Homme et Démon (3)
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Traduction : Calumi
Correction : Vrael / Raitei
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Alors que Jinta était encore un petit garçon, Motoharu perdit la vie en combattant un démon. Cet homme était bien plus qu’un maitre d’arme pour lui. Après avoir laissé son ancien foyer derrière lui, il était devenu comme un second père pour Jinta.
Il devait vraiment admirer Motoharu durant son enfance. C’était forcément le cas. Auquel cas, les derniers instants de l’homme, lorsqu’il avait défié le démon de toutes ses forces, n’auraient pas été aussi clairement gravés dans l’esprit de Jinta.
« Jinta. Deviens un homme capable de faire de sa haine une force ». Telles furent les dernières paroles de son second père. Depuis, Jinta était devenu gardien du sanctuaire et s’était entraîné assidûment. Il pensait être devenu un peu plus fort. Mais il ne comprenait toujours pas la signification de ces mots.
— Deux démons, vous dites ?
— Oui. D’après leurs dires, la démone s’est infiltrée dans le village avant de repartir. Était-ce pour faire du repérage ou autre chose ? Je ne saurais dire.
La nuit approchait lorsque Jinta retourna au sanctuaire. Même si le soleil se couchait déjà, les personnalités influentes du village se rassemblèrent pour écouter son rapport. La nouvelle ne fut pas réjouissante à entendre. Les démons se préparaient probablement à attaquer Kadono, et ce, rapidement. Pétris d’inquiétudes, les hommes chuchotaient entre eux. Seul le chef du village restait impassible.
— Alors, ils en ont après la prêtresse ou bien Yarai. Hrmph.
Le chef du village grommela en hochant la tête, se frottant le menton. Après quelques instants de réflexion, il regarda en direction du rideau de bambou.
— Étant donné qu’ils pourraient en avoir après vous… avez-vous réfléchi à ce dont nous avons parlé ce matin ?
— …En effet, dit Byakuya avec tristesse.
Jinta n’avait pas été convoqué à la réunion du matin, il ne savait donc pas de quoi ils avaient discuté, mais d’après la réaction de Byakuya, il pouvait deviner qu’il s’agissait de quelque chose qui ne la réjouissait pas. Il demanda :
— Chef, de quoi avez-vous parlé lors de la réunion de ce matin ?
— Nous avons discuté des mesures à prendre si les attaques de démons deviennent plus fréquentes. C’est tout.
— Vraiment ?
Le chef du village éluda la question de Jinta. Le jeune homme inexpérimenté avait peu de chances d’obtenir de vraies réponses de la part de son ainé si ce dernier ne souhaitait pas lui en donner. Le chef du village poursuivit :
— Plus important encore, nous devons discuter de notre plan d’action contre ces deux démons.
Il essayait manifestement de changer de sujet, mais Jinta se contenta d’acquiescer silencieusement. Il ne pouvait nier qu’il s’agissait d’une question plus urgente. La force du démon musclé était problématique ; il s’était avéré difficile à affronter, même à un contre un. Ajoutez à cela la démone et la victoire semblait presque impossible pour Jinta. Mais cela ne changeait rien à ce qui devait être fait.
— Pourquoi n’irais-je pas les chasser directement ? dit-il avec insistance
Ses chances de victoire étaient peut-être faibles, mais un gardien du sanctuaire ne pouvait ignorer son devoir.
Sa suggestion fut immédiatement rejetée.
— Non, ce ne serait pas sage. Vous êtes le meilleur épéiste de Kadono. Maintenant que nous savons que des démons sont dans les parages, nous ne pouvons pas vous laisser quitter le village. Nous devrions d’abord envoyer des hommes inspecter la grotte que vous avez mentionnée, répondit le chef du village
— Oui, oui, exactement. Nous ne pourrions pas tenir s’ils attaquaient pendant que tu es sorti. Je ne voudrais pas que les choses se terminent comme la dernière fois.
Les hommes semblaient fermement opposés à ce que Jinta quitte le village. La mort de Yokaze, la précédente Itsukihime, était encore bien ancrée dans leur esprit. Cela s’était passé il y a de nombreuses années, alors que Jinta était encore jeune. Sans crier gare, un démon fit son apparition à Kadono, d’une stature bien plus imposante que celle de n’importe quel homme. C’était un monstre hideux, sans peau, dont les muscles et les organes étaient à nu. La façon dont un tel monstre s’était faufilé sans être détecté restait un mystère. Il attaqua la partie principale du sanctuaire, tua Yokaze et dévora son cadavre. Il était bien trop fort. Sa force était même supérieure à celle de Motoharu, le meilleur épéiste du village.
« Je n’ai même pas pu protéger la femme que j’aime… Bon sang. Je suis tellement pathétique. »
En tant que gardien, Motoharu n’avait pas su protéger Itsukihime. Et en tant que mari, il n’avait pas su protéger sa femme. Mais il avait toujours un village à protéger, alors il défia le démon en rassemblant toutes les forces qu’ils lui restaient. Il lui fit face, parfaitement préparé à perdre la vie.
À la fin, il parvint à emporter avec lui le démon dans la tombe, réussissant à protéger la paix du village.
— Pardonnez-moi. Je n’avais pas réfléchi.
À l’époque, le pire scénario avait été évité seulement parce que Motoharu se trouvait dans le village. Cette fois-ci, il était hors de question que Jinta s’en éloigne.
Les hommes se regardèrent, troublés par les excuses de Jinta.
— C’est, eh bien… dit le chef en hésitant.
— Non, ce n’est rien. Nous savons que vous comprenez les risques mieux que quiconque, dit l’un des hommes d’un air compatissant. Ils savaient que Jinta avait assisté au dernier combat de Motoharu.
« Le reste est entre tes mains, Jinta. Prends soin de Shirayuki, et reste auprès de Suzune ».
Il se souvenait encore de l’apparence de son père adoptif se dressant devant lui, faisant face au démon. Peut-être que si Motoharu s’était battu de façon aussi téméraire, c’était en partie pour le protéger.
— Excusez-nous. Nous n’avions pas l’intention de raviver de mauvais souvenirs, déclara l’homme.
L’assemblée réunie inclina la tête et Jinta se crispa un peu. Pourtant, il était heureux qu’on le considère comme le fils de Motoharu.
— Ce n’est rien. Mais nous devrions nous concentrer sur la situation actuelle.
— Oh, c’est vrai, c’est vrai. Il nous faut élaborer un plan.
Après s’être égarés dans le passé, ils tournèrent à nouveau leur attention sur le présent. Mais personne ne parvint à trouver une solution claire, se perdant dans des propositions futiles. La réunion s’éternisa sans qu’aucun plan concret ne soit établi.
— Qu’en pensez-vous, Prêtresse ?
Demanda le chef, attirant tous les regards vers l’écran de bambou. Le sanctuaire se fit silencieux alors que tout le monde attendait que la prêtresse leur indique la marche à suivre.
La tension était palpable, mais Byakuya ne montrait aucun signe d’inquiétude. Itsukihime se devait d’être inébranlable afin de rassurer son peuple. Elle parla avec majesté au point même de paraître pompeuse.
— Jinta doit prendre une journée de repos, pendant que les hommes du village se rassemblent pour fouiller la forêt d’Irazu. Les démons que nous affrontons sont assez puissants pour survivre à une rencontre avec un gardien de prêtresse, c’est pourquoi les soldats du sanctuaire les accompagneront, mais aucun ne doit se mettre en danger.
— Cela me semble sage, dit le chef du village en s’inclinant profondément. Les autres hommes firent de même, approuvant et s’inclinant également.
Jinta s’efforça de contenir un sourire qui se glissait sur son visage. Voir Byakuya réunir le village sous le nom d’Itsukihime le rendait aussi fier que s’il était celui qu’on félicitait.
Elle dit :
— Le soleil s’est déjà couché. Retirez-vous pour la nuit, tout le monde. Oh, et Jinta, il y a quelque chose dont j’aimerais te parler. Prête-moi un peu de ton temps.
— Comme il vous siéra.
Byakuya ne tarda pas à conclure la réunion. Une fois seuls, Jinta vérifia les alentours comme à son habitude avant de se lever. Il contourna le paravent de bambou et fut accueilli par Byakuya, dont la douce attitude contrastait fortement avec l’air solennel qu’elle affichait auparavant.
— Sacrée journée.
Elle s’était déjà débarrassée du manteau de Byakuya et était redevenue Shirayuki. Jinta fut surpris, comme toujours, par la rapidité avec laquelle elle changeait d’attitude. Il poussa un soupir d’étonnement avant de s’exprimer.
— Tu es… Comment dire ? Je n’arrive vraiment pas à y croire.
— Hein ? Comment ça ? répondit-elle d’un regard appuyé. Elle semblait ne pas se rendre compte de la surprise que son changement de personnage pouvait susciter.
— Tu viens de le refaire.
Jinta comprenait que Byakuya, qui priait pour la prospérité de Kadono en tant qu’Itsukihime, et Shirayuki, qu’il connaissait depuis sa jeunesse, faisaient toutes deux partie intégrante de son identité. Mais pourtant, la façon qu’elle avait de passer d’un personnage à l’autre aussi rapidement ne manquait jamais de le surprendre.
— Huh. Je ne suis pas sûre de comprendre, mais assois-toi pour le moment. Tu dois être fatigué, dit-elle.
Il obtempéra, mais hésita à s’asseoir les jambes croisées devant leur déesse, préférant s’asseoir sur les talons, dans le style seiza[1] traditionnel. Sans doute amusée par son sérieux, Byakuya gloussa :
— Tu peux te détendre, tu sais ?
Elle haussa les épaules comme pour dire : « Qu’est-ce que je vais faire de toi ? » avant de poursuivre, hésitante :
— Hé… Tu penses que ça va aller ?
Ses yeux étaient emplis d’inquiétude, et Jinta comprit immédiatement qu’elle se référait aux démons.
— Ils sont coriaces, mais je peux les vaincre, répondit-il
En réalité, il savait que ce ne serait pas si simple. Il n’était pas assez fou pour croire qu’il était facile d’affronter deux démons à la fois, et il ne pouvait pas savoir ce que la roue du destin lui réservait pour leur prochaine rencontre. Mais il choisit tout de même de ne laisser aucun doute dans ses paroles. Il ne voulait pas lui montrer le moindre signe de faiblesse, peut-être parce qu’il souhaitait l’impressionner.
Byakuya poussa un soupir de soulagement.
— Oh, vraiment ? Tu as l’air plutôt sûr de toi.
Son choix avait un certain mérite après tout, si cela pouvait la rassurer.
— J’aimerais penser que j’ai gagné le droit de l’être, grâce à mon entraînement.
— …Oui, je suppose que c’est le cas. Je le sais parce que je t’ai vu t’entraîner en personne.
Des souvenirs nostalgiques de leur jeunesse refirent surface dans l’esprit de Jinta. Son père, Motoharu, l’entraînait chaque jour et elle était là pour l’encourager. Ces jours heureux étaient toujours présents dans son cœur.
La poitrine de Jinta se réchauffa alors qu’il se remémorait ce passé lointain. Il semblait que Byakuya faisait de même, car ils partagèrent un sourire maladroit, mais empreint d’émotion.
À ce moment-là, Jinta remarqua un certain nombre de livres étalés sur le tatami.
— Oh, ça ? Je les ai eus de Kiyomasa, dit Byakuya.
Kiyo…masa ? pensa-t-il en se figeant. La chaleur qu’il ressentait dans sa poitrine se dissipa. Pourquoi un objet appartenant à cet homme se trouvait-il ici ?
— Il m’apporte parfois des livres pour tuer le temps. Tu sais, parce que je ne peux pas sortir.
— D’accord… dit-il en essayant de paraître aussi calme que possible.
La réponse aurait dû être évidente. Pourtant il ne pouvait qu’éprouver un indescriptible sentiment de choc à l’idée que Kiyomasa avait tenté d’apprendre à la connaître.
— Kiyomasa essaie même d’écrire son propre livre, apparemment. Il est devenu tout rouge quand je lui ai dit de me laisser le lire.
Elle sourit en évoquant sa conversation avec Kiyomasa, même si, jusqu’à présent, elle n’avait montré son côté joyeux qu’à Jinta.
— Évidemment, parce que de toute façon, c’est tout ce que tu sais faire.
Les moqueries de Kiyomasa résonnèrent dans l’esprit de Jinta. Et si ce n’était pas que des paroles en l’air ? Et si celui qui avait vraiment « protégé » Shirayuki jusqu’à présent n’était pas…
— Jinta ?
Sa voix le ramena à la réalité et le sortit de ses sombres pensées. Son regard inquisiteur dissipa les ténèbres qui assombrissaient son visage.
— O-oh, désolé, qu’est-ce que tu disais ? dit Jinta
— Je me demandais juste ce qui se passait. Tu avais l’air ailleurs.
— Ah, ce n’est rien. Ne t’inquiète pas.
Ce n’était vraiment rien. En tout cas, rien qui ne vaille la peine de l’ennuyer. Il avait juré de la protéger, alors il devait se réjouir qu’elle trouve un peu de paix, peu importe la raison.
Il supplia son cœur de se calmer et se donna l’air le plus imperturbable possible.
— …Hé, tu veux essayer de t’éclipser quelque part demain ?
Sans crier gare, Byakuya changea de sujet. Elle affichait un regard malicieux et déterminé.
— Hein ? Qu’est-ce qui te prend ? répondit Jinta.
Elle l’ignora.
— Ça fait si longtemps que je n’ai pas vu la forêt d’Irazu ou fait de la pêche dans la rivière Modori. Oh, ça fait aussi un bail que je n’ai pas mangé de sucreries. La famille de Chitose tient un salon de thé, n’est-ce pas ? Nous pourrions manger des dango[2] et nous détendre là-bas. Ce serait bien.
Elle savait mieux que quiconque qu’elle n’était pas autorisée à quitter le sanctuaire. Pourtant, elle comptait sur ses doigts tous les endroits qu’elle voulait visiter.
— Oh, et j’aimerais aussi me promener dans Kadono. Cela fait combien d’années que je vis ici ? Il me semble normal de voir mon village de temps en temps.
— Vraiment, pourquoi mentionner tout ça maintenant ? dit Jinta, l’arrêtant avec une grande fermeté.
Le sourire qu’elle arborait semblait sincère à première vue, mais il pouvait voir que ce n’était pas le cas.
— …Quelque chose ne va pas ?
Pendant un bref instant, elle se crispa en entendant la question, faisant trembler ses petites épaules, mais elle revint rapidement à la normale, inclinant la tête d’un air enfantin et répondit :
— Non, pourquoi ?
Le geste était mignon, mais Jinta ne céda pas.
— Shirayuki.
— Ce n’est rien, ne t’inquiète pas, dit-elle en plaisantant.
Il lui avait dit exactement la même chose plus tôt, et elle n’avait pas insisté par égard pour lui. Il était clair qu’elle voulait qu’il fasse de même, mais même s’il savait que ce n’était pas juste, il ne le pouvait pas.
Il commença par dire :
— Depuis que tu es enfant, tu débordes de curiosité et tu es plus impulsive que n’importe quel garçon que je connais.
— …Huh ? Hey, c’est quoi ces médisances ?
— Mais tu penses toujours aux autres et te forces à sourire dans les moments difficiles. Quand il y a quelque chose de dérangeant et dont tu ne souhaites pas parler, tu fais semblant de te réjouir de quelque chose.
— Ugh…
Byakuya tressaillit. Jinta avait tapé dans le mille. Elle esquivait une discussion difficile, une discussion importante qu’ils ne pourraient pas éviter indéfiniment. Il le savait, parce qu’ils avaient passé toutes ces années ensemble. Il savait qu’il ne pouvait pas la laisser se défiler. Cela ne ferait que la blesser davantage.
— Tu es si injuste, Jinta.
Il lui avait caché sa jalousie, mais il ne la laisserait pas cacher ce qui était en train de se passer. Ce n’était vraiment pas juste.
— Je n’ai rien à dire pour ma défense.
Il haussa les épaules, mais ne détacha pas son regard du sien.
Il était clair qu’il faisait cela pour elle. Elle hésita, mais finit par lâcher un soupir défait.
— Ahhh… Je ne peux rien te cacher.
— Désolé.
— Non, je devrais te remercier. C’est quelque chose qui doit être dit. J’ai eu tort d’essayer de l’éviter.
Elle semblait légèrement soulagée, comme si elle avait surmonté quelque chose, ou au contraire cédé à la tentation. Son sourire était terriblement transparent et dépourvu d’émotion.
— …Um, Jinta. Il y a quelque chose que je dois te dire. Quelque chose d’important. Alors… tu veux bien passer la journée avec moi demain ?
Une demande modeste, mais empreinte de désespoir. L’idée de refuser ne lui vint même pas à l’esprit. Il acquiesça, lentement.
Son visage s’éclaira comme une lanterne dans la nuit noire, mais cette joie s’évanouit presque instantanément. Elle détourna le regard, le profil de son visage teinté de solitude, avant de baisser les yeux vers le sol.
[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Seiza
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Dango
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