’une horloge à travers ses yeux bleus. Ce fut comme si elle avait repéré une cible, mais qu’elle était en pleine analyse approfondie de celle-ci.

— Cela risque d’être très embarrassant si tu continues de me fixer comme ça… Hé, Gilbert, je suis au courant de ton histoire, mais est-ce que cela te convient vraiment ?

— C’est-à-dire ? 

Hodgins se leva pour défaire de la poussière se trouvant sur ses genoux. Gilbert dut, étant plus petit, lever la tête. 

— Je pense qu’il est encore temps de reculer. Vas-tu vraiment laisser cette fille participer à ce combat de coqs ? Nos supérieurs sont peut-être d’accord, mais qu’en est-il de toi ? Vas-tu envoyer cette beauté à la mort ? 

— À vrai dire je ne m’en fais pas trop. Allez, Hodgins, il est temps pour nous de nous diriger vers les gradins. 

— Gilbert. Attends ! 

Se tournant vers la fille qui n’avait nullement participé à la discussion, Gilbert demanda.

— Tu… vas y arriver, hein ? 

Cette question fut vide de sens dans la mesure où elle ne pouvait pas répondre. Mais Gilbert eut tout de même besoin de se rassurer. 

— Bien… sûr que tu vas y arriver.

Il fut d’un coup en proie au doute, doute amplifié par les paroles culpabilisantes de son ami. Mais il n’eut d’autre choix que de s’accrocher et d’y croire. Cela été nécessaire pour bâtir cet avenir où vivre avec elle. Dès l’instant où je t’ai accueillie, nos destinées ont fusionné, se disait-il. Gilbert eut désormais la conviction qu’elle était sous sa responsabilité. 

— Je te regarderai depuis là-haut. 

Laissant la jeune fille avec le superviseur de l’entraînement, Gilbert s’assit sur l’un des gradins situés le plus en haut. Hodgins s’assit près de lui de façon tout à fait naturelle. Alors qu’il sortait une cigarette et en proposait une à Gilbert, ce dernier la prit en silence. La cigarette entre ses lèvres, il utilisa le bout de celle de Hodgins pour l’allumer.

— Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas fumé !

— Ce n’est pas évident avec une enfant à ses côtés, en même temps… 

— Elle semble y être habituée pourtant. Mais en pensant à ses petits toussotements, je ne pouvais me résoudre à continuer.

Hodgins lança un petit regard complice à Gilbert.

— Gilbert, as-tu toujours été ainsi ? Tu t’es bien adouci. Te poser, acheter une maison… Je pense que c’est le type de vie qui te siérait le mieux !

— Ironique de la part de quelqu’un qui n’a aucunement l’intention de se marier. 

— Que veux-tu… Je suis ce genre d’homme qui ne peut se contenter d’une seule personne ! Enfin, revenons à nos moutons. Cette fillette… Est-elle si douée pour les combats que tu le prétends partout ?  

— Bien évidemment, répondit Gilbert sans la moindre hésitation.

— Hé ! Ne sois donc pas si sûr de toi ! 

— Même moi, je ne peux rien contre elle, et pareil pour toi. Enfin, reste à tester le cas où elle est désarmée, toutefois.

— C’est une blague ? Aucune chance de perdre contre une enfant ! Et tu sais bien que je ne me retiens pas contre mes ennemis, peu importe le sexe.

— Ce n’est pas le propos. Elle est hors norme, tout simplement.

Hodgins se pencha pour observer la jeune fille en bas. L’homme qui servait de superviseur lui remettait des armes. Armes, épées, arcs… Elle pouvait piocher celle qui lui convenait. Après un moment d’indécision, elle a pris une hachette, puis un couteau et une arbalète.  Des rires se rependirent, car elle avait choisi plusieurs armes malgré sa si petite silhouette. Cependant, dès l’instant où elle testa son arbalète, la pièce devin d’un coup très calme. Par la suite, une vague de murmures bruyants s’ensuivit.

— Plus l’arme est puissante, mieux c’est, je suppose.

Tout le monde commença à se rendre compte de la singularité de cette si jolie créature en apparence. Gilbert avait expliqué qu’elle ne tuait que sur « commande ». Toutefois, il avait été imposé que le donneur d’ordre n’allait être nulle autre que l’arbitre de la rencontre, ceci dans un souci de valider ses capacités de façon objective. 

— De façon objective, cela n’a aucun sens, mais si cela peut les aider à reconnaître son pouvoir, alors nous n’avions guère le choix, je suppose… 

Les prisonniers étaient enfin déliés. On leur donna des matraques. Leur précision et leur puissance étaient moindres par rapport à la hache de la fillette, néanmoins ce n’était pas comme si ce détail aurait vraiment joué contre une enfant conventionnelle. D’autant plus qu’il s’agissait d’un dix contre un : ils avaient l’avantage du nombre, il suffisait que son arme soit usée ou qu’elle la perde. 

— Alors… Tu mises sur qui ?

— Hein ? 

— Et bien pour la rencontre, là. Personnellement, après tes dires, je parierais sur la petite. En revanche parions des cigarettes, ces temps-ci les marchandises ont plus de valeur que la monnaie. 

— Comme tu le voudras. Et pour information je n’en ai pas du tout ! 

— Ah ce n’est rien, je vais t’en prêter !! Parie donc 5 cigarettes sur elle également. Si l’on gagne, on triple la mise. Si l’on perd, tu m’invites à un repas, boisson comprise !

— Je n’ai pas besoin de cigarettes.

— Mon bon Gilbert, les cigarettes en ce moment sont une denrée précieuse. Elles peuvent aisément être échangées contre des informations, voire contre d’autres biens. Si on gagne, utilise-les donc pour acheter de vrais vêtements à cette petite. Ceux qu’elle porte sont certes fonctionnels, mais ils n’ont rien de mignon ! 

Après sa tirade, Hodgins quitta son siège.  Gilbert n’était guère surpris. En effet, Hodgins était bien ce genre d’homme, appelant à la morale en s’opposant à ce qu’une fillette soit mise dans une arène puis, la minute suivante, parier sur cette enfant !  

Lorsque Hodgins revint, les gradins étaient presque intégralement remplis. Alors que les yeux de tout le monde étaient rivés, l’arbitre fit son mouvement. Personne ne savait pourquoi tout cela avait lieu, en réalité, pas même l’arbitre ; ce dernier se contenta juste de demander l’approbation de Gilbert pour commencer. Dès l’instant où ce dernier la donna, tout se mit en route : les prisonniers et la jeune fille furent placés de part et d’autre du terrain. L’arbitre cria alors :

— C’est parti ! 

Enveloppée dans une chaleur étouffante, la tuerie commença. Les prisonniers souriaient en regardant la fille. Aucun ne bougea immédiatement pour tenter de la tuer. Après tout, leurs corps pouvaient enfin se mouvoir après un si long moment, ils pensaient probablement qu’il serait ennuyeux de mettre fin aux choses si facilement. Pendant ce temps, la jeune fille resta complètement immobile, malgré l’ordre du superviseur de « tuer ». Comme une figurine, elle se tenait immobile, sa hache à la main.

— Alors tout ceci n’était que mensonge ? Comme c’est pathétique.

Un spectateur lâcha ces paroles, peu importe que Gilbert fût à portée d’écoute. 

— Il n’y a aucune chance qu’une enfant soit de taille face à des adultes après tout. Annulez tout.

— Quel échec pour les Bougainvillea. De penser qu’ils soient tombés si bas au point de quémander de l’attention avec des histoires à dormir debout. 

Une personne se permit même de faire la critique de la famille de Gilbert. 

— Quelle perte de temps, s’exclamèrent les soldats environnants. 

— Hé, Gilbert ? appela Hodgins.

Gilbert resta néanmoins silencieux face à toute cette pression environnante.

— Mais pourquoi ne bouge-t-elle pas ?   

Gilbert l’observa. Elle tenait la hache si fermement… Il n’y avait nul doute : la volonté de se battre était bien présente. 

— Cela vaut pour les deux autres armes aussi… Elle n’a pas l’air hésitante et ne montre aucun signe de peur… Alors que manque-t-il, si ce n’est un ordre ? 

Pendant qu’il réfléchissait, le plus grand homme du groupe sortit du rang pour charger la fille, en agitant le bâton et en riant. Il se rapprocha dangereusement, mais la fillette ne montrait toujours aucune volonté de bouger. 

— Hé, Gilbert !! À ce rythme-là, ils vont l’écrabouiller !

La fille réagit à la voix criarde de Hodgins en levant les yeux vers les gradins. Ses orbes bleus trouvèrent les verts de Gilbert parmi les nombreux autres soldats.

— Dépêche-toi d’aller les arrêter !!

Leurs regards se rencontrèrent et, pendant une seconde, Gilbert eut le sentiment que leurs battements de cœur étaient également synchronisés. Boum, boum, boum… Il sentait le son inquiétant de son propre cœur résonner dans ses oreilles. Pour une raison quelconque, le temps s’écoulait lentement. Hodgins était trop bruyant de son côté pendant que les supérieurs maudissaient la fille avec des mots inappropriés. Il pouvait les entendre, mais c’était comme s’ils étaient dans un film au ralenti.   Il vit le prisonnier s’approcher de la fille d’un pas langoureux comme s’il était près d’elle. L’espace entre eux se refermait… Dans ce péril mortel imminent, elle ne regardait que Gilbert. Peu importe le nombre de fois où l’arbitre donnait l’ordre, ses yeux ne reflétaient personne d’autre que Gilbert.

— Elle fixe… son seul et unique maître.

Gilbert compris alors : il prononça le mot magique.

— Tue !

Il parla relativement bas, assez bas pour n’être entendu que par les spectateurs environnants. Pourtant, sa voix atteint la fille. Ni une ni deux, s’ensuivit immédiatement le bruit de la hache tranchant le vent.  La lame de la hache en bois était d’une quinzaine de centimètres de long. L’arme mortelle fut libérée de la main de la jeune fille, s’envolant en l’air. Elle la lança après l’avoir fait tournoyer en l’air pendant un petit moment. Elle parut faire cela sans la moindre difficulté, se déplaçant avec une extrême douceur et n’ayant aucun doute quant à la manière de se défendre contre l’adversaire qui se profilait à l’horizon.

— Ah…

Ce petit son pitoyable sortit de la bouche du prisonnier. Au même moment, l’audience s’esclaffa.

— AAAH…AAAAAAAAAAAAAAAAAAH !!

La hache avait transpercé son crâne, faisant couler le sang à flot. 

— OOOOH…AAAAAAAAAAAAAH… AAAAAAAAAAAAAAH !!

Aussitôt, la jeune fille tira une fléchette avec l’arbalète, touchant ainsi la hache plantée dans le crâne du prisonnier. Ceci avait pour but de la faire s’enfoncer plus. Le prisonnier continua de crier jusqu’à s’effondrer en arrière avec une expression agonisante et douloureuse. 

Tous les bavardages cessèrent.

Sans faire attention à la foule, la jeune fille se déplaça avec ses petits pieds en direction du prisonnier en convulsion, dirigeant l’arc vers son torse et tirant une autre flèche tout en s’approchant. Ce fut un meurtre impitoyable, précis et mécanique. La flèche de fer lui perça la poitrine et lui ôta définitivement la vie. 

La jeune fille récupéra ensuite la hache sur le cadavre et l’agita vers le bas, permettant au sang et à la graisse sur la lame d’éclabousser le sol. Elle semblait également adepte de la technique consistant à ramasser les flèches en vue de les réutiliser. Bien que son aura soit celle d’une jeune enfant lorsqu’elle se tenait immobile, elle devenait celle d’un chasseur habile lorsqu’elle se déplaçait. 

Personne n’avait prévu que le tapis posé sur le terrain d’entraînement allait être taché du sang des prisonniers. Mais tout le monde dut s’y résoudre : le sang allait bien couler. Une jeune fille soldat qui allait graver son nom dans l’histoire de l’armée de Leidenschaftlich était sur le point de naître. Alors que les spectateurs faisaient cette prédiction avec crainte, leurs regards se tournèrent vers Gilbert.

Ce dernier se leva, s’appuyant contre le rail de sécurité du gradin. Une fois de plus, il donna l’ordre en criant à pleins poumons.

— Tue !!!!

La fille bougea alors comme une poupée automatique. Elle accéléra, son petit corps s’abaissant progressivement. De nouveau, elle lança la hache, encore étincelante de sang, dans le point vital d’un autre prisonnier. Les prisonniers se séparèrent alors en deux groupes : ceux qui se dispersèrent et ceux qui chargèrent sur elle en brandissant leur bâton, malgré leur affolement. Ceux qui s’enfuirent furent abattus sans pitié et à plusieurs reprises à la tête par les flèches. Les courageux, eux, coopérèrent entre eux et encerclèrent la jeune fille. Ils semblaient avoir opté pour une attaque directe et groupée, en essayant de lui voler ses armes.

Mais ils apprirent à leurs dépens que c’était une erreur. 

Pendant ce temps, leurs corps cachèrent visuellement la jeune fille. Mais, soudainement, les prisonniers crièrent et se roulèrent par terre. Leurs chevilles avaient été touchées, et ce n’était pas une attaque au hasard : elle les avait poignardées et tailladées à plusieurs reprises. Cette tactique a pu être exécutée grâce à sa flexibilité impressionnante. Sa silhouette, debout, le couteau à la main, au milieu de ceux qui étaient tombés, était terriblement extraordinaire, comme une fée conçue à partir de pétales de sang. 

Alors qu’un prisonnier tenta de s’échapper en traînant les pieds, elle se précipita pour lui saisir la tête par-derrière et lui arracher la gorge avec le couteau, mettant fin à sa vie en silence. Ses mouvements de main étaient semblables à ceux d’un chef qui décapite poissons et volailles. Elle se tourna ensuite vers les prisonniers qui attendaient d’être démantelés, les assassinant un par un. Au cours du processus, le couteau devint finalement inutilisable et elle ne pouvait plus tuer avec rien d’autre que les matraques.

— Non ! Non ! Non !

— C’est un monstre !! Aidez-nous !  — NOOOOOON !!

Un bâton était utilisé par personne. Les visages des prisonniers tombèrent dans le désespoir les uns après les autres. Peu à peu, même certains des soldats sur les gradins, pourtant habitués aux atrocités du champ de bataille, se mirent à vomir et à détourner le regard de ce spectacle. Cependant, Gilbert observa tout. Saisissant fermement son épée et réprimant ses émotions, il garda les yeux grands ouverts jusqu’à la fin. 

Celle qui servait de bête de foire pour ce jeu était la fille. Mais il voulait la soutenir et ne pas la laisser livrer à elle-même au milieu des regards. Après que tous les prisonniers aient été tués, la jeune fille regarda l’arbitre alors armé d’un fusil. Nous disait-elle qu’elle avait encore soif, que ce n’était là qu’un échauffement pour elle ?  

L’arbitre, effrayé, pointa son arme sur elle. Mais allait-il vraiment tirer ? Même s’il l’avait voulu, de toute façon, les chances de gagner étaient minces : la domination de la fille était absolue. Ses techniques de combat utilisant plusieurs armes compensaient sa moindre constitution physique. Oui, ses compétences exceptionnelles surpassaient la simple force brute. 

Où avait-elle appris tout cela, et avec quoi ? Même si elle pouvait parler, on ne pouvait pas espérer de réponse concrète.  

Ses techniques d’assassinat montraient clairement qu’elle avait le don de s’imposer par la boucherie. Le fait d’être en infériorité numérique n’était même pas un problème. Le public de ce « spectacle » était enchanté par elle et ne put s’empêcher d’applaudir son merveilleux talent. C’était un prodige. Si la mort était une personne, elle l’aimait sûrement déjà beaucoup.  

La petite tueuse qui avait obéi aux ordres de son seigneur dirigea son regard vers Gilbert. Les yeux bleus et verts se rencontrèrent de nouveau. 

— Stop.

Il secoua la tête de la fille. Ce faisant, elle lâcha le bâton qu’elle tenait et s’agenouilla sur place. 

Assise sur la mare de sang, la fille respira profondément. Même si elle était recouverte de sang et de graisse, sa silhouette, telle qu’elle inspirait et expirait avec de si petites lèvres, n’était que celle d’une enfant. Cela témoignait qu’elle ressentait de la peur. 

Hodgins avait dans un premier temps été déçu de Gilbert, le pensant réellement insensible, mais fut un peu soulagé de voir qu’il était plus touché qu’il ne le prétendait, avec pour preuve son visage pâle et ses points tremblants. Hodgins était le genre à fournir la réplique amusante même dans ce genre de situations. Toutefois, cette fois-ci, il se contenta de tapoter le dos de Gilbert.

— C’est une sacrée découverte, Major Gilbert ! 

Gilbert ne répondit pas à ce compliment léger.

De par cet évènement, il comprit lui-même deux choses. La première était que la fille avait effectivement une force inégalée et qu’elle était vraiment un monstre. La seconde était qu’elle n’allait probablement écouter que ses ordres.

***

L’exploit de la jeune fille avait provoqué l’agitation de l’armée de Leidenschaftlich.  Peu de temps après, Gilbert reçut des instructions. Le supérieur direct l’informa qu’une nouvelle troupe avait été créée pour qu’il la dirige en tant que commandant en chef.

Comme prévu à l’origine, l’escouade d’attaque fut nommée Force Offensive Spéciale de l’armée de Leidenschaftlich. Gilbert devait guider cette unité vers la bataille finale à venir. De plus, il devait encore faire une chose : améliorer une arme secrète qui ne figurait dans aucun des documents officiels répertoriant les soldats constitutifs de la troupe. Et pour cause : Leidenschaftlich avait déclaré son existence en tant qu’armement, non en tant que personne, avec pour unique utilisateur Gilbert Bougainvillea. En réalité, l’unité avait été pensée autour d’elle.  

La journée passa en un éclair, alors qu’il fallait traiter de la paperasse relative aux préparatifs et aux diverses correspondances au sujet de l’escouade. Gilbert la saluait officiellement en tant que subordonnée, et bien qu’il lui fût théoriquement interdit de sortir, en pratique on l’autorisa à se promener dans le quartier général. Elle ne fut peut-être pas enregistrée en tant qu’être humain, pourtant elle allait toujours être à ses côtés désormais. 

Avec l’aide de Hodgins, Gilbert réussit à persuader une femme officier, par ailleurs effrayée, de s’occuper des besoins quotidiens de la jeune fille. Celle qui s’était fait couper les cheveux et qui portait un uniforme militaire tout neuf devint célèbre dans les bureaux du siège, et certains allèrent jusqu’à se rendre dans la chambre de Gilbert pour la voir. S’ils se trouvaient à des postes moins élevés que le sien, il était aisé de les mettre à la porte. Toutefois, il convenait d’y aller avec davantage de pincettes quand il s’agissait de supérieurs hiérarchiques. Nombreux d’entre eux la regardaient avec des yeux pervers, ce qui était la cause de nombreux soupirs quotidiens de Gilbert. 

Je fais quelque chose de terrible. 

Il était certain que la jeune fille était différente des êtres humains normaux, en dehors de sa force et de sa capacité à massacrer plusieurs personnes à la suite. Mais elle n’en restait pas moins une jeune fille : peu importe le nombre de victimes, elle n’était qu’une petite enfant, et si elle ne parlait pas, c’est parce que personne ne le lui avait appris. 

Si c’est vraiment un monstre… Est-ce que je fais bien de l’utiliser ? Est-ce moral de s’en servir en tant qu’arme ? N’y a-t-il vraiment nulle part où je peux la laisser ? 

Gilbert se posa cette question malgré la responsabilité envers elle qu’il avait expressément prise. Tout ça était bien trop compliqué, mais il prit la décision de mettre sa conscience de côté pour en faire un soldat d’exception. Après tout, elle ne pouvait pas mieux tomber, c’était presque le destin : avec un combattant hors-norme réagissant au rythme de ses ordres. 

***

La cérémonie de départ s’acheva. La veille du jour du départ, Gilbert décida de se confier à la jeune fille, au dortoir. Sa silhouette juste avant de s’endormir, pourtant négligée, était tout simplement adorable. Ses cheveux d’or lâchés étaient doux comme la soie. Dire que le lendemain, ils allaient de nouveau être tachés de la couleur du sang.  Il la fit asseoir sur le lit pendant qu’il se mit à genoux sur le sol, à hauteur de ses yeux. 

— Écoute-moi bien. À partir de demain, tu vas me suivre sur le champ de bataille. Je vais emprunter ta force. Tu ne comprends certainement pas pourquoi tu dois faire tout ça, mais… Désormais, tu es avec moi. 

La jeune fille se contenta de l’écouter, comme à son habitude, sans un mot. 

— Tu ne sais rien. Tu ne sais rien d’autre à part te battre. Je me sers de toi pour ça, alors toi aussi sers-toi de moi… L’or, les positions de pouvoir… Vole-moi tout ce que tu veux. Essaye de penser à plein de choses. Tu vois, je… C’est tout ce que je peux t’offrir. En fait, je voudrais te donner des parents pour t’élever correctement. Mais je ne peux pas.

 Gilbert admit avec douleur ce qu’il entendit réellement par là.

— J’ai… peur… que tu tues quelqu’un à mon insu. Je veux que tu comprennes pourquoi cela me terrifie tant. C’est bien si ça prend du temps. Même si ce n’est qu’un peu, s’il te plaît, embrasse mes valeurs. Si tu essaies, tu pourras devenir bien plus qu’un « outil ». Trouve un endroit à toi, près de moi, où tu te sentiras chez toi pour vivre, tout simplement. 

Il parla désespérément avec ses mains posées sur ses maigres épaules. Elle ne comprenait pas ce qu’il disait de toute façon, mais même en étant conscient de cela, n’ayant pas d’autre méthode pour transmettre sérieusement ses émotions, Gilbert continua, souriant, en légère détresse face à la jeune fille qui continuait de ne rien dire, 

— J’ai décidé… de t’appeler Violet. C’est le nom d’une déesse mythologique des fleurs. Sûrement, quand tu grandiras… tu deviendras une femme digne de ce nom. Tu comprends, Violet ? Ne sois pas un outil, mais sois « Violet ». Deviens une fille digne de ce nom.

La jeune fille, fixa avec étonnement l’homme qui l’appelait, en clignant des yeux plusieurs fois. Ce faisant, alors qu’elle était censée ne pas savoir parler, pour une raison quelconque, elle hocha lentement la tête et ouvrit la bouche.

— Major. 

Les yeux de Gilbert s’élargirent d’étonnement devant le murmure qui s’échappait de ses lèvres. 

— Tu peux… parler ?  

Son cœur s’emballa au point de lui faire mal. Les mots qu’il prononça pendant les innombrables jours qu’il passa à converser avec elle, défilèrent en tête. 

— Major.

— Est-ce que tu comprends tout ce que je dis, Violet ? demanda-t-il avec un mélange d’excitation et d’appréhension. 

— Major. Violet. 

— Oui, exactement, Tu es Violet.

— Major.

— O-oui… Je suis…ton major.

Pourquoi s’était-elle soudainement mise à parler ? Pourquoi le premier mot qu’elle avait prononcé était-il honorifique ? Avait-elle appris qu’on l’appelait « Major » en entendant quelqu’un l’appeler ainsi ? Avait-elle donc compris qu’il essayait de lui donner un nom et avait décidé à son tour de lui en donner un ? Elle seule connaissait les réponses à ces questions. Finalement, elle ne pouvait toujours rien dire d’autre que « Major » et « Violet ». 

Excessivement attristé, Gilbert posa sa tête sur son épaule et soupira. Elle le laissa simplement faire. L’ignorant alors que sa tête pendait négligemment, elle continua à murmurer « Major ». C’était une tentative de le mémoriser, comme pour ne jamais oublier ce mot. 

— Major.

***

Entre ses mèches dorées, ses yeux bleus s’ouvrirent lentement.  Des bruits d’explosions se firent entendre dans les environs. Le ciel était d’un azur ensoleillé, mais les oiseaux volant au-dessus ne voyaient guère autre chose qu’un violent combat empli de flammes. Dans une plaine inhabitée qui était presque un désert, l’unité était divisée en deux : une partie à l’attaque, une partie à la défense. 

Celle qui avait les yeux bleus n’avait probablement pas sa place ici. D’une beauté rare, bien des gens auraient rêvé d’avoir son teint porcelaine. Tout son corps était couvert de terre alors qu’elle était allongée sur le dos, à plat ventre, sur le sol, fixant l’homme qui la regardait avec agitation et marmonnant.

— Major… Depuis combien de temps… Suis-je inconsciente ? 

— Même pas une minute. Tu as juste eu une très légère commotion cérébrale à cause de l’impact d’une explosion. Est-ce que ça va ? Ne force pas trop. 

Telle était la réponse de son maître aux yeux émeraude. Son uniforme de combat, d’un vert végétal et de fourrure blanche, s’accordait parfaitement avec ces derniers ainsi qu’avec ses beaux traits de visages mettant en avant son expression blasée.  La jeune femme se releva immédiatement, malgré les ordres contraires, et confirma la situation. En première ligne se trouvaient des soldats qui portaient les mêmes uniformes militaires, formant une barrière protectrice dans le camp pour bloquer les coups de feu.

Derrière eux se trouvait un gigantesque trou avec de nombreux cadavres répartis tout autour. Les médecins de combat étaient partout, même si l’on espérait peu de survivants. De l’autre côté de la barrière des alliés, au-delà de la poussière soufflée par les ennemis, un canon de gros calibre, responsable de la plupart des cadavres, était placé hors de portée. Il avait probablement reculé en raison des bombardements et rien ne présageait qu’il allait avancer sous peu.  

— Major, je vais traverser vers l’autre camp, causer une perturbation et rompre leur équilibre. Ensuite, je ferai tomber le canon. Vu sa taille, il devrait prendre du temps à recharger. S’il vous plaît, aidez-moi.

À peine cela dit, la jeune femme leva la hache de guerre qu’elle tenait alors qu’elle avait perdu connaissance. La voix qui sortait de ses lèvres tâchées de rouges était si douce. 

À côté des sabres, des fusils et des canons qui étaient courants, la hache de guerre constituait une arme rudimentaire. Elle était menaçante dans les combats rapprochés, mais très désavantagée face à un adversaire à distance. Pour compenser cela, la hache à long manche maniée par la jeune femme était énorme : sa longueur totale était probablement supérieure à sa taille. 

Le soi-disant « major » eut une expression angoissée pendant un moment, mais il éleva immédiatement la voix et donna ses ordres. 

— Violet va arrêter les boulets de canon ! Avant-garde, protégez-la d’où vous êtes ! Arrière-garde, couvrez Violet et débarrassez-vous de ceux qui s’en mêlent ! 

Les soldats derrière le dos du major se mirent rapidement en formation pendant qu’elle se préparait, plaçant par-dessus son épaule le manche de sa grande arme – du même diamètre que le corps d’un enfant humain. La raison de ce geste ne pouvait être comprise qu’au moment où elle se mit à agir.   

— Feu ! 

Un boulet de canon tiré après le signal passa sur la trajectoire de Violet alors qu’elle se lançait dans une course, atterrissant sur le sol et créant une fumée blanche au moment où il éclatait. C’était une bombe fumigène ; une façon de cacher sa silhouette à la ligne ennemie qui ne pouvait alors distinguer qu’un vague brouillard. Les troupes avec des étoiles dans leurs drapeaux d’armée – une preuve d’alliance avec le Nord – s’arrêtèrent de bouger au niveau du rideau de fumée inattendu. 

— Ont-ils l’intention de fuir ? se demanda surpris un des soldats du Nord. 

Ce dernier desserra accidentellement sa main de la gâchette de son fusil, se faisant alors réprimer par le commandant. Ce dernier cria alors des instructions pour tirer sur l’écran de fumée, mais au fur et à mesure que les balles étaient tirées sur la cible invisible, elles disparaissaient. Cela ne fit place qu’à l’anxiété, car c’était un gaspillage de munitions évident. 

La fumée blanche se répandit comme la poudre. Cette vue était la seule nuance des guerriers dont la mission était de prendre la vie de leurs ennemis. La situation était de plus en plus anxiogène, au point qu’un tremblement indescriptible s’empara de leurs corps alors que Leidenschaftlich se faisait si discret en pleine bataille. 

La zone entre les deux camps commença à s’éclaircir de nouveau. Quel que soit le prochain mouvement de l’armée de Leidenschaftlich, il n’était pas question qu’elle charge soudainement sur eux. Une fois la fumée dissipée, n’allait-il plus y avoir personne ? Ou plutôt, allait-il y avoir une « bête » terrifiante qui allait foncer droit sur eux ? 

— Q… quelque chose fonce droit sur nous ! cria quelqu’un.

La seconde hypothèse fut donc la bonne. 

Quelque chose qui ressemblait à un serpent sortit du rideau de fumée et s’enroula autour de la cheville d’un des soldats. Il fut comme aspiré dans cette blanche fumée et, immédiatement après, laissait entendre des cris d’angoisse fatale. 

Peu de temps après, l’objet non identifié revint. En y regardant de plus près, cela ressemblait à une longue chaîne dont l’extrémité était dotée d’un ornement en forme de physalis. Comme son utilisateur tenta deux fois le même mouvement, la personne suivante le stoppa à l’aide de son sabre.

La chaîne se retira rapidement, revenant au bout de quelques secondes. Comme si le coup précédent n’avait été qu’un essai, elle frappa tous les tireurs de l’avant-garde au visage avec une rapidité d’un cran supérieure. Le mouvement se faisait avec l’ornement de la pointe de la chaîne, qui était en fait une grappe de faucilles acérées. Elle arracha alors douloureusement les yeux et le nez des soldats, rendant rapidement des dizaines de personnes inaptes au combat.

— AAH…AAAAAAAH…AAH… AH, AH !

— AAH !! ÇA FAIT MAL, ÇA FAIT MAL, ÇA FAIT MAL ! AH, AH, AH… NON… NOOOOON !

— MAIS TUEZ-LA ! NE LAISSEZ PAS CETTE CHOSE NOUS ATTEINDRE !

De multiples commandes et cris s’embourbèrent. 

Le commandant, que les soldats protégeaient, finit par se découvrir. Comme si elle visait une proie sans défense, la chaîne s’allongea. Les faucilles à l’extrémité agrippèrent sa tête. Suite à un bruit d’explosion semblable à un coup de feu, ni une ni deux, cet ornement qui était en théorie une simple décoration écrasa le visage du commandant sur place.

Le sang jaillit, la chair s’éclaboussa. Le commandant tomba à genoux et s’effondra, son corps sans vie.  Les alliés du Nord furent dans un premier temps, totalement médusés face à cette brutalité inouïe, avant de progressivement remplir à nouveau le fond sonore de cris intenses. 

— À l’attaque !! Peu importe qui est l’ennemi, juste tuez-le !!, déclara quelqu’un malgré la situation.  

Il semblait que le canon situé au loin était enfin prêt à tirer de nouveau. Leur intention était probablement de faire exploser l’ennemi non identifié. 

La chaîne imbibée de sang se détacha impitoyablement de sa victime et retomba dans la fumée, visant le canon une fois de retour. L’artilleur se mit en position une fois que les préparatifs de la décharge furent terminés. Cependant, il ne fut pas attaqué de la même manière que le commandant : au contraire, l’arme le lia par les mains et les pieds, comme pour l’attacher au canon du fusil. 

Jusqu’à présent, la chaîne se retirait dans la direction d’où elle venait. Elle avait probablement une fonction d’extension et de contraction, et ne pouvait rien tirer de trop lourd. Cela étant, cette fois-ci, la chaîne fut tirée dans la direction opposée. Des bruits de machines se faisaient entendre au-delà de la fumée.

L’utilisateur de la chaîne se montra enfin. Il n’attendit pas le chaos complet pour cela. Un seul soldat se tenait au milieu de l’écran de fumée, rétractant la chaîne qui liait fermement le canon et l’artilleur. Il était équipé d’une hache de combat de la taille d’une personne.

— Q… Quoi… !?

L’arme de l’intrus était étrange : la chaîne s’étendait en effet à partir du manche de la hache. Tout en usant de sa chaîne pour se propulser, l’intrus fonça à grande vitesse vers le camp ennemi. Ce dernier était également armé d’un pistolet dans l’autre main, tirant à vue sur les passants, jusqu’à arriver de façon majestueuse sur le canon du fusil et s’exposant aux soldats de l’armée de l’alliance du nord. 

Le guerrier armé de la hache de guerre si particulière qui avait pénétré la défense ennemie n’était autre qu’une petite fille aux yeux bleus et aux cheveux d’or. Elle portait l’uniforme militaire de Leidenschaftlich comme preuve qu’elle en faisait partie. Les soldats furent stupéfaits non seulement par le fait qu’elle était une femme ou son aspect juvénile, mais aussi par sa beauté frappante. 

— Avertissement. Rendez-vous si vous tenez à la vie.  

L’étonnante jeune fille soldat donna un coup de pied à la chaîne avec ses bottes militaires, la faisant trembler violemment sur le canon, exigeant la soumission.

— Ceux qui ne lâcheront pas leurs armes par terre… Seront considérés comme ayant l’intention de se battre et seront abattus au nom de l’armée de Leidenschaftlich. 

Avant de finir la dernière phrase, Violet leva sa hache au-dessus de sa tête. 

Sans aucun signal toutefois, la bataille reprit. Violet sauta dans la horde de soldats venus la chercher avec des yeux emplis de rage. Plusieurs lames étaient pointées simultanément vers le haut, comme pour l’embrocher.

— Je vous avais prévenus…

Aussi incroyable que fut l’arme qu’elle maniait, il paraissait bien inconscient de se jeter seule dans le camp ennemi. Mais même ainsi, une pluie de cadavres éclata autour d’elle. C’était la même chose que sur le combat d’arène au camp d’entraînement de Leidenschaftlich. 

Une pluie de sang éclaboussa le sol. Au milieu de l’orage rouge, elle était une fleur qui germait magnifiquement. 

Manipulant la hache de guerre, ce qui était déjà assez alarmant en soit, Violet frappa et taillada les ennemis. Comme son arme devenait inutilisable, elle leur volait les leurs : pistolets, baïonnettes, fusil… Tout ce qui pouvait servir. Elle ne montra aucune réticence à utiliser une quelconque arme. Au contraire, à mesure qu’elle les volait, ces dernières semblaient devenir encore plus vigoureuses entre ses mains.

Même contre des soldats beaucoup plus grands et plus forts qu’elle, comme un acrobate, elle sautait comme si elle dansait, mettant à profit ses extraordinaires capacités physiques. Sa silhouette était alors spectaculairement impressionnante. Elle possédait la force de mille personnes dans les techniques du corps et d’armes. 

Les troupes du Leidenschaftlich arrivèrent peu après dans l’enfer des cris d’agonie dans lesquels le camp ennemi avait sombré. La victoire appartenait indiscutablement à la Force Offensive Spéciale de l’armée de Leidenschaftlich.

***

Cette bataille fut déclenchée par le fait que la troupe de Gilbert se déplaçait vers l’objectif suivant. Que ce soit par une fuite d’informations ou par le fruit du hasard, ils tombèrent sur une unité ennemie et furent donc obligés de combattre. 

Après avoir confié la torture des prisonniers de guerre à quelqu’un d’autre, Gilbert Bougainvillea marcha d’un pas droit tout en montrant sa reconnaissance aux soldats, confirmant les dommages que chacun avait subis. Dans son champ de vision se trouvait Violet, assise par terre, tenant sa hache de guerre et s’appuyant contre un des camions militaires, les yeux fermés.

— Violet. Je t’ai apporté de l’eau.

Il lui tendit la gourde, qu’elle accepta juste après avoir ouvert les yeux. Après l’avoir un instant porté à ses lèvres, elle fit couler l’eau sur son visage. Le sang et la boue furent ainsi rincés.   

— Est-ce que tu vas bien ? Tu n’es pas blessée ?

— Major, il n’y a pas de problème. Une balle a effleuré l’épaule, mais le saignement a déjà cessé. 

Les bandages sous sa tenue de combat étaient teintés de sang. Une trousse de premiers secours était posée sur le sol. C’était elle qui avait le plus contribué à la bataille précédente, pourtant personne n’exprima sa gratitude envers elle, à l’exception Gilbert. Tout le monde se contentait de l’observer de loin, comme si une clôture avait été placée autour d’elle. 

— Il n’y a rien à faire si ce n’est nettoyer le véhicule. Nous n’atteindrons pas le prochain point de ravitaillement avant quelques heures. Va donc te reposer. Gilbert pointa alors le plus gros véhicule de l’escouade.

Violet fit un signe de tête et se dirigea alors vers le véhicule en traînant sa hache. Elle sauta dans le camion militaire à toit escamotable et s’accroupit sur une place faite pour pouvoir y faire dormir une seule personne. Elle s’endormit immédiatement.  

Après avoir confirmé que Violet était bien entrée dans la voiture, Gilbert commença à donner des ordres aux autres soldats. Toute la troupe se mit alors en route et évacua la zone. 

Le soleil se couchait, le ciel passait de l’orange au cobalt foncé, lorsque l’unité arriva enfin à destination. La ville abritait le quartier général de l’armée de Leidenschaftlich. Les troupes de Gilbert ont été accueillies et saluées par des camarades au dortoir. Ils y restèrent quelques jours. 

Gilbert dit brièvement à ceux qui n’étaient pas blessés de « ne pas exagérer », à la fois pour faire preuve d’autorité et à la fois pour leur confirmer leur droit de sortir. En fin de compte, le nombre de membres des forces spéciales restés dans le dortoir était faible. Violet dormit dans sa chambre, la seule chambre individuelle des lieux.   

— Major. Major, ce n’est pas la peine. 

Alors que Gilbert se dirigeait vers sa chambre avec un plateau-repas, un des membres de la division locale l’appela avec insistance. 

— Je vais m’en charger, dit le jeune homme. 

Mais Gilbert secoua la tête.

— Cela a déjà été dit plusieurs fois, mais certains de nos collègues n’en sont pas ressortis vivants… Aussi, c’est mon travail.

— … Ont-ils été… tués par cette fille ? Par… Violet ?

— C’est bien cela. Bien entendu nous avons tenté d’en savoir plus, et on nous a affirmé que ces hommes s’étaient rendus coupables d’actes qui auraient indubitablement entraîné leur mort. 

L’explication était très vague, mais toute personne pourvue d’un tant soit peu de logique humaine pouvait comprendre de quoi il en retournait.

— C’est donc pour cela qu’elle a sa propre chambre ?  

Il y eut peu de réactions. Il fallait dire qu’aux yeux des autres, Violet semblait recevoir un traitement spécial, car elle était une fille. Ou était-ce parce qu’elle avait obtenu « les bonnes grâces » de Gilbert ? Il était possible d’interpréter les choses de façon assez obscène si on le voulait bien. 

Gilbert prononça un discours qu’il avait l’habitude de répéter. 

— Elle est incontestablement la pièce maîtresse de notre unité. Dans des circonstances normales, elle aurait eu une médaille appropriée sur la poitrine qui vous aurait obligés à la saluer dès que vous l’apercevez. Mais comme son existence est officiellement secrète, ce n’est pas le cas. Néanmoins, ne peut-elle donc pas au moins être traitée avec le respect qu’elle mérite par rapport à ses exploits ? Quoi qu’il en soit… Même si vous proposiez vraiment votre aide par courtoisie, je ne peux l’accepter. Si à l’avenir il y a la moindre chose, je ne manquerai pas de vous appeler.

Le jeune homme était perplexe, mais s’inclina avant de partir, tout simplement. Alors que le bruit de ses pas s’éloignait, Gilbert soupira.

Devrais-je donc me faire tatouer sur le visage « Non merci » ?

Quelques années s’étaient écoulées depuis qu’il avait recueilli la petite Violet. Peu importe où il allait ou qui il rencontrait, il était sans cesse questionné sur elle. Il n’y avait rien à faire. 

Une rumeur plausible courait dans l’armée des Leidenschaftlich : le fils de la famille des Bougainvillea, les héros du pays, aurait gardé auprès de lui une jeune fille soldat révérée en tant qu’as de la guerre. On la surnommait « La jeune guerrière de Leidenschaftlich » – bien qu’il fût matériellement impossible de remonter à qui avait inventé ce surnom. Ce n’était pas un titre que l’on aurait donné à n’importe qui. Naturellement, les hommes commencèrent à la courtiser, malgré sa désignation de « sorcière au visage d’ange ». Cela n’est pas allé sans poser certaines difficultés à Gilbert. 

Je l’ai pourtant élevée pour qu’elle soit digne de son prénom.

La vaisselle se mit à vibrer lorsque Gilbert monta le vieil escalier en bois du dortoir. Bien que la majorité du personnel reçût l’ordre de ne pas approcher sa chambre, il trouva de nombreux hommes tentant de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Il ne manqua pas de leur crier dessus, alors que les nommer aurait suffi à les faire partir. Il soupira à nouveau, car il devait s’arranger pour que le chef de leur unité les punisse. Il ouvrit la porte après avoir frappé. 

— Violet.

À l’appel, elle leva la tête de sa position recroquevillée sur le matelas, portant une chemise d’homme bien large. 

— Allons manger.

 Gilbert, qui avait apporté sa propre part, la posa sur la table au coin de la pièce et s’assit sur la chaise qui l’accompagnait. Il lui remit ensuite sa part sur le plateau. 

— Peux-tu tenir ça… avec ce bras ?

— Merci beaucoup. Je vois que le côté droit est indemne.

Elle s’inclina gracieusement pour remercier Gilbert. Décidément, elle avait parcouru un certain chemin depuis le jour de leur rencontre. Même son corps se métamorphosait en celui d’une femme à mesure que passaient les années.

— Major… Ça ne vous dérange pas de ne pas sortir ? 

Après avoir dit à Violet de manger, dans la mesure où elle tenait sa cuillère sans toucher à son repas, Gilbert répondit.

— Les rapports s’accumulent, et il y a aussi une réunion pour décider de la stratégie de la prochaine bataille. Jouer, c’est le travail des autres. Mais c’est une autre histoire si c’est ta volonté à toi… Je suppose que tu aurais pu y être autorisée sans problème, si tu avais eu des choses de prévues.

— Avec qui ? 

— N’importe qui ! 

Violet secoua la tête en signe de négation. Elle n’avait presque aucun contact avec les autres personnes de l’escouade. « Une cuillère à soupe de peur et deux cuillères à café de manque de tact » résumait bien cette situation. Et puis, ceux qui la regardaient continuellement combattre voulaient inévitablement garder leurs distances. Gilbert était ouvert, mais c’était loin d’être le cas de tous. 

Bon, ce n’est pas grave.

Après tout, elle avait grandi en parlant à peine à d’autres personnes en dehors de lui.

Et puis, ce serait problématique qu’elle s’attache trop à quelqu’un d’autre finalement. 

Si initialement cette pensée était motivée par la peur rationnelle de se voir voler « son arme », d’autres sentiments ambigus étaient rentrés dans l’équation. 

— Si tu manques de quoi que ce soit, adresse-toi donc à une femme officier pour qu’elle te l’achète. Sauf si tu préfères le faire toi-même.

— Non, j’ai tout ce dont j’ai besoin.

— Comme tu n’utilises pas tes économies, elles se sont accumulées… Tu es une adolescente maintenant, tu devrais avoir un accessoire ou deux. Certes tu n’auras pas beaucoup d’occasions de les porter, mais, au cas où, c’est toujours bien d’en avoir.

— Qu’est-ce qu’une « adolescente » ?

— Des enfants de ton âge. Même si tu es peut-être… plus âgée que ça en fait. 

Quatre ans s’étaient écoulés depuis leur première rencontre, sans que Gilbert ne connaisse jamais son âge réel. En supposant qu’elle avait dix ans à l’époque, elle en avait désormais quatorze. Si elle était normale, Violet aurait toujours eu un visage angélique. Pourtant, ses traits extrêmement sophistiqués ont effacé cette innocence et lui donnaient déjà des airs de femme mure.  

Après lui avoir appris à parler, Gilbert avait essayé de l’interroger sur son passé, mais elle disait n’avoir aucun souvenir avant de rencontrer Dietfried. Rien si ce n’était, lui avait dit Violet, se retrouver dans une île inhabitée, attendant les ordres de quelqu’un.

— Et qu’est-ce que les « adolescentes » achètent ? 

— Et bien… N’étant pas marié et n’ayant pas vu mes sœurs très souvent, champ de bataille oblige, je ne m’y connais guère. Mais… Je suppose qu’elles achètent des choses telles que des robes, des broches, bijoux ou encore de jolies poupées. 

Violet observa sa hache de guerre et son sac militaire placés dans le coin de la pièce. La hache reposait derrière son maître, enveloppée dans un tissu sale. Son bagage ne contenait que cela. 

— Je pense qu’il n’y a pas de sens à ce que je possède des choses de ce genre. Recevoir Witchcraft du major est suffisant. Elle est aussi belle que je l’espérais et elle est aisément maniable.

La hache qu’elle avait utilisée sur le précédent champ de bataille était forgée sur mesure, sur commande spéciale de Gilbert. L’inventeur lui avait donné le nom de « Witchcraft ».

Gilbert sourit amèrement tant cette réponse ressemblait bien à Violet : désirer des armes d’exécution et se détourner des choses que les gens ordinaires désiraient.  

— Si j’avais fait plus pour toi quand tu étais plus jeune, je me demande si tu t’intéresserais à ces choses.

En effet, il n’avait jamais essayé de lui acheter des robes ou des poupées. Pendant les quatre années qui suivirent sa rencontre avec Violet, l’unité n’avait cessé de se déplacer sur le continent, sans jamais faire de pause conséquente. Telle était la vie militaire. Gilbert, qui venait d’être promu major et avait la responsabilité de diriger les troupes, était toujours occupé par les affaires quotidiennes, et avait fait de lui apprendre à parler sa plus grande priorité. Cependant, grâce à Gilbert, mais aussi à ses propres exploits, elle s’était au moins forgé une solide réputation dans l’armée, malgré sa singularité. Il avait fait des efforts considérables pour familiariser cette fille unique à la vie en société. Et il avait réussi. 

Gilbert fixa Violet. Sa peau crémeuse ne fonçait jamais, quelle que soit son exposition au soleil. Ses traits de visage étaient remarquables, même sans maquillage. Il avait souhaité, qu’un jour, elle soit digne de son prénom. Il fallait bien constater qu’elle empruntait la bonne direction tant elle devenait de plus en plus éblouissante. Si seulement elle avait eu l’opportunité de porter autre chose qu’un uniforme militaire, elle aurait sûrement eu une grâce et une finesse à faire pâlir n’importe quelle femme de la noblesse. 

Enfin… Je suppose qu’on ne peut pas faire autrement pour l’instant.

Gilbert lui apprit à parler ainsi que les bonnes manières. Elle n’avait jamais tué en dehors des ordres, sauf en cas de légitime défense. Elle n’était donc pas si instable qu’elle en donnait l’air : peut-être Gilbert aurait-il dû outrepasser ses craintes et l’envoyer dans un organisme approprié ? Elle aurait très certainement eu les capacités d’y vivre une vie relativement normale, loin du champ de bataille. Mais voilà, elle avait été prise sous l’aile de Gilbert. Fatigue, blessures, balles, tel était son quotidien. Ce dernier se sentit misérable en la regardant sur le lit, épuisée, en train de terminer sa soupe froide. 

— Violet, demain… Non, après demain… Je me libérerai. Profitons-en donc pour nous balader !

— Pourquoi ?

— Tu as grandi, et il me semble que cela fait un moment que tu n’as pas eu de nouvelles affaires, n’est-ce pas ? Allons donc en acheter.

— Celles que j’ai actuellement conviennent tout à fait.

— On dirait bien que tu n’as pas de pyjama en tout cas, répondit Gilbert, pointant sa chemise trop grande.

Il laissait toujours l’achat de ses articles quotidiens à des femmes officier, il ne s’en était jamais chargé lui-même. Ses vêtements de nuit étant tous tachés par les meurtres des différentes personnes ayant tenté de s’introduire dans sa chambre, Gilbert lui avait prêté quelques pièces en attendant. 

Même si elle ne s’attachait à rien, Violet refusa. Comme si les articles qu’elle avait reçus de Gilbert constituaient une exception.

— Mais… C’est un don du Major. Elle convient tout à fait.

Gilbert s’attendrit immédiatement à l’écoute de ces doux mots.

— Je ne veux pas que tu portes… des vêtements usés, comme quand tu étais petite dans les dortoirs. De nos jours ils vendent des choses bien plus confortables !  Mais si tu veux, ce ne sera pas forcément un pyjama… Peut-être simplement t’emmener manger quelque chose ?  

— Si le major souhaite sortir, je l’attendrai ici. Ce sera bien plus facile si je reste ici, n’est-ce pas ? Je fermerai à clé. 

Elle mima une personne se faufilant dans son lit.

— Après tout, étant blessée, j’aurai bien du mal à me retenir. 

Violet était consciente du danger qu’elle pouvait représenter. Certes elle tentait de se retenir de tuer quand on s’introduisait dans sa chambre pour tenter de la violer, mais il y avait toujours des morts. Elle savait que si elle était isolée des autres, c’était avant tout pour leur propre sécurité. 

—  Je… voudrais… que tu m’accompagnes justement. Juste une fois… Me laisserais-tu agir comme un parent ? 

C’était légèrement forcé, mais pas irréaliste. Après tout, si Gilbert s’était marié tôt, il n’aurait pas été étrange pour lui d’avoir un enfant à peu près du même âge que Violet. Il lui avait tout appris, de la langue au comportement en société. Leur relation pouvait être décrite comme suit : parent et enfant, frère aîné et sœur cadette, professeur et élève…

— Major… n’est pas mon père. Je n’ai pas de parents. Il serait étrange d’utiliser le major comme un substitut.

…Et bien évidemment, comme maître et servante. Sa voix si douce toucha Gilbert en plein cœur. 

— Quand bien même, pour moi tu es…

Tu es…

Il ne put continuer correctement. Qu’était-elle pour lui ? Quel mot la définissait le mieux ? « Arme » pourrait être le plus approprié. Néanmoins, aurait-il été si protecteur envers une simple « arme » si celle-ci n’avait pas été du sexe opposé ? Dans ce cas, elle était soit sa « fille », soit sa « petite sœur ». Néanmoins, même s’il tentait de mimer des liens familiaux, Violet, elle, ne semblait pas interpréter les choses ainsi.  En effet, Violet ne considérait pas Gilbert comme son parent. Mais, quelque part, elle le considérait comme supérieur, autrement elle s’en serait prise à lui depuis longtemps. Mais Violet cherchait ses ordres pour ses attributs de combat grandioses. Les liait donc une sorte de relation de coopération interchangeable : il lui donnait des instructions sur le champ de bataille, elle lui prêtait sa force pour la victoire. Telle était la vérité immuable.

— Je… t’…

Ils n’avaient donc aucun véritable lien.

— Je…

Voyant Gilbert ne pas trouver ses mots, les yeux de Violet exprimèrent un sentiment de confusion.

— Si c’est un ordre de votre part…

— Ce n’est pas un ordre…

— Si… Vous le voulez…

Violet était décidément incorrigible, au plus grand dam de Gilbert, souriant malgré tout dans cette situation complètement unilatérale.

— Oui, c’est ce que je veux !! Alors, s’il te plaît ! 

Une fois le sourire apparu sur le visage de Gilbert, Violet sembla soulagée et, d’un signe de la tête, lui répondit.

— Très bien. Major !

Elle avait vraiment l’air d’une poupée. 

***

Le soir, deux jours après, pour la première fois en quatre ans de vie commune, ils sortirent ensemble pour autre chose que le travail. Gilbert avait en quelque sorte réussi à obtenir du temps libre en commençant plus tôt. Il partit chercher Violet dans sa chambre.

Il avait informé ses collègues qu’il allait quitter le quartier général, mais au lieu de recevoir des regards froids, Violet et lui ont au contraire été libérés avec joie, comme si ces derniers assistaient à quelque chose d’exceptionnel. Dans le cas de Violet, il était tellement rare qu’elle sorte. Dans le cas de Gilbert, comme il était normalement occupé par des documents et des réunions avec les autorités, il n’avait jamais de temps pour lui. Le motif qu’il invoqua pour son congé était « compromis », si bien que tout le monde pensait peut-être qu’il avait une commission en lien avec le travail. Le fait qu’on ne lui demande pas de précision lui allait très bien.   Ils se rendirent au centre-ville à pied. Ils se promenaient côte à côte, comme à l’accoutumée, mais le fait de se promener en ville auprès de Violet, vêtue d’une jupe, rendait Gilbert nerveux. Il ne pouvait s’empêcher de l’observer du coin de l’œil, discrètement.

Le ciel commença à s’assombrir. Des lampadaires illuminaient le quartier commerçant. Des guirlandes de lanternes reliaient les bâtiments pris en sandwich de chaque côté de la grande rue, imitant l’éclat des étoiles. Le temps était chaud, l’ambiance propice à la prise d’un verre tout en écoutant de la musique joyeuse. Pourtant, ni Gilbert ni Violet ne souriaient comme s’ils s’amusaient, ils marchaient seulement sans expression.  Le duo entra dans un grand magasin de vêtements encore ouvert. C’était un magasin étrange, avec des vêtements suspendus du sol au plafond. Peut-être était-ce parce la ville abritait le quartier général de l’armée, mais les deux soldats furent accueillis sans aucunement attirer l’attention. 

— Cela vous va comme un gant ! Cela également !!

Le gérant du magasin était une femme dans la quarantaine. Elle discutait à Violet comme si elle choisissait des vêtements pour sa propre fille. À la vue de Violet qui semblait mal à l’aise, Gilbert glissa discrètement quelques mots à la dame. 

— Les vêtements sont magnifiques et lui vont très bien, mais… C’est un peu trop tape-à-l’œil pour elle. N’oubliez pas qu’elle est un soldat avant tout.

— Ho, alors pourquoi ne pas essayer ça ? 

— En effet, cela m’a l’air bien. Je vais vous attendre ici alors, s’il vous plaît, aidez-la aussi à choisir des sous-vêtements.

La commerçante toucha doucement la poitrine de Violet, son visage devint outré.

— Vraiment, ce qu’elle porte n’est même pas de la bonne taille !

Alors que les deux femmes disparaissaient dans l’arrière-salle, Gilbert put enfin respirer. Il se couvrit la bouche avec une main et se tourna sur le côté, heureux qu’elles ne l’aient pas vu devenir rouge comme une tomate. 

— Merci pour vos nombreux achats ! À très bientôt, je l’espère !

Une fois leurs achats terminés, alors qu’ils quittaient l’aimable commerçante, ils auraient tout à fait pu rentrer. Mais Gilbert en décida autrement, quand il vit Violet observer avec fascination les rues éclairées par les lanternes.

— Les étoiles semblent être descendues du ciel. 

Puisqu’ils étaient là, pourquoi ne pas faire un petit tour du centre-ville en soirée ? Ils se rendirent d’abord devant un stand de boissons. Les stands vendant de l’alcool venant des quatre coins du pays avec cette délicieuse odeur de viande grillée et de pomme de terre frite attiraient les foules. Certains, semblant déjà pompettes, chantaient gaiement tous ensemble une mélodie improvisée. Les gens se rassemblaient dans cette atmosphère apparemment divertissante, ce qui constituait une bonne occasion pour les danseurs de récolter quelques pièces. 

Au fur et à mesure que les deux avançaient, le nombre de magasins de nourriture diminuait, laissant place à une file de vendeurs de rue vendant des pierres précieuses et des accessoires en tout genre. Gilbert avait entendu d’un collègue ayant apprécié se balader dans les environs que les magasins différaient entre le jour et la nuit.  Toutefois, ni ce collègue ni Gilbert et Violet n’avaient vraiment profité de l’ambiance de journée. En avançant, le nombre de personnes ne différait pas énormément, mais cette partie du quartier semblait plus calme, plus sereine. 

Jusqu’ici, rien ne semblait avoir particulièrement éveillé l’intérêt de Violet. Mais, d’un seul coup, ses pieds s’arrêtèrent net. 

— Y a-t-il quelque chose qui te plaît ?

— Non, répliqua-t-elle, malgré qu’elle demeurât absorbée par quelque chose.

 Gilbert l’attrapa par le bras et l’emmena à l’intérieur.

— Bienvenue ! dit avec bienveillance le vieil homme qui tenait la boutique.

Des boîtes de verre contenant des bijoux étaient disposées en rangées sur un tapis de velours noir posé sur le sol. Gilbert ne pouvait pas dire s’ils étaient authentiques, mais il estimait que le travail apporté était plus élaboré et plus élégant que celui des autres vendeurs. Violet examina attentivement les produits et Gilbert tressaillit lorsqu’elle dirigea son regard vers lui comme pour l’abattre avec.

— Alors, qu’est-ce que c’est ?

— Ce sont… Les yeux du major.

Disant cela, Violet pointa une gemme. Son petit doigt porcelaine montra une émeraude en broche. La couleur ressemblait en effet au mystérieux vert des yeux de Gilbert. Le bijou était de forme ovale, scintillant à l’intérieur de son enveloppe de vert encore plus fort que les autres bijoux.   

— Comment… appelle-t-on ça ? 

Violet posa la question comme si elle ne pouvait pas trouver les mots. Le commerçant répondit alors. 

— C’est une émeraude ! 

— Pas… Le nom…

— Que voulez-vous donc savoir, si ce n’est pas le nom de la pierre ? 

— Quand je l’ai vue je… Je me demandais quel adjectif convenait le mieux…

— Ah ! dit le vendeur, en riant un bon coup. « Magnifique » convient tout à fait, jeune fille.

Du point de vue du commerçant, le rire était une réaction logique. En tant que marchand de bijoux, ce mot était ancré dans sa routine. Pourtant Violet, qui était une définition parfaite de ce terme, ne le connaissait pas et peinait à prononcer pour la première fois le terme qu’elle venait d’apprendre.

— « Magnifique »…

— Vous… Vous ne connaissiez pas ce mot ? 

— Je ne connais pas « Magnifique ». Cela veut dire la même chose que « beau » n’est-ce pas ?

— C’est vrai ? Je suis surpris, vous semblez si intelligente ! 

Ah… Quelle situation embarrassante !

Gilbert se tenait stupéfait entre les deux. Sa température corporelle montait d’un coup. Ce sentiment ressemblait à celui d’un malaise intense, avec des sueurs froides, des battements de cœur rapides et une gêne qui lui brûlait les entrailles.  C’est lui qui lui avait appris à parler. Pendant les quatre années qu’ils avaient passées ensemble, il lui avait inculqué le nécessaire pour les conversations quotidiennes. Cela comprenait le jargon militaire.

Vraiment, je…

Il ne lui avait pas appris un mot aussi simple. Dans la mesure où elle avait acquis des bases solides, il eut pensé qu’elle allait connaître logiquement d’autres mots. Mais il l’avait façonnée à son image, même si elle avait parcouru du chemin depuis l’époque où elle ne savait dire que « major ». 

— Êtes-vous une orpheline de guerre ? 

— Non. Mais je n’ai en effet pas de parents.

Elle ne connaissait certes aucun autre mot que « tue ». Mais après l’avoir prise sous son aile, ce fut essentiellement le jargon militaire que Gilbert lui avait inculqué. Ce fut la première fois qu’ils faisaient les magasins, par exemple. 

Je pensais agir comme un parent, et pourtant…

Il ne lui avait finalement pas prodigué de véritable éducation, c’était ce qu’il se disait.

–Dire que je ne lui ai jamais dit « magnifique » alors que je lui dis continuellement « tue » alors que le premier terme lui sied tellement. 

Pendant que Gilbert se morfondait dans ses regrets, la discussion se poursuivait.

— Et, par hasard, savez-vous écrire ?

 — Uniquement mon prénom…

— Quelle incompétence de vos géniteurs ! Même moi, j’en suis capable.

— Écrire est une bonne chose ? 

— Oui, pour écrire des lettres par exemple ! 

— Des lettres … ?

— Oui. Par exemple, si vous êtes loin de votre village natal.

— Je vois…

Gilbert claqua discrètement son portefeuille sur une boîte de verre, comme pour interrompre leur échange. 

— Ah oui, dans votre cas… Cela me parait compliqué… Eh bien…

— Je t’en achète une. Fais ton choix Violet ! dit Gilbert d’une petite voix semblant masquer de la colère.

— Est-ce un ordre ? demanda-t-elle, en clignant fermement des yeux.

— En effet, oui. Choisis ce que tu veux. 

La vérité est qu’il n’avait pas voulu appeler cela un ordre. Cependant, il pensait ne pas avoir d’autre choix pour qu’elle l’écoute.  Violet regarda à nouveau les boîtes de verre et, comme prévu, lui montra la broche en émeraude

—  D’accord. Alors, celle-ci.  

Alors que Gilbert faisait pression sur le commerçant avec une expression raide, ce dernier sourit simplement et remit la broche en disant :

— Revenez quand vous voulez ! 

Il s’agissait d’une broche très chère, il était donc évident que le propriétaire du magasin était satisfait de sa bonne affaire !  En acceptant la broche, Gilbert tira une fois de plus Violet par le bras et quitta la boutique. Les rues étaient pleines de gens venus profiter de la ville du soir. Au sein de la foule, les deux personnes attirant habituellement toujours les regards et l’attention sur elles, peu importe où elles allaient, ne constituaient cette fois-ci qu’une poussière parmi cet amas de gens.  Comme Violet n’était pas habituée à la foule, ses yeux se déplaçaient dans toutes les directions et ses jambes étaient à la traîne. Leurs mains se lâchèrent alors et les deux se séparèrent. C’est alors que Gilbert se retourna finalement pour regarder Violet. Ses cheveux dorés étaient cachés dans la masse humaine. 

— Major.

Il pouvait entendre son appel au milieu du bruit. Peu importe le nombre de personnes présentes ou le fait de ne pas pouvoir la voir, cette voix ne pouvait pas lui échapper. Depuis la première fois qu’elle avait dit « major », son intonation était gravée dans ses oreilles. Il se dépêcha de revenir sur ses pas.

— Violet…

Violet fixa Gilbert avec une expression calme alors que lui, agité, respirait à pleins poumons. Il semblait que le fait de se perdre ne l’avait pas rendue nerveuse le moins du monde.

— Major. Que dois-je faire avec ça… ensuite ? 

Elle lui montra la broche, qu’elle tenait fermement depuis le moment de l’achat. 

— Accroche-la à l’endroit de ton choix !

— Mais je risquerais de la perdre…

Gilbert soupira

— En combat oui… Mais tu n’as qu’à la porter pendant tes jours de congés. Toutefois, puisque tes yeux sont bleus, un bijou de couleur bleue aurait peut-être été plus indiqué.

Violet fit un hochement de tête négatif en guise de réponse.

— Non, celle-ci était la plus belle, répondit-elle en l’accrochant à ses vêtements. Elle est de la même couleur que les yeux du major.

Ses propos étaient clairs. Le souffle de Gilbert se trouva coupé suite à ces mots si doux.

–Pourquoi diable dis-tu que mes yeux sont beaux à un moment pareil ?

Même si elle avait l’air d’une fille sans cœur, en réalité elle adorait l’homme qui l’avait élevée sans lui apprendre comment exprimer ses émotions.

Je n’ai… pas le droit d’entendre des mots si gentils ! 

Sans avoir la moindre idée de ce à quoi Gilbert pensait, Violet poursuivit.

— J’ai toujours pensé… qu’ils étaient « magnifiques ». Mais je ne connaissais pas ce mot, je ne l’ai donc jamais dit.

Comme si elle avait du mal à enfiler la broche, elle continuait de pousser l’aiguille.

— Mais oui. Depuis le début, je trouve les yeux du major magnifiques. 

La vision de Gilbert se brouilla à cause de ces mots chuchotés l’espace d’un instant. Il se remit à voir normalement, alors qu’il se battait contre cette flamme intérieure.

Tu… Tu ne peux pas faire cette tête-là ici… Reprends-toi !!

Gilbert réussit à se contenir. Après tout, le métier de soldat nécessitait de savoir rester impassible. 

— Laisse, je vais…

Il lui prit la broche des mains et lui accrocha lui-même. Violet admira alors la jolie pierre accrochée au niveau de son col. 


— Major… Merci beaucoup !

Sa voix baissa encore d’un ton.  

— Merci beaucoup…

À force de se voir répéter cela à maintes reprises, il devint mal à l’aise et sa poitrine était à deux doigts d’exploser.  

Je ne peux rien dire. Je n’en ai pas le droit. 

Il se demandait à quel point son cœur serait soulagé s’il mettait sérieusement ses pensées en mots. Culpabilité, regret, amertume, frustration, colère, tristesse… La soupe de sentiments mijotant dans sa tête était sur le point de déborder.

***

Le champ de bataille changea soudainement quelques jours après. La guerre continentale avait commencé par un conflit économique entre le Nord et le Sud et des conflits religieux entre l’Ouest et l’Est, qui avaient éclaté chacun de leur côté en même temps. Toutefois, ces conflits s’interconnectèrent et rendirent la situation encore plus compliquée. Gilbert et la Force Offensive Spéciale de l’armée de Leidenschaftlich n’étaient généralement pas envoyés sur des champs de bataille de grande envergure, mais sur des opérations plus petites un peu partout. C’était à l’Unité de Raid de gérer officiellement le front, toutefois, les « petites opérations » – en d’autres termes, les escarmouches – se multiplièrent sans relâche sur le continent : il ne s’agissait plus d’affrontements anecdotiques où les forces adverses ne s’affrontaient que sur des zones bien précises.

Le vaste champ de bataille Nord-Sud fut nommé « Intense ». Il se situait en plein milieu du continent. La totalité de sa région était constituée de terres sacrées au sens de la religion partagée par l’Ouest et l’Est. Cette zone abritait une ville de pierre et le plus grand centre d’approvisionnement du territoire du sud-ouest. Désireux de prendre possession de la partie occidentale des terres sacrées, l’Est prêta donc main forte au Nord et, par conséquent, l’Ouest rejoignit le Sud.

Il était trois heures du matin quand un rapport informant que les lignes de défense d’Intense furent percées arriva. Ces lignes de défense, qui étaient pleines de camps militaires, furent rapidement anéanties par les attaques du Nord et restèrent vacantes. Dans le même temps, des conflits de moindre importance dans diverses régions naquirent. Les détails de l’incident montrèrent que le Nord, qui manquait de ressources naturelles depuis le début, et l’Est, qui lui avait offert son soutien, commencèrent à avoir des difficultés à s’approvisionner et décidèrent donc de concentrer leurs forces sur Intense, pariant donc tout sur une frappe ciblée. 

Les camps du Sud-Ouest, qui n’étaient pas préparés à répondre immédiatement à des attaques-surprises d’une différence de pouvoir écrasante, se relevèrent. Le pilotage des opérations fut remis à Gilbert et à son unité, qui appartenait à l’Union Alliée des Nations du Sud-Ouest. Tout le monde au sein de l’unité avait bien entendu eu vent du rapport sur la percée des lignes de défense. Un messager était venu annoncer officiellement que chaque soldat rassemblé était destiné à prendre part à la bataille décisive, dans laquelle toutes les armées étaient supposées se rassembler.

Il semblait que les troupes des nations alliées du Nord-Est avaient déjà atteint les terres sacrées et en avaient pris le contrôle. En réalité, la bataille suivante ne visait pas simplement à reconstituer un site ou à récupérer des terres sacrées : il s’agissait d‘une bataille finale totale dans laquelle les nations perdantes allaient se voir expropriées de leurs territoires. Les pelotons dirigés vers divers endroits se rassemblèrent dans une forteresse établie à la périphérie des terres sacrées d’Intense.  

Il était tard dans la nuit lorsque Gilbert et les autres arrivèrent au quartier général. Au campement, il retrouva Hodgins après si longtemps.

— Alors tu es vivant ! 

Cette fois-ci, ce fut Gilbert qui interpella Hodgins et lui tapota l’épaule. L’homme roux sourit largement en se retournant.

— Gilbert… Hé !  Donc tu étais vivant aussi. Tu t’inquiétais donc pour moi ?

Beaucoup de mes subordonnés sont morts, mais moi… j’ai survécu. 

Il était responsable d’une partie des troupes stationnées à Intense. Son sourire ne suffit pas à dissimiler son moral au plus bas suite à la mort de ses compagnons. Malgré son autodérision habituelle, les poches sous ses yeux étaient profondes et son visage était sale. 

En changeant d’endroit, Gilbert et sa troupe jetèrent un coup d’œil sur le site du champ de bataille de la ligne de défense d’Intense, mais ne trouvèrent rien d’autre qu’un tas de cadavres éparpillés sur le sol. Il n’y avait même pas le temps de leur faire une prière silencieuse : tous étaient censés se préparer pour la bataille décisive. 

Les conditions étaient probablement difficiles à supporter pour Hodgins, car il s’agissait de camarades à qui il avait confié sa vie et à qui il se confiait quotidiennement. Cependant, dès qu’il aperçut Violet à son arrivée, il montra enfin un regard vraiment joyeux. 

— Est-ce… cette petite fille ?

— « Violet ». C’est ainsi que je l’ai nommée.

— Tu peux être bien pompeux parfois ! La petite Violet, hein ? Nous nous sommes déjà rencontrées quand vous étiez plus jeune, mais je suppose que vous ne vous en souvenez pas ! Appelez-moi « major Hodgins ».

Tenant un bol de la soupe qui était distribuée, Violet le salua. Même dans l’obscurité, ce regard fascinant l’hypnotisa, mit en valeur par le feu de la lampe. Gilbert le ramena à la réalité.

— Quelle… Quelle beauté !

Hodgins mit ses mains sur l’épaule de Gilbert et se mit à chuchoter, dos à Violet.

— Tu… c’est… vraiment mauvais, tu sais ? Une jeune femme comme ça dans une zone de combat… Enfin, je veux dire… il ne semble pas nécessaire d’avoir peur, je connais ses exploits, mais… 

— Je garde un œil sur Violet, il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter.

— Oui, mais… comment dire ? C’est du gâchis. Ce n’est pas comme si la force physique était le seul don dont elle avait été dotée. Ce serait… génial si elle avait un travail qui utilisait ses autres attributs.

Ces mots transpercèrent le cœur de Gilbert. C’était assez douloureux d’entendre ses pensées être pointées du doigt par quelqu’un d’autre. De plus, la cause de tout cela était Gilbert lui-même, qui avait fait le choix assumé de la faire combattre.

Bien sûr, je le sais… Mieux que personne !!

Peu importe à quel point elle était étonnante ou semblait déborder d’autres talents, tant qu’elle était enchaînée à un soldat comme Gilbert, elle ne pouvait être rien d’autre qu’une poupée meurtrière automatique. 

— Tu sais, une fois la guerre terminée je… pense à quitter l’armée et à ouvrir ma propre entreprise. Quand ça arrivera… Je me demande si je pourrais inviter… la petite Violet.

Hodgins sortit une cigarette de la boîte effritée et la mit en bouche. Comme il n’y avait qu’une seule cigarette dans la boîte, elle fut saisie par Gilbert. Il n’était pas assez fou pour ne pas accepter l’offre de son ami dans la nuit précédant la bataille décisive, après d’innombrables semaines d’abstinence. Rapprochant leurs visages l’un de l’autre, les deux hommes se partagèrent le feu.

— Quand un soldat dit quelque chose comme ça juste avant le dernier champ de bataille, cela veut normalement dire « cela », dit Gilbert avec une expression sinistre tout en expirant de la fumée.

— Non, absolument pas ! Je ne vais pas mourir. C’est un projet que j’ai en tête depuis un moment, celui d’acheter une compagnie déjà existante.

— Et avec quels fonds ?

— Ceux que j’empocherai grâce à un pari que nous avons fait sur le gagnant de cette guerre ! Toutes nos économies en jeu ! 

— Pourquoi… mènes-tu un mode de vie si frivole ?

— Vois-tu, je ne viens pas d’une famille de tradition militaire. Ma famille dirige une entreprise ordinaire dans notre pays. Et je suis le deuxième fils. Je me suis engagé dans l’armée parce que celui choisi pour succéder à la tête de l’entreprise familiale était mon frère aîné. Si un deuxième fils sans emploi peut apporter quelque chose à sa famille, ce serait de la protéger en protégeant le pays, n’est-ce pas ? C’est pourquoi, si le Sud gagne et que Leidenschaftlich n’a plus à se battre, même si ce n’est que pour une heure de moins, j’ouvrirais ma propre affaire. Après tout, je suis le genre d’homme qui peut tout faire s’il s’y met sérieusement ! Alors certes, rester dans l’armée et monter en grade serait une bonne option également, mais… Je pense avoir trouvé ma voie. 

Gilbert était sincèrement envieux de Hodgins alors qu’il parlait timidement de ses rêves. Ils n’allaient peut-être même pas avoir de lendemain. Dans de telles circonstances, son ami a pu dire qu’il y avait des choses qu’il souhaitait faire et planifier un avenir avec elles. N’importe qui se serait moqué, mais Gilbert voyait cela comme quelque chose de fascinant.

Je n’ai absolument aucun projet. Nulle part d’autre où je pourrais aller.

Il était arrivé à ce constat en agissant comme on l’attendait d’un enfant né dans la noble famille militaire qu’était la famille Bougainvillea. 

Et Violet dans tout ça ? 

Elle s’assit par terre, à une petite distance, en regardant le feu de joie. Comme elle était toujours aux côtés de Gilbert, personne ne l’appelait, mais il pouvait sentir que les regards des soldats du camp étaient concentrés sur elle. Elle n’était pas faite pour un tel milieu.

Supposons qu’elle puisse… vivre le reste de sa vie vêtue de plus beaux vêtements, adaptés à une adolescente comme elle… Non, pas trop jolis non plus. Si elle pouvait vivre dans un endroit… où elle pourrait agir de son propre gré, et non sur mes ordres… Je pense… qu’elle pourrait… en tirer quelque chose de meilleur.

— Eh bien, si les affaires fonctionnent bien, si ton offre de te confier Violet tient toujours… Je voudrais bien y répondre favorablement.

Gilbert était un soldat. Il n’avait jamais ressenti d’anxiété ou de peur lorsqu’il reçut des promotions dans l’armée. Dieu lui avait donné un destin qui lui correspondait parfaitement.

Comme Hodgins n’avait pas prévu de recevoir une réponse de quelque chose qui semblait de prime abord une parole en l’air, il fut sur le point de laisser tomber sa cigarette en prononçant un « Hah », comme pour demander une répétition.  Violet, qui était restée silencieuse, réagit lentement et leva la tête dans leur direction.

— Je répète donc. Si cela convient à Violet, j’envisagerai peut-être que tu la prennes sous ton aile. 

— Vraiment ? Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd ! Je veux un contrat, écrit ! 

Gilbert toussota alors qu’il était saisi par le col et agité d’avant en arrière. 

— J’ai dit « peut-être » donc calme tes ardeurs !! 

— M-Mon entreprise aura certainement besoin d’une fille qui n’aura pas peur de se rendre dans les zones les plus dangereuses. 

— Si tu lui fais faire des choses dangereuses, je refuse. 

— Dangereux ou non… Ce n’est pas vraiment moi qui en déciderai, pas vrai ? 

— Poursuivons cette discussion plus tard. À plus tard, Hodgins ! 

— Hé, Gilbert ! N’oublie pas ce que tu viens de dire, quoi qu’il arrive ! Quoi qu’il arrive, compris !?

Ignorant les dires de Hodgins, Gilbert emmena Violet avec lui dans leur tente. Ils allaient passer la nuit, seuls. Comme plusieurs unités étaient rassemblées, il n’y avait pas assez de place pour tout le monde et Violet ne pouvait pas avoir de chambre pour elle. Lui faire partager sa tante avec de nombreux hommes inconnus n’était pas une bonne idée, après tout il était hors de question que le nombre de soldats diminue juste avant la bataille ! 

Les deux tentes étaient destinées à l’entrepôt des bagages et disposaient d’un espace limité pour s’allonger. S’ils se retournaient pendant leur sommeil, leurs corps se touchaient. Gilbert s’en rendit compte et fut étrangement nerveux à ce sujet.

Rhoo, allez… Je l’ai portée le jour de notre rencontre.  

Ce jour où elle était couverte de sang et ne savait pas parler, bien qu’il fut terrifié, il l’avait quand même embrassée. Pendant tout ce temps, elle l’avait regardé comme s’il était quelque chose de mystérieux. À l’heure actuelle, alors qu’il observait son visage avec ses jolis cheveux détachés, elle était ravissante, mais restait une jeune fille. Cependant, ses traits matures semblaient ceux d’une femme, et dans son corps habitait l’âme d’un féroce guerrier. 

Peut-être parce que Gilbert la regardait, Violet se tourna vers lui. Leurs regards se rencontrèrent.

— Major.

Elle l’appela à voix basse, comme si elle était sur le point de dire un secret. 

— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda-t-il de la même manière. 

— Que… dois-je faire… plus tard ?

— Que veux-tu dire… ? Demain, c’est la dernière bataille. Nous remplirons nos devoirs en tant que force offensive. 

— Non, je veux dire… Après-demain. Que devrais-je faire quand demain se terminera ? Major…  Vous en parliez avec le major Hodgins. Que vous me confieriez à lui.

— Alors tu nous écoutais ? 

Violet était inexpressive, comme à son habitude, mais sa voix semblait étrangement nerveuse

— Cela… n’a pas encore été décidé. 

Alors que Gilbert parlait de manière hésitante, Violet demanda. 

— Vous suis-je donc devenue… Inutile ? 

— Violet ?

— Vais-je être transférée au major Hodgins… Ensuite ? Pour recevoir des ordres de sa part ? 

Les questions trahissaient le fait qu’elle se considérait comme une « chose ». 

— Je… ne pourrai probablement pas recevoir les ordres du major Hodgins. Moi-même… je ne le comprends pas très bien… Mais je ne peux pas bouger si ce n’est sur ordre de ceux que j’ai reconnus. C’est pourquoi… je serais plus utile… En restant aux côtés du major.

Le visage de Gilbert s’assombrit devant cette phrase mécanique. 

— Tiens-tu… tant que ça à suivre mes ordres ?

Il n’était qu’un supérieur qui ne disait rien d’autre que « tuer ». Voici qui l’avait élevé. Voilà l’homme qu’il était.

— Les ordres sont tout pour moi. Et… s’ils ne sont pas donnés par le major… je… 

Pourquoi est-ce que je me sens si mal encore ? 

Les choses demeuraient inchangées. Violet le contraria tout en se considérant comme un outil. Elle le faisait même sans que personne ne le souhaite. Telle était sa nature. Telle était sa façon de vivre. Tel était le type de personne étrange qu’elle était.

Pourquoi ? 

Il était trop difficile pour lui de la voir ainsi. 

–Pourquoi est-ce que…

— Pourquoi est-ce que ça doit être moi ?

 — Hein ?

Elle put à peine entendre ce qu’il disait. Gilbert cracha péniblement des mots avec une expression de franchise qu’il n’avait jamais montrée à Violet auparavant : 

— Après cette bataille… Ne suis plus mes ordres. Je prévois de te laisser partir. Fais une chose que tu aimes, tu n’as pas à écouter les ordres de qui que ce soit. Tu peux… vivre par toi-même n’importe où maintenant, n’est-ce pas ?

— Mais… si je faisais ça, quels ordres aurais-je…

— N’écoute plus les ordres de personne !

Au vu de son expression de visage, Violet rappelait qu’elle n’était qu’une jeune fille. Gilbert avait envie de la confronter, de lui demander pourquoi elle allait sur le champ de bataille. Pourquoi son corps était-il enclin à la guerre ? Pourquoi s’était-elle confiée à d’autres personnes et était-elle devenue leur outil ? 

Pourquoi m’a-t-elle… choisi comme maître ? 

— Est-ce… un ordre ?  

Comme si elle rejetait l’idée, Violet fit désespérément appel, sans grand changement dans son expression.

— Est-ce un ordre du major ?

Ah… pourquoi ? Pourquoi ?

  • Non, ce n’est pas… ça…

— Mais vous m’avez dit « Ne suis plus mes ordres ».

–Non, ce n’est pas ça !!!!

La frustration de ne pas voir les choses se dérouler comme il le souhaitait s’installa dans sa tête et a éclata. 

— Pourquoi… penses-tu que tout est un ordre, quoi qu’il arrive ?! Crois-tu… vraiment que je te vois comme un outil ? Si c’était le cas, petite, je ne t’aurais jamais pris dans mes bras, ni veillé à ce qu’aucun insecte ne s’asseye sur toi en grandissant ! Quoi qu’il en soit… tu ne réalises pas… ce que je ressens… pour toi. Normalement… n’importe qui comprendrait… sûrement. Même quand je suis en colère, même quand les choses sont difficiles, je… ! 

Il pouvait voir le reflet de son visage pathétique à travers les yeux de Violet.

— Je… Violet.. 

Ces yeux bleus fixèrent toujours Gilbert. Mais il en était de même pour les yeux verts. Avant de s’en rendre compte, il la regarda droit dans les yeux. D’un mois à quatre ans, ils ne se quittaient jamais. 

— Ma… jor… 

Dès le moment où ses lèvres roses dirent leur premier mot, Gilbert fit tout son possible pour la protéger. Il n’était qu’un jeune homme lors de leur première rencontre, il n’avait strictement aucune expérience concernant les enfants.

— N’as-tu pas de sentiments ? Ce n’est pas ça, n’est-ce pas ? Ce n’est pas que tu n’en as pas, hein. Tu peux faire un visage comme ça, donc tu as des sentiments. Tu as… un cœur comme le mien, n’est-ce pas ? 

On pouvait probablement entendre ses cris dans les tentes voisines. En pensant à elle une seconde, il sentit sa poitrine se nouer. Il n’avait pas le droit de la sermonner si durement. 

— Je ne… comprends pas… les sentiments, dit Violet d’une voix tremblante, comme pour indiquer qu’elle ne comprenait pas la situation. 

— Tu dois penser… que je suis effrayant là… N’est-ce pas ? Tu n’as pas aimé… que je crie soudainement, pas vrai ? 

— Je ne sais pas.

— Tu es irritée d’entendre des choses que tu ne comprends pas, n’est-ce pas ?

 — Je ne… sais pas. Je ne sais pas.

— C’est un mensonge…

— Je ne sais pas, dit-elle en agitant la tête, le plus sérieusement du monde. Je ne sais vraiment pas. 

Bien entendu que Violet avait des sentiments, elle était humaine. Mais il manquait une qualité essentielle : la capacité à les décrypter, à les comprendre. Telle était la façon dont elle avait été élevée.

À qui la faute, d’un côté ? 

Gilbert mit une main sur ses paupières et ferma les yeux. De cette façon, il ne pouvait plus voir son visage. Il n’entendait que le bruit de sa respiration. Il ne pouvait plus la voir. 

— Major. 

Alors qu’il rejetait la réalité, la voix de Violet résonnait dans ses oreilles. 

— Je ne me… comprends pas. Pourquoi ai-je été fabriquée si différemment des autres ? Pourquoi ne puis-je pas… écouter les ordres de quelqu’un d’autre que le major…? 

Elle avait l’air extrêmement désespérée. 

— Seulement, quand j’ai rencontré le major, je me suis dit « Suis-le ». 

Rien qu’en l’écoutant, il pouvait dire à quel point elle était jeune, même s’il ne voulait pas le voir. 

— Tout en me demandant ce qui se disait au milieu du tourbillon de mots que je ne pouvais pas discerner, le fait que major m’ait embrassé en premier lieu… c’était… probablement… ce qui m’a fait réagir ainsi. Jamais personne d’autre n’a fait cela pour moi… auparavant ou même actuellement… avec de bonnes intentions.

— C’est pourquoi… Je veux… Écouter les ordres du major. Si j’ai… les ordres du major, je peux aller n’importe où.

Depuis petite, elle n’avait jamais œuvré à autre chose que la protection de Gilbert.

Vraiment, à qui la faute ? 

Après un moment de silence, Gilbert murmura à voix basse 

— Violet, je suis désolé. 

Il ouvrit les yeux et tendit la main vers elle, plaçant la couverture sur elle jusqu’à sa bouche. 

— J’ai fini par t’accuser de quelque chose dont tu n’es pas responsable… J’aimerais que tu me pardonnes. Demain, c’est… la bataille décisive. Les attentes de beaucoup reposent sur ta force. Alors, va te coucher. Nous parlerons plus tard… de ce que nous ferons après. 

Il tenta d’utiliser le ton le plus doux possible. 

— Oui, soupira Violet de soulagement. Je vais certainement essayer d’être utile. Bonne nuit, major ! 

— Aah… Bonne nuit, Violet.

Après quelques mouvements des draps, Gilbert n’entendit peu de temps après rien d’autre que les sons réguliers de la respiration de Violet. Tournant le dos à celle-ci, il essaya de trouver le sommeil comme elle. Cependant, des larmes coulèrent de ses yeux fermés. 

–L’intérieur de mes paupières est chaud. C’est comme si mes globes oculaires brûlaient !

Les larmes longtemps retenues coulèrent à flots. Il faisait de son mieux pour ne pas laisser sa voix s’échapper. La main sur le visage, il endura la douleur qui envahissait son cœur. 

À qui… la faute ?

Cette pensée le hanta continuellement. 

***

Une gigantesque muraille de pierre protégeait les terres sacrées d’Intense. Son aspect extérieur dégageait quelque chose de malsain, mais à l’intérieur la structure était semblable à celle d’un jardin de buis contenant un cours d’eau complexe, des moulins à vent et un champ ouvert. Il n’y avait qu’une entrée et une sortie. Une longue route unique, appelée « La Route du Pèlerinage », conduisait au centre-ville, la pente augmentant au fur et à mesure pour aboutir à une cathédrale.

Elle abritait des écritures qui décrivaient de manière crédible la Genèse continentale, les diverses divinités vénérées sur tout le continent, les batailles antiques qui ont eu lieu et l’eschatologie.   Le lieu était considéré comme sacré, car c’était là qu’avait été construite la cathédrale dans laquelle étaient conservés les écrits originaux.

La Genèse continentale décrivait les caractéristiques et les actions des divinités et en ce lieu, étaient abrités les éléments les plus fiables de foi.  C’était une terre de paix où tous les groupes se rencontraient grâce à la diffusion de ces écrits originaux. Gilbert et l’armée du sud-ouest eurent donc à s’introduire dans cette terre de paix en vue de la reconquérir.

— Le tout est de déterminer comment nous allons nous infiltrer.

Tôt le matin, alors que le soleil n’était pas encore levé, les commandants revirent leurs plans une dernière fois lors d’une réunion. En tant que chef survivant, Hodgins se vit confier la tête des stratégies principales. Il dessinait de petits schémas et écrivait des notes à la plume sur une boîte à bagages. « Il n’y a qu’une seule porte », « La ville est comme un jardin », « La capture serait difficile ».

Selon Hodgins, qui n’avait cessé de combattre dans Intense, il existait en cette terre sainte un ordre de chevaliers chargé de protéger les écritures. Un chemin souterrain avait été aménagé pour rejoindre au plus vite les lieux en cas d’éventuelle tentative de vol des écrits originaux. 

— Les forces principales s’engageront dans une bataille directe aux portes. Nous avions pensé à grimper les remparts à la main en vue d’une attaque-surprise, cependant ceux-ci sont impraticables. Cette stratégie est donc impossible à moins de sacrifier nos troupes et concéder directement la victoire à l’alliance Nord-Est. C’est pourquoi je voudrais compter sur les forces annexes alliées à l’Union du Sud-Ouest. Tout d’abord, le major Gilbert de la Force Offensive Spéciale de l’armée de Leidenschaftlich.

Sollicité par Hodgins, Gilbert leva la main. Ensuite, on appela les noms des commandants des quatre unités de raid qui s’étaient alliés avec Leidenschaftlich. Il s’agissait d’unités issues de pays différents, et elles se rencontraient pour la première fois en face à face.

— À vrai dire, les écritures conservées dans la cathédrale pour le culte des pèlerins sont une copie. Les originaux ont été déplacés dans un autre lieu par l’Ordre immédiatement après l’invasion de l’armée du Nord-Est. Je ne sais pas si l’ennemi s’en est aperçu, mais les aqueducs souterrains sont toujours utilisables. L’Unité de Raid les empruntera donc en douce. L’escouade 1 prendra le contrôle de la cathédrale et tirera une fusée de signalisation pour déclarer la victoire. Cela aura uniquement pour but de semer la zizanie dans le camp ennemi. Les escouades 2 et 3 se dirigeront vers le centre-ville. La bataille se concentrera vers l’unique entrée. La garde sera probablement dispersée tout autour de la ville, bien sûr, c’est pourquoi nous devrons disperser nos forces très méthodiquement. L’ennemi sera surpris par la déclaration de victoire et prendra alors la longue, longue route de pèlerinage. À cet instant, nous les abattrons. L’escouade 4 attaquera en avant-garde pour la percée de la porte.

L’escouade 1 a été choisie comme unité de Gilbert.

Le numéro importait peu finalement, les dangers étaient les mêmes et la mission dont ils avaient la charge était la plus importante.

— Ce plan, c’est si et seulement si les conditions sont idéales. Or en pratique c’est rarement le cas. Si l’unité de raid échoue, il y a la possibilité de se retirer et de brûler l’endroit de l’extérieur. Les champs sont vastes, donc le feu s’y propagera rapidement. Mettre le feu aux terrains sacrés est émotionnellement atroce. S’il vous plaît, comprenez bien… Nous, de l’Armée du Sud, ne sommes pas athées. Je ne suis pas athée. Ce serait une solution extrême, mais, concrètement, cela pourrait être notre seule opportunité. Plus le temps passe, plus l’autre partie progresse en fortifiant la zone de pèlerinage d’Intense et plus il devient difficile de la regagner. Les gens à l’intérieur subiraient également plus de dommages. Je veux mettre un terme à cette guerre qui prive les pays du Sud-Ouest de leurs ressources, même s’il en coûte de salir les visages de ces pays avec de la boue. Tout le monde pense la même chose, n’est-ce pas ? La clé de voûte sera… la Force Offensive Spéciale de l’armée de Leidenschaftlich. Nous comptons sur vous. 

On le lui dit d’un ton ferme, Gilbert répondit humblement. 

—  Je le sais. La cathédrale est sûrement la zone la mieux défendue. Mais il n’y a pas lieu de s’en inquiéter. « L’arme » de Leidenschaftlich est là, après tout. J’aimerais que chaque unité soit à l’aise et se concentre sur sa mission, notamment de nous couvrir.  

Les mots de Gilbert semblaient inférer de la force à ses camarades alors qu’ils s’apprêtaient à partir en guerre. Tous les gens présents lui souhaitèrent bonne chance en levant la main pour lui serrer la sienne. Gilbert termina sur ces mots. 

— Je veux vraiment… Que cette bataille soit la dernière.

***

Autour de la muraille de pierre entourant les terres sacrées d’Intense se trouvait un canal d’irrigation. C’était une voie d’eau suffisamment profonde pour que l’eau atteigne la taille d’un adulte. Sur son parcours, on pouvait apercevoir de nombreux abîmes en forme de cascade alimentant le sol. L’intérieur du système de drainage se subdivisait en de nombreux chemins, et si certains menaient à la ville, il devait y avoir ceux qui menaient à la cathédrale. 

Les unités commençaient leur infiltration en descendant prudemment une échelle installée. Les escouades 2, 3 et 4 ont suivi des itinéraires séparés les uns après les autres, et finalement, Gilbert et l’escouade 1 se retrouvèrent seuls dans cet aqueduc souterrain extrêmement long. Ils croyaient fermement qu’une embuscade les attendait, déçus de ne pas en avoir trouvé la trace. 

Certains membres de la troupe devenaient trop optimistes quant à la bataille décisive, au point de commencer à bavarder joyeusement. Gilbert jeta un coup d’œil à Violet et constata qu’elle n’y participerait pas. Le visage qu’elle faisait chaque fois que sa vie était menacée était toujours sans émotion, mais légèrement différent de son expression habituelle.

Violet… sait ressentir le danger.

Après un certain temps, on pouvait enfin voir la fin de ce chemin qui était un canal souterrain. Il y avait une échelle et, par-dessus, quelque chose qui ressemblait à un couvercle en fer. Au-delà se trouvait la surface.

Les jambes de Violet cessèrent totalement de bouger. Tous les autres s’arrêtèrent naturellement aussi.

—  Major, l’ennemi est probablement déjà en position au-dessus de nous.  

—  As-tu entendu quelque chose ?

—  Non, j’ai supposé cela justement parce que je n’ai rien entendu. Si j’étais leur commandant, j’éradiquerais le groupe de raid ici même. Si nous grimpons cette échelle et sortons de là, nous serons probablement tués. Major, je ferai la suite seule, déclara Violet, en détachant la hache de guerre qui lui a été spécialement fabriquée du support sur son dos. 

— Certainement pas. Nous ne savons pas combien ils sont.

— S’ils sont nombreux, raison de plus pour moi de mettre en déroute les ennemis afin que tout le monde puisse monter en sécurité. J’attends donc vos ordres, major. 

La poitrine de Gilbert se serra suite aux mots « ordres ».  

— Major, vos ordres.  

Lui accorder cela revenait à l’envoyer à la mort.  

— Major !  

Elle insistait pour qu’il lui demande une telle chose ! Le regard de Violet, mais aussi de tous les autres, était tourné vers Gilbert. 

— La fusée de signalisation est-elle prête à être utilisée ? 

Après un court moment de planification, tout le monde s’aligna contre le mur tandis que Violet se tenait seule sous le couvercle de fer. Empoignant fermement Witchcraft, elle manœuvra la chaîne de contrepoids. Tordant son corps de toutes ses forces, elle tira la pointe de la chaîne vers le couvercle. Le couvercle s’envola alors avec un fracas exceptionnel. De l’autre côté, on pouvait apercevoir les visages surpris des soldats ennemis. Cependant, avant qu’ils ne puissent arroser Violet de balles, la pointe de la chaîne tendue pressa une capsule et libéra la fameuse fusée de signalisation. La lumière aveuglante submergea les soldats ennemis.

— J’y vais ! 

Violet grimpa rapidement l’échelle et disparut. Très vite, des cris se firent entendre.

— Allons-y aussi ! Allons quelque part où nous pouvons nous cacher pendant que Violet nous soutient !

Gilbert grimpa l’échelle en menant les troupes, alors que Violet faisait de gros dégâts à des dizaines de personnes. 

La voie d’eau souterraine ne menait pas à la cathédrale, mais à un raccourci vers celle-ci. Les membres de l’unité se précipitèrent donc directement vers le bâtiment qui leur servirait de bouclier et s’y cachèrent. 

— Sniper ! Préparez-vous !

Le but était de viser les soldats qui entouraient Violet. Elle pointa Witchcraft contre le sol et se propulsa en l’air. Alors qu’elle posait ses pieds sur son extrémité, elle semblait danser dans les airs tout en se protégeant des balles.   

— Feu ! 

Les balles passèrent près de Violet et atteignirent les soldats qui la coinçaient. Au même moment, pendant qu’elle tournait dans les airs, elle s’arma de son fusil dans l’étui de son uniforme militaire. Avant d’atterrir, elle tira sur deux ennemis qui s’apprêtaient à attaquer Gilbert et les autres depuis l’ombre. Alors que ses pieds touchaient le sol, elle saisit non pas le manche de sa hache, mais sa chaîne et se retourna. Le cou de quelques soldats ennemis tentant de s’échapper s’envola. Ainsi Violet ouvrit des voies pour les alliés en se débarrassant de l’avant-garde qui protégeait les lieux. Tout se passa très rapidement. 

— Tout le monde, chargeons !!

Sur ordre de Gilbert, tout le monde sortit son sabre et rejoignit Violet. Pas une seule âme ne douta d’elle en ce moment même. Ce jour-là, leur meilleur assassin exerçait son talent.

***

Pendant ce temps, une bataille désespérée avait lieu aux frontières entre le Sud et le Nord. L’unité de siège dirigée par Hodgins réussit à franchir les portes malgré les nombreuses victimes, en s’engageant dans les environs. 

— C’était un combat assez élégant, je dois dire.

En donnant les ordres par-derrière, Hodgins se lécha les babines.

— Quoi de plus facile pour un commerçant comme moi ? Je vois clairement les avantages futurs que je pourrai tirer de cette guerre ? Ont-ils vraiment si peur de la destruction de la ville ? C’est leur précieux nouveau fournisseur, après tout. Les terres sacrées qu’ils ont vues même dans leurs rêves. N’est-ce pas ? N’est-ce pas ? dit-il avec un sourire sans peur. Escouade de soutien, apportez une catapulte ! Détruisons le moulin à vent que les ennemis utilisent comme couverture ! Nous allons l’abattre et écraser leur arrière-garde ! Leurs soldats viendront les uns après les autres, mais ne cédez pas ! Celui qui peut faire le meilleur usage de ce fort, gagne ! Apprenez-leur quel côté est le meilleur !

—  Ouais ! crièrent les troupes, comme si tout le monde agissait en harmonie.

L’issue de la bataille était encore difficile à déterminer. Cependant, cela signifiait aussi qu’ils avaient une chance de gagner. Au fond de la pente qui s’étendait derrière l’ennemi, on pouvait voir la majestueuse cathédrale. Pas une seule notification n’en était encore sortie. 

Gilbert, je compte sur toi. Je suis fatigué de tout ça… 

— Je suis en colère depuis hier… non, depuis toujours ! Mettons fin à cette stupide guerre !

Levant son arme, Hodgins entra dans le nuage de poussière pour se battre aux côtés de ses camarades.

***

— Les forces principales ont débuté l’invasion des portes. Les unités du nord-est qui contrôlent cette zone sont divisées en deux, entre les portes et la cathédrale. Difficile encore de déterminer dans laquelle le général principal se trouve. Pour être victorieux, nous devons lui trancher la tête et prendre le contrôle de la cathédrale. Si leur moral baisse, la victoire nous sera assurée ! 

Les membres de la Force Offensive Spéciale de l’armée de Leidenschaftlich se cachaient dans un bâtiment voisin, face à la cathédrale. Ils se réorganisèrent après avoir écouté les soldats correspondants envoyés depuis la porte principale. La cathédrale, visible depuis les fenêtres du bâtiment, était protégée par un mur d’acier si solide qu’il en était presque risible de vouloir s’y introduire. Des soldats armés encerclèrent la périphérie de la tour cylindrique de la cathédrale. En revanche, le reste du personnel de la Force offensive était en nombre réduit. Les blessés emmenés dans le bâtiment n’étaient bien évidemment pas comptabilisés, et le sommet de la cathédrale était très haut avec un accès unique qui semblait être par cette petite porte que l’on pouvait observer. Cependant, entrer directement ainsi serait du suicide : après tout, tout le monde était épuisé, les soldats s’étaient repliés vers cet endroit pour se préparer, mais ne pouvaient pas y rester éternellement. 

Malgré le fait que tout le monde fût assis, Violet restait à la fenêtre. Gilbert pensait qu’elle surveillait l’ennemi, mais elle semblait en fait avoir prévu quelque chose.

— Major, regardez donc ce bâtiment. 

Il jeta un petit coup d’œil à l’extérieur. Le bâtiment en question était un bloc sans aucune particularité. 

— Le toit est ouvert et la distance avec la cathédrale n’est pas trop grande. Je devrais être capable de passer d’un toit à l’autre avec suffisamment d’élan.

— C’est-à-dire que…

Il pensait logiquement que c’était impossible. Bien que le fossé entre le bâtiment et la cathédrale ne fût pas si éloigné, la prise de pied à l’arrivée allait se révéler compliquée. D’autant qu’elle n’avait pas le droit à l’erreur, à cette hauteur la chute était incontestablement fatale. 

— Il y a des vitraux sur les côtés, je peux sauter et passer au travers. Certes ce ne sera pas le sommet directement, mais le saut sera plus accessible et sécurisé. Bien sûr, il sera nécessaire de les briser avec une arme à feu avant. Tirer dévoilera notre position. Ainsi le major et les autres devront se replier et rejoindre les escouades 2 et 3 pour demander de l’aide. Prendre le contrôle de la cathédrale avec nos effectifs actuels est impossible. Une fois arrivé au sommet, je tirerai la fusée éclairante. Notre but, en tant qu’escouade 1, est de faire croire à l’ennemi que nous contrôlons la cathédrale, même si ce n’est pas vrai. 

— Même si cela fonctionne, cela signifie que tu devrais te battre toute seule.

—  J’espère que vous, major, ramènerez tout le monde ici en toute sécurité. Je ne vois pas d’autre méthode. Il est absolument nécessaire de réussir ici.  

— Es-tu prête à mourir pour ça ?  

— Je ne sais pas… si je dois en être prête ou pas. 

C’est comme si elle disait qu’elle n’en avait pas peur. 

— Je ne peux pas y consentir. 

— Alors, avez-vous l’intention d’attendre ici jusqu’à ce que l’unité principale arrive ?

— Tu es… la seule personne… que je ne veux pas sacrifier. 

— Mis à part moi-même, beaucoup de nos camarades sont morts en arrivant ici. Et ce n’est pas un sacrifice, mais une mesure importante. Le commandant doit simplement prendre les bonnes décisions, comme toujours. S’il vous plaît, transmettez-les-moi. S’il vous plaît, commandez-moi, quoi qu’il arrive… major. Et ensuite, je… définitivement…

Violet canalisa toute sa force pour prononcer ces mots. 

— …deviendrai votre « bouclier » et votre « arme ». 

Elle regarda les yeux verts de Gilbert comme s’ils l’éblouissaient. 

— Je vous protégerai. 

Ses mots semblaient venir du fond du cœur. 

— N’en doutez jamais. Je suis à vous. 

Curieusement, la commissure des lèvres de Violet se retroussa légèrement vers le haut. Gilbert n’avait jamais vu son sourire auparavant. Alors de tous les moments, elle avait choisi celui-ci ? C’était terriblement frustrant, triste et exaspérant.  Gilbert leva le poing. 

— Je pense l’avoir parfaitement compris, maintenant. 

— Alors ?

— …

— Faîtes votre choix. 

Tu es unique. Je peux sacrifier 10 000 hommes pour que tu restes en vie. Je…

— Pour commencer, j’ai souvent songé à quel point je ne pensais qu’à moi…

Si possible, je voudrais te préparer une échappatoire pour que jamais tu n’aies à revenir vers moi. 

— Et tu as raison. Je ne peux pas faire de favoritisme dans cette situation.  

Je suis… un poison mortel pour toi. 

— Alors faisons comme tu as dit, Violet.  

Gilbert ajouta cependant.

— Toutefois je ne te laisserai pas y aller seule. Nous allons nous séparer en deux groupes : un pour l’assaut et un autre pour demander des renforts aux escouades 2 et 3. Nous lancerons une corde d’acier dans la terrasse, ce qui te permettra non seulement d’éventuellement t’échapper, mais aussi à d’autres de pouvoir rentrer à l’intérieur.  

Violet cligna des yeux et sembla surprise, comme si elle n’avait pas pensé à cette possibilité.

— Votre attention à tous ! 

L’infiltration avait débuté. Se rendre au bâtiment désigné par Violet fut en effet facile. Peut-être à cause de l’état de guerre terrible, à l’exception de ceux placés dans la cathédrale, tous les soldats autour de la ville se dirigeaient vers les portes. 

En arrivant sur le toit, en observant le ciel, on pouvait distinguer un fil de fer rouillé. Ce fil était une aubaine pour le plan de Violet. Ils fixèrent alors la corde de fer au sol pour la stabiliser et la dirigèrent ensuite en direction de la zone où Violet voulait atterrir. Le reste dépendait d’elle. 

— J’y vais donc en premier. 

Tout le monde prit des petits bouts du fil de fer coupé en petits morceaux, ceci pour s’accrocher à la corde de fer et glisser dessus.

— C’est parti ! s’écria Violet en courant.

Les troupes restées derrière prirent leurs armes et tirèrent sur le vitrail de la cathédrale. Des bruits de verres fragmentés résonnaient pendant que la couleur des vitraux s’éparpillait en mille morceaux. Et Violet s’élança, comme un oiseau, comme un cerf.  


Les voix des soldats ennemis se firent entendre. Il semblait donc que Gilbert et ses troupes avaient été remarqués.  S’assurant que le fil de fer attaché au corps de Violet était suffisamment stable, Gilbert descendit vigoureusement. Alors qu’il frappa le mur et parvint tant bien que mal à gagner le fil, Violet lui tendit aussitôt la main. Elle tint fermement ses pieds et supporta le poids de ses autres camarades qui descendaient à leur tour le long de la corde de fer. 

— Violet. Est-ce que ça va ?

Au même moment, elle tomba. Le cordon de fer fut touché par les armes à feu ennemies. Les soldats en chemin sur la corde moururent donc suite à la chute. Gilbert fit signe aux compagnons restés sur le toit d’appeler des renforts. Finalement, seules deux personnes avaient réussi à s’infiltrer. Quelque part, Gilbert s’attendait à cette issue. 

— Violet, est-ce que tu m’entends ?

— Oui, major.

Elle avait l’air affaiblie. Ses joues blanches étaient rayées par les morceaux de vitrail. Ses vêtements de combat étaient déchirés. Elle était imprégnée d’une odeur de fumée, mouillée par le sang des soldats ennemis, et sa respiration était perturbée, comme si sa force physique était à sa limite.

— Il ne reste que toi et moi. Peut-être allons-nous y rester.

— Oui.

Les épaules de Gilbert accusaient également la fatigue.

— Mais j’ai tout de même un ordre ! Reste à tout prix en vie !

— Oui. Je vais certainement vivre et vous protéger, major.

— Bonne fille !

–Tu as vraiment fait du chemin… Pouvoir t’exprimer si bien…. Tu es bien plus qu’une « chose ».

— Mais je crois bien que c’est à moi de dire cela ! s’exclama Gilbert.

***

La pièce dans laquelle ils s’introduisirent était à 5 étages du toit. Des instruments de musique et des statues en bronze y étaient conservés. Cela ressemblait à une galerie d’art.  

À l’extérieur de la pièce se trouvait un escalier en colimaçon qui menait au toit. Tout en montant, les deux jetèrent un œil par les fenêtres, voyant le sol s’éloigner à mesure qu’ils montaient. Un grand nuage de fumée venait de la zone des portes. Gilbert se demandait anxieusement si Hodgins était encore en vie.

— Major, nous allons bientôt atteindre le dernier étage, dit Violet en attrapant son impressionnante hache de guerre.

Les soldats ennemis, postés en attente, entendirent leurs pas et dégainèrent leurs sabres avant de descendre les attaquer. Simultanément, d’autres soldats surgirent alors qu’ils montaient les escaliers en courant. 

— Major ! 

Violet se retourna pour faucher les hommes qui tentèrent de leur foncer dessus. Gilbert dégaina sa propre épée et se mit en route vers les étages inférieurs.

— Vas-y, Violet. Pendant que je les occupe, tue ceux du dessus et lance la fusée de signalisation. Ceci fait… sera une étape cruciale pour la victoire. Même si nous sommes moins nombreux, les chances seront de notre côté.

Bien qu’elle n’ait jamais hésité à faire des choix cruels, Violet hésita. Si tous les soldats des étages inférieurs venaient à monter, elle ne pouvait guère imaginer que Gilbert ait une chance de s’en sortir seul. 

— Autorisez-moi à combattre également, major ! 

— C’est un ordre ! Vas-y ! 

— Mais…

— J’ai dit que c’était un ordre ! Allez, Violet !

Alors qu’elle était consternée, le corps de Violet se mit en route automatiquement. Elle monta les escaliers sans pouvoir répondre, sortit par la porte du dernier étage dans lequel les figures de divinités étaient dessinées et sortit. Ce faisant, devant sa ligne de mire, se trouvait un endroit si beau qu’on pouvait regretter de le voir dans une telle situation : une petite fontaine, ruisselant doucement et parsemée de verdure et de fleurs. Leur arôme doux et pur se mêlait à la puanteur de la fumée. La terrasse de la cathédrale était un véritable jardin dans le ciel. Pendant un instant, Violet fut choquée tellement cela semblait irréel. 

— Elle est là ! Tuez-là ! 

Il y avait quatre soldats. Des tireurs longue distance et des éclaireurs. Combien de camarades avaient été décimés par ceux-là en tentant de gagner la cathédrale ? Ils se trouvaient à un endroit stratégique après tout.

Les cris et les coups de feu résonnaient d’en bas. Le cœur de Violet fit un bon. 

— Veuillez bouger, déclara-t-elle en agitant dans les airs sa hache encore immaculée du sang de ses récentes victimes.

Elle les observait d’un regard inhumain.

— Bougez, bougez, bougez, bougez, bougez.  

Tout ce qui la préoccupait était ce bruit qui venait d’en bas.

— Bougez, bougez, bougez, bouuuuuugez !!!!

Violet sauta bondit vers les soldats. Elle trancha les bras et les jambes de trois d’entre eux, les déchiquetant à mort.

— Bougez, bougez, bougez, bougez, bougez !

Cette anxiété perturba son traditionnel excellent sens du combat. Une balle effleura son ventre et pénétra la chair de son bras. C’était une erreur qui ne lui ressemblait pas. Sa vision se troublait à cause de la douleur. 

Gilbert la couvrait en dessous, elle devait donc se dépêcher et lui apporter son aide. 

— Bouuuuuugeeeeeeeez !!!!!!!!

Elle tua le dernier homme. Ses jambes tombèrent naturellement au sol à cause de la douleur du tir. En se redressant, elle tira vers le ciel la fusée de signalisation qui était enveloppée dans son porte-fusil. Une brillance blanche se dispersa dans l’air. C’était comme une fleur de lumière. 

Elle ne voulait pas que les choses se terminent d’un seul coup de feu. Elle utilisa donc tout ce qu’elle avait. Sa dernière fusée de signalisation fit un bruit sourd. Immédiatement après, Violet s’effondra la tête la première.

— Ah… Auuh… Uh…

Le son suivant qu’elle entendit n’était pas celui de la fusée éclairante qu’elle venait de lancer. Des cris de stupéfaction et de panique se firent entendre à cause de la situation, mais, surtout, son épaule droite fut touchée à bout portant, ce qui lui ouvrit une grande plaie. Son visage baignait dans une mare de son propre sang.

Violet entendit le bruit d’un pistolet chargé derrière elle. Elle dégaina immédiatement le sien de la main gauche et tira un coup de feu en se retournant, tuant alors un soldat qui armé d’un gros fusil et qui n’avait pas réussi à lui tirer dans la tête. 

Elle ne pouvait pas respirer correctement. L’épaule de sa main dominante ne pendait que mollement. Les sens de sa main droite étaient faibles.

— Uh… Auuh… Uuuugh…

Elle ne devait pas bouger : plus elle le faisait, plus elle saignait.          

— Major !

Malgré cela, Violet revint de là où elle était venue. La seule raison pour laquelle elle pouvait bouger son corps malgré les graves blessures était son obsession pour son seul et unique maître. Elle laissa une traînée de rouge en marchant. 

— Major, major, major ! appela-t-elle plusieurs fois, cherchant Gilbert. 

Esquivant les cadavres des soldats qu’elle avait tués à l’avant-dernier étage, elle fouilla partout, se demandant s’il était là. 

— Major ! cria Violet, comme si elle brisait du verre. 

Gilbert était étendu au milieu des escaliers, sur le point d’être poignardé à mort par la baïonnette d’un soldat ennemi. Les mains de l’ennemi tremblèrent à la voix de Violet, mais la pointe de la baïonnette transperça le visage de Gilbert. 

— P… Pourrituuuuure !!!!!!!!!!!!!!!!

Elle lança la hache de guerre d’une main et trancha le torse de l’ennemi. Il s’effondra, ce qui fit basculer Violet vers l’avant également. Elle rampa alors vers Gilbert. 

— Major, major, major !

Un des yeux de Gilbert avait été crevé, sans parler de ses autres blessures. Il distinguait à peine la lumière et les couleurs. Il ressemblait à un cadavre, ne pouvant plus parler, mais respirant encore. En évoquant sa respiration, même celle-ci était dangereusement faible. Sa main et ses jambes étaient ensanglantées à cause des balles et des éraflures d’épée. 

Serait-il plus rapide de mourir en se vidant de son sang ou bien par les soldats ennemis se trouvant plus bas ? Dans les deux cas, l’éclat de la vie était sur le point de disparaître pour Gilbert. 

— Major, major !

Haussant le ton, Violet appuya son supérieur sur ses épaules, mais il ne répondit pas. Elle tenta de le porter sur son dos.

— Uugh… ah… uuugh… ah…

C’était trop, même pour son bras dominant, ce qui la fit tomber un instant. Elle descendit quelques marches, se redressa et tendit une main vers Gilbert. Comme elle avait épuisé trop de force, ses bras ne répondaient plus. Son bras principal n’était même plus apte à tenir une arme. 

Violet n’hésita pas entre Gilbert ou sa hache : elle jeta la hache de guerre et essaya de se mettre à terre avec Gilbert en utilisant le bras qui fonctionnait encore, pour le relever. Cependant, un groupe d’hommes armés venu des étages inférieurs se précipita.

— UUUUUUUUAAAAAAAAAAAAAH !! 

Violet prit à nouveau la hache de guerre et taillada les ennemis d’une main. Elle usa impitoyablement de la chaîne sur ceux qui tentaient de passer, leur fendant le crâne comme à son habitude grâce à la pointe. 

Une fois cela fait, elle retenta à nouveau de porter Gilbert. Mais les ennemis revenaient. Elle les tuait. D’autres apparaissaient. Elle ne pouvait plus avancer. Elle était réellement en difficulté, cette bataille la tuait à petit feu.

— M…Meurs !!!!!!!

Finalement, Violet finit par permettre à un jeune soldat solitaire, qui criait en se précipitant vers elle, de lui porter un coup. Elle cria à peine, mais son sabre avait rongé la base de son autre bras. 

C’était un ennemi qui n’avait aucune aptitude au combat. Dans des conditions normales, il n’aurait probablement été qu’un jeune garçon sans lien avec la guerre et qui ne maniait l’épée que de façon anecdotique. 

Lâchant l’arme avec laquelle il l’avait poignardée et se levant, le soldat cria. Il la regarda de loin, en reculant, en se rendant compte que celle qu’il devait éliminer était une jeune fille. 

— Vous pouvez…

Le sang coulait de ses lèvres

— Tuez-moi… mais s’il vous plaît… ne tuez pas… major.

Violet supplia pour la vie de Gilbert. Le soldat, stupéfait, se reflétait dans ses beaux yeux bleus, mais elle ne pouvait pas le voir correctement à cause du sang et de la sueur coulant de sa tête. Elle ne pouvait pas discerner l’expression qu’il faisait.

—  Je suis… je suis désolé… je ne voulais pas faire ça… je… la voix du soldat se fendit.  Je vous le jure ! Je suis désolé ! Je ne voulais pas faire ça !

— S’il vous plaît…

— Ce n’est pas ça ! C’est… ! Je ne voulais pas ! cria le soldat en s’enfuyant. 

Par sécurité, Violet le regarda battre en retraite avant de retourner aux côtés de Gilbert.

 —  Major…

Ses pieds étaient instables, peut-être parce qu’elle était sur le point de perdre conscience.

—   Je… l’ai fait, major… major…

— Violet… 

Gilbert, qui était resté les yeux fermés tout ce temps, en ouvrit à peine un pendant qu’il parlait. En entendant son nom, Violet répondit d’une voix larmoyante.

—  Major… 

Il ne l’avait jamais entendue parler comme ça jusqu’à maintenant. Son ancienne aura de démon avait disparu et, pour la première fois, elle affichait l’expression d’un enfant effrayé et recroquevillé dans un coin du champ de bataille. 

— Violet… Que se passe-t-il… ? Où sommes-nous ?

Violet répondit à la question de Gilbert d’une voix congestionnée. 

— Nous… sommes encore au sein de la cathédrale. Nous avons rempli notre mission. Maintenant, nous n’avons plus qu’à attendre les renforts pour pouvoir fuir d’ici, mais ils ne sont pas encore arrivés. Les ennemis viennent d’en bas, ils n’en finissent pas. Major, veuillez donner des instructions. Donnez-moi un ordre, s’il vous plaît.

— Fuis… Loin d’ici

— Comment suis-je censé courir… tout en emmenant le major avec moi ? 

— Laisse-moi… ici… et fuis.

Incapable de comprendre ce qu’on lui disait, Violet avait des doutes sur la façon de répondre à cette requête. 

— Me dîtes-vous de… vous abandonner ?

 Elle secoua la tête en signe de refus. 

       — C’est impossible major. Je ne pars pas sans vous.

— Je vais bien. Si tu pars en me laissant ici… Tu devrais avoir une chance d’en sortir. Alors s’il te plaît, évade-toi. Violet.  

Une forte explosion se fit entendre au loin. Seul l’endroit où ils se trouvaient tous les deux était calme, comme s’il s’agissait d’une autre dimension. 

— Je ne m’enfuirai pas, major ! Si le major reste, alors je me battrai ici ! Si je dois m’enfuir, je prendrai major avec moi, cria-t-elle en utilisant ses deux bras, saignants et engourdis, pour s’accrocher au col de l‘uniforme de combat de Gilbert et le traîner. 

— Violet. Arrête….

Il pouvait entendre le bruit des vaisseaux sanguins qui craquaient. Elle souffrait probablement énormément de la déchirure de sa chair. 

— Violet ! 

Son bras dominant, qui ne pendait que mollement, tomba sur le sol. Sans même le regarder, elle continua à tirer Gilbert avec son autre bras. 

— Arrête… arrête ça… arrête, Violet…

Violet n’écouta pas l’ordre. Elle respirait intensément et, mettant la force qui lui restait sur le bras qui avait été poignardé par une baïonnette, elle descendait une marche à la fois. Plus elle bougeait, plus la lame s’enfonçait dans sa chair. 

— Violet ! 

Le seul bras qui lui restait la trahit et tomba également. Retour à zéro pour Violet, tel un oiseau dont on avait arraché les ailes. Ses bras saignaient abondamment. Comme à son habitude, elle bougea son cou de gauche à droite pour confirmer la situation et eut envie de sourire faiblement. 

— Major, je vais vous sauver maintenant. 

Malgré cela, tout en se mordant les lèvres, elle reprit l’escalier en n’utilisant que ses genoux. Pourtant, son corps avait perdu son équilibre sans ses bras. Elle glissa sur les marches à plusieurs reprises et redescendit les escaliers. Elle tombait et se relevait, tombait et se relevait. Ne s’inquiétant que pour Gilbert, elle transforma l’escalier en une mer de sang. 

Bien qu’elle ne fût pas dans son champ de vision, lorsque Gilbert réalisa qu’elle avait perdu ses bras pour lui, des larmes commencèrent à couler de son œil. 

— Arrête… 

Sa voix suppliante résonnait avec tristesse.

— Arrête, Violet !!

— Non. Je ne veux pas.

Là encore, elle refusa catégoriquement. 

— Major… juste… juste… un petit effort. 

— C’est suffisant. C’est déjà assez… tes bras… tes bras ont… 

— Les soldats ennemis ne viendront pas. Très probablement… des renforts sont arrivés en bas. Je peux entendre… des bruits.

— Alors raison de plus pour que tu descendes ! Vas-y, appelle les renforts !

— Je ne veux pas ! Si… Si le major meurt pendant que je ne suis pas là, qu’est-ce que je dois faire ?

— Ce sera juste fini pour moi. N’en fais pas un drame. Alors vas-y ! 

— Je ne veux pas ! Quoi qu’il arrive… Je ne veux pas ! Si je laisse le major ici… et que je reviens…

— C’est bien si je meurs, tant que toi tu vis ! 

— Je ne peux obéir à cet ordre ! 

Accroupie, Violet continuait à essayer de tirer Gilbert. Elle n’avait plus de bras, et ne pouvait donc plus le porter. Elle pouvait à peine tenir debout sur ses jambes, alors emmener Gilbert avec elle dépassait simplement l’entendement.

— Quoiqu’il arrive… quoiqu’il arrive… je ne laisserai pas le major mourir. 

Les dents de Violet agrippèrent l’épaule de Gilbert. Elle ressemblait à un chien portant quelque chose dans sa gueule. 

— U… Uuuuuuuh ! 

Sa voix s’échappa avec angoisse. Son corps tremblait alors qu’elle tentait à plusieurs reprises de le tirer. Cependant, avec des blessures aussi graves que les siennes et un corps qui n’était pas celui d’un chien, mais d’un humain, il n’y avait aucune chance qu’elle réussisse. 

— Ma… jor…

— Violet, arrête ça… Je t…

Gilbert s’étouffa

— Je… je… t’aime ! cria-t-il, la vision brouillée par des larmes débordantes. Je t’aime ! Je ne veux pas te laisser mourir ! Violet ! Vis !!

C’était la première fois qu’il le lui disait. Il ne lui avait jamais dit « Je t’aime » jusqu’à présent. Il avait pourtant eu de nombreuses occasions par le passé. 

— Je t’aime, Violet. 

C’était ce que son cœur avait chuchoté des lustres. Pourtant jamais il ne le verbalisa à haute voix auparavant, jamais. Depuis quand ? Il n’en avait aucune idée. Si on lui avait demandé ce qu’il aimait chez elle, il aurait été bien incapable de répondre. 

— Violet… 

— Major. 

Avant qu’il ne s’en rende compte, il était heureux chaque fois qu’elle l’appelait. Il pensait qu’il devait la protéger, car elle le suivait partout. Sa poitrine battait avec une dévotion immuable. 

— Violet, tu m’écoutes ?

Il ne lui fallut pas longtemps pour qu’elle l’observe avec ce regard vif avec lequel elle le regarde d’habitude. L’utiliser comme arme lui avait fait mal, et gâcher sa vie était sa plus grande peur.  

— Je t’aime.

J’ai sûrement fait quelque chose de mal, j’ai commis un péché. Mais je veux au moins partir l’esprit tranquille. 

— Je t’aime.

Elle était la première personne que Gilbert Bougainvillea avait vraiment aimée. 

— Je t’aime, Violet. 

— « Je…t’aime ».

Le sang coulant encore de ses bras, Violet prononça le mot comme si elle l’entendait pour la première fois. Elle s’approcha de Gilbert, s’effondra près de lui et regarda son visage. 

— Qu’est-ce que « aimer » ? demanda-t-elle, vraiment confuse, inondant de larme les joues de Gilbert. Qu’est-ce… qu’aimer ? Qu’est-ce que c’est ? 

Son visage en pleurs était quelque chose qu’il n’avait jamais vu, même quand elle était enfant. Elle ne pleurait pas quand elle tuait des gens, ou quand elle se sentait seule et aimée de personne. C’était une fille qui n’avait jamais pleuré auparavant. 

— Je ne comprends pas, major… 

Cette même fille pleurait maintenant. 

— Qu’est-ce que veut dire aimer ?  

C’était une vraie question pour elle.

Ah, c’est vrai. 

Le cœur de Gilbert lui faisait plus mal que son corps. Elle ne le savait pas. Il n’y avait pas moyen qu’elle puisse. Après tout, il ne lui avait rien dit. Il ne lui avait pas « appris » à ce sujet. 

Elle ne connaît pas… l’amour… Quel idiot je fais !  

À ce moment-là, Gilbert versa encore de grosses larmes. Le fait de ne pas pouvoir exprimer ses sentiments à sa bien-aimée était la conséquence de ne pas lui avoir enseigné l’essentiel : l’amour. Y avait-il une façon plus honteuse de mourir ? 

— Violet.

Mais son cœur était étrangement paisible. Il avait le pressentiment que la douleur dans son corps s’atténuait peu à peu. C’était un sentiment particulier. Le fait qu’il ait enfin pu exprimer ses sentiments les plus sincères en était probablement la cause. Il avait l’impression d’avoir atteint la rédemption. 

— Violet… l’amour… est…

Gilbert se trouvait à expliquer à celle qu’il aimait le plus.

— Aimer c’est… penser à… protéger quelqu’un plus que tout. 

Il lui chuchota doucement, presque comme s’il lui faisait la leçon, comme si elle était encore la petite enfant de leur première rencontre, 

— Tu es importante… et précieuse. Je ne veux jamais que tu sois blessée. Je veux que tu sois heureuse. Je veux que tu sois bien. C’est pourquoi, Violet, tu devrais continuer à vivre et devenir libre. Échapper à l’armée et vivre ta vie. Tu iras bien même si je ne suis pas là. Violet, je t’aime. S’il te plaît, vis,

— Violet, je t’aime, répéta Gilbert. 

Après la déclaration, la seule chose que l’on pouvait entendre était les cris de celle qui la recevait. 

— Je ne comprends pas… Je ne comprends pas… se plaignait-elle en sanglotant. Je ne comprends pas… Je ne comprends pas l’amour. Je ne comprends pas… les choses dont parle le major. Si c’est comme ça, pour quelle raison me suis-je battue ? Pourquoi m’avez-vous donné des ordres ? Je suis… un outil. Rien d’autre. Votre outil. Je ne comprends pas l’amour… Je veux juste… vous sauver… vous, major. S’il vous plaît, ne me laissez pas seule. Major, ne me laissez pas seule. Donnez-moi un ordre, s’il vous plaît ! Même si cela me coûte la vie… s’il vous plaît, donnez-moi l’ordre de vous sauver !


—  Violet… Que se passe-t-il…? Où sommes-nous ?

Cette enfant qui, au départ, ne comprenait rien d’autre que « tue » suppliait de lui demander de l’aider. Au lieu de tendre la main pour l’embrasser, Gilbert ne pouvait que murmurer une phrase lorsqu’il perdit connaissance.

— Je t’aime. 

Il pouvait alors entendre des bruits de pas venant d’en bas, mais n’était même plus capable de garder les yeux ouverts.  

Ainsi s’achevèrent les mémoires de la fille soldat nommée Violet. 

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