Sword V1 Prologue


Ces jours éphémères

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Traduction : Calumi
Correction : Vrael / Raitei
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Sous une pluie torrentielle, l’homme nous tendit la main et dit :

— Si vous n’avez nulle part où aller, pourquoi ne pas venir chez moi ?

Je n’avais que cinq ans à l’époque, mais je m’en souvenais encore aujourd’hui. Ne pouvant supporter la façon dont mon père traitait ma petite sœur, je l’avais emmenée avec moi dans ma fuite d’Edo. Je ne voulais plus vivre dans une telle maison.

— …La pluie ne fait que s’intensifier, dis-je.

— …Ouais

La pluie tombait en trombe, emportant notre chaleur et alourdissant nos corps tandis que nous marchions côte à côte sur la route nocturne. Il faisait trop sombre pour voir ce qui nous attendait et nous n’avions pas de parapluie.

         — Je suis désolé, Suzune. Je ne suis pas digne d’être ton grand frère.

Suzune, ma jeune sœur, baissa la tête avec tristesse. Ses cheveux avaient des mèches brunes virant au rougeâtre et un bandage recouvrait son œil droit. La vue de la chose réveilla des sentiments amers en moi. Je n’avais pas réussi à la protéger de notre père. J’avais fait de mon mieux, mais à la fin, notre famille s’en retrouva brisée. Il rappelait avec douleur ma propre incompétence.

         — Ne t’en fais pas, dit-elle. Je suis heureuse tant que tu es à mes côtés.

Nous tendîmes nos mains l’une vers l’autre et ma poitrine se réchauffa lorsque je sentis sa douce paume se presser contre la mienne. Lentement, elle esquissa un sourire sincère. Un grand frère pathétique qui ne pouvait pas protéger ce qui lui était cher et une petite sœur qui rayonnait même sous la pluie. Que pensais-je de son sourire à ce moment-là ? Je me le demandais bien.

Je ressentais probablement une multitude d’émotions, trop confuses pour être exprimées avec des mots. La seule chose dont j’étais sûr, c’est que son sourire de chérubin[1] me sauva à ce moment-là. Alors, je fis un vœu, que peu importe ce qu’il allait advenir d’elle, que les Cieux me permettent de rester son grand frère jusqu’à la fin. Mais je n’étais qu’un enfant à l’époque. Nous avions pu quitter la maison, mais je ne pouvais l’emmener nulle part. Nous ne pouvions qu’errer le long de la route qui s’éloignait d’Edo, sans but ni direction. La pluie s’intensifia, puis devint suffisamment forte pour masquer ce qui se présentait à nous. Nous ne pouvions aller ni retourner nulle part. J’étais certain que nous allions mourir sur cette route jusqu’à ce que nous croisions un homme semblant avoir une vingtaine d’années. Il portait un chapeau de laurier et un kimono ample. Sans prendre la peine de nous demander si nous étions des fugueurs, il dit :

— Si vous n’avez nulle part où aller, pourquoi ne pas venir chez moi ?

C’était un étranger, alors je me méfiais de lui. Je pris position devant Suzune et lui lançai un regard aussi féroce que possible. Mais l’homme se contenta de sourire et de dire :

— Inutile de me regarder de la sorte. Je ne suis pas suspect.

Je vis le sabre à sa taille et demandai :

— Vous êtes un samouraï ?

— Le gardien de la prêtresse du sanctuaire, répondit l’homme triomphalement.

Je n’avais aucune idée de ce que c’était, mais il l’avait déclaré si fièrement que même mon esprit d’enfant comprit qu’il devait s’agir de quelque chose de grandiose.

— Alors ? poursuivit-il. Allez-vous accepter mon offre ou vous laissez mourir ici ? Personnellement, je ne pense pas que vous ayez le choix.

L’homme avait raison. Nous ne pouvions pas espérer survivre par nos propres moyens. C’était pathétique de l’admettre, mais j’avais été stupide de quitter la maison sans un plan.

— Jinta…

Derrière moi, Suzune s’agrippa à l’ourlet de mon kimono et regarda l’étranger avec crainte. Elle avait peur des hommes parce qu’ils lui rappelaient notre père, mais nous n’avions pas le choix. En tant qu’enfants, nous devions compter sur les autres pour survivre.

— Suivons-le, Suzune. Tout ira bien. Je suis avec toi, dis-je.

C’était soit prendre la main de cet homme ou mourir. L’homme soupira doucement, sentant peut-être ma réticence, mais il ne cessa pas de nous regarder avec bienveillance. Je pris sa main. Sa paume était ferme et calleuse[2].

— Je m’appelle Motoharu. Et toi, mon garçon ?

Je compris que la fermeté de sa paume était le reflet de son assiduité, tout comme les mains de mon père étaient toujours usées à force de tenir la boutique. Quelque chose me fit penser que cet homme était digne de confiance. Pourtant, c’est avec une certaine hésitation que je répondis :

— Jinta.

— Et quel âge as-tu ?

— Cinq ans.

— Vraiment ? Tu es assez mature pour ton âge. J’en déduis que c’est ta sœur ? Comment s’appelle-t-elle ?

— Suzune. Elle a un an de moins que moi.

— Ah oui ? Moi aussi j’ai une fille, en fait. Du même âge. Peut-être que vous pourriez être amies ?

Motoharu me prit par la main et je fis de même avec Suzune, formant ainsi une chaîne.

— C’est un spectacle étrange qui aurait interloqué n’importe quel passant, plaisanta Motoharu.

Nous montrant le chemin, nous prîmes la direction de son village. Je me souvins avoir pensé ce soir-là que sa paume rugueuse était aussi chaleureuse que celle de Suzune.

— On y est. C’est Kadono.

Après avoir emprunté une route sinueuse, atteint la montagne et traversé la nature sauvage, nous étions arrivés chez Motoharu, dans un village de montagne. À ce moment-là, plus d’un mois s’était écoulé depuis notre départ d’Edo. Étant donné la spontanéité de son invitation, je m’attendais à ce que son domicile soit beaucoup plus proche. Nous avions dormi à l’air libre de nombreuses fois en chemin, bravant souvent les éléments comme nous l’avions fait cette nuit pluvieuse. J’avais honte d’être épuisé par le voyage, alors que Suzune semblait aller bien.

Je regardai autour de moi à travers la pluie qui obstruait ma vue. Il y avait une rivière à proximité et une forêt dense qui s’étendait au-delà du village. Dans une zone, les bâtiments étaient entassés les uns sur les autres, tandis que dans une autre, ce qui semblait être des maisons étaient éparpillées. C’était un peu désordonné. Peut-être parce que je n’avais connu que la vie à Edo, cet endroit me paraissait étrange.

— Étrange…

 J’entendis Suzune dire ça alors qu’elle observait notre environnement.

Elle avait l’air d’être arrivée à la même conclusion que moi.

— Kadono n’est pas du tout étrange. Bien que nous soyons une petite ville de fer, vous ne trouverez rien d’aussi excitant qu’à Edo, dit Motoharu.

— Une ville de fer ? répéta Suzune.

— Une ville qui produit du fer. Je vous expliquerai plus tard. Venez !

Il nous conduisit à une maison en bois beaucoup plus grande que ses voisines.

— C’est chez moi. Entrez.

Nous le suivîmes à l’intérieur et une fois dedans, une jeune fille s’approcha de nous en trottinant. Elle cria à haute voix :

— Papa, tu es rentré ?!

Suzune se raidit de surprise. Je fis un pas en avant pour la protéger, un geste inutile. La jeune fille, sans doute la fille de Motoharu, sauta dans les bras de son père.

— Je suis rentré, Shirayuki. Tu as été sage pendant mon absence ?

— Oui !

— C’est bien, c’est bien.

La fille était légèrement plus petite que Suzune et avait la peau claire. Ses lèvres se courbèrent en un doux sourire lorsque Motoharu lui tapota la tête. Le sourire de ce dernier brilla dans ses yeux. Tous deux avaient l’air d’une famille parfaite.

Suzune baissa les yeux, incapable de supporter ce spectacle réjouissant. Devant elle se trouvait quelque chose qu’elle ne pourrait jamais avoir.  Des larmes de tristesse commencèrent à couler de ses yeux, alors je pris fermement sa petite main dans la mienne.

— Jinta… ? dit-elle.

— Ça va aller, dis-je

Si quelqu’un m’avait demandé ce qui irait bien, je n’aurais pas su répondre. Mais je tenais quand même sa main fermement.

— Ne t’inquiète pas.

— …D’accord.

Sa voix soulagée, sa main serrée en retour, sa douce chaleur, tout cela me donna envie de sourire, et c’est ce que je fis. Et elle me le rendit.

— Hm ?

Après avoir parlé à Motoharu pendant un certain temps, la jeune fille remarqua finalement notre présence, nous jetant un regard curieux.

— Papa, qui sont-ils ?

— Deux enfants que j’ai ramassés en chemin, répondit Motoharu.

Il n’avait pas tort, mais sa réponse ne faisait que susciter d’autres questions. La jeune fille pencha la tête, confuse. Motoharu continua,

— Ils vont vivre avec nous à partir d’aujourd’hui.

La jeune fille sembla déconcertée par cette annonce soudaine. C’était logique. N’importe qui serait surpris, voire mécontent, d’apprendre de façon aussi inattendue qu’il allait vivre avec des étrangers. Elle continua ses questions.

— Ils vont vivre ici ?

— C’est ce qui est prévu. Tu es d’accord avec ça ?

— …Oui !

La jeune fille semblait heureuse à cette idée. Cette fois, c’est moi qui m’étais senti déconcerté. Comment pouvaient-ils, nous accepter à ce point ?

— U-um…

Je voulais dire quelque chose, mais les mots refusaient de sortir. La jeune fille s’approcha en trottinant et me regarda droit dans les yeux.

— Je m’appelle Shirayuki. Quel est ton nom ?

— J-Jinta…

Je me sentais nerveux d’être si proche d’une fille aussi mignonne, surtout si proche de mon âge. Je ne pouvais pas le voir moi-même, mais mon visage était certainement rouge. Suzune s’accrocha à mon bras. Elle était terriblement timide avec les étrangers. Je la sentais trembler à travers nos paumes jointes.

— Bonjour. Quel est ton nom ? demanda Shirayuki.

— …Suzune, répondit ma sœur, sans réussir à la saluer correctement.

Cela semblait suffire à Shirayuki, qui lui rendit un large sourire. Je n’arrivais pas à le croire, mais elle nous accueillait vraiment.

— Ravie de vous rencontrer, dit Shirayuki en tendant la main.

Elle était pratiquement le reflet de son père. Sa vue se superposa au souvenir de Motoharu tendant la main sous la pluie, et cela me fit échapper un rire.

— Hm ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Ha ha… Non, ce n’est rien. C’est un plaisir de te rencontrer aussi, Sh-Shira…yuki-chan…

J’avais maladroitement bafouillé son nom. Elle sourit légèrement et secoua la tête.

— Tu n’as pas besoin d’ajouter « -chan » à mon nom. Parce que nous sommes de la même famille à partir de maintenant.

Dit-elle avec une grande maturité et une douceur qui n’avaient rien à voir avec celles d’un enfant. Avec le recul, je m’étais probablement laissé séduire par son sourire. C’est ainsi que tout cela a commencé. J’étais si heureux qu’elle nous qualifie de « famille ». Elle n’avait probablement aucune idée de ce que ces mots signifiaient pour moi, mais cela reste l’un de mes souvenirs les plus précieux, même aujourd’hui. Je fus sauvé par le sourire de ma sœur et par le sien.

Après avoir tout perdu, je redécouvris un peu de bonheur en cette nuit pluvieuse. À partir de ce jour, Suzune et moi avions vécu avec Motoharu. Sa femme, Yokaze, s’avéra être un gros bonnet du village. Le chef du village et elle s’arrangèrent pour que nous vivions à Kadono. Je me sentais redevable envers Yokaze, même si je ne la voyais presque jamais. Quand j’ai demandé à Motoharu pourquoi elle ne vivait pas avec nous, il se contenta de me regarder avec un sourire désabusé et dit :

— Elle doit vivre au sanctuaire pour son travail.

Je voulais en savoir plus, mais le regard triste de Shirayuki m’y fit réfléchir à deux fois. Quoi qu’il en soit, Suzune et moi avions débuté une nouvelle vie à Kadono. Suzune était un peu timide au début, mais au bout de trois ans, elle finit par s’ouvrir et même par jouer avec d’autres enfants que Shirayuki et moi. Il y avait une fille qui se nommait Chitose, qui avait environ quatre ou cinq ans, et elles jouaient souvent ensemble. Suzune allait bientôt ses sept ans, mais elle faisait jeune pour son âge, alors elles allaient bien ensemble. Quant à moi…

— Bon sang !

Je balançai ma lame sans réfléchir et aussi fort que je le pouvais, mais Motoharu la para sans trop d’effort.

— Bonne chance, Jinta !

Shirayuki nous regardait tous les deux avec amusement. C’était la norme pour nous. De telles scènes étaient quotidiennes depuis que je vivais à Kadono. J’avais demandé à Motoharu de m’entraîner au sabre pour ne plus jamais être aussi impuissant que lors de cette nuit pluvieuse. Je voulais devenir un homme capable de protéger Suzune et Shirayuki en cas de besoin. Même si je savais que c’était puéril de ma part, Motoharu ne dit rien de tel. Il m’entraînait tous les matins.

— Allez ! Vas-y ! criait Shirayuki pour m’encourager.

Suzune dormait encore à cette heure-ci, mais Shirayuki était toujours là pour me supporter. Je ne voulais pas paraître pathétique, même si ce n’était qu’un entraînement. Je mis toute ma volonté dans mes coups. Pourtant, Motoharu continuait de me surpasser. Mon coup latéral fut paré et mon estocade, esquivée. Et ma frappe descendante se heurta à une retraite d’un demi pas.

— Pas mal. Tu deviens très agile, petit, dit Motoharu.

Je fis un pas en avant et frappai de tout mon poids, mais il me repoussa facilement avec son épée en bois.

— Mais tes coups sont encore larges[3].

— Agh !

Sa riposte frappa ma tête. Il s’était retenu, mais ça faisait quand même mal. Je laissai tomber mon épée en bois et mis ma main à la tête, sentant une bosse se former. Le résultat était toujours le même, quels que soient mes efforts. Je n’avais encore jamais battu Motoharu lors de nos séances d’entraînement.

— Ha ha, eh bien, tu as fait de ton mieux, dit Shirayuki.

Alors qu’elle s’approchait en souriant, je ramassai rapidement mon épée en bois et me retournai. Je voulais avoir l’air cool en tentant un coup audacieux, mais j’étais encore plus embarrassé après avoir été contré si facilement.

— Arrête, lui dis-je en faisant la grimace, tandis qu’elle me tapotait la tête avec sa petite main.

— Voilà, voilà.

Elle sourit, tout à fait consciente que j’étais en train de faire semblant d’être brave. Mes pensées étaient comme un livre ouvert pour elle.

— Ne t’inquiète pas, ta grande sœur va te remonter le moral.

— Hein ? Mais je suis plus vieux que toi.

— Bien sûr, mais je suis plus responsable que toi, ce qui veut dire que je suis ta grande sœur !

Insista-t-elle avec une confiance absolue. Je ne savais même pas quoi répondre à cela. Je soupirai et la laissai me caresser la tête. C’était embarrassant, mais je ne pouvais pas nier qu’une partie de moi aimait ça.

— Ha ha, tu as encore du chemin à faire avant de me battre, gamin ! dit Motoharu.

— Ce n’est pas juste. Tu es bien trop fort, Motoharu !

— Eh bien, c’est normal. Je m’entraîne depuis bien plus longtemps que toi.

Il regarda Shirayuki me réconforter avec un sourire affectueux. Je le regardai avec des larmes aux yeux, mais il se contenta de rire en tapotant son épée en bois contre son épaule. Vu son comportement habituel, il était difficile de croire qu’il était censé être le plus grand épéiste du village. Je supposai que les apparences pouvaient vraiment être trompeuses.

— Ne te laisse pas abattre. Continue et tu t’amélioreras avec le temps.

— Je sais… mais j’ai l’impression de ne pas avoir progressé depuis le début.

Au lieu de devenir plus fort, c’était comme si j’étais resté le même depuis que j’avais commencé à m’entraîner. J’étais loin d’être assez bon pour protéger qui que ce soit. Parfois, je me demandais si ce que je faisais était vraiment utile.

Sentant peut-être mon inquiétude, Motoharu me réprimanda avec une gentillesse qu’il ne montrait que très rarement.

— Écoute, Jinta. Rien de ce qui existe n’est éternel. Cela vaut aussi pour toi. Tu ne le sens peut-être pas toi-même, mais tu t’améliores petit à petit. Alors, reprends courage. Tu deviendras plus fort. Je te le garantis.

— …Merci.

Le simple fait de l’entendre ne changeait rien, mais cela me rassurait en quelque sorte.

— Oh, je ferais mieux de retourner au travail. Restons-en là pour aujourd’hui, dit Motoharu en se retournant, l’épée en bois toujours à la main.

Nous nous étions mis d’accord pour que nos séances d’entraînement quotidiennes durent jusqu’à ce qu’il aille au travail.

— Oui. Merci pour cette journée, Motoharu-san, lui dis-je.

— Ne t’inquiète pas pour ça. Je ne me sens en rien obligé.

— Au revoir, papa ! dit Shirayuki.

— À plus tard. Sois sage d’accord ?

Il partit sans se retourner. Il n’y avait pas la moindre trace de transpiration sur lui. À mon niveau, je n’étais pas capable de le fatiguer. Inconsciemment, je serrai fermement mon épée en bois de la main gauche. Comprenant que je ne pouvais rien faire pour combler l’écart entre nos compétences, je me sentis tout de même frustré.

— …Hé, Shirayuki ?

— Oui ?

— Que fait Motoharu-san ? demandai-je.

Bien qu’il habitât à Kadono, un village où l’on fabriquait du fer, je ne l’avais jamais vu travailler avec les autres hommes dans les forges. Quel était son travail au juste ?

— Papa est le gardien d’Itsukihime, la prêtresse du sanctuaire, répondit Shirayuki.

Je me souvins que Motoharu avait dit quelque chose dans ce genre lors de notre première rencontre, mais qu’est-ce que cela signifiait ? Shirayuki continua.

— Et ma mère se prénomme Itsukihime.

— Hein ? Ta mère s’appelle Yokaze… non ?

— Oui, c’est la prêtresse du sanctuaire de Mahiru-sama.

Pour ma part, j’avais rencontré Yokaze une fois, bien qu’un écran de bambou fût placé entre nous. J’avais été convoqué après avoir passé un certain temps à Kadono, et j’avais échangé quelques mots avec elle. Elle était gentille, et je pouvais voir qu’elle était très estimée dans le village.

Elle m’avait dit qu’elle officiait au sanctuaire de Mahiru-sama et m’avait appris ce que cela signifiait, mais j’avais un peu de mal à comprendre tout cela à l’époque. Shirayuki regarda vaguement au loin, portant son regard vers le nord du village, où un sanctuaire se dressait sur une petite colline.

— Ta mère est toujours au sanctuaire, n’est-ce pas ? demandai-je.

— …Oui. Les seules personnes autorisées à la voir en personne sont le chef du village et le gardien. Personne d’autre ne peut la rencontrer parce que « les gens du monde » souilleraient la pureté d’Itsukihime, ou quelque chose comme ça. Papa est le gardien de la prêtresse du sanctuaire, il la voit donc tous les jours, mais je ne l’ai pas vue depuis des années.

Shirayuki rit légèrement, mais ses yeux semblaient lourds de solitude. Je commençais enfin à comprendre pourquoi Yokaze nous avait acceptés, Suzune et moi, si volontiers. Shirayuki n’avait pas rencontré sa mère une seule fois au cours des trois années passées ici, et ne l’avait probablement pas vue depuis de nombreuses années avant notre arrivée. Je ne comprenais pas très bien ce rôle de gardien, mais je comprenais que Motoharu pouvait voir Yokaze tous les jours, alors que Shirayuki ne le pouvait jamais. Pour une enfant, sa mère devait lui manquer et elle trouvait injuste d’être laissée à l’écart. Ainsi, elle avait souhaité agrandir sa famille pour combler cette absence. Pour la première fois, je constatais à quel point la fille qui m’avait sauvé pouvait être vulnérable. C’est ainsi que je répondis

— Tout ira bien. Je suis avec toi.

— Hein ?

— Je serai toujours avec toi.

Je ne pouvais pas lui dire qu’elle se sentirait plus seule. Je n’étais pas assez prétentieux pour penser que je pouvais effacer ce qu’elle ressentait. Mais je tenais à rester à ses côtés.

Même si je ne pouvais rien faire pour elle, je voulais au moins m’assurer qu’elle ne souffrirait pas seule.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle en ricanant.

— … Tu n’as pas à rire, lui dis-je en rougissant.

— Comment pourrait-il en être autrement ?

Avec le recul, ce que j’avais dit était plutôt stupide… mais je ne voulais pas revenir en arrière. C’était cent fois pire de revenir sur quelque chose que l’on pensait.

— Jinta.

Shirayuki me regarda droit dans les yeux. Mon cœur fit un bond de surprise. Ses pupilles noires et claires semblaient voir à travers moi et au plus profond de mon âme.

— Merci.

Elle se sentait si fragile à ce moment-là, comme la flamme d’une bougie sur le point de s’éteindre et de disparaître. Sa fougue habituelle avait disparu, tout comme son air de fiabilité qu’elle avait toujours eu. Il fallait que je dise quelque chose. Quelque chose pour qu’elle se sente mieux. Je pris le risque.

— Um, Shirayuki… Je…

— Jinta ?

Mes mots de réconfort n’avaient pas abouti. Soudainement, une jeune fille avec un bandage sur l’œil droit et des cheveux auburn, surgit à côté de moi. J’émis un bégaiement :

— O-oh, Suzune.

— Bonjour, Jinta, dit-elle avec un sourire doux et radieux sans se soucier de mon cœur qui s’emballait à toute allure.

J’avais failli dire quelque chose d’incroyablement malaisant devant ma jeune sœur.

— Qu’est-ce que tu allais dire ? demanda Shirayuki avec un sourire malicieux.

— Rien !

Je haussai la voix, gêné. Je ne pouvais même pas affronter Shirayuki, et encore moins Motoharu.

— Jinta, qu’est-ce qui ne va pas ?

Demanda Suzune, pensant que j’étais en colère. Elle posa un doigt sur sa lèvre en guise d’étonnement. Shirayuki afficha un grand sourire, amusé par les actions de Suzune.

— Ne t’inquiète pas, Suzune, dit-elle. Allons manger quelque chose, puis jouons.

— Mmm…ok ! Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ? demanda Suzune.

— Et si on explorait la forêt d’Irazu ?

Elles étaient très différentes, mais les voir bavarder ensemble comme ça me fit penser qu’elles pouvaient passer pour des sœurs. Cela me rendait heureux, mais aussi un peu triste. Ce serait vraiment bien si elles étaient réellement sœurs.

— Tu es d’accord avec ça aussi, n’est-ce pas, Jinta ? demanda Shirayuki.

— Et si je disais que je ne le suis pas ?

— Alors je suppose que nous devrons te traîner avec nous.

Je n’avais apparemment pas mon mot à dire. Mais c’est ce à quoi je m’attendais, je finis donc par accepter le plan. Elles étaient toutes les deux ravies.

— On y va, alors ? dit Shirayuki.

— Allons-y ! dit Suzune.

Elles me tendirent leurs mains, arborant les mêmes sourires qui m’avaient sauvé autrefois. Comme je tenais mon épée en bois, je ne pouvais en prendre qu’une seule. Sans trop réfléchir, je fis mon choix. Sa paume était petite et chaleureuse. Je mis un peu de force dans ma poigne, pas assez pour faire mal, mais assez pour que mon emrpise soit ferme.

— Oui, allons-y.

Nous sourîmes tous les trois et partirent en courant. C’était un matin comme les autres. La chaleur de sa main me paraissait si réelle. Mais je ne savais pas à ce moment-là qu’elle allait me quitter un jour. Un souvenir de l’époque où j’étais encore « Jinta », elle était encore « Shirayuki » et Suzune était encore « Suzune ».

…Je m’en souviens encore aujourd’hui.

Quand j’étais jeune, j’avais demandé à Motoharu de m’apprendre le maniement du sabre.

Il était très fort, et je n’avais jamais réussi à lui porter un coup. Shirayuki me regardait en m’encourageant, puis me consolait quand je perdais, ce qui était inévitable. Après quoi, nous allions jouer. Ma petite sœur finissait par nous rejoindre, s’étant enfin réveillée juste à temps pour décider de ce que nous ferions de la journée.

Nous formions alors une vraie famille. Mais les années passèrent et nos jours heureux furent envolés en un clin d’œil. Ce qui était autrefois la vie quotidienne n’était plus qu’un souvenir qui s’effaçait peu à peu. J’ai grandi et ma voix était plus grave. Je pris plus de responsabilités et je ne pouvais plus jouer comme avant. J’étais même devenu plus réservé.

Mais même aujourd’hui, juste de temps en temps, je repensais à ces jours heureux et réconfortants de ma jeunesse. Et quand je le faisais, je m’interrogeais sur la décision que j’avais prise à l’époque. Je tenais une épée en bois, je ne pouvais donc prendre qu’une seule des deux mains. Si j’avais pris l’autre main ce jour-là, que serait-il advenu de nous trois ? Les choses auraient-elles été différentes aujourd’hui ?

Parfois, je me surpris à rêver de ce qui aurait pu se passer. Mais je me rendis vite compte que cela n’avait pas de sens et j’y mettais un terme. Quels que soient les regrets que j’avais, il était trop tard pour changer la voie que je m’étais choisie. Et tant que je ne pouvais pas changer ma voie, il était inutile de se préoccuper des « et si ». Il ne me restait que ce mode de vie fragmenté auquel je m’accrochai et cette lame que je ne pouvais me résoudre à abandonner.

D’un coup, nos jours éphémères éclataient comme des bulles à la surface de l’eau.


[1] Le chérubin ou angelot est une figure d’ange qu’on trouve dans la religion juive et chrétienne. Une tête d’ange pour faire simple.

[2] La peau calleuse est une peau jaunâtre, épaisse et cassante. Elle se forme pour protéger la peau et le corps contre les usures sévères (pression ou abrasion).

[3] Dans un combat à l’épée, cela signifie que les mouvements de l’attaquant sont étendus. Ils ont une grande amplitude ou couvrent une large zone. Cela peut être perçu comme un défaut car des mouvements larges et exagérés peuvent être plus lents et moins précis, laissant l’attaquant vulnérable aux contre-attaques.

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