VIOLET EVER V1 : CHAPITRE 4

Le transcripteur et la poupée de souvenirs automatiques

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Traduction : Raitei
Correction : Nova
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Pour cet enfant, cette personne représentait tout son monde. Il n’aurait jamais pensé qu’elle partirait un jour. Et quand bien même elle n’était plus là, elle restait sa tendre et chère gardienne jusqu’à ce qu’il devienne conscient des choses qui l’entouraient. Elle le retrouvait lorsqu’il s’enfuyait en pleurant et l’encourageait lorsqu’il faisait quelque chose de bien. Dès qu’il tendait sa main, elle le prenait aussitôt dans ses bras. Elle était radieuse et brillait dans tous les domaines, bien plus que lui. Il pensait ainsi que c’était comme cela que devait agir un parent.

Prends ma main. Autrement, je ne pourrais plus marcher. Regarde-moi. Je ne peux plus vivre si tu ne me surveilles pas. Ne t’en va pas. Cette responsabilité est la tienne.

Les responsables de ce canular selon lui ? D’ignobles énergumènes qui lui avaient détruit son monde en lui enlevant cette personne ô combien importante. Des criminels, ni plus ni moins, et ne serait-ce que d’avoir eu l’idée de la lui retirer de sa vie constituait un acte immoral en soi.

Après s’être arrêté de fixer, une bonne fois pour toutes, la porte d’où le son de la sonnette annonçant un visiteur ne retentissait plus, il en vint à mépriser tout ce qui avait conduit à sa chute. Il ne fit pas de déni en se satisfaisant de sa situation. Il ne faisait désormais confiance à personne et ne témoignait d’aucune once de compatibilité avec autrui. Il s’était juré de ne plus s’effondrer afin de marquer une rupture avec son ancien lui, cet enfant qui pleurait continuellement devant la porte en attendant que cette personne revienne.

Il pensait que devenir une telle personne était la marche à suivre.

***

« La capitale de l’astronomie ». Tel était le second nom d’Eustitia, ville localisée sur une petite pente de diverses montagnes. Ses habitants, vivant à environs 1500 mètres au-dessus du niveau de la mer, étaient des observateurs enchantés par les nuits étoilées. Le centre d’Eustitia, construit en rasant les montagnes, était son observatoire. Autour, les constructions faites de pierres se rassemblaient densément.

 La seule voie pour rejoindre la ville qui était parsemée de vastes terres était de prendre un train au pied de la montagne et sauter dans la télécabine qui grinçait en s’élevant. À la différence des autres métropoles scintillantes de plusieurs centaines de kilomètres éclairées au néon, Eustitia était un monde sous un ciel intouché par la pollution lumineuse créée par l’humain, enveloppée dans un voile noir naturel.

Ce qui lui valait toutefois sa réputation de capitale de l’astronomie était surtout sa supériorité dans l’observation astronomique. La ville abritait en effet un prestigieux institut, leader dans le domaine, nommé d’après un roi de la navigation ayant réussi à mettre la main sur une colossale richesse durant sa vie, Shaher. Les observatoires érigés à de nombreux endroits sous l’influence de la passion de ce feu Shaher existaient encore grâce à ses descendants qui avaient bien voulu les entretenir.

L’institut de recherche d’observation astronomique de Shaher assurait un large panel d’activités telles que découvrir de nouvelles étoiles, rechercher tout ce qui était en relation avec l’astronomie et la fabrication de télescopes.

Son personnel était amené à répertorier et étudier les livres de toutes les étoiles connues et avait aussi la charge d’en rechercher de nouvelles. Ayant été établis comme annexe à l’observatoire astronomique, les quartiers principaux abritaient une bibliothèque géante qui pouvait à la fois faire saliver les adeptes de livres ou bien les faire s’évanouir d’un simple regard. Bien entendu, chacun des livres se consacrait aux étoiles et à leurs mythes. La quantité de travail que l’institut devait fournir était ainsi phénoménale.

Dans l’atrium, des escaliers de fer en métal qui semblaient s’étendre à l’infini servaient de pont entre chaque étage, alors qu’un chandelier doré et formant l’image d’une étoile s’étendait depuis le plafond. Aucun espace ne pouvait être visible entre les livres placés sur les étagères. 

Plusieurs bureaux et chaises étaient dispersés à travers la pièce, mais les canapés étaient en plus grand nombre. Entre ceux qui étaient recouverts de tissus luxueux et ceux qui étaient simples, il y avait différentes formes et textures qui faisaient office de support pour les chercheurs.

Les personnes qui travaillent ici étaient en charge de différentes tâches telles que la classification, la fourniture d’aide aux visiteurs ou encore le décodage d’anciens écrits de pièces de littérature étrangère. Parmi eux, le travail qui était considéré comme le moins attrayant se trouvait dans le département des manuscrits, qui préservait des livres si vieux qu’ils étaient à la verge de la détérioration.  Comme son nom l’indique, c’était ici qu’étaient conservés les livres écrits à la main.

Bien que les personnes dudit département travaillent régulièrement sur les manuscrits à une cadence impressionnante au quotidien, ils se trouvaient cependant dans une crise sans précédent. La cause était qu’une collection qui abritait une quantité astronomique de livres avait été achetée par une famille influente. Le grand nombre de livres était un problème, mais le plus dur était surtout de les conserver, étant donné l’état de délabrement dans lequel ils étaient.

Rien que le fait de tourner les pages était délicat, car elles pouvaient se déchirer ou bien certains passages étaient difficilement lisibles. D’autant plus que le nombre de personnes travaillant dans le département des manuscrits s’élevait à quatre-vingts employés. Même sans prendre de congés durant toute une année, il semblait invraisemblable de pouvoir retranscrire les manuscrits à temps.

Après avoir enfin compris l’ampleur de l’état précaire de ces manuscrits, il a été décidé d’urgence de les retranscrire simultanément. C’est ainsi que les transcripteurs en vinrent à travailler avec des professionnels d’un tout autre domaine d’expertise, les spécialistes inégalées de la transcription : les poupées de souvenirs automatiques.

***

La télécabine n’arrêtait pas de faire des va-et-vient. Devant celle-ci étaient alignées différentes femmes bien habillées et d’âges bien différents. Des femmes portant des lunettes pour la lecture à des filles dans la fleur de l’âge, il y avait des tenues aussi bien orientales qu’occidentales, des couleurs d’yeux divers ainsi que des origines variées. Chacune d’entre elles était remarquable. Leur seul point commun était le fait qu’elles avaient été engagées par l’institut Shaher.

La dernière qui avait sauté dans la télécabine portait des hautes bottes d’un brun cacao. L’émeraude verte de la broche placée sur sa poitrine brillait et contrastait avec ses cheveux d’or et ses merveilleux yeux bleus. De son ruban rouge foncé qui ornait sa tête, émanait un doux éclat et ses rubans blancs faisaient d’elle l’incarnation de la pureté féminine. Sa jaquette d’un bleu prussien était délicatement en accord avec son air calme et digne dont le sourire contrastait avec sa peau de lait. Elle rétracta son parapluie rayé couleur blanc et cyan afin de le placer en contrebas et finit par hausser la tête.

Se présentant dans une tunique traditionnelle colorée, une poupée de souvenirs automatiques aux cheveux flamboyants qui était montée dans la télécabine avec elle, chuchota à l’une de ses collaboratrices : « Dans mon pays, les gens comme ça, sont appelés ‘Les lys marchant parmi pivoines’ ».

Autrement dit, c’était une fleur unique qui brillait plus que toutes les autres dans la ville. Sa beauté faisait qu’elle était difficile à approcher à la différence des autres, moins intimidantes, dont l’approche était plus aisée. Alors que les autres poupées se pavanaient et discutaient ensemble, elle marchait seule, d’un pas tranquille et décidé, vers sa destination.

***

Un jeune homme observait la ville à travers un petit télescope depuis l’une des chambres du quartier principal de Shaher. Les heures de travail n’ayant pas encore débuté, il portait avec négligence une chemise non repassée et à demi boutonnée regardant allégrement la vue de dehors depuis la fenêtre à côté de son lit.

— Léon, hey. Viens voir. Les dames qui « accourent partout et à tout moment » sont arrivées. 

L’autre jeune homme, Léon, répondit à son colocataire avec un froncement.

— Allons-nous changer non ?  Puisque les copistes ne vont pas tarder à arriver. 

Un regard pointilleux et en amende pouvait être vu depuis l’arrière de ses lunettes finement encadrées. Ses jeunes traits faciaux encore en développement indiquaient qu’il était dans la moitié de son adolescence. Ses longs cheveux étaient d’un vert océan assez rare et sa peau, qui était de la même nuance depuis sa naissance et non un produit de brulures du soleil, était d’un brun magnifique. Contrairement à son colocataire, il avait déjà mis sa cravate et boutonné ses ourlets.

— Les poupées de souvenirs automatiques, huh. Ce sont des femmes fabuleuses qui savent utiliser les mots pour servir leur client. Ne sont-elles pas dignes d’être mentionnées ? 

Léon répliqua à voix basse à l’homme qui devait avoir cinq ans de plus.

— Un peu comme des prostituées non ? J’ai entendu dire qu’elles ciblaient des hommes riches pour se marier. 

— Qui t’a dit une chose pareille ? Ne t’avise pas de leur dire quelque chose comme ça en face vu que tu ne sais pas t’exprimer. Toutes les femmes sont effrayantes quand elles sont énervées et spécialement celles-là. Il se peut qu’il y ait des filles comme cela parmi elles, néanmoins elles ont fait tout ce chemin pour venir aider de modestes citoyens comme nous. Montre-leur du respect. 

— La Fondation Shaher va les payer non ? Si c’est leur travail, en quoi devrais-je leur montrer du respect ? On ne pouvait pas louer de vraies poupées de souvenirs automatiques pour le coup au lieu de faire venir toutes ces femmes dans nos quartiers ?

—  Tu parles de l’invention originale du professeur Orlando ? Il me semble que cette suggestion a déjà été faite. Il y a eu beaucoup de discussions, mais on ne pouvait pas se permettre d’en louer dix-huit, car elles sont chères. Et il n’y a pas beaucoup d’entreprises qui font du business en louant ce genre de choses. Les poupées humaines sont aussi plus faciles à rassembler en nombre vu qu’elles sont liées pour la plupart à des compagnies postales. 

Même si Léon n’était pas satisfait par ces propos, il les comprenait bien. Les affaires postales mondiales variaient certes en fonction de chaque continent, mais même les services de livraisons des colis postaux n’avaient pas un modèle uniforme vu qu’il y avait des entreprises privées.

 Il était même dit que nous avions atteint une aberration sans précédent dans le secteur, car les agences de poste au sein du même continent offraient un service de livraison dans un secteur limité et qu’il fallait payer des frais supplémentaires si on voulait envoyer une lettre dans une destination plus éloignée. Cependant, les poupées épistolaires étaient en collaboration avec tous les services de postes locaux.  

Elles donnaient aussi l’impression de n’offrir leurs services qu’aux riches, mais c’était un cliché, car elles avaient un large éventail de clients différents. C’était juste que pas mal d’entre elles sortaient du lot et était sollicitées plusieurs fois par les mêmes clients.

— On ne peut pas étendre leurs heures de travail trop longtemps, mais bon, le prix est abordable et puis ce sont pour le coup de jolies poupées humaines alors que demande le peuple ? Elles font même des corrections dans les textes. De plus, Léon… Si c’était des hommes qui venaient, avoue que tu t’en ficherais ? Léon ne répondit pas.

—  Je pense sérieusement que ta haine envers les femmes… est disproportionnée. Je n’en connais pas la cause… Mais je crois que tu en seras guéri si tu tombes amoureux. Tu rates beaucoup de choses en restant cloîtré dans ton coin. 

Léon fut comme mordu par le cynisme de son interlocuteur. Bien qu’il ne fût pas friand qu’on lui dise cela en face, son mécontentement lui allait bien et était son expression courante.

— Pourquoi tout le monde dit que c’est bizarre de ne pas avoir de relations ?  

—  Non, ce n’est pas que c’est bizarre. C’est juste du gâchis. C’est quoi ton but dans la vie ?

—  Les gens peuvent vivre sans ça ! J’adore mon travail et cet endroit. C’est pourquoi je ne comprends pas la décision de la Fondation Shaher. Nous avons un travail noble et de hautes vertus et laisser des femmes ici avec autant d’hommes ne peut que finir par…

— Un travail noble hum…

—  C’est n’est pas quelque chose que tout le monde peut faire. Toi et moi sommes ici parce qu’on a été choisi. La technique de décryptage des documents requiert d’apprendre toutes sortes de langues. Nous, du département des manuscrits, sommes des hommes avec beaucoup de talent. 

— C’est quand même bien morne de fréquenter que des hommes. Nous avons certes des dames en charge de la collection de la littérature sur les fleurs, mais la plupart sont dans le département des références. J’aurais souhaité être pris là-bas. »

Léon resta silencieux tout en observant son colocataire sourire grandement à la venue des femmes. Il mit sa jaquette qu’il portait habituellement par-dessus sa chemise et quitta la chambre. Même s’il entendit son nom être appelé par-derrière, il l’ignora.

Les couloirs étaient enveloppés d’une douce atmosphère matinale. Depuis les fenêtres, les premiers rayons du soleil brillaient tout en se déversant dans le hall sombre et les oiseaux chantants pouvaient être entendus. C’est d’ailleurs en cherchant les oiseaux qu’il a pu voir un de ses collègues écrire les mots « Bienvenue poupées de souvenirs automatiques » sur une bannière accrochée en hauteur.

Les hommes qu’il croisait dans les dortoirs étaient impatients. Même ceux qui ne se rasaient habituellement pas la barbe en avaient profité pour se faire beaux et se regardaient fréquemment dans leur miroir de poche.

— Salut Léon ! Finalement le jour fatidique est arrivé, hein ?

—  Pourquoi est-ce qu’il fait une telle tête apeurée ? Enfin tu me diras, il est toujours comme ça.

Il passa par la place sans saluer ses collègues sarcastiques.

—  Tout le monde est tellement ivre de bonheur à propos des ‘femmes’ et de l’amour’. N’est-ce pas pathétique ? 

Même après s’être fait sermonner la même chose avec répétition, dans le silence d’un si bon matin, Léon claqua sa langue et donna un coup de pied au mur avec sa botte de cuir poli. 

— « Allez tous vous faire voir avec votre ‘romance’ !

Dehors, les oiseaux réagirent immédiatement à la violence du son et tous ceux qui s’étaient installés sur les arbres environnants s’étaient envolés. À cause de son pied qui lui faisait mal, Léon laissa échapper un grognement après avoir marché quelques pas.

***

Le hall d’entrée des quartiers principaux de Shaher, où les constellations et les personnages mythiques étaient peints sur le dôme au plafond, était l’endroit où les poupées de souvenirs automatiques s’étaient réunies. Leur bavardage incessant résonnait dans tout le hall. Se tenait en face de la foule colorée et des visages brillants un membre du personnel du département des manuscrits de Shaher, qui portait une robe noire ample connue sous le nom de ‘robe académique’ avec un chapeau carré et un pompon de même couleur. Il laissa échapper ce qui ressemblait à un toussotement volontaire.

Sur un signal de sa main, d’autres membres avec la même tenue apparurent de derrière en ligne. Même s’il y avait plusieurs femmes, les hommes étaient en plus grand nombre. Parmi eux se démarquait Léon, malgré-lui mis en valeur de par son jeune âge au milieu d’adultes. Chacun d’entre eux avait l’air d’en avoir dans la tête ce qui était logique vu qu’ils étaient des spécialistes qui venaient de différents pays.

— Chères poupées de souvenirs automatiques, nous sommes terriblement désolés de la longue attente. Je suis le chef du département des manuscrits, Rubellie.

Les bavardages cessèrent immédiatement après que le premier homme qui se soit montré ait parlé. Comme si elles étaient synchronisées, les poupées se penchèrent élégamment de différentes manières et d’une voix unifiée :

— C’est un plaisir de vous rencontrer, maître.

La présence de toutes ces femmes rendait l’ambiance joyeuse, ce qui contrastait avec le vieux hall maussade. Après un bref instant, les dames se regardèrent et se mirent à glousser. Apparemment, saluer au même moment était quelque chose qui n’avait jamais encore été fait. Bien entendu, chacune d’entre elles était des rivales réparties dans les différentes sections pour la retranscription. Pour faire honneur à leur vieille profession, les poupées de souvenirs automatiques recevaient un enseignement très poussé concernant l’étiquette. Il était donc normal pour elles d’être gracieuses dans leurs faits et gestes ainsi que dans leurs paroles. 

Quoique flatté, Rubellie toussa une nouvelle fois et se mit à reparler :

— Votre période de contrat est d’un mois. Pendant ce temps, nous ferons une copie d’une centaine de précieux livres. Le nombre total de membres du personnel dans notre département des manuscrits est de 80 personnes. Mes très chères poupées, l’objectif de ce mois est d’atteindre 80% de retranscription. Pour être honnête, j’aurais souhaité que vous restiez plus longtemps, mais la possibilité de louer les services de femmes extrêmement occupées comme vous est de seulement 30 jours. Et puis votre profession est beaucoup sollicitée par les militaires alors nous ne pouvons vous bloquer trop longtemps. Tous ceux du département des manuscrits vous ont attendu avec impatience et, du plus profond de nos cœurs, nous comptons sur vous pour nous aider.

Alors qu’il retirait son chapeau et s’inclina, les autres membres firent de même. Rien n’avait encore commencé, mais quelque chose de chaleureux se dégageait de ces érudits qui avaient plus que jamais besoin de s’ouvrir à des personnes extérieures pour avancer, et pas n’importe lesquelles.

***

Après les présentations, le sujet en était revenu au travail à effectuer. La refonte des manuscrits était supposée se faire par paire. Rubellie annonçait les partenaires un par un, et les personnes appelées étaient tout de suite envoyées dans la salle de travail. Aligné avec tout le monde dans le hall, Léon attendait aussi que son nom soit appelé.

Il semblait que son colocataire fut placé avec une poupée qui portait une tunique colorée. Pendant qu’il l’escortait, il se retourna vers Léon et leva son poing bien serré.

— Suivant : Léon Stéphanotis. Léon, s’il te plaît avance d’un pas. Ta partenaire est… de la compagnie postale C.H, mademoiselle Cattleya Baudelaire. Mademoiselle Cattleya Baudelaire, s’il vous plaît avancez d’un pas. 

Les membres du département des manuscrits retinrent leur souffle en voyant la femme zigzaguer entre les poupées restantes pour se diriger à l’avant. Elle avait des traits faciaux et un corps de poupée, au sens propre comme figuré, et son aura montrait que sa beauté n’était pas la seule chose attirante chez elle.

— Ê-êtes-vous mademoiselle Cattleya Baudelaire ? 

La poupée tourna un petit peu sa tête en direction de Rubellie, dont la gorge était devenue sèche pendant une seconde. Avec des orbes couleur océan et de longues mèches blondes qui les recouvraient d’ombre, la femme lui jeta un regard ensorceleur qui pouvait laisser perplexe n’importe qui sans hésitation. 

— Non, je suis sa remplaçante. J’accours là où mon client le désire. Je suis du service des poupées de souvenirs automatiques, Violet Evergarden. 

Sa voix était si douce qu’elle captiva tout le monde et prit le contrôle du hall.

— Je suis de la même agence de poste qu’elle. Elle a par erreur été affectée à deux missions simultanément, d’où la raison de ma présence. Sa période d’absence sera d’une semaine, après cela Cattleya reviendra. Cependant, un message d’excuse de la part du président aurait déjà dû vous être délivré… 

Une jeune secrétaire se mit à côté de Rubellie tout étourdi. 

— Je suis désolée. En y repensant, nous avons reçu un appel trois jours auparavant. M’étant dit que le seul changement à faire était dans le registre des noms, je l’avais remis à plus tard et…hum…  Rubellie lui fit un signe de la main : 

— Non, bien… Tant qu’il y a quelqu’un. Mademoiselle Evergarden, nous vous laisserons donc travailler avec notre grincheux Léon. Léon, votre partenaire a soudainement changé, mais un parfait gentleman tel que vous n’aura pas de problème avec ça, pas vrai ? »

Avec toute l’attention de la salle sur lui, Léon resta silencieux, ne prononçant aucune réponse.

— Léon… ? Dit Rubellie qui lui jeta un coup d’œil depuis le côté.

C’était comme si le temps s’était arrêté. Il en avait même oublié de cligner des yeux et de respirer. Une anomalie que Léon n’avait jamais ressentie auparavant pesait sur sa poitrine.

–Mon cœur… palpite. Qu’est-ce que… qui est cette femme ? Qu’est-ce qu’elle m’a fait ?

Ses yeux étaient grand ouverts, sa bouche tombante, ses oreilles viraient au rouge tellement l’idée de se faire appeler « maître » lui faisait de l’effet.  Une telle réaction fut causée notamment par la rare beauté qui émanait d’elle.

— Léon. Hey, Léon ? 

Même les mots de son supérieur ne pouvaient l’atteindre.

–Un sentiment étrange… brûle à l’intérieur de mon corps.

Violet inclina légèrement sa tête au regard qu’il lui lança, si ardent qu’il aurait presque pu faire fondre quelqu’un. Léon Stephanotis avait seize ans et naquit au mont Eustasia où il fut élevé et d’où il contemplait toujours le ciel étoilé au point d’être devenu passionné d’astronomie. Son temps était dédié aux étoiles et il n’y avait pas de places pour les autres. C’était comme cela que les choses étaient supposées être, même maintenant.

Jusqu’à aujourd’hui, il n’avait jamais connu l’amour et son cœur misogyne fut touché pour la première fois par une femme.

***

—  Je vais maintenant commencer à écrire ce que vous me dictez maître.  Si vous le désirez, je pourrais plus tard vous faire parvenir une copie parfaite. J’ai aussi entendu dire que tout devait être retranscrit à la machine. Cela vous convient-il si j’utilise la mienne ?

Les salles de travail étaient devenues animées depuis l’arrivée des poupées. Plusieurs livres reposaient sur les sofas alignés. La zone principale était encombrée de gens travaillant côté à côte, poussant de côté les livres et les diagrammes pour libérer de l’espace afin que les poupées puissent s’installer. Une telle chose était bien sûr logique, vu que l’effectif avait doublé. Léon et Violet s’assirent l’un à côté de l’autre et l’espace entre eux était si petit que leurs genoux pouvaient se toucher à tout moment.

— Utilise celle en face de toi. D’ailleurs les machines dernier cri de l’Institut ont toutes un mot de passe commun que tu ne dois divulguer sous aucun prétexte. 

— C’est logique, tout ce qui concerne le travail du maître doit rester confidentiel. 

Pas du tout intimidée par un appareil avec lequel elle n’était pas familière, Violet commença à utiliser la machine à écrire. Les yeux de Léon restèrent posés sur son profil éblouissant.

–C’est bizarre… comme je le pensais, je ne me sens pas bien.

Léon luttait contre ses mystérieuses palpitations sans avoir la moindre idée de ce qui pouvait causer ça. Mais il ne pouvait pas se permettre de « tomber malade » à un pareil moment, quand tout le monde travaillait si consciencieusement. Ainsi, sans informer quiconque de sa situation, il essayait désespérément d’agir comme si de rien n’était. Toutefois, personne n’était dupe. 

— Léon… rougit. 

— Oh, Il en pince pour elle ? C’était sûr !

—  Alors il est intéressé par les femmes. Je pensais que… 

— Ah toi aussi ? Je pensais pareil. 

— C’est vrai quoi… On ne l’a jamais vu sortir avec une fille.

— Wahow, je me sens comme un père regardant son fils grandir. 

Les collègues et amis de Léon avaient vite compris le changement dans son expression et s’étaient inquiétés. Mais ils avaient fini par l’observer depuis leurs chaises tout en le taquinant.

Il était le plus jeune astronome qui soit, possédant assez de connaissances pour faire partie du département des manuscrits et avoir l’approbation du chef. Ses collègues auraient pu faire preuve de jalousie à son égard, mais il n’en était rien et le traitait plutôt comme un petit frère.  Les regards de ces derniers se firent ressentir chez Léon, mais il préféra ne rien dire en préférant leur renvoyer un regard noir. Ceux visés rigolèrent légèrement et retournèrent à leur activité.

Ses mains toujours sur la machine à écrire, Violet donna un signe d’agrément et fixa Léon de nouveau. 

— Je suis prête maître. Vous pouvez commencer la diction.

— Le premier travail de retranscription que nous ferons est une œuvre en lingua franca qui traite d’une comète vieille de deux-cents ans nommée Alley. Je vous préviens, je traduis rapidement. Normalement, quand nous formons des paires ici, l’un fait la traduction et l’autre écrit. Si vous ne pouvez pas suivre le rythme, vous ne serez qu’un poids mort.

—  Ne vous en faites pas.

La brève réponse pleine de confiance frappa Léon qui n’avait maintenant qu’un désir, casser cette fierté qui émanait d’elle.

— Eh bien, voyons votre habileté.  

Tout en faisant attention, il tourna la page du livre qui était sur le point de se délabrer. 

— Une grande flèche de lumière transperça les cieux sombres et vint faucher de plein fouet le cou de St Barberousse. Pour citer l’éminent astrologue Ariadne, ‘la flèche de lumière est un présage de mauvais augure’. Après que l’éclat de la lumière se soit éteint, un fléau se répandit, et le royaume sombra avec la nouvelle de la mort de son monarque. Il est aussi dit que la mort de St Barberousse était due à cette grande flèche de lumière qui déchira aussi bien son corps que son âme. De ce qu’a révélé Ariadne, il y avait déjà eu des apparitions de ce genre de flèches par le passé. La raison de son existence serait à l’origine d’un enlèvement. Une femme mariée fut en effet emportée par le roi Reinhart du royaume des fées. À cette occasion, son mari, un notable, fut offert en sacrifice. Cependant pour la jeune femme, la mort de son mari, ainsi que le fait de devenir l’épouse de Reinhart n’étaient pas une tragédie. En effet, le sacrifié fut ressuscité dans un nouveau corps au royaume des fées qui se dit être un lieu à mi-chemin entre la vie et la mort où les âmes subsistent pour l’éternité.  

Léon récitait calmement sans jamais faire de pause, ne jetant pas une seule fois un regard à celle qui écrivait. Il pouvait entendre clairement le son de ses doigts frapper sur la machine pendant qu’il parlait. Se demandant où elle en était, il s’arrêta une fois pour vérifier…

— Maître, continuez, je vous prie.

Violet venait juste de finir de copier sa récitation. Il fut pris de surprise pendant une seconde.

–Elle doit taper plus rapidement que moi.

Mais plutôt que d’être impressionné, il fut frustré.

— Je peux traduire encore plus vite s’il le faut. 

Léon racla sa gorge et se prépara à recommencer la traduction.

— La mort du noble avait impacté les paysans. La plupart devinrent fous en voyant la flèche de lumière. Certains se jetèrent dans le lac en voyant sa réflexion et s’y noyèrent, d’autres la prirent en chasse et ne revinrent jamais. Plusieurs autres témoins de l’évènement perdirent l’esprit. Ceci était d’autant plus marquant que la flèche de lumière était vue comme un bon présage dans nos contrées. Selon une légende d’Orient que nous avait contée un troubadour, lorsqu’une flèche de lumière embrasait le ciel sur son passage, les habitants remplissaient des sacs d’air pour respirer jusqu’à ce qu’elle soit passée. Il était aussi notoire de voir des personnes les rues vendant des sacs remplis d’air de montagne. Cependant, devant cette calamité, les habitants n’avaient d’autre choix que de regarder la scène, impuissants. Les grandes choses commencent et se terminent toujours dans des endroits inaccessibles. Si la fin ultime devait venir, elle serait au moins aussi grandiose que ce spectacle.

Il ne s’arrêta même pas pour reprendre son souffle malgré sa respiration alourdie. Après avoir parlé, il se retourna aussi vite que possible vers Violet.

— Maître ?  

Elle avait déjà fini d’écrire en ayant parfaitement retranscrit le récit sur le document. La frustration qui l’oppressait auparavant se transforma en irritation. Il ne supportait pas de la voir si calme. 

— Mais quelle condescendance !! 

Les doigts de Violet bougèrent rapidement sur le clavier.

— Non ! N’écris pas cela ! Je n’étais pas en train de réciter ! 

— Mes excuses. 

— Je gagnerai quoiqu’il en coûte… Non ! N’écris pas cela non plus ! 

— Mes excuses.

Après avoir réitéré ce process pendant plusieurs heures, les deux avaient fini par avoir pas mal d’avance sur les autres duos. Pendant qu’il vérifiait, les documents copiés, Violet observa Léon, qui se tenait le cou à force d’avoir trop lu.

— Nous avons été capables de reproduire l’équivalent de deux jours de travail. Maître, vous êtes formidable. 

— Ah, Vous croyez ?  S’avouant vaincu, Léon ne se réjouissait pas des compliments de Violet.

Sa vitesse de transcription était impressionnante même pour quelqu’un du département des manuscrits. Outre le fait d’être un spécialiste, il avait perdu face à une étrangère envers qui il nourrissait de la rancœur.

— Vu que nous sommes deux fois plus rapides que les autres paires, est-ce que cela veut dire que si nous continuons à ce rythme nous pourrions finir en moitié moins de temps que ce qui était prévu ?  

— C’est… impossible.

Léon scrutait le tableau d’affichage des progressions sur le mur de la salle commune. Le nom de chaque paire, l’objectif à atteindre et le progrès réalisé dans la journée y étaient affichés. Toutes les paires présentaient une progression plus rapide que prévu. Ce fut à ce moment que Léon regarda les autres poupées. Alors que ce fut leur première pause après avoir travaillé huit heures d’affilée, elles étaient toutes souriantes et une atmosphère cordiale régnait entre elles. Au contraire, à l’instar de Léon, les hommes du département des manuscrits étaient tous exténués. Ce serait une exagération de dire qu’ils étaient semblables à des corps entassés, mais il y avait pas mal de personnes qui s’étaient écroulées sur les bureaux les plus proches.

— Comment pouvez-vous encore avoir autant d’énergie vous les filles ?

— Que voulez-vous dire ?

— Normalement, n’importe qui serait fatigué après autant d’heures de travail.

Violet cligna des yeux quelques fois d’un air interrogateur. 

— Certes, écrire rapidement requiert certainement de la concentration ainsi qu’une certaine endurance, mais ce n’est rien comparé à nos voyages.

—  Quand vous dites « voyages », vous parlez de vos déplacements pour aller retrouver vos clients ?

—  Oui. Cela fait partie de notre travail d’aller partout et à tout moment, rencontrer un client qui a besoin de nous, quand bien même ce dernier habiterait dans une jungle profonde ou bien dans un village reculé derrière une douzaine de montagnes. Les poupées de souvenirs automatiques peuvent endurer dans l’absolu toutes sortes de moyens de transport avec leur seul bagage durant une année entière.

— Alors que vous êtes des femmes ?

— La plupart des poupées sont de sexe féminin effectivement.

— Mais il y a des endroits dangereux non ?

— En effet.  Mais tout le monde a un minimum de force et a des bases en self-défense. Physique. Comme je suis de la compagnie postale C.H, je suis aussi formée pour aller dans les zones de conflits. Dans ces cas-là, je transporte des armes à feu avec moi, ce qui rajoute un poids non négligeable à mon bagage. Écrire quelques heures à côté n’est…

Il semblait qu’elle souhaitait dire « n’est rien ». Léon ressentit à nouveau une sensation désagréable dans son torse. Mais en même temps, son avis changea sur les poupées, lui qui pensait qu’elles n’offraient leur service que pour les clients riches.

Et dire que je les ai considérées comme des filles vénales.

Elle avait une posture qui semblait ne jamais s’affaisser, même après plusieurs heures de longs efforts. Elle avait des conditions de travail exigeantes qui faisaient qu’elle n’avait pas de jours de congé. Son travail la menait même dans des zones dangereuses. Quelqu’un de normal ne pouvait pas faire tout ça.

— Pourquoi faites-vous… un travail aussi dur ? 

–C’est n’est pas le genre de choses qu’accomplirait une personne qui aurait pour objectif de se marier avec un homme fortuné

— C’est le rôle qui m’a été confié, répondit Violet sur le vif.

—  Par votre entreprise ? 

— Certes, mais en aucun cas je n’ai pensé que c’était un métier étouffant. Au contraire, aller vers les gens et recevoir petit à petit leurs sentiments est véritablement magique. C’est comme si on me contait une histoire qui prenait une forme concrète juste après. C’est très unique. 

Ses mots firent oublier la fatigue à Léon. Dans un passé maintenant révolu, Léon connaissait quelqu’un qui avait comme lui, maintenant, l’habitude d’observer les étoiles et il ressentait un certain romantisme lorsque cette personne lui en parlait. L’empathie, l’admiration et la crainte qu’il ressentait envers cette personne qui n’était plus de ce monde, tout comme le sentiment d’accomplissement d’avoir déchiffré un manuscrit pour la première fois, étaient exceptionnels.

— Vous avez raison, dit Léon, totalement en phase avec ce que disait Violet. Même si… vous êtes une femme… vous l’avez compris. 

— Et quel est le rapport avec le fait d’être une femme ?

— En effet… il n’y en a aucun.

Après que Léon lui montra à sa manière qu’il l’avait complimentée, Violet esquissa un petit sourire quand ce dernier eut le dos tourné

***

Les poupées de souvenirs automatiques qui avaient reçu le surnom de « femmes fatales » au département des manuscrits, continuèrent leur rythme effréné.

L’élégance de ces dames ainsi que leur bon niveau d’instruction ne plaisait pas seulement aux hommes. En effet, elles étaient aussi prisées par des clientes. Parmi ces poupées, la plus remarquable d’entre elles était la partenaire de Léon, Violet Evergarden. Son charme naturel en était une des raisons, mais ce qui attirait surtout les hommes était sa sympathie. Elle commença ainsi à gagner des fans.

— Sois prudent. Les gens te jalousent Léon.

Sur le coup, Léon ignora l’avertissement, mais ne tarda pas à en subir les conséquences. En effet, même après avoir fini de rechercher du matériel ou d’écrire des manuscrits, le duo se promenait ensemble dans le bâtiment, ce qui ne manquait pas d’attirer les convoitises. Pourtant, Léon, qui était peu habile avec les mots et fermé avec les femmes, ainsi que Violet, littéralement une poupée vivante au comportement un peu mécanique, n’avaient rien d’une paire enviable. Cependant, la logique n’atteignit pas ceux dont la vue était embrumée d’amour. Et ceux les plus jaloux étaient les hommes extérieurs au département des manuscrits.

— Alors, de quoi souhaitez-vous parler ?

Se confrontant à une difficulté dans la traduction, Léon se dirigea vers la bibliothèque pour aller chercher un dictionnaire. Comme celui qu’il voulait était situé en hauteur, il dut grimper une échelle, laissant Violet attendre sur une chaise voisine. Alors qu’il revenait triomphant après avoir finalement mis ses mains sur le livre tel un chasseur de trésor, il retrouva Violet entourée de trois jeunes hommes du département des référencements, qui lui souriaient jusqu’aux oreilles.

— C’est dommage d’avoir un partenaire tel que Léon. Il a vraiment un sale caractère.

— Si la Fondation Shaher ne l’avait pas pris son aile, il n’aurait pas pu vivre une vie aussi décente vu qu’il est orphelin.

— Une fleur rare comme vous ne peut que se faner à ses côtés. S’il devient lourd, n’hésitez pas à passer chez nous. Surtout si vous êtes passionnée d’étoiles, on est meilleur que les hommes du département des manuscrits sur ce sujet-là.

Violet écouta ce qu’ils disaient, sans expression.

–Ridicule.

Léon claqua sa langue. Bien qu’il fût d’un tempérament impulsif, il avait reçu de tels traitements maintes et maintes fois qu’il en était devenu habitué. Plutôt que d’être furieux, il ne put s’empêcher de penser sur un ton amusé :

–Et c’est reparti.

Il était très conscient de là où il venait et de son mauvais caractère, du fait qu’il était plus jeune et que très peu de monde l’appréciait. C’était probablement dû au fait qu’il n’était pas amical lorsqu’il s’adressait avec les gens qui ne faisaient pas partie du département. Sa réputation auprès d’eux n’était pas très positive. Il n’aurait peut-être même pas eu son travail au sein du département des manuscrits s’il n’avait pas attiré l’attention de son patron, Rubellie. Léon vivait une vie où il ne cherchait pas l’affection des autres, dès lors, il ne pouvait jamais être déçu d’une diffamation de la sorte. Il n’était même pas offensé.

— Je suis aussi orpheline. 

Les mots de Violet résonnèrent à travers le silence de la librairie comme jamais. S’il était déjà notoire que sa voix était magnifique, c’était la première qu’elle sonnait de façon si pure.

— Je n’ai donc pas eu de vie « décente » comme vous l’avez suggéré, répondit Violet d’un ton cinglant qui résonna une fois encore.

–Elle… ment, pas vrai ? 

C’est ce que Léon pensait, mais il pouvait voir son attitude sereine et sincère.

— Et cela ne fait que quelques années que j’ai appris à lire. 

Bien qu’il ne fût pas blessé par toutes les remarques qu’il avait reçues, il fut violemment secoué par la confession de Violet. 

— Je vous prie de m’excuser pour ma froideur, mais les personnes du département des manuscrits sont plus joyeuses et expérimentées que moi quand il s’agit d’avoir des interactions sociales.

Violet, toujours aussi belle, se révéla ainsi sans aucune once prétention

— Si vous discutez de naissance ou d’enfance, permettez-moi de ne pas me joindre à vous.

— V…Vous plaisantez n’est-ce pas ? 

— Pas du tout. Comparé à maître Léon, je suis celle qui ait eu la vie la plus difficile et je n’ai pas besoin qu’on me le dise pour le savoir.

—  S-Sa mère avait une vie de vagabonde !

— Je ne connais même pas le visage de mes parents. De plus, je suis moi-même une vagabonde, vu que je voyage dans le cadre de mon travail. Si vous essayez de me faire sentir supérieur à lui, c’est raté.

— Vous… dites cela pour couvrir Léon, car c’est votre partenaire hein ?

Violet se retourna vers l’homme au visage rouge de colère qui avait dit cela.

— Je vous dis tout simplement la vérité… Libre à vous de me croire ou non.

Ses mèches d’or se secouèrent pendant que ses lèvres d’un rouge profond attendaient que ses pensées prennent forme. Violet Evergarden n’était pas du genre à se laisser faire, quelle que soit la pression qu’elle subissait. 

— Mon contrat est peut-être avec la Fondation Shaher, mais pour le moment, seul Léon Stephanotis est mon client et maître. Si vous essayez de le blesser, je le protégerai de toutes mes forces. Certes, cela outrepasse mes fonctions, mais c’est la nature d’une Poupée que d’aller au bout des choses.

Le jeune homme, qui fut bouche bée, ne savait que répondre.

— Allons-y, nos mots ne la toucheront pas. 

Les trois hommes quittèrent rapidement Violet. Bien entendu, le monde où elle vivait était différent du leur. Même s’ils étaient des êtres humains comme elle, même s’ils parlaient le même langage, c’était un fait. C’était comme si chacun se trouvait sur des rives opposées. Les mots ne pouvaient atteindre l’autre côté. Malheureusement, beaucoup ne réalisèrent pas cette triste vérité. Un observateur demanda à voix basse ce qu’il venait de se passer et on lui rapporta en chuchotant :

— Qu’est-ce qui ne va pas avec elle ? Parler de la sorte juste parce qu’elle est belle… pour qui elle se prend ?

—  Il semblerait qu’elle se prenne pour une orpheline… »

Les commérages continuèrent sans aucun remords. Les gens commencèrent à parler si fort que seuls les sourds ne les entendraient pas alors que Violet était assise dans le secteur, toujours aussi élégante et continuant d’attendre Léon. Pour une certaine raison, la vision de Violet lui était insupportable tant elle l’irradiait de dignité. Quand il l’avait vue pour la première fois, il avait aussi pensé qu’elle était sublime et que, sans aucun doute, elle était la plus belle des femmes qu’il avait rencontrées jusqu’à maintenant.

La noblesse qui émanait d’elle était admirable, cependant, il y avait plus encore derrière cette beauté singulière.

— Quelque chose… Quelque chose de différent. Quelque chose plus pure et incommensurable. Quelque chose…

Elle semblait encore plus éblouissante qu’avant, ce qui lui fit mal à la poitrine. Léon claqua sa langue à nouveau et marcha lentement, approchant sa main de Violet.

— Maître, s’exclama Violet en levant la tête.

Au même moment, Léon lui prit le bras et la fit se lever. Ils se frayèrent un chemin à travers les longs couloirs de la bibliothèque à un rythme rapide. 

— Maître, avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ? 

— En effet.

— C’est parfait. 

— Ça ne l’est pas.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce n’est pas bon du tout. 

— N’est-ce pas de ma faute si les gens commencent à penser mal d’elle ?

Le sujet n’alla guère plus loin que ça.

— Je vois. D’ailleurs, est-ce que cette bibliothèque possède des livres autres que ceux du département des manuscrits ? 

— Hah ? Bien entendu… Il y a des tonnes de livres sur les constellations. Est-ce qu’il y en a que vous souhaiteriez lire ?

—  Oui. Pour quelqu’un qui voyage souvent, c’est utile.

Violet agissait comme si ce qu’il s’était passé auparavant n’avait pas eu le moindre effet à son égard. Son centre d’intérêt était une pile de livres à proximité. Même la chaleur excessive de la main de Léon qui s’était agrippée autour de son bras ne la perturba pas. Même s’il souhaitait partir aussi tôt que possible, il s’arrêta en chemin.

— Alors commencez à choisir tout de suite. Il vous faudrait une carte pour emprunter ces livres. Ce serait pénible de vous en faire faire une, alors agissons comme si c’était moi qui les empruntais. 

— Mais… nous sommes encore en service.

León se sentit irrité suite à la rigidité de Violet. 

— Emprunter quelques livres ne fait pas de mal et puis je vous ai fait attendre. Vous êtes gênée pour des choses insignifiantes, mais pour dire ce que vous pensez, vous êtes inflexible.

— Mes excuses.

— Je ne suis pas en colère donc ne vous excusez pas.  

— Vous ne l’êtes vraiment pas ?

En effet, le visage de Léon affichait un mécontentement clair.

— Je ne le suis vraiment pas. J’ai juste tout le temps l’air énervé.

Avec ses lèvres effilées comme si elle boudait, Violet plissa un peu les yeux.

— On dit de moi que je suis inexpressive. Tel est mon visage, répondit-elle sur le même ton que Léon. 

— Nous sommes donc un peu semblables, ajouta-t-il.

Léon trouva difficile de se libérer de son emprise.

***

— Alors je lui ai dit que c’était flippant. Et tu sais ce qu’elle m’a répondu ? Elle m’a sortie un « t’es mignon ! » kuuuuuh ! J’avoue que j’ai été désorienté, puis c’est elle qui est censée être mignonne pas moi ! Hé, tu m’écoutes Léon ?

Trois jours s’étaient écoulés depuis le début de la collaboration avec les poupées. Comme d’habitude, son colocataire faisait le moulin à parole au point de ne pas arriver à enfiler son pyjama.  Il parlait des poupées depuis le beau matin, mais Léon avait lâché à mi-chemin. Alors qu’il attacha sa cravate, quelque chose d’autre occupait ses pensées. 

— Je ne suis pas intéressé par ce que tu dis. Je n’arrive pas à penser à autre chose que l’observation de la comète d’Alley qui va se dérouler dans quatre jours.  

— Ah je me disais bien que je parlais dans le vent… La comète d’Alley a un cycle de 200 ans c’est ça ? Si on la rate, on ne la reverra pas.

—  Je me demande comment elle peut être si belle. 

— Le trait de lumière créé par la comète lorsqu’elle passe est fantastique, à la limite de l’irréel il est vrai. J’ai aussi hâte de la voir et je pense inviter ma partenaire. D’ailleurs, ta sublime partenaire ne partira pas dans quatre jours ? 

— Ma poitrine me fait mal quand je la regarde…  

— Pourquoi ne pas essayer d’inviter cette Violet d’ailleurs ? Non, mais attends, tu me parles de la comète ou de Violet depuis tout à l’heure ?

— Encore quatre petits jours, hein ?  

L’observation de la comète d’Alley était un grand évènement pour tout le personnel de Shaher. Une comète qui avait un cycle aussi long était une grande chance pour un jeune comme lui. Mais la comète n’était pas seule à occuper l’esprit de Léon, car la date d’observation de cette dernière coïncidait avec le départ de Violet. 

Après chaque journée de travail, il comptait les heures restantes avec elle. Dès l’aube, il réfléchissait sur des sujets de conversation à avoir en sa présence ou bien sur une méthode afin d’aller déjeuner avec elle pour que la douleur vive dans sa poitrine se soulage un tant soit peu.

— Bref, peu importe, ô combien tu l’aimes, elle reste une poupée de souvenirs automatiques. Elle disparaîtra de ta vie un moment ou un autre. Ainsi sont les femmes d’ailleurs, en général : quand tu penses que tout va bien, avant que tu ne le réalises, elles mettent les papiers de divorce sur la table et s’en vont. Oui, parce qu’elles se gardent de dire les choses et finissent par exploser de frustration au lieu de communiquer au fur et à mesure pour régler les problèmes.

— Je ne veux pas m’attacher à elle de cette façon. Je ne veux pas. Je ne veux pas. 

Il secoua la tête pour tenter de cesser de penser à elle, mais en vain. Comme pour se réprimander, Léon serra tellement fort son nœud au point de ne plus pouvoir respirer. Mais à vrai dire, sa respiration était déjà en peine depuis l’arrivée de Violet.  Il était d’usage à l’Institut Shaher de cesser toute activité durant le déjeuner, car selon son directeur, M. Rubellie, cela était nécessaire pour produire un travail de qualité. Il y avait ainsi une cafétéria qui pouvait accueillir non seulement les visiteurs, mais aussi l’ensemble du personnel de chaque département. On pouvait acheter ses repas ou bien les apporter soi-même, dans tous les cas l’espace était libre. Léon était habituellement à ladite cafétéria, mais aujourd’hui, il avait refusé l’invitation de ses collègues. Il se promenait seul dans les couloirs avec un sandwich à la main et une boisson. 

— Où est-elle passée ?  

Il trouva la personne en question sans trop de peine. 

Il y avait un balcon accessible par les escaliers de secours très peu utilisés. Une statue faisant l’allégorie d’une étoile se tenait majestueusement au milieu du balcon, au bout de la rampe en pierre. Violet était assise aux abords de la statue au point que l’on aurait pu croire qu’elle était blottie contre elle. L’une de ses mains tenait une boisson tandis que l’autre nourrissait les oiseaux avec des morceaux de pain. Ses cheveux d’or brillant émettaient une lueur douce et lui conféraient encore plus une aura surhumaine. Les oiseaux s’envolèrent une fois que Léon ouvrit la porte. 

Vous n’aimez pas être vue quand vous mangez ?

Sans être surprise du tout par la présence de son interlocuteur, Violet hocha la tête. Léon se rapprocha et s’assit à ses côtés.

— Pourquoi ?  demanda-t-il, mordant dans son sandwich baguette.

Violet détourna les yeux comme si elle était en pleine réflexion.

Quand je mange ou dors, je suis sans défense. Ainsi, je ne peux être sur mes gardes si un ennemi attaque.

Ennemi dites-vous ? Quand bien même vous voyagez seule, votre métier est si risqué ?

C’est juste une habitude. Il se trouve que j’étais de l’armée, avant.

 Hah ? Vraiment ?

Oui. Est-ce étrange ? 

Léon sursauta quand Violet s’approcha lentement de sa nuque pour l’observer.  Les yeux vert-océan de Léon se plissèrent un peu devant les yeux brillants de Violet.

— C…C’est juste que…que…peu importe comment on vous regarde, vous êtes une simple jeune femme. 

— Simple… ?

Il avait découvert ses bras mécaniques durant le travail, mais il pensait que cela résultait d’un accident. Quand elle précisa qu’elle fut dans l’armée, il fit le rapprochement aussitôt. Les mutilés de guerre n’étaient pas rares parmi les anciens combattants. Il y avait eu une guerre au sein de notre continent que l’on appelait tout simplement la Grande Guerre continentale.  Elle prit fin quelques années auparavant. Mais même après avoir entendu cette révélation, Léon, qui ne connaissait pourtant rien au passé de Violet, n’arrivait pas à la voir autrement que comme elle était maintenant, à savoir, une jeune femme « normale ». 

—  Vous n’êtes qu’une simple femme …

Et pour Léon, la première d’entre elles. Violet eut encore une fois une expression réfléchie. 

— Maître, vous n’êtes vraiment pas commun !

—  Eh, comment ça ? 

— Partout où je vais, on me dit que je suis bizarre. 

— Peut-être à cause de votre tenue qui entrave votre déplacement.

— La vôtre vous entrave plus que la mienne. 

— C’est vrai. Durant l’été, certaines personnes ne mettent rien en dessous de la robe de travail, car ils ont trop chaud.

—  Ce serait terrible si le vent venait à souffler en ces circonstances.

Léon ne put s’empêcher de rire en voyant le sérieux de Violet.

—  D’ailleurs, maître, avez-vous quelque chose à me dire ?

— O-Oui … Ce n’est pas grand-chose, mais pour votre dernier jour ici, il y aura la comète d’Alley qui fera son apparition. Et, hum … ça va être vraiment un grand évènement, alors je suis venu pour vous informer.

— La comète d’Alley est celle mentionnée dans ce manuscrit non ? 

— En effet. Elle a un cycle de 200 ans, donc nous ne serons pas en mesure de la revoir. Voulez-vous l’observer ?

En demandant, Léon priait intérieurement qu’elle dise oui.

— Oui, je voudrais la voir, acquiesça Violet. 

Léon serra son poing, écrasant le sandwich qu’il tenait en main.

— Vous êtes sûre ? Si je vous parle de ça, c’est parce que nous sommes partenaires. Je n’avais pas besoin de vous inviter en soi. 

— Suis-je invitée oui ou non ?

— Oui vous l’êtes ! L’observation se fera avant l’aube il faut donc nous tenir prêts vers deux heures du matin. Vous serez probablement fatiguée lors de votre départ, ça ira ?

— Aucun problème.  Pour moi, deux heures de sommeil suffisent.

— Vous pourrez dormir plus, vous savez. C’est surtout les employés du département qui doivent mettre en place les préparatifs. Je vais prendre congé. Bonne soirée à vous. 

Léon s’éloigna du balcon. Après avoir pris plusieurs tournants dans le couloir, il s’adossa au mur et s’accroupit sur place. Ses joues étaient pourpres et de la sueur coulait de son front. Lorsqu’il porta sa main à ses lèvres, il se rendit compte qu’il souriait. Le « je voudrais la voir » de Violet résonna plusieurs fois en lui.

— Fu … fuha … fuhaha … 

Heureusement que personne n’était dans les parages, car il éclata de rire, revenant à ses esprits quelques secondes plus tard. Il se leva à la hâte, redressa ses vêtements et s’essuya le front.

— Je…C’est bizarre … Qu’est-ce que j’ai ?

Ne sachant toujours pas nommer le sentiment qu’il éprouvait et qu’il assimilait à une maladie quelconque, Léon laissa échapper une voix misérable et couvrit son visage de ses deux mains. Pendant ce temps, Violet, qu’il avait quitté un peu avant, observait la moitié de sandwich qu’il avait oublié.

***

L’observatoire d’Eustitia était équipé d’un grand télescope astronomique, considéré comme le plus grand du monde. Il y avait aussi d’innombrables petits télescopes mis à disposition. Vu que l’observatoire était déjà situé au meilleur endroit possible pour contempler les étoiles, peu importait d’où l’on regardait le spectacle. Au milieu de la nuit, encore trop sombre pour y voir quoi que ce soit correctement, Léon rejoignit Violet après avoir apporté un télescope à monter, deux couvertures et quelques objets divers.

— Laissez-moi vous aider, maître.

— Ce n’est pas le peine.

— Mais cela semble bien lourd…

— Il n’en est rien je vous dis !

Violet marchait derrière Léon, quittant de plus en plus le paysage urbain. Bien que ce fût une saison chaude, dans une ville montagneuse le froid restait assez fort pour picoter la peau durant la nuit. Pour couronner le tout, ils s’élevèrent de plus en plus haut dans la montagne. Une fois arrivés à l’endroit désiré, leurs corps étaient complètement frigorifiés.

— Couvrez-vous avec ça. Et buvez de la soupe. Je vais installer le télescope. 

D’autres observateurs pouvaient être aperçus çà et là dans la zone où Léon et Violet se trouvaient. L’on aurait dit que nous étions dans une vaste étendue à ciel ouvert, mais non loin devant se trouvait le bord d’une falaise escarpée. L’essentiel était qu’il n’y avait rien qui obstruait la vue et les arbres environnants créaient une bonne résistance contre le vent. Il n’y avait pas de meilleur cadre pour le retour de cette comète.

— Maître, est-ce la comète d’Alley ? demanda Violet à la vue d’un petit morceau de lumière dans le ciel.

— Et vous n’avez encore rien vu. Plus la comète s’approche du Soleil et plus elle s’évapore avec la chaleur, et c’est ce qui crée cette fameuse forme de queue assimilable à une étoile filante. Le moment où l’on peut voir ce processus est lorsque le soleil se couche ou bien juste avant qu’il ne se lève. Cela va prendre un certain temps, mais cela vaut la peine d’attendre. Prenez place.

Violet fut progressivement encerclée par tout le matériel de Léon. Il y avait un tapis usé vraisemblablement par de nombreuses utilisations, des coussins qui avaient également bien servi, une grande couverture douce et chaude ainsi qu’un bon bol de soupe qui réchauffait l’intérieur du corps. 

Vous avez toujours froid ? Je sais que les femmes sont assez frileuses au point de trop se plaindre alors vous pouvez prendre une polaire si vous voulez.

Bien qu’il parlât de façon brutale, il n’en restait pas moins un garçon attentionné. 

Vous êtes très gentil maître, murmura Violet. 

N…ne d…dites pas n’importe quoi ! Déjà, je ne suis pas gentil et j’ai du mal avec les femmes. Je dirais même que je ne les supporte pas.

Ah bon ? Pourtant vous êtes très attentionné. Mais il est vrai que je ne vous vois pas parler avec les autres femmes. 

Léon afficha un air indifférent.

 Sincèrement, je déteste les femmes…

Après avoir prononcé cette phrase, il voulut voir la réaction de Violet, mais elle ne dit rien, attendant qu’il continue.

C…Ce n’est pas  comme si je les détestais toutes … C’est juste que c’est comme une malédiction… Dès que je suis auprès d’une femme, ça se finit toujours mal d’une certaine manière.  Mais je sais bien que dans ce vaste monde, il y a des femmes correctes.

 Une femme vous a-t-elle traumatisé par hasard ? 

La question de Violet fit mouche dans la cicatrice de Léon. En effet, il n’avait parlé de ça avec personne, ni même avec ses collègues les plus proches. 

–Elle sera… bientôt partie, de toute façon. Peu importe ce que je peux lui dire, nous ne reverrons plus. C’est peut-être l’occasion de me confier à quelqu’un pour une fois dans ma vie ?  

Léon réfléchissait tout en regardant les yeux de la charmante Violet. Heureusement, elle était du genre taciturne et il ne la voyait pas aller faire des ragots pour révéler le passé du jeune homme. Et même si elle le faisait, les conséquences seraient minimes.

Pouvez-vous me promettre… de ne le dire à personne ? 

Léon, qui ne pouvait pas commencer à se confier sans cette précaution, lâcha le télescope dont il venait de terminer l’installation et plaça ses deux mains fermement sur celles de Violet. 

Comme vous le souhaitez.

Ses mains, qui avaient été très froides à cause de cette soirée glaciale étaient maintenant tendues et moites au vu de son haut degré de nervosité.

Je … je … je suis né et ai grandi dans cette ville, comme vous l’avez appris à la bibliothèque.

Vous écoutiez …?

En effet.  Comme ils l’avaient dit, ma mère était une vagabonde, une gitane. Connaissez-vous les gitans ? Ce sont ce qu’on appelle des gens du voyage. Ils excellent dans la danse, le chant et l’artisanat et gagnent leur vie en faisant des spectacles.   Dans un sens, ils sont similaires à vous les Poupées de souvenirs automatiques.

En parlant, Léon commença à se remémorer les souvenirs de ses feux parents 

La plupart des gitanes sont des femmes à l’esprit libre. Il y a celles qui courent après les hommes partout où elles vont, et celles qui sont du genre à tomber amoureuses d’un seul en visant une relation sérieuse. Ma mère tomba amoureuse d’un homme de cette ville et me donna naissance.

La mère de Léon lui avait dit que la couleur verte était très rare pour les cheveux. C’était la résultante d’un métissage multi ethnique. Voilà pourquoi il était si spécial et précieux, disait-elle – parce qu’il était le résultat d’un amour de tant de gens différents. Sa mère avait des cheveux blonds qui sentaient toujours bon. Comme elle n’appliquait jamais de teinture, on se moquait d’elle, mais elle voyait cette couleur comme une bénédiction, peu importe ce qu’on lui disait. Ceci donnait donc du poids à son discours.  Concernant son père, il n’en avait pas beaucoup de souvenirs, car il n’était pas souvent à la maison. Il travaillait au département archéologique de Shaher. Il avait une barbe touffue et pas taillée et il ne se tenait pas droit. À première vue, il n’inspirait pas confiance, mais la mère de Léon était raide dingue de lui.

C’est ma mère qui a fait en sorte que mon père l’épouse. Elle lui en avait fait la demande.

Il est vrai que cette situation était peu commune, mais c’était la vérité.

Il ne comprenait pas comment sa ravissante mère s’était éprise d’un homme réservé qui passait le plus clair de son temps à regarder les étoiles. De même, il ne comprenait pas pourquoi son père l’avait acceptée. Pourtant, les deux semblaient toujours bien s’entendre. Chaque fois que son père entendait sa mère chanter joyeusement alors qu’il lisait son journal sur le canapé, il se motivait à se lever et l’invitait à danser avec lui. Bien qu’il ne fût pas très bon danseur, il ne faisait pas de mouvements brusques. Pendant ce temps, leur fils regardait un livre illustré sur les étoiles tout en les écoutants éclater de rire. C’était l’image que l’on pouvait avoir de la vie de Léon. Il était ainsi persuadé d’être dans une bonne famille. L’on dit que la plupart des problèmes des couples mariés sont centrés sur les enfants, mais ce n’était pas le cas chez lui. 

Après tout, c’était de son père qu’elle était tombée amoureuse, il n’était que le fruit de leur relation. Ceci expliquait pourquoi lorsque son père ne revint pas à la maison à cause d’une recherche concernant son travail, cette dernière abandonna Léon pour partir le rejoindre. Elle contacta le département de littérature qui stipula qu’il était parti en exploration dans des ruines abandonnées d’un ancien royaume. Ce dernier s’effondra à cause de la famine et après de multiples catastrophes naturelles elle laissa place à une magnifique forêt. Comme l’endroit fut laissé à l’abandon, la forêt était devenue le repaire de brigands et de bêtes sauvages.  La rumeur disait que celui qui entrait dans les ruines devenait maudit et ne rentrait pas en vie, mais la disparition de six chercheurs dont on n’avait pas même retrouvé les corps fut plus forte que la rumeur. Le personnel du département archéologique était des explorateurs et périr au cours d’un voyage n’était pas quelque chose de rare. La mère de Léon s’était pourtant préparée à cette éventualité en épousant son père, mais entre accepter les choses et être capable de les surmonter, il y avait une différence. Elle dû choisir entre son mari et son fils et avait fini par choisir celui qu’elle aimait le plus, son père.

La dernière fois qu’il l’avait vue, c’était de dos lorsqu’elle ouvrit la porte arrière de leur maison avec la ferme intention de s’aventurer dans ce vaste monde empli de lumières. Avant cela, elle avait silencieusement fait ses valises et donné assez d’argent à Léon pour qu’il puisse tenir quelques mois avec quatre semaines de nourriture. Elle lui donna les noms d’adultes sur qui compter au cas où il lui arrivait quelque chose et, rejetant son rôle de mère une bonne fois pour toutes, lui tapota la tête une fois.

Au moment où elle fit demi-tour, elle était tout simplement devenue une femme qui partait à la poursuite de son mari. Bien sûr, il était triste d’avoir été abandonné par sa mère.

La partie la plus difficile de l’histoire n’avait pas encore été contée tant elle était bouleversante. En effet, Léon avait appelé sa mère d’une voix fébrile tout en pleurant.  Celle-ci l’entendit et, après avoir ouvert la porte sans hésitation, l’on aurait pu croire qu’elle allait regretter son geste, mais elle énonça au lieu de ça :

Je reviendrai bientôt !

C’est ainsi qu’elle s’en alla avec un mensonge d’adieu bien cruel et sans jamais revenir.

–Les bons moments que nous passions à trois ne reviendront sûrement jamais.  

Avait-elle l’intention de quitter son enfant pour fuir quelque part ? Ou peut-être, le scénario qu’il voulait le moins imaginer, s’était-elle donné la mort, car elle n’avait pu trouver sa raison de vivre ailleurs que dans l’amour de son père ? 

Et Léon s’en voulait de vouloir encore se poser des questions

— Les Femmes sont égoïstes … elles sont obsédées par la romance et l’amour et ne pensent pas à la peine qu’elles peuvent causer à autrui. Tant que tout va bien dans leur monde, les autres peuvent bien crever. C’est à cause de l’amour que les gens deviennent fous et méprisables. Est-ce vraiment correct pour un parent d’agir de la sorte ?  

Quid des sentiments de son enfant ? Comment discerner le vrai du faux ? Alors que ses souvenirs se succédaient les uns après les autres, les « pourquoi » et les « comment » se répétèrent inlassablement. Comment Léon était supposé guérir de ses blessures du passé ?

Pour cet enfant, cette personne représentait tout son monde. Il n’aurait jamais pensé qu’elle partirait un jour. Et quand bien même elle n’était plus là, elle restait sa tendre et chère gardienne jusqu’à ce qu’il devienne conscient des choses qui l’entouraient. Elle le retrouvait lorsqu’il s’enfuyait en pleurant et l’encourageait lorsqu’il faisait quelque chose de bien.

Dès qu’il tendait sa main, elle le prenait aussitôt dans ses bras. Elle était radieuse et brillait dans tous les domaines, bien plus que lui. Il pensait ainsi que c’était comme cela que devait agir un parent.

–Prend ma main. Autrement, je ne pourrais plus marcher. Regarde-moi. Je ne peux plus vivre si tu ne me surveilles pas. Ne t’en va pas. Cette responsabilité est la tienne.

Tel était ce qu’un parent était censé être. 

–En tout cas c’est ce que je pensais.  

Après avoir fini de révéler son histoire, Léon se frotta la poitrine quand il sentit les battements de son cœur s’intensifier. Quand bien même il n’avait révélé son passé que de façon superficielle, ceci avait suffi à le faire s’émouvoir.

Je suis vraiment un imbécile. Je ne suis pourtant plus un enfant.

Il avait eu une enfance frustrante, mais il avait eu ses moments de bonheur. La Fondation Shaher avait décidé de le prendre sous son aile après avoir été informé de sa situation pour l’élever jusqu’à ce qu’il soit un citoyen d’Eustitia apte et indépendant. Il réussit ensuite à obtenir le travail de ses rêves et fut pleinement conscient que de tenir une rancune éternelle envers sa mère était irrationnel. Toutefois…

–Mon triste passé ne disparaîtra jamais pour autant.  

Pour égaliser ses battements de cœur, Léon prit une profonde inspiration. Violet resta assise à ses côtés sans rien dire. Un coup de vent se fit ressentir secouant ainsi les arbres alentours. L’on pouvait entendre les cris d’insectes qui résonnaient doucement tandis que le ciel était rempli d’innombrables étoiles et d’une comète. Ce n’était peut-être pas le meilleur sujet à aborder durant cette nuit pas comme les autres. Cependant, les lèvres rosées de Violet s’ouvrirent de façon inattendue, 

— Maître … Votre mère était très importante pour vous, n’est-ce pas ? 

Elle s’exprima d’une manière totalement décontractée, mais la façon dont elle avait prononcé le terme « importante » sonnait comme si elle ne connaissait pas la signification du mot qu’elle avait employé. Comme si le mot fut vidé de son sens. Léon regarda ensuite Violet. 

— Je ne suis plus vraiment sûr, mais ça l’était probablement avant vu que c’était tout de même ma mère. Et votre famille alors ?

— Je n’en ai pas.  Je suis dans l’armée depuis toute petite et après vous avoir écouté, j’ai une vague idée de ce concept de famille maintenant. Cependant je fus recueillie par quelqu’un.

Violet tourna la tête afin d’observer Léon avec ses grands yeux bleu océan. Son regard avait quelque chose de particulièrement solennel quand elle regarda les cheveux verts de Léon, caractéristique du fruit d’un amour merveilleux.

— Et elle ne vous manque pas cette personne ?

Violet se figea complètement durant quelques secondes. Ses pupilles tremblaient sans relâche, ce qui indique qu’elle était en perte de mots. Une main agrippa sa broche émeraude. 

Ce que je vais dire pourrait me discréditer en tant que Poupée, mais pour être franche, je ne comprends pas les sentiments tels que la solitude, la tristesse ou l’amour. Je peux les définir, mais je ne sais pas si je peux les ressentir.  Vu que je n’arrive pas à ressentir ces émotions, il se pourrait bien que je me sente seule. 

Il aurait pu essayer de la contredire, mais les paroles de cette énigmatique jeune fille étaient bien trop sincères. Elle avait le corps et l’esprit d’une vraie poupée, mais Léon garda néanmoins ses mots en tête. Dans l’obscurité de la nuit, Violet apparu plus petite que pendant la journée. Même si elle avait tout d’une poupée, elle n’en était pas une. Elle était un simple être humain enveloppé dans une couverture.

Vous … vous consacrez trop à votre travail, je pense. Quand bien même vous êtes une Poupée de souvenirs automatiques, vous restez une jeune femme normale. Il est normal de se sentir seul, vu tout ce que vous faites. Moi-même je le suis parfois. Mais ne vous arrive-t-il pas de penser à cette personne de temps en temps ?  

Si bien sûr.

Est-ce que votre cœur vous fait mal parce que vous êtes loin d’elle ?

En effet.

Ne vous sentirez-vous pas plus léger si vous la voyez à nouveau ?

Violet ferma les yeux. Peut-être qu’elle pensait à la personne en question. Finalement, ses orbes bleus se rouvrirent. 

Je pense bien que oui.

À sa réaction enfantine, Léon éclata de rire.

Haha, j’ai l’impression de parler à une enfant.

Ah oui ?  Peut-être que si je manque de compréhension c’est parce que je manque de maturité.

Qui sait ? De toute manière c’est de l’instinct tout ça. Et comment va-t-elle, cette personne à qui vous pensez ? 

Violet fut surprise et fut à court de mots un instant.

Nous sommes séparées depuis un bon moment déjà, mais c’est comme si elle était toujours près de moi.

Ce fut une réponse qui restait vague. La façon dont Violet parla de son bienfaiteur faisait imaginer à Léon un vieil homme à l’instar de son tuteur légal. Ce devait sûrement être une personne stricte pour avoir fait d’elle ce qu’elle est aujourd’hui.

Si vous avez entendu que cette personne était dans une situation dangereuse à l’autre bout du monde alors que vous étiez encore sous contrat avec moi pour votre travail, que feriez-vous ? Bien sûr en n’étant pas certaine de le sauver ou de revenir en vie. 

L’interrogatoire aurait pu être plus délicatement mené, car Il était évident qu’elle irait sauver un de ses proches, mais Léon voulait tout de même une réponse concrète et Violet cligna des yeux en silence.

Pardon. J’ai demandé quelque chose de bizarre. Ce n’est pas évident de répondre.

Non pas du tout. Au contraire, répondit Violet, mettant sa main sur sa poitrine comme Léon l’avait fait plus tôt. J’ai essayé de trouver d’autres solutions, mais je n’y suis pas parvenu. Je pensais juste à la manière dont je vous aurais présenté mes excuses pour quitter mon poste alors qu’il est interdit d’interrompre une mission. En tout cas je serais certaine d’y aller et d’accepter toute punition adéquate ensuite pour le manquement à mes devoirs. Mais cette personne est presque tout mon monde. Si elle meurt, je n’ai plus de raison de vivre.

Léon resta bouche bée et ne s’attendait pas à ce qu’elle parle aussi bien avec aussi peu d’hésitation.

Maître ?

Ah, ce n’est rien… vous m’avez juste surpris, car vous n’êtes pas du genre à énoncer les choses aussi directement.  

Ah bon ? Je ne me rends pas compte.

 Non … hum …  

 Maître, pardonnez-moi de vous interrompre, mais la queue de la comète est en train de devenir très grande. 

Après la remarque de Violet, Léon tourna la tête soudainement. Haut dans la pénombre, une boule de lumière grandiose un brin irréelle resplendissait. Elle traversa le ciel avec la lueur de sa queue qui s’étendait faiblement. Sa forme rayonnante faisait d’elle un émissaire de lumière venu briser le monde de la nuit. Tout le monde fixait la comète sans bouger comme si ce fut le coup de foudre au premier regard. Elle avait non seulement volé le cœur de ses spectateurs, mais aussi ses émotions et le temps. L’on pouvait dire que c’était le charme de ce corps céleste qui résidait loin dans les cieux. Léon bondit sur le télescope et confirma que c’était bien la comète qu’ils attendaient tant. 

Violet ! Venez regarder !

Oubliant toute la conversation d’avant, Léon fut submergé par la splendeur de la comète.  Violet changea de place avec lui et jeta un œil au télescope. Elle ouvrit légèrement la bouche pour montrer son admiration. 

C’est la première fois que je vois une étoile de si près.

Ce n’est pas une étoile ! C’est une comète ! La regardez-vous comme il faut ? Elle ne passe qu’une fois tous les 200 ans pardi ! Nous ne la reverrons jamais ! C’est un spectacle unique ! 

 Oui, je le sais bien. C’est merveilleux …Je ne pensais pas que des choses aussi magnifiques pouvaient exister.

C’est incroyable, n’est-ce pas ? Voilà pourquoi j’étudie l’astronomie !

Des éclats de rire ainsi que des bouchons de bouteilles qui sautaient pouvaient être entendus. Tout le monde se laissa gagner par l’euphorie. Violet laissa le télescope pour contempler la situation de ses yeux. Dans ce ciel d’avant aube qui recouvre de sa lumière les montagnes des alentours emmurées dans le silence, les gens profitaient du moment autant qu’ils le pouvaient. Notre Poupée de souvenirs automatiques, qui elle aussi était une vagabonde dans l’âme, ne resta pas indifférente. 

Vous êtes en train de sourire ?

Trop occupée à observer la comète, sans vraiment répondre à la question, Violet répondit cette fois avec une vive détermination :

Maître, les observations astronomiques sont vraiment superbes, n’est-ce pas ?

Cette nuit qui apparait tous les deux cents ans se conclut en apothéose.  

***

Vers midi, quelques heures après l’observation de la comète d’Alley, Leon accompagna Violet au téléphérique, après avoir demandé à Rubellie de pouvoir prendre une pause rapide. Ils avaient réussi à converser durant l’observation de la comète, mais, maintenant, tous les deux étaient complètement muets. Le téléphérique était en train de monter lentement. Une fois arrivé, celui-ci allait emporter Violet et certainement tout espoir de la revoir.  Pourtant, Léon ne fit que frotter sa poitrine de sa main sans dire quoi que ce soit. En effet, une vive douleur lui perçait la poitrine, de toute part.

Maître, je vous remercie beaucoup de m’avoir aidé à porter mes bagages. Je peux me débrouiller seule à partir d’ici.

Malgré la remarque de Violet, Léon n’arriva pas à se résoudre à lui redonner sa petite valise. Elle pencha la tête vers lui.

Hé, vous…m’entendez ? 

Léon déblatéra des choses d’une voix rauque et rougit tant il était confus. Il ne savait même pas ce qu’il voulait dire exactement. Si Violet avait été un homme, il aurait pu facilement lui dire de venir lui rendre visite à nouveau. Mais c’était une femme, être qu’il avait en horreur. Pourtant, il s’étant tant attaché à elle. Cette jeune femme, Violet, différait de toutes les autres qu’il avait rencontrées jusqu’à maintenant. Les sentiments qu’il nourrissait envers elle étaient eux aussi inédits. Il ne savait pas comment dire au revoir à une telle personne. 

–Si maman … était toujours là, aurais-je été capable de le faire ?

Ce fut une mauvaise habitude de Léon d’associer la perte de sa mère à tout. Alors qu’il n’avait même pas encore ouvert sa bouche, le téléphérique arriva devant eux.

— Maître, il est temps. Même si ce fut court, je vous remercie d’avoir pris soin de moi.

— Ah, mais non… ! 

Il hésitait trop et n’arrivait pas à verbaliser ce qui comptait vraiment. Divers sentiments se mêlaient en lui. Le chagrin, la frustration, le ressentiment, et un soupçon de soulagement plutôt que de colère. Léon tendit la petite valise à Violet qui le salua de façon courtoise en guise de reconnaissance. Elle se tourna ensuite sur ses talons et fut dos à lui. 

–Nous n’allons plus jamais nous revoir…  

Les plis de sa jupe blanche se balançaient, son ruban vacillait et ses bottes firent un bruit léger. 

–Je ne pourrai plus la contempler.  

Son orbe bleu océan, ses lèvres de rubis et ses cheveux d’or étaient des choses qu’il n’avait jamais vues que dans les livres. 

–Je ne la reverrai plus.

Le vide qu’il avait ressenti lorsque sa mère l’abandonna en claquant la porte fut plus intense que jamais. 

  • J…Je ne veux pas me contenter de juste l’attendre ici.

Quand Léon réalisa cela, il agrippa les épaules de Violet juste avant qu’elle ne parte et fit en sorte qu’elle lui fasse face. 

Maître ? 

Ses orbes semblables à des pierres précieuses reflétèrent ses traits déformés par l’amertume. 

Violet …

Un peu de force lui vint naturellement sur la poigne qu’il exerçait sur Violet. Ses prothèses de bras émirent des cliquetis secs en rythme avec les battements de son cœur. 

 -– Aie du courage, pour une fois dans ta vie !  

La première personne qu’il n’ait jamais voulu accueillir dans son cœur fut une poupée de souvenirs automatiques, un ancien soldat d’une beauté absolue. Peut-être qu’ils n’allaient pas bien ensemble, mais c’est justement parce qu’elle était ce qu’elle était qu’il s’était attaché à elle.

— Cet amour que tu n’as pas pu exprimer jusqu’à maintenant de ta bouche.

Violet, je sais que cela va vous troubler ce que je vais dire, mais c’est le moment où jamais.

— Mon cœur, mes émotions, ma personne… Hors de ma vue !  

Je vous aime.

— Au diable tout cela !  

Au sens romantique du terme.

Ce fut beaucoup mieux que de garder cela pour lui. Le silence s’en était suivi et Léon put sentir une brulure en guise de regret qui s’étala lentement depuis ses pieds. En effet, Violet fut visiblement troublée.

–Si possible … J’aurais bien voulu lui faire mes adieux … sans être haï. 

Allait-il devenir l’un des nombreux hommes qui tombèrent sous son charme ?

Maître… 

Le temps de Violet semblait se déplacer plus lentement en raison de sa surprise.

— Maître… Je… 

Elle qui d’habitude affichait un calme impérial, sa voix était inhabituelle.

–Qu’est-ce qui ne va pas ? Allez, rejetez-moi !  

Elle a dû faire face à tant d’hommes durant son séjour. Ce fut probablement la même chose partout où elle allait, se disait-il. Il aurait aimé qu’elle garde la même attitude que d’habitude.

Je…

Mais Violet ne resta pas aussi imperturbable que d’habitude. Elle regarda un peu partout avant de se tourner vers Léon. Elle regarda ensuite ses propres mains et s’agrippa à sa broche émeraude. Comme si elle voulait fermement confirmer l’existence de quelque chose.

Je … quand vous m’avez montré la comète, je me suis alors dit que des moments aussi merveilleux existaient vraiment. Je pense avoir compris ce que c’était de s’amuser alors je vous en suis reconnaissant.

Son ton était différent qu’à l’accoutumée.  Cette jeune femme du nom de Violet Evergarden était semblable à une poupée, une fleur inaccessible. 

J’ai eu le sentiment d’avoir été traité comme une fille normale. 

Elle était le genre de femme qui prétendait ne rien comprendre aux sentiments, mais qui faisait preuve d’une perspicacité hors pair.

Toutefois… 

Elle était touchante.

Je ne nous vois pas de cette manière. Comme vous l’aviez dit auparavant, je suis encore une enfant sans expérience en termes de relations humaines sans aucune idée de ce qu’est véritablement l’amour. Cependant, bien que je sois ce genre de jeune femme, si nous venons à nous rencontrer de nouveau, je voudrais passer d’autres agréables moments avec vous. Ce n’est peut-être pas ce que vous vouliez, mais voilà le fond de ma pensée, affirma-t-elle.

Léon après avoir laissé échapper un « aah » inclina sa tête. 

Je vois.

Ce fut un rejet meilleur qu’il ne l’avait imaginé. Mais de toute manière, il aurait su rester digne quoi que fut la réponse.

Mes excuses, maître.

Léon secoua légèrement la tête pour ne pas laisser ses larmes sortir.

 Vous n’êtes pas coupable de quoi que ce soit. C’est moi qui suis en tort et qui vous mets en porte-à-faux alors que vous êtes sur le départ.

Non, vraiment. 

Je vous ai causé du tort. 

Non, vous n’avez pas fait une telle chose.  Je… Je suis en fait…

Violet tenta vraisemblablement de dire quelque chose d’extrêmement important. Léon, comprenant la situation, ne put s’empêcher de plisser les yeux afin de compenser la gêne qu’il avait.

Je suis en fait…

Dans son champ de vision flouté se tenait après tout, debout devant lui, son premier amour.

Très heureuse.

C’était une fille du même âge que lui, qui conservait encore une certaine innocence 

–Alors, vous ressentez des choses finalement ?  

Il avait envie de rire, mais s’il le faisait, ses larmes se seraient déversées. Elle qui du début à la fin était indifférente, lui montra une belle expression de ses sentiments. L’on aurait pu se dire qu’il n’y avait pas meilleur dénouement dans ces circonstances, car son cœur, après cette défaite, pouvait encore se relever.

— Violet.

— Oui ?

—  Je… Je… Je fais certes partie du département des manuscrits en ce moment, mais la vérité est que je voulais faire partie de celui d’archéologie comme mon père. 

Violet fut toujours à l’écoute malgré le changement de sujet soudain. 

— J’avais espéré que ma mère revienne avec lui si j’attendais ici… Mais en m’enfermant dans cette ville, je ne fais que me complaire dans ma suffisance. Maintenant…

Alors qu’il bafouillait, Léon réussit tout de même à aller au bout. 

— Je suis décidé. Je vais explorer le monde, comme vous.

Comme il pouvait le voir à travers les yeux de Violet, à aucun moment il n’avait l’air « cool » dans la mesure où il révélait un tel côté de lui à une dame. D’autant plus qu’il n’était pas lui-même, mais il continua tout de même sur sa lancée. 

— Je ferai face aux dangers lors de mes expéditions. Je pourrais même y perdre la vie sans laisser de traces comme mes parents… mais… soit. Je pense que c’est la voie qui me convient.

— Oui.

Violet accepta ses mots d’un trait sans y trouver quoi que ce soit à redire. La poitrine de Léon se comprima à sa réponse sincère. 

— Et puis, un jour, bien sûr, nous pourrions nous rencontrer à nouveau sous un ciel de nuit étoilé quelque part. Nous sommes des voyageurs après tout. À ce moment-là, irez-vous contempler les étoiles avec moi ? 

Violet hocha grandement la tête.

— Avec grand plaisir !

Ses yeux se plissèrent de la même manière que lorsqu’elle avait déclaré son émerveillement lors du spectacle de la comète 

Léon, toujours la poitrine serrée, se sentit soudainement libéré de la pression alors qu’il contemplait ce visage où il n’y avait pas de sourire à proprement parler. 

— J’attendrai ce moment avec impatience, dit-il, tout en ne sentant plus la tristesse.

–Alors…c’est le moment…

Mais le fait qu’ils devaient se dire adieu était inévitable et il eut tout de même le courage de la retenir un tant soit peu. Il faut dire qu’il regrettait fortement son manque d’initiative qu’il dut traîner comme un boulet depuis longtemps. Léon recula pour se mettre à distance de Violet. Juste avant que la porte ne se ferme, elle lui répondit d’une voix claire :

— Maître, je travaille pour l’agence postale CH. Je me précipite partout pour fournir un service aux clients qui me demandent. Cependant, la nuit, quand tout le monde dort, je suis, comme vous le dites, juste une femme normale. Juste Violet Evergarden. Si vous me recroisez un jour au loin sous un ciel étoilé, appelez-moi et j’accourrai. D’ici là, j’essaierai de mémoriser les noms de quelques étoiles.

Dès que la porte se ferma avec un bruit sourd, la cabine se mit à descendre. La main qui était jusqu’alors sur la poitrine de Léon remua dans les airs de façon maladroite. Violet lui renvoya le geste. Lorsque Violet ne fut devenue qu’un point au loin, il quitta la plateforme pour se rendre à son travail. Il était plongé dans ses pensées. L’autre Poupée de souvenirs automatique qui aurait dû être à la place de Violet allait arriver cet après-midi et il avait encore beaucoup à faire. Sa demande de transfert pour un autre département n’allait pas se faire de sitôt. Mais, une fois aventuré dans le monde extérieur, il savait que sa rencontre avec Violet, dans une scène aussi belle que sous une nuit étoilée était une possibilité aussi rare qu’une comète passant tous les 200 ans. Néanmoins, il resta tout de même motivé. Dorénavant, il ne mépriserait plus quiconque le quittant le dos tourné. 

Tel fut l’effet de la promesse avec cette jeune femme.

***

Une certaine nuit, quelque temps après ce jour fatidique, sous le ciel étoilé d’un désert dont il ne connaissait pas le nom, un érudit errant repéra une jeune femme aux cheveux d’or étincelant au clair de lune. Alors qu’il l’appelait timidement, elle se retourna et s’exprima d’une voix claire :

— Cela fait un bail.

Il avait rêvé de ce jour, s’interrogeant sur ce qu’il allait lui dire s’il la recroisait réellement. En cas de rencontre sous un ciel de nuit sans nuages, ils pouvaient parler de sa beauté. Si c’était un jour de pluie, ils pouvaient parler de légendes liées aux étoiles. Si c’était un jour comme celui où la comète de 200 ans avait fait son apparition, ils pouvaient parler des moments passés où ils l’avaient observée ensemble. Néanmoins, peu importe quand ils se verraient et à quel point il changerait, il était conscient que les sentiments qu’il nourrissait pour cette personne ne changeraient pas.

— Avez-vous au moins mémorisé le nom de quelques étoiles ?

Ce qui sortit de sa bouche n’était pas prémédité, mais la jeune femme acquiesça avec un sourire. Cette réaction spontanée et naturelle venait de quelqu’un qui avait autrefois clamé ne pas comprendre les sentiments. Malgré la simplicité de l’acte, cela avait suffi à ce que sa poitrine se serre de douleur tant il fut envahi par son charme.

— Violet… 

Léon pointa son index vers le ciel. Dans le ciel nocturne du désert, un éclat semblable à celui d’un bijou brillait puissamment. Ce fut une scène très appropriée pour un jour de retrouvailles.

–Laissons de côté le fait que mes sentiments pour vous soient toujours intacts. Pour le moment, nous allons profiter de l’instant…  

— Si vous avez du temps libre, seriez-vous partante pour le passer avec moi ? demanda-t-il à la jeune femme et à la nuit étoilée.    

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