Sword V1 Chapitre 1

Homme et Démon (1)

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Traduction : Calumi
Correction : Vrael / Raitei
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C’était une nuit avec une brise fraîche, vers la fin du printemps.

Des pétales çà et là, dansaient dans l’air et des bourgeons tout frais ornaient les bords de la route d’un vert éclatant. Les feuilles des cerisiers en fleurs du début de l’été, aux pétales fraîchement éparpillés, affichaient une beauté divine que Mère Nature ne met que rarement en lumière. Une nuit comme celle-ci, où le feuillage vert venait à peine de supplanter le rose pâle et où le ciel un peu plus lourd, sentait légèrement l’été, à l’exception du vent qui s’engouffrait dans les feuilles avec la fraîcheur résiduelle du printemps.

Les branches se balançaient, les parfums et leurs odeurs flottaient dans l’air, surplombées par un rideau d’étoiles. En tout cas, cela devait être une nuit agréable. Mais le froid du vent gâchait tout. La nuit avait un air de métal, froide et rigide au toucher.

Sous cette nuit de plomb, un jeune homme attendait seul. Il était adossé à un cerisier en fleurs, son regard féroce habitué à la pénombre qui se dessinait devant lui. Non loin de là, le long de la route, une borne solitaire marquait la distance qui sépare la ville d’Edo.

Le jeune homme se nommait Jinta. Bien qu’il n’eût que dix-huit ans, il affichait une taille impressionnante de six shaku [1], soit une bonne tête de plus qu’un homme moyen. Sous son pâle kimono bleu-vert, il avait un corps robuste, et une épée de deux shaku et six sun [2] accrochée à sa taille dans un fourreau de fer, aussi tranchante que l’aura qu’il dégageât.

— Excusez-moi, dit une voix depuis la route.

Jinta jeta un coup d’œil sur le côté et vit une jeune femme qui se tenait à proximité.

— Connaissez-vous le chemin de Kadono ?

Demanda-t-elle avec un sourire insouciant et envoûtant, assez troublant pour quelqu’un de son âge.

— Je le connais. Il se trouve que c’est le village d’où je viens, répondit Jinta d’une voix sans émotion, froide et raide comme du plomb.

La femme écarquilla les yeux de soulagement.

— Oh, c’est ce que j’espérais. Voulez-vous bien me montrer le chemin ?

— Ça dépend. Qu’est-ce que vous voulez y faire ? demanda-t-il, en s’avançant.

Assez lentement pour qu’elle ne le remarque pas, il renforça son centre de gravité. Sa main gauche agrippait déjà l’objet à sa taille.

— J’ai une sœur aînée qui s’est mariée. Elle a déménagé à Kadono. J’espérais lui rendre visite.

— …Je vois.

Il fit un pas rapide en avant et vers la droite, réduisant la distance entre lui et la femme. Ses deux pieds s’enfoncèrent dans la terre, et il ne montra aucune hésitation lorsqu’il dégaina et trancha vers le haut et à travers le corps de la femme en un seul mouvement fluide.

— Gagh… ?

De l’air et du sang frais jaillirent de sa bouche. Une lame tranchante avait découpé son corps. Pour un passant, cela aurait pu ressembler à un acte de violence gratuite, mais ce n’était pas ce que l’on aurait pu croire. D’une voix impassible, Jinta déclara :

— Ton apparence humaine était presque parfaite. Mais tes yeux restent rouges…démon.

Il existait plusieurs façons de distinguer les humains des démons, mais la plus simple était la couleur des yeux car ils étaient presque toujours rouges. Les démons puissants pouvaient dissimuler leurs yeux démoniaques lorsqu’ils se déguisaient en humains, mais un tel exploit était extrêmement difficile pour les démons les plus faibles.

Les yeux rouges de la femme étaient la preuve qu’elle n’était pas humaine, mais bien un esprit.

Maudit sois-tu !

Son visage perdit toute trace d’humanité alors que ses yeux remplis de haine fixèrent Jinta. Son corps se mit à gonfler, et ses muscles enflèrent anormalement. Sa peau prit une couleur bleu pâle. Elle essayait de reprendre sa forme de démon, mais il était trop tard. Jinta prit appui sur le sol avec sa jambe gauche et s’élança vers sa nuque pour lui donner le coup de grâce. Cette fois, le démon n’eut même pas le temps de gémir. Il tomba raide mort sur le sol, à mi-chemin entre sa forme humaine et sa forme démoniaque grotesque. Une vapeur blanche s’éleva du cadavre, plus vapeur que fumée, tandis que le corps disparaissait comme de la glace en train de fondre. Jinta regarda le démon partir, sans la moindre émotion. D’un mouvement de poignet, il débarrassa son épée du sang et la glissa lentement dans son fourreau.

Au moment où la garde frappa le fourreau avec un tintement sourd, le cadavre du démon disparut complètement. S’en plus s’en préoccuper, Jinta se mit à marcher le long de la route. Il lui restait encore une certaine distance à parcourir avant d’atteindre Kadono.  C’était la onzième année de l’ère Tenpo[3], une période marquée par des inondations répétées et des cultures qui subissaient le gel. De grandes famines se produisirent dans les provinces de Mutsu et de Dewa, et de nombreuses personnes perdirent la vie avant que la situation ne s’améliore.

Le peuple du Soleil Levant souffrit énormément et beaucoup eurent l’esprit brisé. Et lorsque les esprits se brisent, les démons ont le champ libre pour se déchaîner. Ainsi, il arrivait parfois qu’un démon se fraye un chemin jusqu’aux villages humains et les trompe pour se divertir. Kadono était un village de montagne situé à environ 130 ri[4] d’Edo, soit à un mois de marche. Depuis les temps anciens, la zone avait prospéré en tant que village métallurgique, grâce aux gisements de sable ferrugineux de haute qualité dont bénéficiait la rivière Modori, coulant à proximité.

Kadono comptait également certains des métallurgistes les plus éminents du pays. Les forgerons d’épée du monde entier disaient que les sabres de Kadono étaient « capables de déchirer même les démons ».

La partie nord du village était située sur une colline. Étant à l’abri des crues de la rivière, un sanctuaire laqué de rouge y avait été construit, d’une taille manifestement plus imposante que les autres maisons et bâtiments du village.  Jour et nuit, le sanctuaire abritait Itsukihime, la prêtresse chargée d’offrir des prières à la divinité tutélaire de Kadono.

Kadono dépendait de la production de fer. Le feu étant essentiel à la fabrication de celui-ci, une divinité du feu devint naturellement l’objet du culte du village. C’était une déesse connue sous le nom de Mahiru-sama. On pensait qu’elle gouvernait le feu, qu’elle veillait à ce que les fours de Kadono ne s’éteignent jamais et qu’elle apportait la prospérité au village.

La prêtresse Itsukihime avait la responsabilité d’offrir les prières à Mahiru-sama du feu de la forge. Le terme « hime » dans Itsukihime était généralement compris comme « princesse », mais à Kadono, il avait pris son sens secondaire, celui de « femme du feu ».

Par le passé, la population de Kadono voyait la prêtresse de la flamme maternelle comme la déesse du feu elle-même. Cette foi n’était plus aussi intense à l’ère Tempo, mais Itsukihime résidait malgré tout dans le sanctuaire à l’abri des yeux du monde. La femme du feu ne pouvait pas mettre un pied en dehors du sanctuaire et restait cachée derrière un rideau de bambou, restant ainsi l’objet sacré de la dévotion du village jusqu’à ce jour.

— Jinta, félicitations pour avoir défendu Kadono contre les démons une fois de plus.

L’Itsukihime actuelle, une femme du nom de Byakuya, parlait d’une voix douce depuis l’autre côté du rideau de bambou. Son visage était caché, mais sa silhouette hochait fièrement la tête. Même si l’on était au début de l’été, le plancher du sanctuaire était froid. Assis sur les planches entre Jinta et le paravent de bambou se trouvaient le chef du village, un jeune homme à ses côtés, le chef des forgerons, le représentant des métallurgistes et un certain nombre d’autres personnalités influentes du village.

— Ce n’était rien, répondit Jinta.

 Il était venu faire son rapport après avoir abattu le démon.

— Peu sont ceux qui peuvent tenir tête à ces esprits mangeurs d’hommes. Tu devrais être plus fier de tes capacités, dit Itsukihime.

— Je ne fais que remplir mon devoir de gardien du sanctuaire.

Peu importe le nombre de démons qu’il tuait, Jinta donnait toujours la même réponse sèche. Il ne le disait pas par modestie, mais parce qu’il croyait sincèrement que ce qu’il accomplissait ne signifiait pas grand-chose. Jinta était l’un des rares hommes de Kadono à ne pas être impliqué dans la fabrication du fer, puisqu’il était l’un des deux gardiens de la prêtresse.

Un gardien du sanctuaire était exactement ce que l’on croyait : un gardien d’Itsukihime. Normalement, seuls les samouraïs avaient le droit de porter des armes, mais Kadono bénéficiait d’une autorisation gouvernementale spéciale et pouvait choisir des gardiens de la prêtresse habilité au port du sabre et parler à Itsukihime sans qu’un rideau de bambou ne les sépare.

En dehors de la protection d’Itsukihime, les gardiens du sanctuaire étaient également chargés de chasser les démons. À ces heures, où la seule lumière de la nuit était celle des étoiles et de la lune, le surnaturel prenait forme et menaçait les vivants. Tout comme il y avait des médecins pour combattre les maladies et des pompiers pour lutter contre le feu, il y avait des personnes chargées de combattre le surnaturel. Ce sont les chasseurs de démons, qui combattent les menaces inhumaines qui pèsent sur le village.

Itsukihime priait pour la prospérité des lieux, et ses gardiens protégeaient la zone. En un sens, les gardiens de la prêtresse étaient aussi les protecteurs du village.

— Allons, un gardien du sanctuaire ne doit pas être si modeste ! Je doute que même Edo ait quelqu’un d’aussi habile au sabre que toi. Sois fier ! dit le chef des forgerons en riant de bon cœur.

— …Mais je n’ai aucune valeur en tant qu’homme de Kadono.

Malgré les éloges, l’expression de Jinta était morne. En tant que gardien de la prêtresse, il n’avait pas besoin de s’impliquer dans la métallurgie et le travail du fer, même s’il était vrai qu’il n’avait que peu d’aptitudes à l’artisanat en premier lieu. Il avait gagné sa position actuelle grâce à son habileté au sabre et au soutien de Byakuya, mais s’il n’avait pas été gardien, il aurait probablement été un poids mort pour le village. Cette vérité l’empêchait de ressentir une quelconque fierté dans ses fonctions, peu importe la quantité d’éloges qu’il recevait ou le nombre de démons qu’il tuait.

Il éprouvait tout de même une certaine fierté à l’égard de sa position de gardien de la prêtresse, mais cette fierté était éclipsée par l’admiration qu’il ressentait envers le travail des forgerons et des sidérurgistes. Il ne pouvait que mettre fin à la vie, pas créer comme le faisaient ses camarades de Kadono. C’est pourquoi il en vint à nourrir un profond sentiment d’infériorité.

— Qu’est-ce que cela peut faire, hein ? Nous serons toujours là pour vous fabriquer des sabres.

— Tout comme vous n’êtes pas capable de forger un sabre qui tue les démons, nous n’avons pas les compétences nécessaires pour les tuer. C’est comme ça que ça marche.

Jinta remercia les artisans d’une profonde révérence. Sa gratitude était sincère et faisait appel à leur propre fierté. Il y avait un grand honneur à être gardien de la prêtresse. Bien que Jinta s’adressât poliment aux hommes présents comme s’il était d’un statut inférieur, en vérité, sa place dans le village n’était inférieure qu’à celle du chef et d’Itsukihime.  Voilà pourquoi la plupart des gens le considéraient avec respect, et pourquoi beaucoup s’efforçaient d’utiliser des formules honorifiques lorsqu’ils prononçaient son nom.

Bien sûr, le respect s’accompagnait souvent de jalousie, et plus quelqu’un était âgé, plus la jalousie était flagrante. Les personnages influents du village avaient du mal à accepter qu’un jeune d’origine douteuse fut d’un statut supérieur au leur. Mais il était aussi indéniable que ce jeune était habile à l’épée, qu’il avait tué un certain nombre de démons, qu’il enviait leurs métiers et qu’il les traitait avec respect. Les hommes étaient satisfaits de ses compétences et de son attitude et finirent par l’accepter comme gardien.

Aussi étrange que cela puisse paraître, le complexe d’infériorité de Jinta jouait en sa faveur.

— Quel genre de démon était-ce cette fois-ci ? demanda Byakuya, sentant peut-être l’empressement de Jinta à faire avancer les choses.

Réalisant qu’elle voulait l’aider, Jinta reprit ses esprits et déclara avec assurance :

— Un démon qui prend forme humaine pour essayer de s’introduire dans Kadono.

Dans les montagnes, la menace du surnaturel était bien réelle. Il y avait toutes sortes de démons, de sorcières des montagnes, de tengu*[5] et de singes Hihi[6], pour ne citer que quelques esprits. Les hommes du sanctuaire se figèrent et écoutèrent attentivement. Après un court silence, le chef du village prit la parole pour la première fois depuis le début de la réunion.

— Hmm… Ils devaient en avoir après la prêtresse, alors.

Quelqu’un déglutit bruyamment. Un air nerveux envahit le sanctuaire. La durée de vie naturelle d’un démon dépassait les mille ans, mais on racontait qu’ils pouvaient obtenir la véritable immortalité en dévorant le foie cru d’une prêtresse du sanctuaire. De nombreuses légendes et contes populaires en parlait, mais il était impossible de savoir si c’était vrai ou non.  Pourtant, il y avait sans aucun doute des démons qui agissaient sur la base de ces informations. Effectivement, la précédente Itsukihime, Yokaze, fut dévorée par un démon quelques années auparavant. Son gardien, Motoharu, perdit la vie en la protégeant. Les hommes furent troublés en se remémorant cette tragédie.

— La prêtresse, hein…

— Oui, les démons en ont après elle…

Des voix inquiètes murmuraient, se superposant. Itsukihime était leur lien avec Mahiru-sama. La Femme de Feu était leur objet de culte, leur pilier spirituel. L’idée qu’elle puisse être prise pour cible était inquiétant.

— Ou peut-être qu’ils en ont après Yarai ? dit calmement Byakuya.

Son sang-froid rassura quelque peu les hommes.

— Les démons pourraient être intéressés par la précieuse lame transmise par des générations d’Itsukihime. 

— Hmm…

Les sourcils du chef du village se plissèrent sous l’effet du doute. Yarai était une lame sacrée conservée dans le sanctuaire. Il s’agissait d’un tachi [7] transmis depuis l’époque Sengoku [8], symbole de la déesse du feu elle-même. Selon la tradition, en tant que protectrice de Yarai, Itsukihime prenait le kanji « ya » du nom de l’épée, qui signifie « nuit », et changeait son propre nom pour l’inclure sous la forme « ya » ou « yo ». C’est ainsi que l’actuelle Itsukihime en vint à être appelée Byakuya.

— Yarai est la meilleure épée que Kadono ait jamais forgée. Elle n’a jamais rouillé au cours des siècles, et on dit même qu’elle possède une âme. Vous pensez que les démons cherchent à s’accaparer son pouvoir ? demanda le chef du village.

— Oui, répondit Byakuya.

Le visage du chef se décomposa. Ses yeux se rétrécirent brusquement, en proie à une profonde réflexion. Il se gratta le menton de la main gauche et hocha la tête.

— Je comprends. Mais il n’en reste pas moins que vous pourriez vous-même être une cible, prêtresse. Ne l’oubliez pas, je vous prie.

— Oui… bien entendu.

Il y avait une certaine tension dans sa réponse. Ce n’était pas causé par la peur des démons, mais plutôt quelque chose qui se rapprochait de la confusion. Même si son visage était caché, Jinta pouvait deviner qu’elle s’était raidie quelques instants. Malgré tout, le chef du village continua. Ses années d’expérience lui permirent sans doute de remarquer l’hésitation de la jeune femme, mais il fit comme si ce n’était pas le cas.

— Tant que vous comprenez. Kadono ne peut pas tenir sans vous, Itsukihime, vous êtes notre pilier. Et en tant que chef du village, il est de mon devoir de penser à notre avenir. Pardonnez donc ma sévérité occasionnelle.

— …Je comprends.

Cela pouvait sembler impoli à première vue, mais le dévouement du chef pour le village était sincère. Il souhaitait la paix et la prospérité de Kadono, et tout le monde le savait. C’est pourquoi, Byakuya ne le réprimanda pas.

— Jinta…

Dit le chef du village en fixant le jeune homme.

— Il est probable que d’autres démons s’en prennent à nos trésors, à la prêtresse et à Yarai. Je vous demande de continuer à remplir votre devoir de gardien du sanctuaire.

— Mais bien sûr, répondit Jinta.

Il était un peu irrité par l’attitude du chef à l’égard de Byakuya, mais il respectait sa décision. Sa réponse et son attitude docile semblèrent plaire au chef du village, qui hocha brièvement la tête en guise de réponse. Alors que la discussion semblait sur le point de se terminer, une remarque sournoise surgit de nulle part :

— Evidemment, parce que de toute façon, c’est tout ce que tu sais faire.

La moquerie vint du jeune homme qui se tenait à côté du chef.  Il faisait une tête de moins que Jinta, et son beau visage était gâché par un rictus désagréable. Il s’appelait Kiyomasa et était l’autre gardien. Il n’avait pas été désigné par Byakuya, mais avait été imposé par le chef six mois auparavant. Kiyomasa était le fils unique du chef du village, né alors que celui-ci était déjà âgé.

En tant que futur chef, Kiyomasa avait reçu une bonne éducation, mais son habileté au sabre laissait à désirer. C’est pourquoi il ne fut pas nommé chasseur de démons, malgré son statut de gardien de la prêtresse. Au mieux, il était chargé de garder le sanctuaire lorsque Jinta était absent de Kadono ou indisposé pour une quelconque raison. On pouvait légitimement se demander s’il aurait vraiment dû être un gardien des lieux. Beaucoup s’accordaient à dire que sa position n’était due qu’à l’affection que lui portait son père, bien que personne n’ait jamais exprimé ouvertement la chose.

— Qu’essaie-tu de dire ? dit Jinta en lui jetant un regard noir.

Kiyomasa ne sembla pas s’en inquiéter et garda son attitude méprisante. Ils étaient collègues, mais ils ne s’entendaient absolument pas. Depuis que Kiyomasa était devenu gardien du sanctuaire, il était hostile à Jinta, et ce dernier ne se donnait pas la peine de cacher son manque de respect pour quelqu’un qui avait abusé de népotisme.

— Ne fais pas comme si tu ne comprenais pas. Je dis que la seule chose à laquelle tu es bon, c’est de brandir ce sabre, dit Kiyomasa d’un ton sarcastique.

Jinta ne se donna pas la peine de rétorquer. Ou plutôt, il ne pouvait pas le faire. L’insulte de Kiyomasa correspondait exactement à l’image que Jinta avait de lui-même. Il savait parfaitement que sa seule compétence était de tuer. Il ignora donc les mots de Kiyomasa en disant :

— Il est vrai. Raison de plus de le faire au nom de la prêtresse.

— …Tsk, même pas drôle, dit Kiyomasa en faisant claquer sa langue.

Ses sourcils se froncèrent, irrité que sa provocation n’ait pas atteinte son but. Jinta le cachait bien, mais il était agacé par le comportement de Kiyomasa. Un silence pesant s’installa, mettant tout le monde mal à l’aise.

— Est-il sage de se quereller devant la déesse ?

La légère réprimande de Byakuya rompit le silence.

— Jinta, Kiyomasa, un gardien du sanctuaire est là non seulement pour me protéger, mais aussi pour protéger les villageois. Si vous vous battez tous les deux, les villageois seront inquiets.

— …Vous avez raison. Pardonnez-moi, dit Jinta en baissant la tête.

La silhouette au-delà de l’écran de bambou bougea un peu, probablement satisfaite par sa réponse,

— Et toi aussi, Kiyomasa, dit-elle.

— Vous voulez que je m’excuse aussi ? dit le jeune homme.

— Bien sûr. Tu es aussi un gardien du sanctuaire.

— M’enfin, vous savez que c’est uniquement sur le papier…Ce n’est pas comme si je faisais autre chose que la protection, bougonna-t-il.

Un léger soupir échappa de Byakuya, exaspérée par son insolence.

— Tu ne changeras jamais.

— Oui, et ne vous attendez pas à ce que je change ma façon de parler pour qui que ce soit.

— J’en suis bien consciente. Mais ce sont tes commentaires inutiles qui ont déclenché cette dispute. À partir de maintenant, je te prie d—

— Ouais, ouais, je dois faire attention à ce que je dis, j’ai compris, dit-il en lui coupant la parole.

En tant que fils du chef du village, peu de gens étaient en mesure de reprocher à Kiyomasa son comportement. Pourtant, Byakuya n’était pas dérangée par son attitude. Au contraire, elle appréciait même la situation. Son ton sévère s’était adouci pendant la conversation. Jinta ressentit une légère douleur en regardant leur échange. Il était évident qu’ils avaient une certaine proximité, mais on pouvait peut-être s’y attendre, Kiyomasa étant un gardien du sanctuaire. Pourtant, la douleur persistait.

— Kiyomasa mériterait vraiment d’être puni pour parler de la sorte, mais je n’ai rien à dire si la prêtresse est prête à passer outre, dit le chef.

D’ordinaire très strict, il se montrait indulgent lorsqu’il s’agissait de son fils. Au lieu de réprimander Kiyomasa comme il se doit, il sourit gentiment, comme s’il trouvait les plaisanteries de son fils charmantes. Mais il se raidit rapidement et jeta un regard sérieux aux hommes.

— Il semblerait que nous soyons fixés pour aujourd’hui. Jinta, reste ici et protège la prêtresse. Tous les autres, retournez à vos postes.

Tout le monde obéit, s’inclinant devant Byakuya et quittant le sanctuaire. Kiyomasa s’arrêta et lança un regard furieux à Jinta pendant un instant mais partit sans prononcer un mot. Seul Jinta demeura de son côté de l’écran en bambou.

— Es-tu seul à présent ? demanda Byakuya.

Le sanctuaire étant redevenu silencieux, sa voix portait bien.

— Oui, tout le monde est parti, sauf moi, répondit Jinta.

Un bruit léger se fit entendre derrière l’écran de bambou. Jinta regarda sa silhouette et vit qu’elle s’était levée. Elle sembla regarder autour d’elle, vérifiant son environnement avant de presser une main contre l’écran de bambou.

— Je peux sortir alors ? dit-elle en se montrant complètement.

De magnifiques cheveux noirs cascadaient jusqu’à sa taille. Des yeux malicieux, légèrement tombants, se détachaient d’un visage fin. Sa peau était d’un blanc pâle, sans doute parce qu’elle n’avait pas quitté le sanctuaire depuis si longtemps, et son corps mince semblait aussi fragile que de la porcelaine. Elle portait le hakama [9] rouge d’une prêtresse avec un haori [10] blanc par-dessus, et des bijoux en or ornaient son corps. Elle s’avança lentement vers Jinta.

— Prêtresse ? dit-il, sans recevoir de réponse.

Avant qu’il ne puisse demander ce qu’elle voulait, elle s’arrêta devant lui, se pencha et lui pinça les joues.

— Mh, prêtresse ?

Demanda-t-il d’une voix inattendue pour un épéiste ayant envoyé tant de démons dans leurs tombes. Mais il ne pouvait pas défier Itsukihime.

Il était celle qu’il devait protéger. Il la laissa lui pincer et lui étirer les joues. Après s’être amusée quelques instants, elle le pinça une dernière fois avant de le relâcher.

— Je n’arrive pas à croire que j’ai besoin de le répéter à chaque fois, mais tu peux laisser tomber les formalités, tu sais ? dit-elle.

La prêtresse pure et sacrée avait disparu, remplacée par une jeune femme ordinaire.

— Mais… nous devons tenir compte de nos positions, dit-il, avec hésitation. Et je ne pense pas que votre comportement à l’instant ait été très digne de vous. Heu, je veux dire en tant que dame, pas en tant que prêtresse.

— Et voilà que tu recommences à parler de « prêtresse ». Combien de fois vais-je devoir te dire que quand nous sommes seuls, tu peux t’adresser à moi comme tu le faisais auparavant.

— Mais…

Bien qu’Itsukihime n’était plus considérée comme la déesse elle-même, comme par le passé, même le gardien du sanctuaire ne pouvait pas être discourtois envers elle. Malgré ça, elle insistait.

— Écoute, je comprends pourquoi tu es si réticent. Mais ça ne devrait pas poser de problème quand nous sommes seuls. Allez… Tu es le seul qui utilise encore ce nom pour moi.

Il était sur le point de protester davantage, mais il s’arrêta lorsqu’il vit l’expression de son visage. Elle souriait, mais ses yeux trahissaient une profonde solitude. Solitude qu’il avait déjà vue auparavant. C’est pourquoi il comprit qu’il ne pourrait pas y faire face en tant que gardien du sanctuaire.

— Shirayuki, dit-il en utilisant l’ancien nom de son amie d’enfance.

Elle se figea un instant, mais au fur et à mesure qu’elle assimilait le mot, elle se mit à sourire.

— Je suis désolé, Shirayuki. Je n’aurais pas dû être aussi obstiné, dit-il.

— Non, je suis désolée d’avoir été si égoïste.

Sa voix était toujours monotone et dépourvue de passion, mais elle le laissait faire. Avec le temps, sa façon de parler était devenue formelle et rigide. Mais la seule chose qui ne changeait pas, c’était la façon dont il cédait toujours à ses caprices égoïstes. Avec bonheur, elle ferma les yeux et se laissa aller à la nostalgie.

— Répète.

— Shirayuki

— …Ah.

La légèreté de leur discussion allégea l’atmosphère. La tristesse qu’elle avait ressentie s’estompa, remplacée par un sourire teinté de nostalgie. Il était difficile de croire que treize années s’étaient écoulées. Jinta avait quitté Edo avec sa sœur à l’âge de cinq ans. Ils avaient ensuite rencontré Motoharu, le précédent gardien du sanctuaire, qui les avait recueillis dans sa propre maison à Kadono.

C’est à cette époque que Jinta fait la connaissance de Shirayuki, la fille de Motoharu. Ils étaient pratiquement inséparables et vivaient même sous le même toit. Mais il y a huit ans, Yokaze, la précédente prêtresse du sanctuaire, perdit la vie et sa fille, Shirayuki, devint la prochaine Itsukihime et prit un nouveau nom, comme le voulait la tradition pour ceux qui s’occupaient de l’épée sacrée Yarai. L’insouciante Shirayuki devint Byakuya et se consacra à prier pour la prospérité de Kadono en tant qu’Itsukihime.

— Je suis tellement pathétique, dit-elle. Même si j’ai fait mon choix et que je suis devenue Itsukihime, je dépends encore de toi comme ça.

— Qu’y a-t-il de mal à cela ? Je suis le gardien du sanctuaire. C’est mon travail que tu puisses compter sur moi.

— …Oui, tu as sûrement raison. Merci.

Son regard timide rappela à Jinta son jeune âge. Shirayuki était devenue Itsukihime, mais la fille qu’elle était autrefois n’avait pas complètement disparu. C’est pourquoi elle voulait que lorsqu’ils étaient seuls, il la traite comme il le faisait autrefois. Parler à un vieil ami était l’un des rares moyens qu’elle avait de se détendre maintenant qu’elle était coupée du monde extérieur.

— Au fait, bravo d’avoir tué ce démon. Je suis désolée, on te laisse toujours le sale boulot, dit-elle.

— Pas du tout. Un démon de ce niveau n’est rien. D’ailleurs…

 Il s’interrompit.

— Hm ?

— Non, ce n’est rien.

Par embarras, il se retint de dire : « Je suis devenu un gardien de prêtresse pour te protéger, de toute façon ». Mais même s’il ne le disait pas, ses sentiments étaient clairs comme de l’eau de roche.

— Bon sang, Jinta. Tu veux que ta grande sœur s’occupe de toi à ce point-là ?

Dit-elle, ne faisant aucun effort pour cacher son sourire radieux alors qu’elle lui décoiffait les cheveux.

— Oh, s’il te plaît. Comment pourrais-tu être ma grande sœur alors que je suis plus âgée que toi ? Et arrête de me caresser la tête.

— Comment ça ? Nous n’avons qu’un an d’écart et je suis plus fiable que toi. Cela fait de moi ta grande sœur !

— Fiable, hein ? Qui était celle qui insistait auprès de son père qu’elle deviendrait une gardienne du sanctuaire ? Et celle qui s’est presque noyée dans la rivière en essayant d’attraper un poisson ? Je ne parle même pas de la fois où tu es allée explorer la forêt d’Irazu avec Suzune, où tu t’es perdue. Tu avais même pleuré. On peut vraiment compter sur toi.

— Pourquoi ne te souviens-tu que des mauvaises choses… ?

— C’est pas comme si tu m’avais laissé le choix, dit-il en plaisantant.

Jinta sourit avec nostalgie en repensant au passé. Sans aucun doute, ils avaient été heureux à l’époque, avant qu’ils ne soient entravés par leurs positions. Ce n’est pas pour autant que le présent était sans joie, mais il se demandait parfois : Si les jours de leur jeunesse s’étaient poursuivis sans interruption, où en seraient-ils aujourd’hui ? Pendant un instant, il imagina ce que cela aurait pu être, mais il réalisa la vacuité de cette réflexion et s’arrêta net. Devenir Itsukihime était la décision de Shirayuki, et Jinta avait choisi de respecter cela en devenant gardien du sanctuaire. S’attarder sur des « Et si ? » reviendrait à cracher sur leurs choix respectifs. Il était inutile de spéculer sur ce qui aurait pu être.

— Au fait, Suzu-chan est ici, dit Byakuya.

Ses mots ramenèrent Jinta à la réalité, mais il lui fallut un moment pour comprendre ce qu’elle avait dit lorsqu’elle se retourna vers l’écran de bambou.

— …Quoi ? Mais le sanctuaire est censé être interdit d’accès, dit-il.

— Oui, c’est un mystère de savoir comment elle a fait pour entrer. Surtout avec les personnes postées devant.

Elle entra dans la partie arrière du sanctuaire, recouverte de tatamis, et fit signe à Jinta de la suivre. Lorsqu’il franchit l’écran de bambou, la première chose qu’il vit fut un petit autel très simple.  De chaque côté, un vase contenait des branches de sakaki [11] et une bougie y était disposée.

Au milieu se trouvait une lame solitaire, le sabre sacré Yarai.

Il était conservé dans un fourreau en fer et, étant une grande lame de tachi, et possédait une longueur impressionnante de deux shaku et huit sun [12]. On racontait qu’elle n’avait pas du tout rouillé au cours des siècles, ce qui faisait croire aux gens qu’une âme l’habitait. Cependant, bien qu’il s’agît d’un objet de culte, il ne comportait aucune décoration frivole ; en fait, avec son simple fourreau en métal, il paraissait même un peu quelconque. Mais peut-être que la simplicité était l’impression idéale que devait donner une épée. Elle donnait au sanctuaire et à la déesse qu’il représentait, Mahiru-sama, un air solennel.

— Zzz…

Mais devant cette épée sacrée, une jeune fille des plus sottes dormait tranquillement. Il était étonnant qu’elle ait osé se trouver dans cette zone interdite, alors que les personnalités influentes du village tenaient une réunion à côté il y a quelques instants à peine. Ses cheveux étaient parsemés de mèches auburn et un bandage cachait son œil droit. Elle semblait avoir six ou sept ans et dormait confortablement. C’était Suzune, la jeune sœur de Jinta avait laquelle il avait quitté Edo. En la voyant dormir si paisiblement, il ne put que soupirer d’exaspération et dit :

— Celle-là… Je suis surpris que personne ne l’ait remarquée.

Seul le chef du village et les gardiens de la prêtresse étaient autorisés à voir Itsukihime. Si quelqu’un avait repéré Suzune, elle risquait d’être tuée pour blasphème à l’encontre d’Itsukihime. Son imprudence était suffisante pour lui faire mal à la tête.

— Aw, ne sois pas si méchant. Elle est venue te voir, tu sais ? dit Byakuya.

— Moi ?

— Oui, elle voulait te voir le plus tôt possible, puisque tu es parti depuis deux jours.

Entendre cela le calma un peu. Il avait été absent de Kadono pendant deux jours pour s’acquitter de ses tâches de chasseur de démons. Autrefois, Suzune et lui vivaient avec Shirayuki et Motoharu, mais maintenant, ils n’étaient plus que deux. Il n’était pas surprenant que Suzune se sente seule en son absence.

— Suzu-chan est encore jeune. Elle ne pouvait pas supporter d’attendre que tu rentres à la maison, dit Byakuya.

— Mais ça ne l’autorise pas pour autant à enfreindre les règles.

— Moi, au moins, ça ne me dérange pas qu’elle vienne… grommela-t-elle, sachant très bien qu’elle n’arriverait pas à le convaincre.

Les trois enfants étaient inséparables dans leur jeunesse, mais aujourd’hui, Byakuya passait ses journées seule dans le sanctuaire. Tel était la voie qu’elle s’était choisie, elle ne le regrettait donc pas. Mais une petite part d’elle hésitait encore.

— Je plaisante, bien sûr, dit-elle en tirant la langue.

Son intention était claire pour Jinta, faire comme s’il n’avait rien entendu, ce qu’il fit gracieusement.

— Devrions-nous la réveiller ? demanda-t-il.

— Oui, c’est vrai. Merci.

Une réponse qui pouvait paraitre étrange, mais il comprit ce qu’elle voulait dire. Il se pencha et secoua l’épaule de Suzune.

— Suzune, réveille-toi.

Suzune grogna légèrement et se retourna. Son sommeil devait être léger, car cette petite secousse avait suffi à la réveiller.

— Mgh… Jinta ! Bonjour, dit-elle en souriant dès qu’elle le vit en ouvrant les yeux.

Elle se leva lentement, le regarda avec des yeux encore humides, et ajouta :

— Bienvenue !

Deux jours avaient dû paraitre comme une éternité pour la jeune fille. Jinta ne put se résoudre à la réprimander après s’en être rendu compte.

— Oui, je suis rentré.

Il lui tapota la tête, et elle se tortilla comme s’il l’avait chatouillé. Son innocence lui fit oublier, pour un instant, qu’ils se trouvaient dans un sanctuaire, et son attitude stricte et rigide se relâcha.

— Tu es si tendre lorsqu’il s’agit de Suzu-chan, taquina Byakuya.

— J’essaie parfois d’être strict, déclara-t-il.

— Oui, bien sûr. Tu as toujours été tendre avec elle, depuis longtemps.

Elle avait probablement raison, mais ils étaient l’un pour l’autre la seule famille qu’ils avaient, alors il ne pouvait s’en empêcher.

— Non pas que ce soit une mauvaise chose, poursuivit Byakuya, mais j’aimerais que tu partages un peu de cette douceur avec moi aussi.

— Ha ha, d’accord. Je vais essayer.

Ses lèvres formèrent un sourire spontané face à la taquinerie enfantine de Byakuya. Il se retourna vers Suzune et la regarda dans les yeux. Toute la frustration qu’il avait ressentie avait disparu, mais il devait encore lui rappeler de ne pas se faufiler dans le sanctuaire.

— Suzune. Je t’ai déjà dit plusieurs fois que tu n’étais pas censée être ici.

— Quoiiii. Mais tu viens tout le temps, se plaignit-elle.

— C’est parce que je suis le gardien du sanctuaire.

— Je sais, je sais, dit-elle avec une grimace. Et parce que la prêtresse est ton cru…

Jinta s’empressa de lui mettre la main sur la bouche pour la faire taire. Il s’en était fallu de peu. Un peu plus et elle aurait craché le morceau.

— Hein ? Qu’est-ce que tu disais à mon sujet ?

Byakuya scruta Jinta avec un rougissement et un grand sourire. Ses sentiments étaient clairs comme de l’eau de roche pour elle, mais il était encore trop gêné pour les exprimer à voix haute.

— Rien, protesta-t-il, rougissant lui aussi.

Il savait très bien qu’elle le savait, mais il voulait quand même protéger le peu de fierté qu’il lui restait. Byakuya éclata de rire.

— Oh, Jinta… Jinta, Jinta, Jinta.

— Jinta est si timide ! dit Suzune.

— C’est vrai, acquiesça Byakuya.

Les deux se regardèrent et se mirent à rire. Jinta fut surpris que sa réprimande envers Suzune se soit retournée contre lui, mais continua.

— Ahem. Comme je le disais, sois plus prudente, d’accord ? Pour ton propre bien.

— D’accooord, répondit Suzune.

Mais Jinta avait le sentiment qu’il la surprendrait bien assez tôt en train de se faufiler dans la pièce. Lisant peut-être dans ses pensées, Byakuya le taquina :

— C’est dur d’être un grand frère, hein ?

C’était le cas. Avec un sourire en coin, Jinta se disait que ce n’était pas si mal et il soupira. Le sanctuaire était rempli d’une joie inhabituelle. Son visage sétait naturellement adoucit en les regardant, comme s’il était replongé dans les jours chaleureux et paisibles de leur jeunesse. Mais un indescriptible sentiment de tristesse lui traversa la poitrine. Ils souriaient peut-être à l’instant présent, mais Byakuya ne pouvait pas quitter le sanctuaire et vivre comme une femme de son âge devrait le faire. Elle était coincée là pour protéger sa sainteté, mais au prix d’une vie normale. À quel point se sentait-elle seule ?

Il essaya d’imaginer sa solitude, mais rejeta immédiatement l’idée dès qu’elle se présenta. Il ne pouvait pas la plaindre. Il ne devait pas la plaindre. Byakuya-non, Shirayuki avait fait son choix. Il y a bien longtemps elle fit le vœu hésitant mais sincère d’être la force, le pilier de Kadono, comme sa mère le fut avant elle. Et lui, à son tour, avait décidé de la protéger de par l’admiration qu’il portait à la beauté de son geste. Il ne devait donc pas la plaindre. Cela reviendrait à piétiner toute la détermination qui l’avait amenée jusqu’ici. Pourtant, il voulait qu’elle trouve la paix, au moins. C’était en partie pour cela qu’il était devenu gardien de la prêtresse, pour le bien d’une amie d’enfance qui avait renoncé à son propre bonheur pour ce vœu de jeunesse pourtant sincère. Et pour le monde précieux qu’elle avait créé ici, il allait continuer à manier sa lame.

— …Je crois que je vais rentrer à la maison maintenant.

Suzune jeta un coup d’œil à Jinta en fronçant légèrement les sourcils.

— Déjà ? Tu devrais rester un peu plus longtemps. Nous avons rarement l’occasion de nous voir comme ça, dit Byakuya.

— Non, je devrais y aller. Ce serait grave si je me faisais surprendre, et je voulais juste voir Jinta.

Les yeux de Suzune se plissèrent, laissant croire qu’elle était plus sage que son âge ne le laissait supposer. Cependant, l’instant d’après, elle se mit à sourire comme une enfant et dit :

— À plus tard, Jinta ! Ne reste pas trop longtemps dehors !

— Attends, laisse-moi venir avec toi. Tu te feras prendre si tu y vas seule, dit-il.

— Ça va aller, j’ai le chemin secret que j’ai emprunté pour venir ici ! Au revoir, prêtresse !

Elle replaça le bandage sur son œil droit et trottina vers l’entrée, ne s’arrêtant qu’une fois pour se retourner et faire un signe de la main avant de quitter le sanctuaire. Jinta la regarda partir avec une certaine inquiétude et dit :

— Elle essaie de faire attention à nous, hein ?

Suzune essayait manifestement de leur donner un peu de temps seuls tous les deux. Jinta se sentit un peu pathétique en réalisant que même sa jeune sœur voyait clair en lui, et qu’elle se donnait même la peine de leur laisser de l’espace. D’un doux soupir heureux, Byakuya dit :

— C’est une fille si gentille.

Il pensait comme elle, mais il était resté bloqué sur une chose.

— Personnellement, je serais plus heureux si elle était un peu plus indépendante.

— Tu penses qu’elle se pousse à bout ?

— Oui.

Suzune avait des difficultés à parler à d’autres personnes que Jinta et Byakuya et ne quittait pas la maison, sauf pour faire de rares courses. C’est peut-être pour cette raison qu’elle sentait qu’elle ne pouvait pas les déranger tous les deux. En tant que frère, Jinta s’inquiétait pour elle.

— J’ai dû la gronder parce que c’est contre les règles, mais honnêtement, ce serait bien qu’elle ait le droit de jouer ici, au sanctuaire, dit Jinta.

Il était presque certain qu’il allait mourir avant que le tour de Suzune n’arrive, la laissant seule. Idéalement, elle se tournerait alors vers Byakuya, mais cela ne serait jamais permis tant que les règles l’interdiraient.

— Tu as bien réfléchi à tout cela. Je suis surprise, dit Byakuya.

— Evidemment. Je suis son grand frère, après tout. C’est normal que je pense au bonheur de ma petite sœur.

— Ha ha, je vois. Ça doit être dur d’être un grand frère.

Byakuya agissait toujours comme si elle était plus âgée que lui, mais sa voix douce à ce moment-là ressemblait vraiment à celle d’une grande sœur. Jinta détourna maladroitement le regard. Consciente de sa timidité, elle rigola jusqu’à ce qu’elle ait les larmes aux yeux, puis se calma. Après cela, ils discutèrent ensemble de manière décontractée, de simples banalités. Mais leur tranquillité fut rompue par le bruit des planches de bois qui grinçaient.

— Silence. Il y a quelqu’un ici, dit-elle.

Leur moment de détente prit fin. Byakuya s’empressa de rectifier sa posture, et Jinta traversa l’écran de bambou pour retourner à son poste, en arrangeant ses vêtements. Le silence revint dans le sanctuaire, et tous deux redevinrent Itsukihime et son gardien. Un moment s’écoula avant qu’une voix ne se fasse entendre dans le couloir extérieur. C’était le chef du village qui avait assisté à la réunion il y a peu.

— Prêtresse, pourrais-je avoir un peu de votre temps ?

Il s’en était fallu de peu, pensa Jinta. Si Suzune était partie un peu plus tard, ils auraient pu se croiser.

— Que voulez-vous ? dit Byakuya avec une calme majesté.

L’amie d’enfance qui taquinait Jinta il y a quelques instants avait disparu, et la Femme du Feu prit sa place.

— J’espérais une réponse à notre discussion de tout à l’heure.

— …Je vois.

Même à travers le rideau de bambou, Jinta put voir que Byakuya s’était raidi. Il ne savait pas à quel sujet le chef du village faisait allusion, mais cela n’avait pas l’air plaisant.

— Pardonnez mon intrusion.

Sans attendre de réponse, le chef du village entra. En temps normal, il n’aurait jamais ignoré les formalités. Ce dont il voulait parler devait être urgent, comme le montrait le regard perçant qu’il lança à Jinta.

— Jinta, peux-tu nous laisser un moment ?

— Mais, monsieur, en tant que gardien du sanctuaire, je dois être aux côtés de la prêtresse en tout temps, sauf quand je dois partir pour mes fonctions de chasseur de démon, répondit Jinta.

Pour une raison ou une autre, il hésitait à laisser Byakuya, alors il tenta d’utiliser sa position comme excuse, même s’il savait que c’était futile.

— Jinta, laisse-nous seuls, dit Byakuya.

Son ton était froid. Aussi froid que ce qu’il lui était possible de faire. Il la connaissait suffisamment pour savoir ce que cela signifiait.

Elle ne voulait pas qu’il entende ce dont ils allaient discuter, non pas en tant que Byakuya, mais en tant que Shirayuki.

— …Comme vous voulez. J’attendrai à l’extérieur du sanctuaire, dit-il.

— Très bien.

Il s’inclina et se dirigea vers la sortie. Personne dans la salle n’allait dire un mot pour l’en empêcher. Shirayuki se serait probablement excusée rapidement. Mais Byakuya ne pouvait le faire. Si la Femme du Feu en venait à s’excuser auprès d’une personne du monde, sa sainteté en serait amoindrie.

Byakuya devait donc traiter Jinta comme s’il était d’un statut inférieur, peu importe ce qu’elle ressentait. Tant qu’elle était Itsukihime, elle ne pouvait pas être son amie d’enfance.

— Jinta, dit-elle.

Il s’arrêta et se retourna. Il n’avait aucune idée de l’expression qu’elle arborait derrière l’écran de bambou, et il ne pouvait lire aucune émotion dans sa voix monotone. Ce n’était pas les mots de son amie d’enfance, mais une demande de Byakuya en tant qu’Itsukihime.

— S’il te plaît, continue à protéger Kadono comme tu l’as toujours fait, dit-elle.

Cette demande était ce qui se rapprochait le plus d’excuses qu’elle était autorisée à présenter.

— Bien sûr. En tant que gardien de la prêtresse, je remplirai mes devoirs.

Il devait également répondre en tant que gardien du sanctuaire, et non en tant qu’ami d’enfance. L’écran de bambou ne se situait qu’à trois ken [13], mais il lui paraissait si lointain à présent.  Son expression devint raide comme du plomb alors qu’il se donnait l’air le plus calme possible. Il se remit à marcher.  Les planches dures craquaient sous ses pieds, et l’air glacial du sanctuaire lui paraissait encore plus froid qu’auparavant.


[1] Un shaku ou pied japonais est une unité japonaise de longueur dérivée du « chi » chinois, basée à l’origine sur la distance mesurée par une main humaine du bout du pouce au bout de l’index. 6 shaku = 1,18m. Il faut diviser la valeur initiale par 3,3. Donc 2 shaku =0.6.

[2] 6 sun = 18 cm (environ)

[3] Soit l’année 1840

[4]510 km. 1 ri (里) = 12 960 shaku (尺) = 3,9 km environ.

[5] Les tengu (天狗?, « chien céleste ») sont un type de créatures légendaires de la religion populaire japonaise, et ils sont aussi considérés comme des esprits vénérés (kami) ou comme des yôkai dans le shintoïsme.

[6] Les Hihi sont l’un des nombreux esprits-singes que l’on trouve dans le folklore japonais et sont parmi les plus violents et les plus dangereux. Comme tous les esprits-singes, on pense qu’ils proviennent de souvenirs d’anciens cultes de singes en Extrême-Orient qui ont été remplacés par l’arrivée du bouddhisme et du taoïsme dans la région, ce qui a fait perdre aux esprits-singes leur statut divin et les a transformés en méchants yokai dans le nouvel ordre cosmique.

[7] Le tachi est un sabre possédant une lame courbe d’environ 70 cm, précurseur du sabre japonais classique.

[8] L’époque Sengoku (1467-1568), également connue sous le nom de Période des Royaumes combattants, fut une période turbulente socialement, politiquement et militairement.

[9] Hakama (袴) : Type de vêtement traditionnel japonais.

[10] Haori (羽織) : Veste traditionnelle japonaise qui descend jusqu’aux hanches ou aux cuisses et qui se porte par-dessus un kimono. Ses origines peuvent se tracer à la période Edo.

[11] Le Sakaki est une plante importante dans la culture et la tradition japonaise. Les feuilles de Sakaki sont utilisées dans les rituels shinto pour créer un pont entre les humains et les divinités.

[12]  2 shaku (60,6 cm) et 8 sun (24,24 cm) = et 84,84 cm

[13] Un ken (間) est une unité de mesure en architecture japonaise. Un ken = 6 shaku, soit 1,8m. Donc 3 ken = 6.3m.

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