REIGN OF V6 : CHAPITRE 1


L’étranger

Les visages des élèves qui entraient dans une salle de classe donnaient un indice précieux sur le sujet du cours à venir. Si le rapport stress/excitation était de 1:1, il s’agit des arts de l’épée. Il était de 2:1 pour la spéléologie. Mais pour ce cours, le ratio était tel qu’il oscillait entre l’effroi et une détermination implacable, soit de 1:4.

— Tout le monde est prêt ? dit Chela en jetant un coup d’œil à chacun de ses amis.

Tous les cinq acquiescèrent sans dire un mot. Ils s’étaient depuis longtemps adaptés à cette tension. Elle faisait partie intégrante du cours d’ingénierie magique d’Enrico Forghieri.

— Espérons que tout le monde gardera ses membres aujourd’hui, répondit Guy.

— Cela dépend de la mission, dit Pete, sans lever les yeux de son livre.

Surprise par l’absence d’émotion, Katie se pencha vers lui.

— Tu es terriblement calme, Pete. Avant, ces cours te faisaient trembler.

— Quoi qu’il fasse, notre approche restera la même. Observer, analyser et gérer au mieux. Il n’y a rien d’autre à faire.

Pete referma son livre. Un rire grinçant résonna à travers la porte et tous les élèves se mirent en garde. Un instant plus tard, la porte s’ouvrit et un petit vieux entra.

— Kya-ha-ha-ha-ha-ha ! Bonjour, les enfants ! Le cours d’aujourd’hui devra attendre, je le crains…

Enrico s’arrêta sur le podium, marquant une pause dramatique. Les étudiants, prêts à risquer leur vie, ne savaient pas quoi penser de tout cela.

— Tout d’abord, voici une annonce très importante dont j’ai à vous faire part : Je suis mort ! Ceci n’est pas une blague. Je le suis vraiment.

Il y eut claquement et la mâchoire d’Enrico glissa vers le bas, se retournant comme une marionnette de ventriloque. Un spectacle terrifiant qui effara tous les élèves présents.

— Hum ? dit Pete, la voix tremblante.

Mais cette chose qui ressemblait à Enrico continuait à jacasser.

— Ce que vous voyez devant vous est tout simplement un golem conçu pour s’activer automatiquement si je perds le contact pendant un certain temps. Personne n’a vérifié mon corps, mais des preuves circonstancielles suggèrent qu’il est fort probable que j’ai connu une fin prématurée ! Il faut donc agir en conséquence. Kya-ha-ha-ha-ha !

Au fur et à mesure de ses explications, ses globes oculaires sortaient, rebondissant sur l’extrémité de ressorts. Les images loufoques étaient si éloignées de la nature sinistre des faits que personne parmi les personnes présentes n’avait pu assimiler la nouvelle. Et pourtant, c’était logique. Le vieux savant fou n’était pas du genre à se lamenter de sa propre mort.

— Mais pas de panique ! Ce golem est entièrement opérationnel pour donner des cours. Il n’a peut-être pas mon panache créatif, mais je l’ai abreuvé de mes vastes connaissances. Cette classe est entre de bonnes mains. Vous remarquerez à peine la différence !

— Euh, euh…

Pete se leva d’un bond. Le golem Enrico remit ses yeux à sa place, lui adressant un sourire.

— Vous avez une question, Mr. Reston ?

— Vous êtes mort certes, mais… comment ?

Pete parlait sans aucun doute au nom de tous.

— C’est en cours d’investigation, dit le golem, les mains écartées. — Mais en effet, qui m’a tué ? C’est la question que nous nous posons tous.

Le vieil homme mécanique gloussa de plaisir, laissant Pete bouche bée. Derrière lui, Chela se tourna vers le garçon à côté d’elle.

— …Oliver, tu en penses quoi ?

Le garçon croisa les bras, secouant la tête non sans une mine sinistre. Ils n’en savaient pas assez, et des spéculations inconsidérées n’apporteraient rien de bon à personne.

Son expression parlait pour lui.

Le pli de son front, la légère inclinaison de sa tête, chaque geste correspondait en tout point à Oliver Horn lorsqu’il était plongé dans ses pensées.

***

Pendant ce temps, dans la première couche du labyrinthe, près d’un sentier paisible et excentré, dans l’atelier secret des Sherwood. 

— AaaaaAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA !

Les cris d’un garçon résonnaient sans cesse dans une pièce insonorisée, son avenir en jeu. Oliver était attaché à une table d’opération, luttant de toutes ses forces, complètement hors de lui. Laissé à lui-même, il détruisait son propre corps. Pour l’en empêcher, tous ses camarades ayant des talents de guérisseur étaient présents en plus de ses cousins qui veillaient sans relâche.

— Injectez une triple dose d’anesthésiant à base d’épilobe rouge ! Appliquez un sort de paralysie à 70% sur les tendons de chaque membre ! Dépêchez-vous ! Il est sur le point d’exploser !

— …!

Cela aurait été tellement plus facile de l’endormir. Mais le rejet d’une fusion d’âmes n’était pas une mince affaire que le sommeil pouvait régler. Bien au contraire. Il devait lutter contre les spasmes désordonnés, l’esprit alerte et conscient. Oliver était en train de se battre pour sa vie.

Ceux qui souhaitaient l’aider n’avaient que deux options à leur disposition : protéger son corps, en veillant à ce que cette lutte ne l’endommage pas de façon permanente, et utiliser des sorts et des herbes magiques pour soulager la douleur dans la mesure du possible. Ces tâches étant parfaitement accomplies, il ne restait plus qu’à avoir foi en Oliver. Son combat faisait rage depuis trois jours et trois nuits, et tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était regarder.

— Repose-toi, Gwyn, dit un camarade.

La fatigue de Gwyn était plus qu’évidente. Il n’avait pas dormi, et cela faisait bien douze heures qu’il n’avait rien mangé, et encore moins bu une gorgée d’eau. Conscient que ce chemin ne menait qu’à son propre effondrement, Gwyn s’éloigna de la table.

— …Je vais aller me passer de l’eau sur le visage. Shannon, laisse quelqu’un d’autre prendre le relais. Tu as besoin de te reposer aussi.

Elle était de l’autre côté de la table, mais sa seule réponse fut un véhément hochement de tête. Gwyn savait pertinemment que rien de ce qu’il pourrait dire ne la ferait changer d’avis, aussi, la laissa-t-elle tranquille et quitta la salle d’opération pour se diriger vers les lavabos situés non loin. Il fit générer par l’élémentaire tutélaire de l’eau si froide qu’elle en était presque glacée et s’en aspergea le visage pour se réveiller.

— C’est dur.

Il leva les yeux de l’évier pour découvrir une fille à côté de lui. Une camarade. Comme lui, en sixième année, Janet Dowling. Écoutant les cris provenant de la pièce voisine, elle reprit la parole.

— Ça fait trois jours depuis le combat, et il n’est toujours pas stabilisé. Ce truc de fusion d’âmes c’est vraiment un délire.

— …

— Pas que tu sois en meilleur état. On dirait que tu vas te pendre.

Elle tendit la main et lui tira le menton pour qu’il lui fasse face. Il y eut un moment de silence, puis elle sourit.

— Détends-toi, dit-elle, son ton s’étant soudain adouci. — Je sais que tu ne veux pas l’entendre, mais ce n’est pas en te torturant que tu vas soulager la douleur de ton cousin.

Gwyn repoussa silencieusement sa main et se remit à laver son visage. Janet changea de sujet.

— Comment se passe la dissimulation ? Pas seulement le site de la bataille, mais pour notre jeune maître qui est absent depuis trois jours.

— Nous avons placé un double à sa place. Cela devrait fonctionner pour le moment. Si ça traîne, on devra envisager d’autres solutions.

Lorsque le froid rendit ses lèvres bleues, Gwyn s’arrêta enfin. Il prit une serviette et se sécha le visage.

—  Sinon, nous avons éliminé toutes les preuves sur le terrain qui pourraient mener à nous, mais il est impossible de cacher la disparition d’Enrico. Nous devrons trouver une justification.

— Comme le fait qu’il ait été consumé par le sort ?

— Ce serait le choix le plus évident. Un Deus Ex Machina est absolument le genre de projet qui recèle cette menace. Mais cela ne suffira pas à tromper le corps professoral de Kimberly.

Gwyn se renfrogna devant son reflet dans le miroir. Son épuisement était évident, mais ses yeux s’étaient déjà tournés vers la bataille à venir.

— Comme pour Darius, lorsqu’un professeur meurt ici, les premiers suspects sont toujours les semblables. Pour la simple et bonne raison qu’un élève n’est pas censé avoir la force nécessaire. Cela joue en notre faveur, c’est pourquoi nous allons semer les graines du doute…

— Afin de les monter les uns contre les autres, dit Janet en le devançant.

Gwyn acquiesça.

— Nous avons besoin de ce subterfuge. Noll ne pourra pas supporter d’autres combats aussi éprouvants.

Son poing si serré fit craquer les os de sa main. Les yeux de Janet se rétrécirent. Peut-être que le cœur de cet homme allait céder avant le corps de son cousin.

— Subterfuge, hein ? dit-elle en souriant. — Ça a l’air amusant.

Gwyn voulut répondre, mais il sentit une présence derrière lui. Il se retourna et découvrit un agent infiltré semblant perdu, ayant du mal à tenir debout.

— Que fais-tu ici, Teresa ? Je t’ai dit de ne pas venir.

Il lui lança un regard sévère, mais elle réussit à prononcer quelques mots.

— Juste…jeter…un œil.

— Tu veux voir Noll cracher du sang et se tordre de douleur ?

La jeune fille tressaillit. Il n’avait eu aucune pitié.

— Il n’y a rien que tu puisses faire ici. Retourne sur le campus et reste en classe jusqu’à nouvel ordre. C’est ta mission.

— …

— Réponds.

— Bien reçu.

Teresa fronça les sourcils, n’essayant même pas de cacher sa frustration. Elle se tourna avant de quitter la pièce.

— J’ai vraiment ressenti cette frustration, dit Janet, fascinée. — Depuis quand est-elle aussi émotive ?

— Elle a beaucoup changé depuis qu’elle a rencontré Noll. Je suppose que cela montre qu’elle se soucie de lui tant bien que mal.

Sa voix s’était légèrement adoucie. Janet poussa un léger gémissement, penchant sa tête sur le côté.

— C’est mignon, mais pas idéal. Notre maître ressent-il quelque chose en retour ? Sera-t-il capable de la sacrifier si le besoin s’en fait sentir ?

— Je n’ai pas l’intention de lui laisser entrevoir ce choix.

Il y avait une telle fermeté dans sa voix qu’elle tressauta. Elle leva les mains.

— Faire le sale boulot. Comme tous les frères. C’est admirable.

Elle lui donna une tape dans le dos, puis se dirigea vers la porte. Il la regarda partir. Le sourire de Janet était indomptable, presque diabolique.

— Bon, tu ne seras pas le seul à te salir les mains. C’est à nous de jouer maintenant, le journal des potins de Kimberly !

Mage ou non, l’être humain avait soif d’informations. C’était naturel.

***

— Alors, comment doit-on aborder le sujet, chef ? demanda un reporter en léchant le bout de son stylo.

Nous étions dans un espace minuscule rempli de bureaux et dont le sol était jonché de notes, documents et photos. Il y avait plusieurs journaux à Kimberly et donc plusieurs clubs de presse. Celui-ci avait son siège à l’intérieur du labyrinthe.

— Hmm, que penses-tu de ça ? dit-il en montrant un titre. — Plutôt provocateur, mais c’est un peu notre style.

— Oh-ho-ho-ho ! Voilà qui devrait énerver tout le monde, déclara un autre journaliste en se frottant les mains.

Sur le brouillon, on pouvait lire en grand et en majuscule, « ENRICO DISPARU ! UNE LUTTE INTERNE AU SEIN DE KIMBERLY ? ». Comme toute bonne presse à scandale, ce dernier avait remué le couteau dans la plaie sans se soucier de l’éthique. Traiter l’incident comme un meurtre avant même que les faits ne soient connus et faire comme si c’était un conflit entre professeurs était faire preuve d’une partialité non éhontée.

— Pfft, c’est petit, dit Janet. Elle agita sa baguette blanche, reformulant le titre à sa guise. Les journalistes furent bouche bée.

— Euh…

— Whoa…

— Je choisirais plutôt ça, dit Janet en se retournant. Tous les regards furent rivés sur le tableau derrière elle.

QUI EST LE PROFETTUEUR QUI ÉLIMINE SES COLLÈGUES ? LUTTE INTERNE AU SEIN DE L’ADMINISTRATION KIMBERLY !

La stupéfaction fut toujours là.

— La chef a perdu la tête…

— Oh-ho-ho ! Ça y va fort là !

C’est ce titre qui avait prévu d’être dévoilé au grand public. Cette seule idée leur avait froid dans le dos. Mais aucun d’entre eux n’essaya de l’arrêter. L’exactitude de l’article n’avait aucune importance. Le troisième plus grand journal de Kimberly n’existait que pour une seule et unique chose : défier le système.

— Vous avez besoin que je vous rappelle qui nous sommes ? Notre torchon à sensation à 120 ans d’existence. Les racontars, ça nous connait. On ne peut pas laisser passer ça !

Leur article fut publié le jour même, diffusé dans tous les coins du campus alors que des foules commençaient à se former.

— À la une, à la une ! Dernières nouvelles sur la disparition d’Enrico !

En quête d’informations, les étudiants s’arrachèrent les copies. 80% de l’article n’était que spéculation sans fondement, mais cela avait le mérite de lancer des débats houleux. On ne parlait plus tant de la disparition d’Enrico, mais de son meurtrier.

Qui était le tueur de professeurs ? C’est ce qui obsédait maintenant les gens.

***

Il était 2h du matin. Après une longue lutte et un coma, les yeux d’Oliver s’ouvrirent lentement.

— …

Pendant plusieurs secondes, il fut désemparé. Son corps n’était pas rongé par la douleur. À ce stade, cela lui paraissait bien plus étrange. Il regarda autour de lui et s’aperçut qu’il n’était plus sur la table d’opération, mais sur un vrai lit avec des draps propres. Sa sœur était assise sur une chaise à côté du lit, serrant sa main et s’assoupissant.

— Shannon, dit-il en se redressant.

Ses yeux s’ouvrirent brusquement et se fixèrent sur lui.

— Noll…tu es réveillé… !

Elle avait manifestement beaucoup pleuré, et des larmes fraîches jaillissaient maintenant. Elle se jeta sur lui avant de le prendre dans ses bras, pleurant près de son oreille. Cela prouvait à quel point les choses avaient été graves. Il ne savait plus où donner de la tête. Finalement, il réussit à s’exprimer.

— Ça fait combien de jours ?

— Quatre jours et douze heures pour ainsi dire, répondit Gwyn en entrant dans la pièce. — C’est plutôt acceptable comme laps de temps. Rendors-toi.

Il s’approcha du lit. Sa fatigue était indéniable, mais le soulagement l’emportait. Soulagement qu’Oliver se soit réveillé intact.

— Rien ne vous semble étrange ou déplacé ?

Ne repoussant pas Shannon, Oliver se tourna vers l’intérieur, se tâtant. Ses membres étaient endoloris de par l’anesthésie toujours persistante. Sinon, il n’y avait rien de notable à remarquer, mais « étrange » décrivait chaque partie de son corps, jusqu’au bout des doigts.

— Non… la douleur. C’est juste que… je me sens mal. Comme si chaque partie de moi avait été remplacée, dit-il en choisissant ses mots.

Gwyn acquiesça.

— C’est le cas. Cette fusion d’âmes a induit un changement physique évident. Tu as presque grandi d’un centimètre. Les muscles, les os, les organes et le flux de mana, il y aura d’innombrables petits changements partout.

— …

— Nous surveillerons ça de près. Nous ignorons beaucoup de choses sur les effets secondaires physiques d’une longue fusion. Mais ce que je peux dire avec certitude…

— J’ai perdu une grande partie de ma vie ?

Ces mots poussèrent Shannon à resserrer son étreinte. Oliver grimaça. Il ne savait que trop bien ce qu’elle ressentait, mais à ce rythme, il n’allait plus jamais pouvoir bouger.

— Je veux essayer ce corps. Shannon, si tu pouvais…

— Non.

— S’il te plaît… ?

— Non !

Chaque fois qu’elle refusait, son étreinte se resserrait. Avec l’anesthésie persistante, il n’était pas capable de la repousser, et il n’aurait jamais fait cela à sa sœur. Voyant son petit frère désemparé, Gwyn lui adressa un sourire.

— Très bien, vous allez dormir ensemble ici. Elle n’a pas fermé l’œil depuis.

— Dormir… dans le même lit ?

— Pas nécessairement, mais bonne chance pour t’en débarrasser.

Manifestement, Gwyn savait mieux que lui. Oliver passa un bras autour de sa sœur et se recoucha. Gwyn les couvrit tous les deux et se retourna pour partir.

— Laisse-nous prendre soin de toi. C’est comme ça qu’on s’en sortira.

Et il disparut, laissant Oliver et Shannon serrés l’un contre l’autre. Shannon ajusta leur position sous les couvertures, attirant sa tête contre sa poitrine.  Ses narines captèrent un doux parfum, et son cœur faillit bondir hors de sa poitrine.

— Hee-hee. Ça fait si longtemps que nous n’avons pas dormi ensemble.

— …

— Et tu es toujours… aussi rouge.

Il ne pouvait pas vraiment bouger, mais il fit de son mieux pour détourner son visage. Shannon se contenta de lui sourire… puis elle sentit quelque chose près de ses hanches et jeta un coup d’œil à l’intérieur des couvertures.

— Ça… n’a pas changé non plus.

— … !

Trop conscient de sa honte, Oliver semblait prêt à pleurer. En temps normal, il contrôlait parfaitement ces réactions involontaires, mais comme il venait de vivre le combat de sa vie, les drogues présentes dans son organisme ne le lui permettaient pas. Il essaya d’écarter ses hanches, mais Shannon le tenait fermement, ne le laissant pas s’enfuir. Elle ne se souciait pas de la raideur qui se pressait contre elle.

— Non, tu n’en as pas besoin. Dors. Dors ici… avec moi.

Cette envie inappropriée s’estompa vite dans la chaleur de l’étreinte de sa sœur et le réconfort dont elle faisait preuve. Elle ne lui avait pas laissé le choix, alors il avait fini par se laisser emporter… et avant qu’il ne s’en rende compte, Oliver dormait à nouveau.

Il fallut attendre cinq heures avant qu’il ne se réveille à nouveau. Il laissa Shannon dormir profondément et trouva un lavabo, se lava le visage et se rendit présentable. Pour se jauger, il exécuta quelques mouvements et sorts. La précision laissait à désirer. Il avait l’impression de contrôler entièrement le corps de quelqu’un d’autre. Mais il s’était entraîné à ces sensations bien plus jeune alors il allait sans doute finir par très vite s’y habituer.

Il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. Alors qu’il se demandait quand retourner à l’école, quelqu’un prononça le mot de passe et la porte de l’atelier s’ouvrit. Oliver entra, le double qui l’avait remplacé pendant son absence. Tout matchait de la tête au pied en passant par les vêtements. C’était un quatrième année, Theo Jeschke, qui avait joué son rôle. Son âge et son sexe n’étaient pas clairs et pour ainsi dire, presque tout ce qui entourait Theo était un mystère.

— Bon retour parmi nous. Je n’ai pas eu de mal à vous remplacer.

— Ça m’a bien aidé.

Theo prononça un sort et changea de forme sous ses yeux. La gratitude d’Oliver était sincère. Après sa transformation, Theo semblait être une fille intrépide et pleine d’aplomb, mais ce n’était probablement pas son vrai visage. Même Oliver n’avait aucune idée de ce à quoi Theo ressemblait à l’origine.

— Pendant que nous célébrons, laissez-moi vous présenter tout ce que vous avez raté jusque-là.

Theo prit les choses en main sans même prendre la peine de demander la permission à Gwyn, s’asseyant sur une table les jambes croisées et faisant signe à Oliver de s’asseoir sur le siège d’en face. Ce dernier s’exécuta.

— Réaction à chaud, Il est très difficile de jouer votre double. Vous êtes proche d’un grand nombre de vos pairs, ce qui rend la tâche encore plus ardue. Ce n’est pas une critique ! En fait, ça m’impressionne. Ce n’est pas donné à tout le monde de pouvoir tisser des liens aussi forts.

Theo poussa un long soupir, puis continua

— Vos amis ne sont pas à sous-estimer. Surtout la fille samouraï. À chaque fois qu’elle me regardait, je sentais un frisson me parcourir l’échine. Mais tant que j’avais votre visage, tout allait bien.

Oliver était d’accord. Il est vrai que le regard de Nanao était bien perçant.

— Mais il ne faut pas oublier la règle d’or de la transformation. Peu importe notre talent, on ne pourra jamais devenir quelqu’un d’autre. Même un grand génie comme moi. Il y aura toujours un truc que l’on devra rattraper tant bien que mal. Et plus longtemps on joue un rôle et plus le risque d’être démasqué augmente. Tout dépend le contexte.

Oliver hocha la tête, acceptant le conseil. Theo sourit, croisant les bras.

— Cela dit, quelques jours ne constituent pas une véritable menace. N’hésitez pas à faire appel à mes services quand vous en aurez le besoin. Quant à tout ce que je dois vous transmettre…

Avant qu’Oliver ne remonte, il avait besoin d’un brief complet sur toutes les conversations que Theo avait eues. Cela lui prit un bon quart d’heure. Une fois bien mis au courant, il remercia Theo à nouveau et se retourna pour partir.

— Oh, encore une chose, dit Theo. — Pas d’échange pendant les périodes d’examen sans une très bonne raison. Il faudra compter sur vous-même, mon petit.

— J’en ai bien l’intention, dit Oliver en souriant.

Puis il quitta l’atelier de ses cousins et se dirigea vers le labyrinthe. Les souvenirs de son combat brutal étant encore vifs, ce genre de plaisanterie l’aidait vraiment à se changer les idées. Son double savait aussi gérer les émotions des gens. Et cela rendait les pas d’Oliver d’autant plus assurés.

— Oh, te voilà, Oliver.

— Les côtelettes de mouton sont vraiment exquises ce matin

Il retrouva ses amis pour le souper. Une routine pour eux, mais pour Oliver, cela faisait plusieurs jours qu’il n’avait pas partagé un repas, des jours passés à défier la mort du regard. Il s’assit, refoulant ses émotions. Puis, il prit une gorgée du thé que Chela lui tendait et observa les alentours.

— …C’est tendu ici, dit-il.

— Tout ça parce que le professeur Enrico a disparu. L’édition spéciale du journal s’est répandue comme une traînée de poudre, et maintenant peu de gens parlent d’autre chose.

Chela en avait même une copie sur la table. Oliver y jeta un coup d’œil et fronça les sourcils. « QUI EST LE PROFFETUEUR QUI ÉLIMINE SES COLLÈGES ? » C’était certainement un titre provocateur. Il avait tout de suite su quel journal était responsable.

La rédactrice en chef était un camarade après tout, et cela devait faire partie de leur campagne de désinformation : appâter les étudiants en leur faisant croire que les professeurs s’étaient retournés les uns contre les autres. Jetant un coup d’œil aux autres élèves qui bavardaient, Chela soupira.

— L’année dernière, il y a eu Darius, alors c’est la deuxième année consécutive. Il n’est pas étonnant que les spéculations aillent bon train.

— Ce n’est pas drôle, dit Guy. — Les bagarres entre élèves rendent cet endroit suffisamment dangereux, et maintenant, ce sont les professeurs qui s’entretuent ?

— Mais est-ce vraiment le cas ? demanda Katie.

— Des points de vue opposés, l’envie de poursuivre sa propre quête de sorcellerie, il n’est pas rare que les mages se retrouvent à se battre jusqu’à la mort. Mais les professeurs de Kimberly, c’est une autre histoire, expliqua Chela. — Si les étudiants sont des poissons, les professeurs sont le réservoir qui nous maintient. Ils nous permettent de nager librement dans le campus. Si le réservoir venait à s’effondrer, il ne resterait plus que le chaos. J’espère sincèrement que cet article est sans fondement car mon père pourrait se retrouver au centre de la tempête.

Elle conclut sur une note sombre. Pete avait réfléchi pendant tout ce temps, et il prit enfin la parole.

— Si le coupable n’est pas un professeur, alors ce serait quoi ?

— Un accident dans les profondeurs du labyrinthe ou une expérience qui a mené à finir consumé par le Sort. Ce sont les explications les plus probables, mais que cela se produise deux années de suite est à la limite de la crédibilité.

— Impossible que ce soit un étudiant qui ait fait ça, dit Guy en se renfrognant. — Les professeurs ici sont de vrais monstres.

Le froncement de sourcils de Chela s’accentua.

Elle serra ses doigts les uns contre les autres.

— Et les deux professeurs disparus ont servi sur les lignes de front en tant que chasseurs de Gnostiques. Même une équipe composée des meilleurs élèves en fin de cycle ne s’en sortirait probablement pas indemne. Hypothétiquement parlant, avec mes capacités actuelles, une centaine d’entre moi n’aurait aucune chance contre mon père. C’est un fait incontestable.

Oliver acquiesça en silence. Il savait très bien que ce n’était pas exagéré. Un silence s’installant autour de la table, Chela mit fin à la discussion.

— Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas d’une situation ordinaire. La directrice sera obligée d’agir. Et lorsque la sorcière de Kimberly entre en jeu, aucune crise ne dure longtemps.

***

Pendant ce temps, dans une salle de réunion du troisième étage, une réunion des professeurs de Kimberly eut lieu.

— J’attends vos avis sur la situation.

La sorcière à la chevelure d’argent était assise à l’extrémité étroite d’une table en forme d’ellipse, l’objet se rapprochant le plus proche d’un trône dans cette école. La despote à sa droite fut la première à répondre.

— Avis, mon cul, grogna-t-elle. — C’est quelqu’un d’ici pour sûr !

C’était le professeur de biologie magique, Vanessa Aldiss. Elle était persuadée qu’un autre professeur avait tué Darius, et cette opinion n’avait pas changé depuis.

— C’est absurde, Ms. Aldiss, se moqua l’homme en face d’elle. — Quel en serait l’intérêt ?

C’était le professeur de balai, Dustin Hedges. Vanessa lui lança son regard le plus féroce, mais avant qu’elle ne puisse répondre, le professeur à la gauche d’Esmeralda intervint.

— Je suis d’accord avec Dustin. Kimberly est un foyer idéal pour n’importe quel mage. J’ai du mal à croire que l’un d’entre nous ait choisi de le détruire.

L’orateur portait un élégant costume marron. Il s’agissait de Théodore McFarlane, conférencier à temps partiel. Comme Dustin, il pensait clairement que la théorie du collègue tueur était sans fondement.

— Une chose est sûre, Darius et Enrico ont tous deux disparu, déclara un homme vêtu d’une tunique d’un autre temps. — Je pense qu’il est très improbable de voir des professeurs consumés par le sort deux années de suite. Sur ce point, je suis sûr que nous sommes d’accord.

C’était Demitrio Aristides, professeur d’astronomie.

— Il y a une menace qui rôde au sein du campus, ajouta une vieille sorcière en hochant la tête. — Ennemi ou non, il a eu la force de s’attaquer à ces deux sorciers. Nous devons garder ça à l’esprit.

Frances Gilchrist enseignait l’orthographe et avait vécu plus de mille ans. Ses paroles avaient du poids et un long silence se fit entendre. Une voix timide vint finalement le briser.

— Nous nous inquiétons peut-être pour rien. Darius et Enrico pourraient revenir demain si ça se trouve.

Cette voix tendue digne d’un croassement provint de la femme bien en chair qui se trouvait au bout de la table, la bibliothécaire de l’école, Isko Liikanen. Comme elle n’était pas enseignante, peu de gens avaient considéré ses dires. Plusieurs personnes présentes affichèrent ouvertement un sourire en coin.

— C’est juste, Isko, dit le professeur se trouvant côté d’elle. — Une partie de moi ressent la même chose. Si seulement ils étaient tous les deux sains et saufs ! Mais pour l’instant, nous devons partir du principe qu’ils ne sont plus là.

Darius était le professeur d’alchimie, et c’était son remplaçant, Ted Williams. Cette douce réponse suffit à faire baisser la tête de la bibliothécaire. Une voix grave se fit ensuite entendre.

— Je me fiche de savoir qui l’a fait. Je m’inquiète seulement de voir mes parterres de fleurs abîmés.

L’homme promena son regard sombre et renfrogné sur l’assemblée. Il enseignait un cours spécialisé en biologie magique, exclusivement consacré à la flore magique. Sa frange retombait en bataille comme un buisson épais, et il ressemblait moins à un professeur qu’à un jardinier acariâtre repoussant des intrus.

— Apportez-moi un corps, et je pourrai en faire quelque chose !

Il s’agissait de Gisela Zonneveld, médecin de l’école Kimberly et maîtresse incontestée de l’infirmerie du campus. Elle avait déjà rattaché d’innombrables membres d’étudiants et remis leurs entrailles à leur place. Il en fallait beaucoup pour la faire quitter son poste. Pour la citer : « S’ils ne peuvent pas aller à l’infirmerie, c’est qu’ils sont morts de toute manière ».

Plus les professeurs parlaient, plus la tension montait. L’un d’eux proche du centre se leva, sa voix résonnant au-dessus de la grogne générale.

— Il n’y a pas lieu de s’emballer. Contrairement à ce qui s’est passé avec Darius, cette fois-ci, nous avons des preuves. Commençons par les examiner.

C’était Luther Garland, vêtu d’une robe blanche. Il enseignait les arts de l’épée. Son regard se posa sur la table où Enrico Forghieri s’était assis et où se trouvait un golem fait à son image.

— Enricolem[1], peux-tu nous dire ce que tu sais ?

— Kya-ha-ha-ha-ha ! Avec plaisir.

Le golem joyeux se pencha en arrière et sa poitrine s’ouvrit verticalement. Un golem quadrupède en sortit, traversant la table et s’arrêtant au centre. Au sommet du golem se trouvait un cristal en forme de pyramide qui s’illumina, projetant une image en 3D d’un autre endroit. Les professeurs avaient maintenant devant eux un paysage rocheux sur lequel reposait le corps d’un immense golem.

— Cinquième couche, dit Demitrio. — Juste à l’extérieur de la salle onze à ce que je vois ?

— On parle d’une sacrée raclée là ! ricana Vanessa. — C’est le précieux Deus Ex Machina du vieux, non ? Ou ce qu’il en reste !

Ted se pencha pour l’inspecter de près.

— Les seuls dégâts majeurs sont à la tête. Probablement fondue sous une chaleur extrême, je suppose ?

— Des traces de brûlure aussi sur la paume droite ! dit le golem. — De fortes chances qu’il ait été abattu par sa propre lumière spirituelle

L’Enricolem fit un zoom avant pour montrer la paume et la tête en gros plan. En les examinant attentivement, Dustin s’exprima.

— À première vue, on dirait qu’il a perdu le contrôle du golem pendant l’activation.

— Foutaises, rétorqua sèchement Gilchrist. — Ce garçon ne commettrait jamais une erreur aussi stupide.

Tout le monde regarda la projection d’un air renfrogné.

— …Zoom sur le torse, dit Garland.

Le golem s’exécuta, ce qui leur permit de mieux voir les innombrables égratignures sur l’armure adamantine.

— Des marques de griffes, murmura Théodore. —  Vu l’endroit : des wyvernes ? Le Lindwurm ?

— Il y a quelque chose qui te tracasse, Garland ? demanda Vanessa.

Les griffes de dragon faisaient partie des matériaux les plus durs qui soient. Elles pouvaient facilement rayer l’adamant de cette façon. Garland le savait bien, pourtant, il fixa longuement les marques avant de répondre.

— Non, je ne vois rien d’anormal.

Il abandonna son inspection et se tut.

— Ms. Muwezicamili sécurise les lieux, ajouta le golem. — Étant donné la taille et l’emplacement, la reconstitution de la scène prendra du temps. Si nous trouvons d’autres indices, je veillerai à mettre tout le monde au courant.

— Qu’il en soit ainsi, déclara Theodore. — C’est notre seule piste.

Le petit golem mit fin à la projection et se dirigea vers Esmeralda, s’offrant comme pièce à conviction. Gardant un œil sur le profil impassible de la sorcière de Kimberly, Theodore changea d’approche.

— Cependant, nous manquons d’indices exploitables. Ce qui signifie que nous avons du pain sur la planche, Madame la Directrice.

À cette remarque, Esmeralda déclara d’une voix solennelle :

— Menez une enquête à l’échelle de toute l’école.

L’atmosphère se tendit immédiatement. Demitrio posa la question évidente :

— À quel degré ?

— Les niveaux primaire et secondaire seraient trop complexes, répondit Theodore. — À ce stade, le mieux que nous puissions faire, c’est une investigation tertiaire.

Le silence d’Esmeralda sur le sujet marqua son accord. La sorcière de Kimberly précisa ensuite :

— Utilisez l’heure estimée de l’incident pour établir une liste de suspects potentiels. Professeurs, élèves, et tout le personnel de l’établissement seront inclus. Toute personne jugée digne d’intérêt sera interrogée personnellement par moi-même.

Elle ne plaisantait pas, et chaque enseignant présent comprenait parfaitement que leurs moindres faits et gestes allaient être scrutés à la loupe. Un membre du corps professoral étant le suspect le plus probable, le but était clair : le débusquer.

— Bonne stratégie, approuva Theodore, ignorant l’agitation et la tension croissantes. — Mais étant donné la taille de l’école, nous ne pourrons pas tout gérer seuls. Il existe de nombreuses façons d’échapper à notre vigilance, comme vous le savez tous.

— Va droit au but, grogna Esmeralda.

L’instructeur aux anglaises lui adressa un clin d’œil.

— J’ai déjà placé quelqu’un parmi les élèves.

***

— C’est trop bon ! Mon Dieu, quel festin !

Une voix forte résonna au-dessus du brouhaha du dîner dans la cafète de la Confrérie.

— C’est tellement injuste ! Vous avez toujours mangé comme ça ?! Pas étonnant que tout le monde à Kimberly devienne si fort ! La nourriture, c’est la vie ! La vie, c’est le pouvoir ! C’est un principe fondamental ! Les autres écoles devraient en prendre de la graine.

Le groupe d’Oliver leva les yeux de leurs assiettes. Bavardant à haute voix sans s’adresser à personne en particulier, un élève déambulait entre les tables, une assiette dans chaque main. À chaque nouveau plat qu’il croisait, il en empilait davantage, et chacun de ses plateaux ressemblait déjà à une montagne de nourriture. Son uniforme indiquait qu’il était en deuxième année, mais aucun d’entre eux ne l’avait jamais vu auparavant. Impossible d’oublier quelqu’un d’aussi voyant.

— Y a-t-il une place libre quelque part ? On dirait que je suis arrivé en plein rush du dîner ! Oh là là. Oh là là ! Je ne peux pas juste revenir plus tard, j’ai déjà trop de nourriture ! Et j’ai une faim de loup.

Il fit mine de scruter la salle avec exagération, et plusieurs étudiants détournèrent précipitamment le regard pour éviter tout contact visuel. Il se retrouva sans table où s’installer. Le groupe d’Oliver échangea un regard, communiquant silencieusement leurs opinions. Celles-ci allaient de Bizarre, ne t’en mêle pas à Pauvre gars, laissons-le s’asseoir.

Chela fit le compte de ces votes muets et s’adressa au garçon.

— Excuse-moi… Toi, là-bas. Nous avons une place libre.

— Quoi, vraiment ?! Ha-ha-ha ! Je parlais tout seul, mais on dirait que vous m’avez entendu !

Le garçon se précipita vers eux et posa ses deux assiettes débordantes sur la table. Puis, posant une main sur sa poitrine avec théâtralité, il se présenta.

— Je suis Yuri Leik, en deuxième année. Je viens d’être transféré à Kimberly depuis une école non magique.

Il leur adressa un large sourire.

— Chers inconnus bienveillants, je sens que nous allons devenir amis ! Dites-moi, puis-je connaître vos noms ?

Après cette entrée en matière, leur opinion fut unanime : Ce gars est super louche.


[1] On va l’appeler comme ça pour nous faciliter la tâche (mix entre Enrico et Golem).

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