REIGN OF V4 : CHAPITRE 3

Villemagie

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Traduction : Raitei
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À Kimberly il y avait tout ce dont les étudiants avaient besoin. Les cafétérias servaient une variété infinie de repas, et les nombreuses boutiques étaient constamment approvisionnées en produits frais. Demandez à une brodeuse et vous pouvez obtenir n’importe quel vêtement fait sur mesure. Les étudiants disposaient de toutes les libertés nécessaires pour mener leur vie. Mais vivre à Kimberly n’était pas sans danger. Les risques de mort étaient suffisamment élevés pour remettre en cause tous ces avantages. Leur première année avait été plus que suffisante pour enfoncer le clou, et c’était assez de temps pour que la plupart des étudiants soient épuisés et aspirent à changer d‘air. Et il y avait un endroit bien irrésistible pour ça.

  • …Hup… !

Repérant la zone d’atterrissage, Guy dirigea son balai vers le bas, atteignant le sol en premier. Ses pieds touchèrent la terre ferme, mais l’élan était trop fort et il bascula vers l’avant. Alors que les autres atterrissaient derrière lui, il tituba de plusieurs pas, évitant de justesse de se retrouver face contre terre.

  • Ahhhhh ! Douce liberté ! hurle Guy.

La vue qui s’offrait à eux était à couper le souffle. Le ciel était cloisonné par un dôme en treillis. En dessous, une ville tentaculaire avec des foules se déplaçant dans la rue près de l’embarcadère. Des boutiques et des maisons de toutes formes et tailles bordaient les rues. Si on levait les yeux, on découvrait un certain nombre de boutiques suspendues comme des vers à sac au dôme. On ne pouvait y accéder que par les airs. D’innombrables balais et tapis magiques transportaient des personnes et des marchandises çà et là, suivant des chemins balisés par la lumière. Sur la place voisine, une fontaine magique écrivait des lettres dans les airs. Par-dessus le bruit de ses eaux, ils entendaient les marchands colporter leurs marchandises.

  • Ça fait un bail, mais ce n’était pas si bruyant, non ? marmonna Katie.

Pendant ce temps, Guy semble prêt à partir seul, mais Chela lui mit la main sur l’épaule pour l’arrêter.

  • Calme-toi, Guy. C’est une expérience passionnante pour nous tous, mais si tu commences à crier, tu vas effrayer les gens du coin.
  • En fait, ils n’ont pas l’air effrayés le moins du monde, dit Pete en examinant la zone. —— On dirait que ça leur arrive souvent…

Les mages qui se posaient autour d’eux et les gens ordinaires qui passaient à côté ne faisaient que sourire en signe de reconnaissance.

  • Eh bien, oui, dit Oliver avec un sourire en coin. —— Ils ont beaucoup d’étudiants de Kimberly qui se lâchent ici.
  • …Bien, murmura Katie. —— J’essaie de ne pas perdre la tête, moi aussi.

Elle était positive. Pendant ce temps, Nanao s’imprégnait encore de la vue.

  • Cela faisait un bail. J’avais passé quelques mois ici avant la rentrée scolaire, expliqua-t-elle.
  • Oh, quand tu apprenais le Yelglish, c’est ça ? dit Oliver. —— Un endroit où il fait bon vivre ?
  • Tout à fait. Il m’a suffi d’expliquer que j’allais bientôt devenir étudiante à Kimberly et tout le monde s’est plié en quatre pour m’aider.
  • Clairement.

Oliver acquiesça et jeta un coup d’œil devant lui.

  •  La plupart des gens ici ont une haute opinion de Kimberly et de tous ceux qui y sont liés. Toute la ville profite de la proximité d’une école de magie réputée. C’est mutuellement bénéfique. C’est un peu isolé, mais c‘est comme une ville universitaire. Parmi les avantages, il y a le financement de la part de l’école. Essentiellement pour des réparations.
  • Mais cela en fait aussi une destination populaire pour les étudiants pendant les jours de repos, ajouta Chela. —— Toute la ville est si accueillante que ça en devient logique.

Elle jeta un coup d’œil en arrière, remarquant plusieurs autres élèves qui atterrissaient et se précipitaient vers la ville. Voyant que son propre groupe avait envie de suivre le mouvement, elle se tourna vers eux.

  • Faites de vos cœurs des dragons et souvenez-vous toujours des mots que je vais prononcer.

Mais Guy fut plus rapide pour la suite.

  • Ne faites rien qui puisse nuire à la réputation de notre école et son corps étudiant, n’est-ce pas ? On le sait déjà !

Pour Chela c’était clair, mais Katie et Pete froncèrent les sourcils.

  • Qu’est-ce que ça veut dire… ?
  • J’ai pensé la même chose.

Ni l’un ni l’autre n’avait la moindre idée de la façon dont les étrangers s’attendaient à ce que les étudiants de Kimberly agissent. Sentant la source de leur confusion, Oliver intervint.

  • Tournez les choses dans l’autre sens. Prenez tout ce qui concerne Kimberly et mettez-le dans un coin de votre tête. Ne dégainez pas votre athamé sans une très bonne raison. Supposez qu’il n’y aura pas d’ennuis réels, et même si nous en avons, rappelez-vous qu’un combat ici n’est généralement pas fatal. Même contre un autre mage, vous ne voudriez pas lancer un sort avant de vous saluer.

Un an passé dans cet enfer avait déformé toutes leurs sensibilités.

  • …Oh, c’est vrai, dit Katie en faisant la grimace. —— On est toujours sur nos gardes sur le campus, mais ce n’est pas le comportement de base.
  • Tu ne te plaindras pas Katie j’espère ! Y’a moyen que je te suive.

Guy commença déjà à faire l’idiot devant ses yeux. Le fait d‘être ici leur avait fait vraiment comprendre à quel point ils étaient déconnectés à Kimberly.

  • Profitez bien, déclara Chela. —— C’est notre moment de répit après tous ces traumatismes. Venez et suivez-moi !

Elle ouvrit la voie et tous les autres suivirent. Ils rejoignirent la foule dans la rue principale et prirent soin de rester groupés.

  • Il y a tellement de monde ! Mages et autres… ! dit Katie.
  • Oui, dit Oliver. —— 80% de la population de la ville est non-magique, et pourtant, ils vivent au quotidien avec la magie. C’est vraiment la quintessence de cet art.
  • Oh, ils vendent des paninis !

Guy s’intéressa à la chose et s’éloigna du groupe. Les autres se glissèrent sur le bord de la route pour l’attendre. Il revint rapidement avec un panini enveloppé dans du papier.

  • Wow, c’est énorme…
  • Guy, es-tu sûr de pouvoir manger tout ça ? Il y a de la nourriture là où nous allons, tu sais, dit Chela.
  • Ce n’est pas un problème pour un fils de fermier. Je peux garder ça pour plus tard et puis j’ai grandi avec cinq repas par jour ! D’après mon expérience, ce sont les gens ordinaires qui font la meilleure cuisine.

Guy ouvrit l’emballage. Le panini avait été découpé avec soin et de la vapeur s’en échappait. Il en sortit un morceau et le croqua. Ses yeux s’écarquillèrent.

  • Aaaah ouais, c’est trop bon. Il faut que vous testiez !

Cela attira certainement l’attention de tout le monde. Les mains se tendirent les unes après les autres pour obtenir un morceau. Tout le monde avait l’air stupéfait lorsqu’ils prirent leur première bouchée.

  • Mon Dieu, c’est incroyable ! C‘est quoi cette sauce ? demanda Katie.
  • Je n’ai jamais rien mangé de tel non plus, répondit Chela.
  •  Laissez-moi demander. Tiens ça !

Guy poussa le panini enveloppé vers Katie et s’empressa de retourner sur ses pas. Ils le regardèrent parler au vendeur, puis se faufiler dans la foule jusqu’à eux.

  • Il a dit qu’il s’agissait d’une technique ytallienne impliquant des tomates fermentées. Apparemment, cela commence à se faire connaître dans notre région.
  • Aha, dit Oliver. —— C’est logique. J’ai entendu dire qu’en Ytalli, il y avait une grande culture gastronomique.
  • C’est délicieux ! Il m’en faut un autre.
  •  …Attendez, y’en a plus ?! Nanao ! Tu as aussi mangé ma part ?!

Guy avait quitté le groupe pendant quelques secondes et était revenu pour ne trouver que des miettes de pain grillé. Nanao avait joyeusement terminé son troisième morceau, ignorant la fureur de Guy. Les autres rirent. C’était sa faute d’avoir laissé de la nourriture non réclamée devant elle.

  • Très chers mages de Kimberly, jetez un coup d’œil, dit une voix derrière eux. —— Nous avons toutes sortes de biens en stock dédié aux études.

Ils se retrouvèrent à l’écart de la circulation devant une boutique, et une vieille femme leur fit signe d’entrer. Les étagères étaient couvertes de toutes sortes de choses, bien plus que ce que l’on pourrait attendre d’une boutique de cette taille.

  • Whoa, c’est un tonus qui décuple les capacités de mémorisation ! s’écria Guy. —— Je n’en ai jamais vu en vrai ! Il paraît que quand on en boit un, on peut se souvenir pendant une heure des fissures du plancher.
  • Vraiment ?! Si c’est si bien que ça, je devrais en prendre un.
  • Ne t’avise pas, Pete. Bien sûr, ça fonctionne, mais cela t‘oblige à te souvenir de toutes sortes de choses inutiles, donc c’est une perte nette. Ça vaut vraiment le coup si tu bachotes pour les examens, mais pour un usage quotidien, mieux vaut quelque chose d’un peu plus doux. Je peux préparer quelque chose à ce sujet.
  • O-oh, je vois.

Pete retira sa main, sans tenir compte de l’avertissement d’Oliver. Chela rit.

  • Pete se serait probablement disputé avec n’importe qui d’autre qu’Oliver.
  • Oh, la décoration de ce stylo est incroyable ! C’est tellement détaillé ! Quel mage a fait ça ?
  • Ha ha ha ! Ma petite dame, c’est l’œuvre d’un artisan non-mage.
  • C’est vrai ? ! Wow, on peut faire ça sans magie ? Comment ?!

Katie avait trouvé dans la vitrine un stylo plume avec un motif de licorne. Elle était manifestement captivée au point que ses yeux faillirent sortir de leurs orbites lorsque la commerçante avait énoncé la fabrication non magique. Chela jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

  • Lorsqu’un mage fabrique un objet, on dit qu’il est fait bois. Mais cet objet est fait littéralement à la main, expliqua Chela. —— Nous dépendons peut-être de la magie pour tout, mais cela signifie que nous avons perdu un grand nombre de techniques artisanales. Y compris ce genre de travail du métal non magique.
  • C‘était courant dans mon pays également. Mais je n’ai rien vu de tel sur les marchés. Ce doit être le travail d’un véritable artisan.

Nanao regardait maintenant le stylo à plume. Katie le fixa un moment, pensive, puis posa une question au commerçant.

  • Hum…c’est combien ?
  • Ce stylo coûte huit mille belcs. Vous le voulez, ma petite dame ?

Le prix déconcerta Katie. Ses épaules s’affaissèrent.

  • C’est beaucoup ! Je me procurer deux traités avec cette somme…
  • C’est un prix raisonnable pour un tel savoir-faire, déclara Chela —— Ici, les produits faits bois sont moins chers qu’ailleurs.
  • Certes, mais c’est clairement produit en masse…
  • C’est ce qui les rend si abordables. C’est probablement fabriqué par des familiers.

Tandis que Chela évaluait la qualité des stylos, Katie se pencha sur le tas de stylos présenté. Finalement, son budget l’obligea à réduire son achat à deux stylos. Tous les autres faisaient du lèche-vitrine alors ils reprirent la marche ensemble. Guy était de très bonne humeur, après s’être délecté visuellement de toutes sortes de babioles.

  • Ils ont de vrais outils magiques à côté des produits normaux. Les non-mages en achètent aussi ?
  • Les fortifiants pour la mémoire pourraient bien être du poison, alors je doute que les vendeurs les laissent acheter, dit Oliver en regardant les vitrines qui défilent. ——, Mais Il y a toute une gamme d’outils magiques conçus pour un usage ordinaire alors j’imagine que si le besoin se fait ressentir, ils n’hésitent pas à les vendre.
  • C’est donc bien plus complexe que ça, dit Nanao. —— Dans les histoires de mages occidentaux transmises à mon peuple, on les imagine surtout travailler autour d’un chaudron au fin fond d’un bois. Rien à voir avec la réalité que j’ai sous les yeux aujourd’hui.
  • Wow, ça c’est drôle ! Tu pensais qu’on vivait comme des elfes ? demanda Katie.
  • Eh bien, ce n’est pas tout à fait sans fondement, dit Oliver en se caressant le menton.

Il imagina comment ces histoires avaient pu se répandre à l’étranger.

  • Ce que décrit Nanao est la façon dont la magie était pratiquée avant la révolution industrielle magique. Avant que les mages ne deviennent la classe dirigeante de la société humaine, ils rejetaient tout contact avec les gens ordinaires et formaient de petites communautés ou vivaient isolés comme des ermites. C’est probablement de là qu’est tirée cette imagerie.
  • Avant l’Union ou lorsqu’il n’y avait encore qu’une poignée de membres. Naturellement, même à cette époque, certains dirigeants accueillaient et appréciaient les mages, mais il s’agissait d’une minorité, expliqua Chela. —— Il est clair que nous avons depuis noué des relations saines avec les gens ordinaires, mais cela n’a pas toujours été le cas. J’ai entendu dire qu’à une époque, les trahisons étaient monnaie courante et les persécutions endémiques. Aujourd’hui, c’est carrément impensable.

Katie avait écouté avec grand intérêt le discours passionné de Chela, mais son attention fut attirée par un grand tapis sur le bord de la route. Des gens l’avaient attendu et commençaient à monter dessus. Ses yeux brillaient.

  • Oh, un Tapibus ! J’adore ça ! On peut faire un tour ?
  • Quoi ? Arrête tes bêtises, dit Guy en la taquinant. —— On a nos balais !
  • Les tapibus font partie de l’attraction de la ville. Nous pouvons en prendre un si tu veux, Katie, dit Oliver.

Finalement, ils acceptèrent tous et prirent place sur les sièges du tapis. Une fois les passagers tous bien assis, le conducteur aux jambes croisées qui était situé à l’avant tapota la surface du tapis qui se souleva, emportant ses vingt passagers dans le ciel.

  • Les tapis volants… On voit souvent les petits de l’ordre des Tapisseries, mais des créatures de cette taille ne se voient que dans les villemagies. C’est un voyage assez confortable, dit Chela.
  • Hmm. Pour moi c’est troublant. Ça flotte tellement !
  • Pete ? Pourquoi tu fais cette tête ?
  • …J’ai un jour marché sur un tapis sauvage, et il s’est retourné contre moi. Ça me rappelle de mauvais souvenirs.
  • Ha-ha-ha, je connais ce sentiment ! dit Guy. —— Une fois, un balai sauvage m’a donné un coup dans l’entrejambe.

Oliver avait des souvenirs d’enfance similaires. La faune magique volante était identique, quel que soit l’endroit où nous avons grandi. Il y avait forcément une histoire à raconter. Regardant les rues de Galatea, Katie caressa un peu le tapis.

  • Ta fourrure va dans tous les sens. Je sais qu’il est difficile de te toiletter avec tous les gens que tu transportes… Il me faudrait une brosse tiens.
  • Tu es si gentille, Katie, dit Chela. —— Peut-être une autre fois. Notre arrêt approche.

Le tapis ne tarda pas à commencer à descendre. Lorsqu’il atteignit le niveau de la rue, les six amis descendirent. Oliver se repéra. D’après sa carte mentale, ils se trouvaient à un bon kilomètre de l’arrêt précédent. À cette vitesse, on comprenait pourquoi les non-mages appréciaient les tapibus.

  • Eh bien, nous avons fait un peu de tourisme, et si nous allions déjeuner ? suggéra Chela. —— J’ai réservé dans l’un de mes pubs préférés, à moins que quelqu’un ne s’y oppose.
  • C’est ce que je veux entendre ! Je suis affamé !
  • Les mots que j’attendais !

Les plus gros mangeurs du groupe furent les premiers à se manifester et Chela les escorta jusqu’au lieu de déjeuner. Comme on pouvait s’y attendre, les tables en bois du Lily of the Valley étaient bien bondées. Chela avait eu raison de réserver. Tout était bien bruyant avec des lampes tachées de suie suspendues aux chevrons. Des bouteilles d’alcool portant des étiquettes en différentes langues étaient alignées sur les rebords des fenêtres, comme pour insister sur le fait qu’il s’agissait d’un pub et non d’un restaurant. Les six amis se rassemblèrent autour d’une table dans un coin, et le personnel leur souhaita la bienvenue. Les menus volèrent vers eux, se posant au centre de la table. Il s’agissait manifestement d’une incitation à décider de leur commande avant que le serveur n’arrive. Une approche brusque du service à la clientèle, même pour un pub, mais c’était justifié.

  • Cet endroit est vraiment bien rempli !
  • Chela, qu’est-ce qu’il y a de bon ici ?
  • Cet établissement est spécialisé dans la cuisine traditionnelle yelglish. Le menu de la cafétéria de Kimberly est impressionnant par son caractère international, mais j’ai l’impression qu’il n’est pas à la hauteur des attentes. Il manque un peu de tout ce qui est vraiment Yelglish. J’ai pensé que nous pourrions nous rattraper ici.
  • Surtout pour nos deux étudiants étrangers, dit Oliver. —— Nanao, Katie, laissez-moi vous prévenir : Notre nourriture n’est peut-être pas aussi raffinée que celle des Ytalliens ou des Lantshiriens, mais elle est plus copieuse… Du moins, c’est ce que je pense.
  • Pas besoin d’être sur la défensive avant même d’avoir commandé, mec ! On commence par le fish and chips ?
  • Oui, et le hachis parmentier est évidemment incontournable. Comme les saucisses d’ailleurs… ?
  • Oh, je veux ça ! Une gelée d’anguille ! dit Katie en pointant du doigt le bord de l’assiette.

Un frisson parcourut la table.

  • …Tu vas vraiment jusque-là, hein, Katie ? dit Guy.
  • C’est au menu, ajouta Chela. —— Je l’avais juste… inconsciemment écarté de mon esprit…
  • Euh… quoi ? C’est un plat célèbre, n’est-ce pas ? Ce n’est pas bon ?
  • J’ai toujours trouvé l’anguille délicieuse, dit Nanao en clignant des yeux.

Guy croisa les bras d’un air pensif.

  • …Ton avis, Chela ?
  • La saveur est un concept subjectif. Mon père se délecte de ce plat et en boit régulièrement des bols entiers.
  • …Je reste en dehors de cette affaire, déclara Pete.

Ils s’installèrent tous les quatre dans un silence inconfortable, mais cela sembla piquer davantage la curiosité de Katie, qui décida qu’elle en prendrait. Un serveur passa rapidement et prit leur commande avant de se retirer en cuisine. Le groupe bavarda en attendant, quand…

  • Pardonnez-moi, jeunes mages. Puis-je vous déranger un instant ?

…une voix se fit entendre dans l’allée. Ils se retournèrent pour découvrir une vieille femme. Semblant non-mage, elle était accompagnée d’une femme plus jeune. Certain qu’elle s’adressait à eux, Oliver répondit.

  • Oui, madame ? Pouvons-nous vous aider… ?
  • Juste une petite faveur. Rien qui ne puisse vous faire sortir d’ici. Pourriez-vous jeter un sort à ma fille ? Elle est enceinte de sept mois.

Le ventre de la jeune femme était visiblement gonflé. Voyant qu’ils étaient à l’écoute, la vieille dame continua.

  • Nous ne souhaitons rien de plus que la naissance d’un bébé en bonne santé. Si ce dernier a un don pour la magie, ce serait une bénédiction. J’espérais que vous nous feriez plaisir.

Les mages se regardèrent. Oliver fut rapidement nommé porte-parole.

  • Je crains qu’il n’y ait rien que nous puissions faire. Nous pouvons à la rigueur faire en sorte que l’accouchement se passe dans de bonnes conditions. Cela vous suffit-il ?
  • Oh, oh, absolument. Je suis sûr qu’elle est d’accord.

Un sourire apparut sur son visage ridé et elle poussa l’autre femme vers l’avant. Oliver pointa sa baguette blanche sur son ventre et murmura un sort… mais pour s’assurer qu’il n’aurait aucune influence négative sur la mère ou le fœtus, il maintint l’effet bénéfique à un niveau proche de celui d’un placebo.

  • …Merci !
  • N’est-ce pas gentil, très chère ? Je suis sûre que ton enfant deviendra un jour un excellent mage ! Tout le monde sera alors heureux.

Ignorant les réticences d’Oliver, ils s’inclinèrent à plusieurs reprises et retournèrent à leur table. Oliver se retourna vers ses amis avec un soupir.

  • …Cette superstition n’est pas en train de disparaître rapidement, dit-il. —— À quelques exceptions près, il est impossible de prédire les aptitudes magiques d’un enfant issu de parents ordinaires, et nous ne pouvons rien faire pour les influencer.
  • En effet, reconnut Chela. ——, Mais je comprends ton envie de faire tout ce qui est en ton pouvoir, même si les chances sont faibles. Avoir un mage né d’une famille non-magique est tout simplement grandiose. Cela change l’avenir de toute la famille, pas seulement celui de l’enfant.
  • Ce n’est pas toujours un événement qui se fête, marmonna Pete.

— Tu as dit quelque chose, Pete ?

  • Rien.

Katie le regarda en clignant des yeux, mais il se contenta de continuer à l’éviter du regard. Les plats arrivèrent : du poisson frais frit et des pommes de terre, de la tarte dont le jus suintait des entailles, et un assortiment de saucisses magnifiquement dorées. Guy avait un couteau et une fourchette à portée de main, impatiente de se lancer.

  • Ooh, le voilà ! Ça vous dérange si je mets du vinaigre sur le fish and chips ?
  • Tu ferais mieux de garder ça pour ton assiette, Guy. Oh… on a ça aussi.

Oliver repoussa un plat en particulier, une horreur à l’aspect macabre au milieu de tous les délices gastronomiques alléchants. Il s’agissait d’une gélatine jaunâtre en forme de pudding, dans laquelle était suspendue de la chair de poisson hachée. Une personne plus aimable pourrait qualifier l’aspect visuel de saisissant, mais la plupart des gens iraient directement jusqu’à dire que c’est dégoûtant. Oliver prit une cuillère, en préleva une partie et la tendit à la jeune fille aux cheveux bouclés.

  • Voilà ta gelée d’anguilles, Katie. Écoutons ton opinion sans plus tarder.
  • …Il n’y a rien à faire.

Elle déglutit. Un silence s’installa autour de la table. Manifestement en sueur, Katie porta la cuillère à ses lèvres. Une masse d’anguilles en gelée atterrit sur sa langue et elle y mordit avec précaution.

  • Comment se porte notre produit local, Katie ? demanda Chela.
  • …Mec, dit Guy, —— ce visage veut tout dire. C’est le malaise.
  • On dirait qu’elle se creuse la tête pour trouver la bonne phrase, dit Pete.
  • Hmm ? Il faut que j’y goûte moi-même.

Nanao déposa une portion de gelée dans son assiette et en prit une bouchée.

Ils l’entendirent déglutir, mais le silence suivit.

  • …Nanao… ?

La jeune fille aziane se fraya machinalement un chemin à travers la portion, sans dire un mot. Deux bouchées, trois bouchées, quatre bouchées, comme si un devoir lui avait été imposé, sans la moindre variation dans le mouvement. Ses amis s’inquiétèrent rapidement.

  • …Euh, attendez. Je n’ai jamais vu Nanao manger sans sourire !
  • Réfléchis bien, Nanao ! Si tu n’aimes pas ça, tu n’es pas obligée de finir !
  • …Votre inquiétude n’est pas fondée. Tous les aliments sont un don de la terre, et il ne serait pas bon de les gaspiller…
  • D’accord, nous mangerons tous une part s’il le faut ! Mais… arrête, s’il te plaît !

Oliver lui retira l’assiette. Chela, Guy et Pete forcèrent chacun une portion dans leur bouche. Une fois l’assiette vidée, Olivier posa sa cuillère en soupirant.

  • Cela fait des années que je n’en ai pas mangé, mais l’expérience… ne s’est pas améliorée, dit-il. —— Tiens, Nanao, peut-être qu’un peu de cidre fera disparaître le goût.
  • Avec grand plaisir.

Nanao but avant de reposer le verre en soupirant.

Un long silence s’ensuivit avant qu’elle ne se tourne lentement vers Olivier, assis à côté d’elle.

  • …Oliver, puis-je te demander de placer ton visage plus près du mien ?
  • Mm ? …Y a-t-il quelque chose dessus ?

Clignant des yeux, il se pencha vers elle. Elle posa les mains sur ses joues, en l’examinant de près.

  • …?

Oliver n’avait aucune idée de ce que cela signifiait. Puis ses mains s’étendirent autour de sa tête et quelque chose de doux se pressa contre son visage, bloquant sa ligne de mire. Il lui fallut un moment. Puis il réalisa ce qu’elle avait fait, et tout son corps trembla.

  • …Qu… ?!
  • Huh ?!
  • Oh, Mon D…
  • H-hey !
  • Waouh, c’est audacieux.

Nanao venait de passer ses bras autour de son cou, le serrant fort. Chacun des compagnons avait réagi à sa manière, sans qu’Oliver lui-même soit en état de s’en apercevoir. Le doux parfum qui envahissait ses narines, la chaleur du souffle de Nanao sur sa nuque, la douceur et la souplesse de sa chair pressée contre son visage… chacun de ces éléments à lui seul était dangereux. Mais là, il avait tout reçu en même temps sans aucun avertissement.

Son esprit rationnel se débattit, luttant contre l’assaut choquant. Cela n’avait aucun sens, conclut-il. Nanao était certainement très tactile, mais jamais elle n’avait exigé un contact aussi fort à l’improviste. Il devait y avoir un autre facteur en jeu. Fort de cette supposition, les soupçons d’Oliver se portèrent sur le verre qu’elle tenait. Il se tordit, libérant une main de son étreinte. Elle ne la lâcha pas, il dut donc la repousser avec l’autre et renifla le verre.

Il sentait exactement ce qu’il avait craint, et il jeta un coup d’œil à ses amis.

  • Pourquoi y a-t-il de l’alcool à table ? Qui a commandé ça ?!
  • Hein ? Je n’ai commandé que du cidre, dit Guy en clignant des yeux.

Chela but rapidement une gorgée de son propre verre.

  • C’est bien du cidre dur, dit-elle. —— Il est fabriqué presque de la même manière qu’un cidre doux, mais la fermentation n’est pas arrêtée aussi tôt. Avec une telle quantité d’alcool, il rend n’importe qui absolument ivre.
  • Heh-heh-heh-heh-hehhh… Oliverrrrr… !

Comme pour confirmer l’analyse de Chela, Nanao s’appuya de tout son corps contre Oliver, les joues visiblement rougies. Ce dernier baissa la tête, convaincu. Il n’y avait pas de doute : Nanao était en état de choc. Mais il se rendit vite compte qu’il y avait une solution. C’était un peu fort, mais efficace pour lui faire reprendre ses esprits. Il prit sa baguette blanche…

  •  !

…mais avant qu’il ne puisse le faire, un choc frappa ses parties intimes comme un coup de marteau dans l’aine, et une chaleur monta si vite le long de sa colonne vertébrale qu’il en eut le vertige. Le reste de son corps se refroidit – c’était mauvais. Il repoussa rapidement Nanao et se leva avec un tel élan que ses genoux heurtèrent la table. Alors que tout le monde le dévisageait, il fit volte-face et se dirigea vers l’arrière du restaurant.

  • Où vas-tu, Oliver ? demanda Katie.
  • …Toilettes. Ça pourrait prendre un certain temps.

Il réussit et se déplaça aussi rapidement que ses jambes tremblantes le permettaient. Nanao essaya de le suivre, mais Chela attrapa son collier. Jetant un sort pour dégriser son amie, la jeune fille aux boucles anglaises plissa les yeux sur la silhouette d’Oliver qui s’éloignait.

Peut-être à cause de l’affluence, les toilettes du restaurant n’étaient pas suffisantes pour tous les clients – et il y avait un débordement dans le bâtiment voisin. Oliver suivit les indications pour s’y rendre, sortant par la porte arrière du restaurant et entrant par la porte d’en face.

  • …Merde.

Heureusement, il n’y avait personne d’autre ici. Il cessa d’essayer de se maintenir et appuya de ses deux mains sur le miroir. La sensation de Nanao contre lui n’arrêtait pas de tourner en boucle dans son esprit, et la chaleur qui montait du bas de son corps ne faisait qu’empirer. Essayant de contrôler sa respiration irrégulière, il parla à voix haute, se réprimandant lui-même.

  • …Calme-toi, ça fait des mois… !

Il serra les dents devant cette catastrophe. Deux mois s’étaient écoulés depuis ses derniers symptômes. Il avait très bien supporté le contact avec les filles. Il avait donc supposé qu’il n’y eût plus rien dans son organisme. Est-ce que Nanao était plus importante que les autres filles, ou était-ce l’intensité du contact mêlée à la surprise ? Ou tout cela à la fois ?

  • …Effets secondaires ?
  • ?!

Une voix se fit entendre derrière lui, et il sursauta en se retournant. La jeune fille aux boucles anglaises se tenait là, surveillant attentivement sa réaction.

  • Chela… ?! Pourquoi es-tu… ? Ce sont les toilettes des hommes !
  • Peu importe. C’est pour toi que je suis là.

Elle s’approcha de lui, l’examinant. Sa respiration haletante, la sueur sur son front, ses poings serrés, les ongles enfoncés. Elle vérifia même les perturbations de sa circulation de mana, tout cela sans le toucher.

  • Je te le redemande. Est-ce un effet persistant du charme d’Ophelia ?

Son ton ne laissait pas présager qu’elle allait le laisser esquiver la question.

Il ne pouvait pas croiser son regard. Pris de panique, il marmonna :

  • … Ce n’est pas grave. Il ne reste qu’un peu de parfum.
  • Après quatre mois ? Ce n’est pas rien !

Elle rejeta ses protestations avec colère, puis s’approcha encore d’un pas pour le cuisiner.

  • Je sais que tu ne veux pas en parler, mais tu dois le faire. As-tu eu des contacts avec le sexe opposé depuis ? Pas un accident comme tout à l’heure, mais… un vrai contact ?
  • Je ne le pense pas. J’imagine que tu pensais que c’était pour le mieux.

Prenant son silence pour un refus, Chela soupira. Toujours très sombre, elle croisa son regard et le retint.

  • Je pourrais imaginer que Guy ou Pete l’ignorent, mais toi – je suis sûr que tu connais le moyen le plus simple et le plus efficace d’éliminer toute influence résiduelle du Parfum : satisfaire l’envie. Et pas seul, mais avec quelqu’un.
  • …!
  • Tu as inhalé une quantité considérable de Parfum après que nous ayons atteint la troisième couche. Cela seul a un effet critique sur n’importe qui. Mais la densité est montée en flèche une fois que le Grand Aria déployé. Dès le début, j’ai su que ce serait un problème. Il est impossible que tu restes insensible aux effets.

Chela se mordit la lèvre en se moquant d’elle-même. Oliver secoua la tête.

  • …Il y a d’autres moyens, insista-t-il. —— Le dosage approprié des potions, la maîtrise de soi, l’alignement de la circulation du mana sur le reste du corps, etc. C’est gérable. Cela prend du temps, mais…
  • quatre mois, ce n’est pas rien. Arrête de t’entêter et admet-le. Ton approche n’a manifestement pas suffi à te débarrasser d’une telle quantité de Parfum. Tu as fait le mauvais choix.

Chela n’allait pas le laisser se défiler. Oliver regarda le sol en serrant la mâchoire. Il ne pouvait pas contester son point de vue. Mais…

  • C-Ce n’est pas ton problème.

Sa voix était tel un grognement. Un rejet clair. Il ne parlait presque jamais comme ça.

  • C’est mon corps, c’est à moi de régler la chose. Tu n’as pas à me dire ce que je dois faire.

Mais alors qu’il tentait clairement de placer une frontière entre eux, elle tendit le bras et lui attrapa le poignet, se rapprochant de lui. Ils se fixèrent l’un et l’autre, leurs nez se touchant presque. Ses yeux brillèrent.

  • Répète ça, grogna-t-elle.
  • …!
  • Ce n’est pas mon problème ? …Nous avons exploré ensemble les profondeurs du labyrinthe, combattu côte à côte, affronté des dangers mortels, nos cœurs ne faisant qu’un. Et ce qui t’est arrivé n’est pas mon problème ? Es-tu honnêtement en train de dire que je n’ai pas le droit de m’inquiéter quand tu souffres ?

Sa voix trembla. De la colère, mais surtout de la souffrance. Ils s’étaient battus ensemble et avaient survécu. Et il avait fini par rejeter le lien qui les unissait. Cela blessa Michela McFarlane au plus haut point.

  • Si tu penses vraiment cela, au fond de toi… alors, secoue-moi. Rejette-moi, repousse-moi ! Déchire mes sentiments de tes propres mains ! Ainsi que tous les liens que nous avons tissés dans cette bataille !

Elle l’obligeait à faire un choix, bien consciente qu’il n’était guère raisonnable. Mais elle devait le faire. Parce qu’elle savait qu’il souffrait depuis ce jour-là, qu’il le cachait en faisant comme si de rien n’était, et qu’elle était la seule à l’avoir remarqué. Plus d’une fois, elle avait envisagé de faire quelque chose. Mais il ne demandait jamais d’aide, ne râlait même pas, se contentant de garder son malaise pour lui. Elle y voyait ainsi un choix conscient, comptant pour ce dernier. Elle n’avait donc rien fait, ne voulant pas pénétrer dans l’intimité d’un ami. Mais elle ne pouvait plus supporter la chose plus longtemps. C’était le moment ou jamais pour elle et Oliver l’avait compris. Il avait bien saisi à quel point elle s’était inquiétée pour lui et ô combien elle avait souffert de se retenir de lui parler.

  • … !

Et Oliver se sentait responsable. Il avait été sur le point de la rejeter, les bras levés, prêts à la repousser, mais ils étaient tombés mollement à ses côtés. Il était frustré finalement par ses propres échecs ce que Chela avait bien compris aussi. Elle avait ressenti une énorme vague de soulagement.

  • …Super. Tu ne vas pas me rejeter alors.

Oliver ne parla pas ni ne leva les yeux. La main toujours sur son poignet, elle le conduisit sans résistance dans une cabine. Cela le surprit, mais avant qu’il ne puisse protester, elle ferma la porte.

  • Chela ?! Qu’est-ce que… ?
  • Tu souffres, et je suis là avec toi… Il n’y a qu’une seule chose à faire.

Face à lui dans un endroit bien étroit, son regard ne faiblit pas. Elle avait choisi un parcours, éliminé les obstacles, et le réalisait maintenant du mieux qu’elle pouvait. C’est ainsi que les sorcières faisaient les choses.

  • Ce n’est pas le meilleur endroit, mais au moins c’est propre. Rien ne gâche plus l’ambiance que la saleté.

Elle gloussa doucement, puis s’approcha d’un pas.

Il tenta de reculer, mais se heurta à la porte, et comme pour balayer sa dernière résistance, elle se pencha vers lui, lui murmurant à l’oreille.

  • Ne t’inquiète pas. Nous ne passons pas à l’acte ici… Tu le sais aussi bien que moi. Dans ces moments-là, les mages se débrouillent souvent sans avoir recours à l’acte sexuel.

Elle tendit lentement une main vers lui, traçant son flanc avec ses doigts, une sensation qui lui procura un picotement dans tout le corps.

  •  Ah… !
  • Une variation des arts de guérison… Les caresses utilisent les mêmes principes. Détends-toi. Laissez-moi m’occuper de tout ça.

Montrant clairement qu’elle savait ce qu’elle faisait, Chela fit glisser sa main lentement le long de son corps. Elle frotta sa peau, toucha les muscles en dessous, manipula le flux de mana. Une vague de plaisir irréfutable remonta le long de la colonne vertébrale du garçon, comme de l’eau froide glissant sur une gorge desséchée. Un contact sensuel avec le sexe opposé, peu importe ce que sa raison lui dictait, c’était ce que son corps empli du parfum désirait désespérément.

  • Personne ne t’a jamais touché comme ça, n’est-ce pas ? …Dieu sait à quel point tu t’es entraîné. Il n’y a pas une partie de toi qui ne soit pas affûtée. Pas un muscle, pas une goutte du flux de mana qui ne soient polis à la perfection. Comme un travail fait à la main : détaillé, mais rien n’est gaspillé…
  • …Attends, Chela, ne… !

Alors que ses caresses exploratrices se poursuivaient, Oliver tenta de résister, ses bras manquant de force, mais ils étaient tous deux mages, et elle avait plus de mana que lui, ce qui la rendait plus forte. Elle vint facilement à bout de sa faible résistance et lui murmura à nouveau à l’oreille.

  • Si tu ne veux pas de moi, tu préfères que Nanao s’en occupe ?
  • … !
  • Si tu promets de lui demander, j’arrêterai. Mais si tu ne peux pas faire ça… alors je finis les choses ici.

Puis elle posa ses lèvres sur le lobe de son oreille. La vue d’Oliver s’obscurcit instantanément. Ce stimulus allait bien au-delà des caresses. Son sang et sa magie affluaient vers le bas de son corps, activant de force le phénomène biologique qu’il s’efforçait de contrôler. Il tenta d’écarter son entrejambe, mais Chela s’y opposa, enroulant ses mains autour de sa taille pour l’attirer contre elle.

  • Ne te retiens pas. Pas besoin de le cacher. C’est exactement ce que nous faisons ici. Sentir ton excitation me rassure.

Tout en chuchotant, elle jeta un coup d’œil vers le bas. Son pantalon était bombé et cette rigidité se pressait contre Chela. Elle sentit non seulement la tension, mais aussi la chaleur, malgré le tissu qui la séparait. Par réflexe, elle commença à l’attraper, mais il lui saisit le poignet.

  • …Unh…
  • …Désolée. Nous ne sommes pas encore prêts pour cela, n’est-ce pas ?

Elle ramena la main sur son torse. Elle avait fait avancer les choses à sa vitesse, mais il était encore très réticent. Aller trop vite provoquerait un nouveau rejet.

  • …Je commence à avoir une idée de ce que c’est. Juste ici, n’est-ce pas ? Ta faiblesse… Je ne peux pas la caresser durement. Je dois y aller doucement, par étape… comme ceci.
  • …!

Elle cherchait soigneusement les endroits où il ne pouvait pas lutter pour y concentrer ses caresses. Où pousser, comment caresser, avec quelle force, pas seulement en faisant des cercles, mais en essayant de nouveaux modèles, en taquinant ses vulnérabilités. Elle était douée pour mener plusieurs expériences malgré des erreurs à répétition. Elle obtint rapidement des résultats. L’intensité sensuelle avait déconcentré les yeux d’Oliver, qui humait une chaleur intense.

  • Tu es de plus en plus réceptif. Alors… on y va un peu plus fort ?

Décidant qu’il était temps, Chela mit le majeur de sa main droite dans la bouche. Humidifiée par sa salive, elle approcha son doigt sur le ventre d’Oliver pour le glisser au centre de son nombril. Ses hanches tressaillirent instantanément.

  • …Ah… ?!
  • Cela se répercute à travers toi, n’est-ce pas ? Le nombril nous reliait autrefois à l’utérus, il a donc toujours été un canal privilégié pour le mana. Il est très sensible aux stimuli et proche des organes génitaux. Mais bien sûr, tu sais tout cela.

Pendant qu’elle parlait, son doigt creusait son nombril. Un clapotis humide résonna dans la cabine. Le garçon ferma les yeux, essayant de supporter le plaisir croissant. Pour Chela qui le caressait, ne rien entendre en retour, rendait cette situation un peu solitaire. Depuis leur première rencontre, elle avait toujours été elle-même avec lui. Ils avaient le même niveau d’éducation, maîtrisaient de nombreux sorts, s’occupaient volontiers de leurs amis… Ces nombreux points communs expliquaient en partie pourquoi ils s’entendaient si bien. Mais ce n’était pas tout. Leurs ombres étaient aussi profondes l’une que l’autre. Ce garçon était un mage de sa trempe. Elle l’avait senti dès leur première rencontre, et bien plus clairement qu’avec Katie, Guy ou Pete. Ils avaient cet éclat de la jeunesse et se tenaient bien au-dessus des eaux du monde magique par rapport aux autres, mais Oliver Horn semblait rester en retrait, observant la surface depuis les profondeurs.

Elle avait elle-même plongé dans ces profondeurs d’innombrables fois. Les McFarlane étaient l’une des cinq plus vieilles familles de Yelgland. Toutes les personnes impliquées portaient une partie de cette ombre. En ce sens, elle avait même senti un lien de parenté avec Ophelia Salvadori – descendante d’un succube, issue d’une ancienne lignée. Et elle avait ressenti quelque chose de similaire de la part d’Oliver. Au plus profond de leur cœur, elle était persuadée qu’ils se comprenaient et qu’ils avaient de l’empathie l’un pour l’autre. C’est pourquoi il comprenait toujours quand elle faisait un choix de mage. Elle n’avait presque jamais besoin de s’expliquer. Cela la rendait heureuse, à l’aise et triste à la fois.

  • Mmm…

Tout en stimulant son nombril, elle posa ses lèvres sur la joue d’Oliver. Dans un sens, ce qu’ils faisaient ici ne fonctionnait que parce qu’ils avaient cette compréhension. Un mage le faisait quand c’était nécessaire.

Ils le savaient tous les deux, ce qui permettait, à peine, de considérer cela comme un traitement. Cela leur permettait de réduire un acte physique d’amour à une procédure médicale.

  • La maitrise de ta personne est toujours aussi forte. Si tu acceptes, tu te sentiras beaucoup mieux.
  • Unh… !

Non, elle était la seule à réduire quoi que ce soit. Alors même qu’elle murmurait des mots doux pour accompagner ses effleurements, elle s’en voulait d’agir ainsi. Il ne l’en empêchait peut-être pas, mais il n’avait certainement pas voulu cela. C’était du sexe sans attirance mutuelle, un échange sans émotion exigé uniquement par la sorcellerie. Oliver détestait cela plus que tout. L’année qu’ils avaient passée ensemble l’avait bien montré. Il était prisonnier d’une contradiction. Aussi plongé dans les ténèbres de la magie que n’importe quel héritier d’une ancienne famille, mais résistant obstinément à la corruption qu’exigeaient les ténèbres. Deux choses qui ne pouvaient coexister.

  • Être sur la défensive, c’est trop pour toi. Tu peux me toucher, si tu veux.

Elle lui prit la main et l’attira à elle, faisant écho à la pensée qu’elle avait en tête. Ce contact avait des émotions. Elle compatissait à ses souffrances et désirait ardemment le libérer. C’était pour cela qu’elle faisait ça, quand bien même se servait de leur amitié pour le forcer à le faire.

  • Hahh, hah……hah…… !

Leur culpabilité se cachant sous le plaisir, elle continua les caresses. L’excitation d’Oliver n’avait cessé de croître, mais elle atteignait un niveau qu’il ne voulait pas dépasser. Elle n’avait pas besoin de demander pourquoi il se retenait. Elle était impressionnée, car la stimulation de cet acte mêlée au Parfum auraient pu facilement le submerger. Elle était prête à lui accorder toute l’indulgence que cela lui inspirait, dans les limites du raisonnable. Mais il n’avait pas encore posé un doigt sur elle de son propre chef.

C’est un véritable exploit d’endurance. Elle respectait sincèrement cet effort. Mais plus que cela, en tant que sorcière, elle était frustrée. Elle faisait tout cela pour lui et elle n’avait pas réussi à le pousser dans ses derniers retranchements.

Et ensuite, quoi ? Continuer les caresses jusqu’à ce que toute logique l’abandonne ? Le toucher plus directement ? Chela envisagea les deux options, puis les écarta. Ils n’avaient pas beaucoup de temps à consacrer à cette question. Et si elle tentait sa chance et qu’il la rejetait, le revers serait coûteux. Elle avait besoin d’un troisième angle d’attaque.

  • Très bien, alors… Laisse-moi te dire un secret.
  • ?

Oliver avait l’air perplexe. Elle changea le motif du doigt dans son nombril et approcha ses lèvres de son oreille.

  • Tu te souviens de notre conversation avant d’entrer dans le labyrinthe ? …Je n’avais pas prévu de t’impliquer, toi ou Nanao. J’allais entrer en contact avec les élèves de la classe supérieure et plonger dans ces profondeurs toute seule… Mais tu m’as arrêtée. Tu m’as pris le bras et tu m’as juré que tu ne me laisserais pas y aller seule… et avec une telle force, j’ai eu l’impression que tu ne me laisserais jamais partir, lui dit-elle. ——… C’était si bon. J’étais… folle de joie. J’ai failli fondre en larmes, à ce moment-là.

Ces émotions étaient restées en elle, persistantes. Et Chela ne les cachait plus. Stimuler ses désirs charnels ne suffirait jamais à briser la maîtrise du garçon. Pour briser ces défenses, il fallait une émotion qu’il ne pouvait pas repousser : une affection sincère.

  • …Che…la…, balbutia Oliver.

La jeune fille aux boucles anglaises parlait franchement.

Avec une chaleur qu’il ne pouvait réfuter. Elle sentit ses murs mentaux s’effriter légèrement et se saisit de l’occasion. Elle s’engouffra dans la brèche, murmurant les mots, voire le sort, qui scelleraient l’affaire.

  • Je m’en souviens encore. Le regard sur ton visage, la chaleur de ta paume sur mon poignet, dit-elle doucement. —— Parfois, quand j’y pense… je me touche dans le lit, étouffant ma respiration…
  • … !

Des images vivantes envahirent son esprit : sa respiration aussi rapide que la sienne, ses joues rougies et s’adonnant aux plaisirs en profitant de l’obscurité comme couverture. La courbure de ses épaules ressortait ainsi que la sueur coulant sur la poitrine et ses doigts fins, glissant entre ses jambes. Cette imagerie était liée aux vagues de plaisir qui s’engouffraient dans son nombril…

  • Auhhh…ah…!

Un choc parcourut sa colonne vertébrale et tout devint blanc. Le plaisir le privait de toute pensée, sa résistance oscillait comme un canot sur les vagues lors d’une tempête. Et au plus fort de l’extase, comme s’il s’agrippait à la dernière parcelle de lui-même, ses ongles s’enfoncèrent dans le dos de Chela.

  • …!

Elle accepta cette douleur de plein fouet, le prenant dans les bras en retour et supportant la peine jusqu’au bout. Elle regarda le corps d’Oliver convulser suite au plaisir ultime. Libérant ainsi une fraction de son mana dans le monde et sentant la corruption qu’il avait hébergée s’échapper de son système. Une légère et douce odeur de Parfum lui taquina les narines.

  • …Bien. Nous y sommes arrivés.

Chela sourit et lui brossa les cheveux.

N’ayant pas encore récupéré de son orgasme, il n’avait plus de force dans les membres et s’accrochait à elle comme un enfant. En tant que sorcière, elle éprouvait de la fierté ; en tant qu’amie, elle ressentait de la culpabilité.

  • Il y a du désordre là-dessous ? J’ai essayé de te mener à un orgasme sec, mais je crains de ne pas avoir beaucoup d’expérience dans ce domaine… Si je me suis trompée, fais-le-moi savoir.

Elle lui parla tendrement, le soutenant dans ses bras. Enfin, il se ressaisit suffisamment pour secouer la tête et s’éloigner. La tête toujours baissée, elle ne pouvait lire son visage.

  • J’aimerais bien rester dans la pénombre, mais si nous nous attardons trop, nos amis vont commencer à poser des questions.

Elle parla avec regret, puis s’approcha de lui et attira sa tête sur sa poitrine une fois de plus. Puis elle embrassa son front trois fois en guise d’excuses comme pour montrer que c’était vraiment pour son bien et non pour profiter de lui.

  • Je vais commencer par y aller. Tu suivras quelques minutes plus tard. Une fois que nous serons tous à table, tout se passera comme d’habitude. Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur ce sujet.

Elle le laissa sur ce constat et s’éloigna. Une fois qu’il fut sûr que Chela avait quitté les toilettes, Oliver s’adossa au mur et se laissa glisser jusqu’au sol. Il enfouit son visage dans les mains et poussa un soupir si long qu’on aurait dit qu’il essayait d’expulser ses organes internes.

  • Encore ça…

Pendant ce temps, Chela s’assura que la voie était libre et sortit des toilettes pour hommes. Elle se dirigea directement vers les toilettes pour femmes situées à côté et entra dans la cabine la plus éloignée, dont elle ferma la porte à clé. Et comme le garçon de l’autre côté du couloir, elle s’enfouit le visage dans les mains.

  • … ~~~ !

Un cri sans voix s’échappa de ses doigts. Jamais elle n’avait été aussi prête à mourir de honte. Elle avait l’impression que chaque centimètre de sa peau était piqué de l’intérieur par un nombre infini d’aiguilles. Elle avait les poils hérissés et douloureux, sensation qu’elle n’avait jamais connue.

  • Qu’est-ce… ? Qu’est-ce que j’ai fait ? dit-elle la voix tremblante.

Elle n’arrivait pas à croire à ses propres actions. Faire ça, avec un ami… C’était trop. Ce n’était pas du tout ce qui était prévu. Elle l’avait seulement suivi aux toilettes pour lui dire qu’elle savait ce qui n’allait pas chez lui, qu’elle savait qu’il ne pouvait en parler à personne, qu’elle ne pouvait pas le laisser souffrir seul. Et elle avait pensé que cela s’arrêterait là.

  • J’ai tellement plus à apprendre que je ne l’aurais pensé…

Elle se mordit la lèvre, consciente de ce qui avait mis le feu aux poudres. Les mots d’Oliver : « Ce n’est pas ton problème. » Rien de ce qui avait suivi n’avait été une réponse mesurée. Elle devait lui prouver qu’il avait tort. Il fallait qu’elle prenne sa souffrance même si cela lui coûtait leur amitié. Et une fois qu’elle avait fait ce choix, elle avait agi sans la moindre hésitation. Quelque part au fond de son esprit, elle savait qu’elle ne se comportait pas de façon rationnelle, mais elle l’avait quand même conduit vers les sommets du plaisir.

On peut dire qu’elle avait agi comme un mage digne de ce nom. Si quelqu’un plaît, il fallait s’en emparer. Quels que soient les sentiments qu’elle éprouvait pour le garçon, cet instinct en faisait partie. L’avait-elle blessé ? Toute une tempête d’émotions se déchaînait en elle, et cette seule peur remontait à la surface. Ce qui s’était passé entre eux n’avait pas été entièrement consensuel. Avec le recul, elle l’avait certainement forcé à le faire. Il ne l’avait pas arrêtée parce qu’elle s’était servie de leur amitié. L’on pouvait considérer qu’elle s’était laissée entrainer par une pulsion égoïste en l’ayant harcelé sexuellement. Et ce n’est pas tout. Le dernier pas qu’elle a franchi était manifestement de trop. « Parfois, quand j’y pense… je me touche, dans mon lit, en étouffant ma respiration… »

Ses propres mots résonnaient. Une fois prononcés, elle était persuadée que c’était le meilleur moyen de l’atteindre. Et cela avait fonctionné. Son refus obstiné d’atteindre l’orgasme s’était rompu. Elle pouvait encore ressentir le triomphe et l’exaltation de ce moment. Mais une fois que c’était fini ? Maintenant qu’elle s’était calmée et qu’elle se souvenait de ce qu’elle avait dit ? Elle ne pourrait plus jamais le faire. Il n’y avait plus qu’à se mordre la langue. Cela ne lui serait probablement pas fatal dans son cas, mais cela l’empêcherait au moins de parler.

  • Même si le traitement était un argument viable…je n’avais pas besoin d’aller jusque-là…

Elle laissa échapper un doux gémissement. Il y avait certaines choses qu’il valait mieux garder pour soi. Aucun ami ou proche ne devrait savoir quelque chose comme ça. Elle avait perdu le compte des choses inexcusables qu’elle avait faites aujourd’hui.

  • …Je dois rentrer avant qu’Oliver ne le fasse, murmura-t-elle.

Elle avait des regrets à n’en plus finir, mais elle ne pouvait pas rester là à se gronder indéfiniment. Elle se donna quelques claques sur les joues, se ressaisit et retourna vers ses amis. Oliver revint cinq minutes plus tard et trouva tout le monde assis à la table, comme il l’avait laissé. Guy leva les yeux de la saucisse qu’il était en train de couper et s’écria :

  • Ça a pris une éternité, Oliver ! Tu avais la coulante ou c’est comment ?
  • Guyyy ! On est en train de manger ! …Mais sérieusement, ça va ? On a gardé de la nourriture pour toi si tu peux encore manger.

Alors qu’Oliver s’assoit, Katie lui lança un regard inquiet. À côté d’elle, Chela fit de même.

  • J’ai des médicaments pour l’estomac si tu en as besoin, Oliver. Tu en veux ? demanda-t-elle en sortant un petit flacon de la poche.

Elle fit en sorte de rester naturelle, agissant comme elle l’a toujours fait.

Cela aida Oliver à se reprendre en main. Chela avait raison. Il valait mieux pour tout le monde qu’ils fassent comme si rien ne s’était passé.

  • Non, merci. Cela fait un moment depuis notre départ de l’école alors je me suis laissé aller. Ça va mieux maintenant.

Oliver se débarrassa du médicament et adressa un sourire gêné à Katie. Mais alors qu’il se détendait, Nanao se rapprocha de lui. Il cligna des yeux, surpris, tandis qu’elle étudia son visage pendant un long moment.

  • En effet, tu sembles bien plus en forme que tout à l’heure… Comme si un esprit malade t’avait quitté, peut-être…
  • …!

Son cœur battait la chamade. Elle avait des yeux aiguisés. Combien de choses savait-elle exactement ? Il craignait qu’elle ne sache tout, mais une nouvelle vague de culpabilité l’arrêta dans ses pensées. Il refoula toutes ses émotions et répondit avec un certain aplomb.

  • …Je vois que tu n’es plus ivre, Nanao. Nous aurions eu du mal à visiter la ville si tu étais restée aussi bourrée.
  • Ha-ha-ha ! Une honte, c’est sûr. J’ai déjà goûté aux spiritueux lors des fêtes de fin d’année, mais je ne suis pas une habituée. Je ne savais pas qu’ils provoquaient un tel état d’euphorie !
  • Je suis contente que tu t’en sois remise, dit Katie. —— Et comme c’est la faute de Guy qui a commandé ces trucs, c’est lui qui doit payer ta part de l’addition.
  • ?! Attendez, depuis quand ? Augh, voilà mon budget shopping qui s’envole…

La punition de Guy le laissa blanc comme un linge, et alors qu’Oliver gloussait, quelqu’un tira sur sa manche droite.

  • …Tu ne te forces pas, n’est-ce pas ?

Il se tourna vers la voix et trouva Pete penché vers lui, le regardant avec inquiétude. Oliver sentit la dernière once de tension quitter ses épaules. Il sourit pour de bon et posa sa main sur la tête du garçon à lunettes.

  • Pas du tout, dit-il. ——, Mais merci de t’inquiéter.

Il ébouriffa les cheveux de son ami, et Pete renifla, s’éloignant. Ils étaient toujours comme ça dans leur chambre, et c’était vraiment réconfortant maintenant. Le déjeuner terminé et l’addition payée, ils se dirigèrent à nouveau vers la foule animée. Guy regarda dans les deux sens, puis se retourna vers ses amis.

  • Alors ? Quel est le plan ?
  • Katie voulait s’arrêter dans un magasin de créatures magiques, dit Chela.
  • Miss Miligan m’a demandé d’aller chercher quelques fournitures à Galatea. Ce ne sera pas long, je vous le promets !
  • Ne nous bloque pas jusqu’à la tombée de la nuit, insista Pete. —— J’ai aussi des endroits où je veux aller.
  • Je ne ferai pas ça ! Je n’achète pas d’animaux aujourd’hui. Je fais juste les courses de miss Miligan, puis je regarde autour de moi rapidement les choses… peut-être.

Les yeux de Katie se déplaçaient d’un côté à l’autre. Tout le monde s’était préparé à la longue route, mais l’avait suivi jusqu’à la boutique de faune magique. À cinq minutes de marche du pub, ils trouvèrent une grande enseigne avec des ailes.

  • Oh, voilà ! Les créatures magiques de Müller ! Entrons !

Katie était déjà à la porte.

Les autres suivirent et furent accueillis par un musc zoologique. La boutique elle-même était impeccable, avec de hauts plafonds et des créatures magiques de toutes les formes et de toutes les tailles qui se baladaient dans leurs cages. Certaines étaient très actives, d’autres dormaient en boule, d’autres encore avaient la queue pendante, les yeux rivés sur les intrus. Katie faisait déjà le tour, visiblement enchantée.

  • Wow, cet endroit est énorme. Je suppose que ce n’est pas le magasin le plus proche de Kimberly pour rien.
  • Ils peuvent même faire venir des créatures surdimensionnées sur commande spéciale, expliqua Chela. —— Bien qu’elles ne soient pas régulièrement en stock.
  • On en a assez à l’école… Est-ce qu’il y a des créatures mignonnes ici ? Quelque chose de plus sain ?
  • Ils en ont beaucoup ! Pete, viens voir avec moi !

Katie s’empara de la parcelle d’intérêt de Pete et commença à l’entraîner dans le magasin. Il avait eu un an pour savoir à quel point elle était obsédée par les animaux, et il n’essayait plus depuis longtemps de lutter contre elle. Le reste du groupe suivit.

  • Ah, les petits wargs ! dit Katie en s’arrêtant. —— Regarde, il boit du lait ! C’est trop mignon !
  • Ces choses de la parade de bienvenue ? Ils étaient un peu plus grands, mais je suppose que des chiens aussi jeunes ne sont pas très différents des chiens ordinaires.
  • Les wargs sont des bêtes magiques créées par l’homme. En fait, il s’agit d’animaux normaux modifiés par la magie, expliqua Oliver. ——Ils sont aussi loyaux que les chiens ordinaires, mais leurs sens et leur force sont accrus. Bien sûr, cela dépend du propriétaire, mais ils sont généralement aussi affectueux.

Les chiots wargs remuaient tous la queue.

Ils étaient déjà aussi grands qu’un chien de taille moyenne, mais visiblement encore très jeunes. Katie tendit la main dans la cage et l’un d’eux lui lécha les doigts.

  • Hee-hee-hee ! Tu es bien sympathique ! Tu as peut-être deux mois ? La fourrure de la queue n’a pas encore poussé.
  • Deux mois seulement ? Une créature adulte doit avoir la taille d’un poulain !

Voyant leur intérêt, un employé s’approcha.

  • Vous, les étudiants de Kimberly, êtes intéressés par un chiot warg ? Ceux-ci sont élevés pour des foyers non magiques, donc je pense que vous les trouverez un peu faibles. Nous avons des races plus robustes à l’arrière, si vous voulez jeter un coup d’œil.
  • Oh, je n’achèterai pas d’animaux aujourd’hui. Ils sont super mignons !

Ils se tournèrent tous vers le vendeur, un jeune homme d’une vingtaine d’années, vêtu d’une chemise à manches courtes sur laquelle était brodé le nom du magasin et d’un pantalon de coton ordinaire. Mais l’athamé et la baguette blanche qu’il portait à la hanche indiquaient clairement qu’il s’agissait d’un mage. Il semblait assez accessible. Pete jeta donc un nouveau coup d’œil à la cage, puis demanda :

  • Hum… J’ai déjà lu quelque chose à ce sujet, mais les gens ordinaires gardent-ils vraiment des wargs ? N’est-ce pas dangereux pour les non-mages ?
  • Mmm ? Oh, cela dépend de la race. Tout ce que vous trouverez à Kimberly sera beaucoup plus agressif et conservera sa pulsion de chasse, répondit l’employé. ——, Mais la majorité des races ne posent pas de problème. En fait, les wargs ont été élevés à l’origine pour servir de gardes dans les foyers non magiques. Pendant la plus grande partie de leur histoire, les gens les voulaient aussi féroces que loyaux. À l’époque, les attaques de kobolds étaient beaucoup plus fréquentes.

Il s’exprimait avec une aisance éprouvée. Il devait probablement prononcer souvent ce discours pour travailler ici. Il jeta un coup d’œil aux cages voisines et ajouta :

  • Bien sûr, ce n’est pas la seule raison pour laquelle ils sont appréciés. Il y a des wargs de chasse, des wargs de pistage ou des wargs qui sont de simples animaux de compagnie. Ils sont élevés pour répondre à tous les besoins de leurs propriétaires. La devise de notre magasin est la suivante : « Un warg à la maison, et vous êtes prêt à tout ». C’est un peu exagéré, mais ils ont un excellent rapport qualité-prix. Intelligents, obéissants, ils ne mangent pas trop et n’exigent pas trop de votre temps. Leur espérance de vie est d’un peu moins de six ans, ce qui est un peu court, mais c’est parce qu’ils ont été élevés pour mûrir plus vite et ne pas s’attarder jusqu’à un âge avancé. Un chiot d’aujourd’hui est adulte en un rien de temps, et il s’éteint aussi rapidement, sans jamais être un fardeau pour vous. Plus qu’à acheter ensuite un remplaçant !

Il semblait assez fier de cela, mais les sourcils de Katie se fronçaient.

  • …Même pas six ans ?
  • Mm ? Vous vouliez une espérance de vie plus longue ? Il existe des races spéciales pour cela.

Il semblait penser que cela serait rassurant, mais les amis de Katie savaient mieux que lui. Elle regarda longuement les chiots qui remuaient la queue et secoua la tête.

  • Non, pas aujourd’hui. Hum… avez-vous du matériel de diagnostic pour les trolls ? C’est pour un Gasney de race pure.
  • Oh, bien sûr. Le coin des demi-humains est par là. Vous gardez un troll en deuxième année ? C’est inhabituel !
  • Euh, oui. C’est un projet de recherche en collaboration avec une cinquième année nommée Miligan…

Elle voulait dire que c’était une simple constatation, mais l’employé se retourna comme si on lui avait tiré dessus. Son sourire enjoué avait disparu et il la regarda d’un air sévère.

  • …Cela explique tout, dit-il. —— Vous êtes Katie Aalto, n’est-ce pas ?
  • Oui, c’est ça.

Elle recula d’un pas, un peu effrayée. L’employé se frotta les tempes et poussa un soupir dramatique.

  • Vous auriez dû le dire. Vous aurez 20%, non…30% sur votre commande.
  • …Huh ?! Pourquoi ?
  • Témoignage de soutien… ou de condoléances. Quoi qu’il en soit, avec son œil de serpent collé sur vous, je n’ai pas fini d’avoir de la sympathie. Acceptez, s’il vous plaît.

Sur ce, il tourna les talons. Alors qu’ils le suivaient, il les appela par-dessus son épaule.

  • Et je vous préviens, ne lui tournez pas le dos. Auquel cas, elle vous ouvrirait la tête comme s’il s’agissait d’une boîte de bonbons. Et le fait qu’elle ne veuille pas vous faire de mal ne fait qu’empirer les choses. Elle ne fait pas preuve de la même empathie que le commun.

Elle avait en effet expérimenté la chose. Mais malgré tout, Miligan l’avait bien aidé alors Katie n’avait pas envie de discuter plus longtemps. Mais le vendeur avait encore quelque chose à ajouter.

  • Envoyez-lui ce message de ma part. « Votre coup d’éclat a amené les défenseurs des droits civiques à s’en prendre à notre magasin ! Les clients ont peur, et nous perdons des ressources ! Comment allez-vous vous rattraper ?! Comment ?! » Donnez-lui ce message mot pour mot !

Ils passèrent finalement très peu de temps ici, chez les Créatures Magiques de Müller. Ils avaient acheté ce que Miligan avait demandé et Katie stipula qu’il était temps de partir. Personne ne discuta.

À l’extérieur, Katie avait manifestement mal supporté la situation. Ses épaules s’étaient affaissées, faisant rapetisser son corps. Guy cherchait en vain un moyen de la réconforter, mais il réussit seulement à bafouiller.

  • Euh, alors… eh bien…
  • Allons dans un endroit un peu plus gai, c’est d’accord ? Je connais l’endroit idéal ! proposa Chela, ne supportant plus la situation. Elle les entraîna rapidement.

Ils aperçurent devant eux une enseigne particulièrement voyante. On y voyait une baguette lumineuse terrassant une bête magique en silhouette.  Dans le coin inférieur droit, une note indiquait « MAGES SEULEMENT ».

  • Un stand de tir, dit Oliver en hochant la tête. —— Cela nous changerait les idées…
  • …Les cibles ne sont pas vivantes, n’est-ce pas ? demanda Katie en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Chela posa une main sur sa hanche et se retourna pour lui faire face.
  • Ne t’inquiète pas, dit-elle. —— Cet endroit n’utilise que des mannequins. Il existe des ateliers qui utilisent des cibles vivantes, mais compte tenu du coût de la gestion et de l’entretien des créatures, ils sont très chers. Et les défenseurs des droits civiques se sont insurgés, alors ces ateliers ont fermé depuis.

Katie avait l’air soulagé. Guy se retroussa les manches.

  • Alors on va bien se dépenser pour nous ouvrir l’appétit pour le dîner ! Allez, Katie !
  • Eeeep… !

Il avait posé ses mains sur ses épaules et l’avait poussée dans le magasin. C’était peut-être un peu brutal, mais c’était clairement sa façon de lui remonter le moral. Les autres étaient sur leurs talons. À l’intérieur, ils pouvaient entendre des incantations résonner. Il y avait un comptoir juste à côté de la porte, et au-delà, une série de pistes, un peu comme le fameux jeu de bowling. Plusieurs pistes étaient déjà occupées, et les mages lançaient des sorts sur les cibles situées à l’arrière. Des applaudissements retentissaient en cas de succès, et on tapait du pied en cas d’échec.

  • Bienvenue ! C’est votre première fois ? Vous êtes sûrs de vos compétences ? demanda l’homme au comptoir.

Ils se rapprochèrent, les yeux rivés sur le tableau noir affichant les règles.

  • On dirait qu’on peut régler la difficulté… Facile, normal, difficile et très difficile, hein ?

Pete dut réfléchir à cette question.

  • Si vous y arrivez, il y a un prix luxueux à la clé, dit l’employé d’âge moyen. —— Personne n’y est encore parvenu ce mois-ci, mais voulez-vous tenter votre chance ?

Il pointa son pouce vers le tableau derrière lui. Il y avait une rangée d’outils magiques flambant neufs et des prix distribués pour des difficultés définies. Guy et Katie gémissaient tous les deux. Vu le prix de ces outils dans les magasins, le prix d’une tentative pouvait bien en valoir la peine.

  • …Fascinant. Tu es partant, Oliver ?

Il cligna des yeux. C’était normalement Guy qui se portait volontaire pour ce genre de challenge, mais là c’était Chela. Il faut dire qu’elle était plutôt du genre à accepter un défi qu’à en lancer.

  • …Tu…n’es pas obligé, ajouta-t-elle, quelque peu inquiète.

Elle devait être encore préoccupée par l’incident du déjeuner.

Oliver n’était pas dupe et savait très bien que c’était pour jauger sa réaction. Elle voulait savoir si elle l’avait heurté et si oui, à quel point.

Il souffrait de savoir qu’il lui faisait ressentir cela. C’était de sa faute si elle avait fait ça pour lui et si elle se sentait anxieuse. Il ne pouvait pas la haïr. Il savait que tout était de sa faute. Il avait laissé grossir le problème du Parfum et n’avait pas su le cacher correctement. Il avait failli à sa tâche. Cela faisait mal, mais c’était une vieille blessure qu’il portait depuis un certain temps. Ce n’est pas Chela qui l’avait fait. Rien de tout cela n’était de son fait. Si cette blessure s’ouvrait encore, c’était son péché et non celui de Chela.

  • Je n’y vois pas d’inconvénient. Mais si je suis contre toi, j’y vais à fond.

Il sourit, acceptant le défi de son amie. Elle avait l’air à la fois satisfaite et soulagée. Il pensa que c’était bien comme ça. Il ne voulait pas l’entraîner dans ses sentiments et lui causer une anxiété ou une culpabilité injustifiée.

  • On ne sera pas capables de les suivre, alors pourquoi ne pas nous en tenir au niveau normal ? Voyons lequel de nous deux est la meilleure, Nanao !
  • Défi accepté, Katie ! Je me suis entrainée depuis.
  • Je ne suis pas non plus mauvais au tir. Pete, qu’est-ce que tu vas faire ? Tu vas essayer le mode facile tout seul ?
  • Évidemment que non. Et je vais te faire ravaler tes paroles.

Le garçon à lunettes lança un regard à Guy, visiblement excité. L’employé sourit.

  • Deux modes « très difficiles » et quatre modes « normaux ». Pour les deux premiers, venez par ici.

Il conduisit le groupe dans la boutique principale.

Il fit signe à Oliver et Chela de se placer à l’extrême gauche. L’atelier était beaucoup plus grand que les autres, avec plusieurs piles de pièces et un cercle magique de vingt mètres de large au sol. Il les dirigea vers son centre.

  • …Cela signifie qu’il y aura des cibles tout autour de nous ? demanda Oliver.
  • Ce mode est axé sur le réalisme ! Et ce ne sont pas de simples cibles. Ces mannequins se défendent.
  • Ce n’est certainement pas ce que j’imaginais, déclara Chela.

Ils se mirent néanmoins en place. Le réceptionniste sortit du cercle, tira sa baguette blanche et en tapa le bout sur le sol.

  • Deux joueurs… et vous êtes tous les deux des étudiants de Kimberly. C’est parti pour le mode Kimberly.
  • Mode Kimberly ?!

Cela semblait incroyablement inquiétant. Mais le cercle magique était déjà en marche. Les tas de pièces s’assemblaient d’eux-mêmes. Oliver et Chela se baissèrent tandis que les bêtes s’approchaient pour tuer. La bataille fit rage pendant trente minutes, et leurs sorts se répercutèrent pendant tout ce temps. Finalement, la magie de Chela anéantit le dernier d’entre eux, et la lueur à leurs pieds s’éteignit. Le réceptionniste s’écria : « Tout est fini ! » et un rugissement s’éleva de la tribune.

  • Beau travail ! Je n’arrive pas à croire que vous ayez réussi !
  • C’était dingue le nombre ! Je flippais tout le temps !
  • Ça n’avait pas l’air d’être un jeu du tout ! Tenez, buvez ça. Vous avez besoin d’une pause.

Ils sortirent du cercle et prirent les boissons de Pete sans un mot. Ils burent le contenu à grandes gorgées et les placèrent ensuite sur la table à côté.

  • Tant d’ennemis ! Tellement long ! Et ces mannequins sont d’une efficacité redoutable !
  • Il faut des tirs courbés, perçants, larges et en plus il faut varier les éléments. Les mannequins sont vraiment féroces ! C’est vraiment un jeu ça ? Pas du tout ! On dirait un entraînement pour le combat réel.

Oliver et Chela étaient en train de parler fort tandis que leurs amis acquiesçaient. Ils s’effondrèrent tous les deux sur la table. Le réceptionniste s’approcha, tout rayonnant.

  • Une victoire incroyable ! Je n’arrive pas à croire que vous êtes tous les deux en deuxième année. C’est surtout à partir de la quatrième année que les étudiants s’en sortent.

Il pointa son pouce vers le comptoir. Ils levèrent les yeux vers les étagères remplies de prix qu’un autre membre du personnel était en train d’emballer.

  • Il y a un tas de prix supplémentaires, nous les ferons livrer par tapis plus tard. Mais le vrai prix, c’est celui-ci ! Le trophée pour vous deux !

Il sourit et le posa entre eux : un lourd trophée en laiton représentant deux mages, baguettes à la main. Chela le prit et l’employé commença à applaudir.

  • Superbe combat. Vous êtes le meilleur couple du jour ! Les survivants d’une bataille aussi féroce sont voués à rester ensemble pendant des années !

Sur cette bénédiction, il leur donna une claque dans le dos et retourna au comptoir. Ils restèrent bouche bée un long moment, puis leurs yeux se portèrent sur le trophée.

  • …Il semble un peu tard pour cela, déclara Chela. —— Nous nous sommes battus côte à côte toute l’année.
  • C’est vrai. Mais il n’y a rien de mal à une reconnaissance tardive.

Ils sortirent tous les deux leurs baguettes blanches et les tapotèrent sur le dessus du trophée. Ils avaient gagné ce prix ensemble. Et ce geste était leur petite célébration. Mais lorsqu’elle vit cela, la jeune fille aziane serra une main contre sa poitrine.

  • … ?
  • …Nanao, qu’est-ce qu’il y a ? …Mal de ventre ? chuchota Katie, en la tirant de côté.

La main de Nanao ne quittait pas son cœur. Elle était clairement perdue.

  • Je ne sais pas ce que cela signifie. Ma poitrine s’est juste… contractée.

Ses yeux dérivèrent par-dessus son épaule, vers l’endroit où Oliver et Chela discutaient joyeusement. Nanao était peut-être confuse… mais pas Katie qui avait compris. Après cela, ce fut le tour des modes plus aisés. On se donnait des handicaps au besoin et on s’amusait beaucoup dans leurs matchs. Un an d’expérience faisait une grande différence ; Nanao avait à peine été capable de lancer un sort au début, mais maintenant elle abattait des mannequins comme si de rien n’était. Pete dévoila un tir courbé qu’il avait secrètement pratiqué, et le tumulte ne se calma pas. Après quatre bonnes heures d’amusement, la lumière extérieure vira au cramoisi et ils réglèrent l’addition pour tout ce temps passé en bonus. À l’extérieur de la boutique, ils humèrent l’air frais, savourant la fraîcheur du soir.

  • Woo, je me suis éclaté ! dit Guy en s’étirant. —— C’est déjà le coucher du soleil ? Le temps passe vite quand on s’amuse.
  • Vous avez l’air prêt à y retourner, dit Chela en riant

Puis elle tapota sa montre à gousset.

  • Mais il est grand temps que nous nous rendions à notre réservation pour le dîner. Une fois de plus, c’est une destination populaire, alors j’ai pris la liberté de choisir.

Avec le soleil qui se couchait et l’heure du dîner qui approchait, les rues étaient encore plus bondées. Comme il était difficile de rester dans les rues principales, ils s’engagèrent rapidement dans une rue secondaire. C’était peut-être un peu à l’écart, mais au moins il était plus facile de rester groupé. Ils se mirent en route, se tenant à bonne distance de la foule en délire, Chela en tête, jusqu’à ce qu’elle s’arrête soudain dans son élan. Les autres regardèrent devant eux et virent trois petites silhouettes, peut-être la moitié de leur taille, assises sur le bord de la route et semblant épuisées. Elles portaient des combinaisons et des chapeaux gris, mais en dessous, on voyait une peau verte et de longs nez crochus. Reconnaissant ces traits, Katie se pencha en avant.

  • Ce sont…
  • Des gobelins ? On n’en voit pas souvent en ville, dit Guy.

Les gobelins à la peau verte étaient, comme les trolls, l’un des types de demi-humains les plus courants. Les six amis regardèrent les gobelins passer une porte pour entrer dans le bâtiment qui se trouvait au-delà. On aurait dit que quelqu’un les avait appelés. Quelques secondes plus tard, Katie se tenait à l’endroit où ils s’étaient reposés, regardant ce qu’ils avaient laissé derrière eux.

  • …Ils ont laissé tomber ça.
  • Un chapeau ? dit Pete. —— Vu sa taille, il doit appartenir à l’un de ces gobelins.

Katie le ramassa et l’examina.

  • Les gobelins ne portent généralement pas de chapeau, dit-elle. ——Est-ce que ça vient de l’usine ? Je vais voir à l’intérieur !

Dès que l’idée lui vint à l’esprit, Katie franchit les portes. Elle atteignit une porte en fer sans ornement et frappa.

  • Allô ? Vous avez fait tomber quelque chose !
  • …Pas de réponse, dit Oliver. ——, Mais j’entends des sons…
  • Elle ne semble pas être fermée à clé. Et nous avons une bonne excuse pour entrer. Devrions-nous enquêter à l’intérieur ?

À la suggestion de Chela, Katie acquiesça et poussa la porte. L’intérieur ne semblait pas bien ventilé ; elles pouvaient sentir la poussière dans l’air. Derrière la porte se trouvait un grand espace ouvert, au plafond bas, avec plusieurs tables longues et étroites. L’endroit était bondé de plus d’une centaine de gobelins, chacun d’entre eux taillant ou polissant silencieusement des morceaux, des pièces pour quelque chose. Une fois le travail terminé, les pièces étaient placées sur des chariots poussés par des gobelins itinérants, puis remplacées par un nouveau lot. Hormis quelques confirmations, aucun mot n’était échangé. Il n’y avait que des corps minuscules, travaillant dans des uniformes assortis, et un silence sinistre.

  • …C’est…
  • …Une salle de travail. Ces gobelins sont employés ici, dit Oliver.

Ce faisant, quelqu’un descendit les escaliers à côté d’eux. Un homme non-mage, portant le même uniforme que les gobelins (à l’exception de la taille). Il fronça les sourcils.

  • …Mmm ? Qu’est-ce qui amène des étudiants de Kimberly ici ? Ce n’est pas ouvert au public.
  • Oh, nous venons de trouver ceci dehors…, dit Katie en tendant le chapeau.

Il s’approcha d’elle et le prit, en hochant la tête.

  • Ah, oui. C’est l’un des nôtres. Vous n’auriez pas dû.

Il se tourna vers le sol.

  •  Qui a fait tomber son chapeau ? Ces enfants l’ont ramassé !

Une centaine de paires d’yeux gobelins se tournèrent vers eux, et Katie tressaillit malgré elle. Un instant plus tard, un gobelin quitta son bureau et se dirigea vers le groupe.

  • Encore toi ?

L’homme soupira.

  • J’ai beau t’expliquer, tu ne veux pas garder l’uniforme. Comment un gobelin peut-il être aussi épais ? …Allez, remercie-la.

Il tendit le chapeau et le gobelin le prit à deux mains. Le demi-humain leva les yeux vers Katie et dit : « Meci », mais avant qu’elle n’ait pu réagir, il était déjà en train de retourner à son poste.

  • Ugh, désolé. Ils ne sont pas très doués pour les bonnes manières. Ce ne sont que des gobelins, après tout, ils sont comme ça avec tout le monde.
  • C’est bien, mais… ces vêtements ne sont-ils pas inconfortables ? Les gobelins des neiges peuvent s’en accommoder, mais ce sont des gobelins des forêts, n’est-ce pas ? Ils n’ont pas l’habitude de porter des manches longues comme ça.
  • Mm ? Oui, c’est vrai, mais il y a des règles qui les obligent à vivre dans les villes humaines. S’ils se promènent dans les rues avec leur peau verte, ils effraient les gens. Se couvrir fait une grande différence.

Il fit une grimace, mais pas par culpabilité. De toute évidence, il s’agissait pour lui d’une réalité de la vie. Lorsque Katie se tut, il ajouta :

  • Ils font du bon travail, cependant. Les petites mains sont bonnes pour les détails. Ils ne se plaignent pas et nous n’avons pas à les payer beaucoup. Si nous engagions des humains pour faire le même travail, cela nous coûterait cinq fois plus cher, alors un peu d’impolitesse en vaut la peine.

Cela ne fit qu’empirer les choses, et Katie resta sans voix.

  • Alors… autre chose ? demanda l’homme. —— Si vous avez besoin de quelque chose, nous avons une salle de réception.
  • Non, dit Katie après un long silence tendu.

Elle tourna les talons et les autres la suivirent.

  • Je ne sais pas si ça peut vous aider, mais… c’est probablement l’un des meilleurs endroits pour eux. Ils sont bien plus mal traités dans les régions reculées. Les défenseurs des droits civiques ont probablement mis la pression.

Ils se promenaient à nouveau dans les rues secondaires baignées de soleil couchant. Guy n’était pas le seul à s’inquiéter de l’humeur de Katie.

  • …Tout ce que je sais, c’est que le demi-travail est le fondement de la société magique moderne. Et cette connaissance fait qu’il est difficile de qualifier cette situation de mauvaise.

Katie s’arrêta dans son élan, se retournant pour faire face à Chela.

  • Tu penses que c’était bien, Chela ? …Honnêtement ?
  • …     
  • Ils sont entassés dans cet espace exigu, obligés de porter des vêtements contraignants, payés un cinquième de ce que reçoivent les humains, et tout cela est acceptable parce qu’ils sont gobelins ? Tu penses que c’est juste ? Acceptable ? Ils ont des sentiments ! Ils devraient vivre comme ils l’ont toujours fait !

Tout ce qu’elle avait retenu se déchira en elle. Face à cette tirade, Chela garde le visage vide, se contentant de baisser les yeux.

  • Doucement, Katie, dit Oliver. —— Avant la fondation de cette ville, toute cette zone appartenait aux demis-humains, gobelins compris. Nous vivons sur un terrain volé. Insister pour qu’ils continuent à vivre à l’ancienne est… assez présomptueux.
  • Présomptueux comment ? C’est évidemment mieux si tout le monde est heureux !
  • Même si tes stylos coûtent cinq fois plus cher ?

Il jeta un coup d’œil vers le sac qu’elle tenait à la main, et elle se figea complètement. Oliver acquiesça. Ce qu’ils venaient de voir affectait directement leur vie.

  • Tu le savais déjà, n’est-ce pas ?
  • C’est un problème complexe. Tout n’est pas blanc ou noir. Notre pays voire toute l’Union, s’est construit sur le dos de la classe ouvrière demi-humaine. Les deux piliers de la révolution industrielle étaient la technologie basée sur la magie et leur travail. Le résultat est une population humaine qui s’est développée à un point tel que la vie n’est plus soutenable sans elle.
  • … !
  • Je comprends ta frustration. C’est pourquoi je veux que la discussion soit spécifique et constructive. Chela a dit la vérité. S’en prendre à elle pour cela ne servira à rien.

Les réponses apaisantes d’Oliver furent efficaces et Katie se tourna vers la jeune fille aux boucles anglaises. Voyant la tristesse de son amie, elle l’entoura de ses bras, les larmes aux yeux.

  • Je suis désolée, Chela… Je n’aurais pas dû m’en prendre à toi.
  • Tu n’as pas à t’excuser. C’est le rôle d’une amie de faire face à ces sentiments.

Sans un mot de reproche, Chela lui rendit son étreinte. Cela sembla arranger les choses et elles se remirent en route. Il leur fallut encore dix minutes pour apercevoir les lumières de leur restaurant.

  • C’est l’endroit, n’est-ce pas ? dit Oliver —— Espérons qu’un peu de nourriture détendra l’atmosphère.

À l’intérieur, ils regardèrent autour d’eux. L’endroit était lui aussi bondé, mais contrairement au pub de midi, tout le monde parlait à voix basse. Les tables étaient plus espacées et l’ambiance, plus propice à la détente.

  • Réservation pour McFarlane, groupe de six personnes. C’est parti.
  • Miss McFarlane, nous vous attendions. Votre table est à l’arrière.

Le serveur s’inclina poliment et les conduit à la table la plus à droite. Chela leur expliqua qu’elle les avait tous inscrits et qu’ils n’avaient plus qu’à attendre l’arrivée de leur repas. Mais c’est alors qu’ils entendirent des voix à la table voisine.

  • …Hé, ce ne sont pas des uniformes… ?
  • Oui…

Ce chuchotement lui donna une impression inquiétante et Oliver dressa l’oreille. Il trouva un prétexte pour jeter un coup d’œil derrière lui et vit un groupe de huit mages, garçons et filles confondus, en robe vert foncé, assis autour d’une table voisine. Il les surveillèrent et bientôt, l’un d’eux se leva et se dirigea vers eux.

  • Vous êtes tous de Kimberly, n’est-ce pas ? dit le garçon mage en s’arrêtant à leur table.
  • En effet. Et à qui ai-je l’honneur… ? demanda Oliver, en choisissant soigneusement ses mots.
  • Nous sommes de l’école de magie de Featherston. Je suis Daniel Pollock, en troisième année. Mes amis et moi faisons ce que nous pouvons pour obtenir des droits civiques pour les demi-humains. Et j’ai des mots pour vous.

Dès qu’il prononça son nom, Oliver sut à 80 % où il voulait en venir.

Featherston se trouvait au sud-ouest de Galatea, et la devise de leur école était axée sur la raison et l’amitié. Rien que cela les opposait à l’approche Kimberly, et les élèves des deux écoles s’affrontaient souvent. De plus, l’actuel directeur de Featherston était un partisan intransigeant des droits civiques. Mais alors qu’Oliver réfléchissait à sa réponse, Pollock abattit une main sur la table.

  • Ne prenez pas trop vos aises, rugit-il.

Tout autour, les regards se tournèrent vers eux.

  • …En deuxième année à l’école de magie de Kimberly, Oliver Horn, dit Oliver à voix basse. —— Du calme Mr. Pollock. Nous ne cherchons pas la bagarre. Nous sommes juste ici pour dîner.
  • Vous nous attaquerez dès que nous aurons baissé la garde.
  • Nous avons fini de perdre ! Nous savons très bien qu’aucun d’entre vous n’a de scrupules.

D’autres voix de Featherston s’élevèrent de la table voisine, soutenant Pollock.

Vous avez une idée du nombre de demi-colonies qui ont été écrasées l’année dernière, malgré nos efforts pour les protéger ? Et la plupart d’entre elles ont fini à Kimberly pour des expériences.

  • Disséquer d’innombrables demis innocents… ! Leur sang est encore sur vos mains, et vous pensez avoir le droit de manger ici ?
  • …Urgh… !

Katie poussa un gémissement en se serrant la tête. Ce qui provoqua la colère de Chela.

  • …Nous avons entendu vos plaintes, dit-elle. ——, Mais c’est une erreur de considérer Kimberly comme un front uni. Cette fille aussi est une partisane des droits civiques, tout comme vous. Au moins, votre plainte ne s’applique pas à elle.

Elle prit la main de la jeune fille aux cheveux bouclés et la serra fort. Les étudiants de Featherston froncèrent les sourcils.

  • Une partisane… ? C’est ridicule. Personne se souciant des droits civiques n’irait à Kimberly.
  • Tu n’es pas des nôtres ! Les demis doivent faire office de bon décor pour toi.
  • Urghhh… !
  • Assez ! Vous ne voyez pas que vous lui faites de la peine ?

Guy se leva d’un bond, renversant sa chaise. Tout le groupe de Featherston se mit debout.

  • Tu donnes des coups de pied dans ta chaise, sale racaille ? Tu es prêt à aller dehors pour en découdre ?
  • Bien sûr, pourquoi pas ? Allons-y ! Si tu veux perdre tes dents avant que ton repas n’arrive, je serai heureux de t’aider !
  • Mon Dieu, quelle sauvagerie. Ils ne peuvent même pas dire à quel point ils sont surclassés. Nous avons des troisièmes années de notre côté !

Guy se trouva maintenant à mi-chemin entre les deux tables, face à deux étudiants de Featherston. Au moindre faux mouvement, tout allait éclater. Oliver tenta une dernière fois de l’empêcher.

  • Attendez… ! Tout le monde se calme ! Nous profitons tous de nos week-ends, pas besoin de se prendre la tête !

Il réfléchit un instant.

  • Je sais, je vais vous montrer notre bonne foi !

Oliver sortit sa baguette blanche. Les élèves de Featherston tendirent tous leurs athamés, mais Oliver agita sa main libre, en souriant, et pointa sa baguette sur lui-même.

  • ELEMUSAL !

Tandis que son incantation résonnait, d’innombrables germes poussèrent à partir de son col. L’extrémité de chacune d’elles formait un bourgeon qui s’épanouissait, recouvrant toute sa tête de la plante de Gypsophile. Son visage entouré de fleurs, il se tourna nerveusement vers les élèves de Featherston.

  • …Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il.

Même s’ils ne riaient pas, il avait espéré pouvoir au moins apaiser la tension. Mais au lieu de cela, quelque chose de froid frappa son visage. Le garçon en face de lui regardait Oliver d’un air narquois, un verre vide à la main.

  • Pas besoin de me remercier, dit-il. —— Il faut arroser les fleurs !

L’eau froide coula sur sa nuque, humidifiant sa tenue. Katie et Chela se levèrent, furieuses, mais avant que l’une ou l’autre ne puisse parler -Un éclair de lumière traversa la pièce.

  • Aughhhhhh !

Il y eut un cri. Lorsque la lumière s’éteignit, l’étudiant de Featherston s’effondra sur le sol, le visage couvert de sang. Personne ne sait ce qui se passa.

  • Huh ?
  • …Quoi ?!

Il avait été attaqué. Alors que cette prise de conscience s’installait, le groupe de Featherston leva les yeux et découvrit un garçon à lunettes qui les regardait d’un air renfrogné, le bras encore tendu par le sort qu’il avait jeté.

  • Dis-moi que tu es désolé, siffla-t-il.

Un coup d’œil dans ses yeux montrait qu’il avait largement dépassé le stade de la colère et qu’il était à la limite du meurtre. Même Oliver eut un haut-le-cœur. Il n’avait jamais vu son colocataire aussi énervé.

  • P-Pete… ?
  • Tête sur le sol, supplie Oliver d’avoir pitié de toi. Maintenant !

Pete dégaina son athamé en rugissant. L’hostilité était si forte que le groupe de Featherston recula d’un pas.

  • Espèce de… !
  • Comment oses-tu ?

Ils tendirent tous la main vers leur athamé, mais la main de Guy s’agrippa au poignet d’un membre de l’équipe.

  • On va se taper dehors grogna-t-il. —— Je ne suis plus d’humeur à rester passif là !

La voix du grand garçon était si basse que son adversaire eut un haut-le-cœur. La seule chose qui empêchait Guy de le frapper ici même était le désir de ne pas se battre dans un endroit où l’on servait de la bonne nourriture. Pete avait largement dépassé ce stade et choisissait déjà le premier sort qu’il comptait lancer. Alors que le magasin s’agita autour de la bagarre qui se préparait, trois clients se levèrent de la table voisine.

  • Ok, on va préparer la scène.
  • Huit contre six, et c’est Featherston qui a commencé. Ça me va.
  • Récupérez ces tables, Chef. Les dégâts sont sur notre note !

Trois personnes se levèrent à tour de rôle, leurs baguettes repoussant les tables et les chaises pour ne pas atteindre la nourriture et les convives. Il y avait maintenant suffisamment d’espace pour une bagarre.

Katie, Chela et Nanao quittèrent la table avant que leurs chaises ne soient emportées, puis rejoignirent leurs compatriotes masculins. Les élèves de Featherston se rassemblèrent autour de leur ami tombé. Les deux groupes se lancèrent des regards furtifs.

  • Écoutez, les deuxième année ! dit l’homme qui débarrassa les chaises. —— Laissez-moi vous donner un conseil. Je ne le dirai qu’une fois, alors ne l’oubliez pas : Ici c’est Kimberly ! Et si quelqu’un commence une bagarre, on y met fin.

Les trois mages les plus âgés se tenaient autour du « ring » comme des arbitres, le sourire aux lèvres. Tous trois étaient des élèves de Kimberly et le chef qui haussait les épaules dans la cuisine était un ancien élève. Oliver grimaça. Galatea pouvait être terrifiante.

  • Qu’est-ce que… ?
  • Huh… ?
  • Euh…euh…

Les gens de Featherston n’avaient pas encore rattrapé leur retard ; ils restèrent figés, les mains sur leur athamé. Ce qui n’empêcha pas deux garçons d’attaquer.

  • FRAGOR !
  • Rahhh !

Le sort d’explosion de Pete toucha de plein fouet une fille de troisième année, et le poing de Guy s’abattit sur la tête d’un garçon de deuxième année. Aucun des deux élèves de Featherston n’eut le temps de réagir. Alors que les autres se précipitèrent, les deux garçons plongèrent directement dans la mêlée.

  • C’est une blague, hein ? Vous n’êtes pas aussi effrayants que les gens de notre école !
  • Attrapez ce trouduc qui a jeté de l’eau sur Oliver ! Faut qu’on soigne encore son putain de visage ! On n’oublie pas les autres, bien sûr.

En infériorité numérique, mais sans se décourager, les charges incessantes avaient manifestement déconcerté Featherston. La clé de la victoire dans une rixe soudaine n’est pas la technique ou la stratégie, mais le fait de commencer rapidement. En mettant l’élan de son côté, on peut remporter la victoire, si tout se passe comme prévu, bien sûr. Guy et Pete ne pensaient pas à cela, cependant ; ils n’en avaient pas besoin. Ils avaient réussi à passer une année à Kimberly, une année au cours de laquelle leurs vies étaient régulièrement en danger. Ils avaient depuis longtemps intériorisé les attitudes nécessaires à leur survie.

  • Aaaaah !
  • Ils sont fous… !

Le groupe de Featherston n’avait pas eu cette chance. Leur directeur, qui défendait les droits civiques, faisait régner l’ordre, et la vie sur le campus était si paisible que l’on pouvait dire qu’ils vivaient sur une autre planète. Aucun d’entre eux n’avait jamais eu d’ennuis. Les bagarres à l’école suivaient les règles et étaient au mieux des bagarres mineures. À Kimberly c’était le contraire, les conflits pouvaient nous faire flirter avec la mort. Avant même de comparer leurs capacités en tant que mages, rien que cet état d’esprit donnait à Featherston un train de retard comparé à Kimberly.

  • On ne peut pas les laisser… ah !

Trois personnes tombèrent en un clin d’œil. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’une fille de Featherston tenta de riposter, mais alors qu’elle pointait son athamé vers Guy, un éclair provenant du fond de la salle la frappa à la poitrine, l’envoyant au sol.

  • Katie…

La jeune fille aux cheveux bouclés dégaina son athamé, quelques pas derrière les garçons. Chela lui lança un regard choqué.

  • …Tu crois que tu peux dire tout ce que tu veux… ? dit Katie, la voix tremblante. —— Eh bien, pas avec moi dans les parages… !

La tristesse, la colère, les reproches, la frustration – et des émotions qu’elle n’arrivait même pas à nommer – se bousculaient dans son regard. Personne à Featherston ne pouvait savoir ce qu’elle avait vécu l’année dernière. Une dure dose de réalité, Elle repensait ses idéaux, s’efforçait de trouver un équilibre et cherchait désespérément à savoir ce qu’elle devait faire.

  • Permettez-moi de me joindre à vous, Katie.

Mais Nanao le savait. C’est ainsi qu’elle avait pris sa place aux côtés de Katie. Après une année passée dans la même chambre, elle était devenue l’amie la plus proche de Katie et son plus grand soutien émotionnel. Chela les regarda tous les deux et soupira.

  • …Bien, vous m’avez forcé la main !

Abandonnant tout espoir d’arrêter les choses, elle dégaina son propre athamé. Des combats comme celui-ci étaient clairement indignes d’elle, mais elle avait entendu ses amis se faire insulter suffisamment pour une soirée. Une seule personne tenta encore de maintenir l’ordre : le chef des Featherston, Daniel Pollock. Le visage tordu par l’angoisse, il tenta de maîtriser ses propres amis.

  • Attendez ! Ne… ! Bon sang, ce n’est pas ce que…
  • …Je suis d’accord, Mr. Pollock.

Un garçon s’approcha de lui, balayant les fleurs. Pollock recula d’un pas, mais Oliver continua à parler.

  • C’est un restaurant tranquille, et je suis sûr que tu voulais que notre échange se termine par une simple dispute. Je ne te blâmerai pas pour cette erreur de jugement. J’ai aussi raté ma chance de maîtriser mes amis.

Il marqua une pause.

  • Et je pense que nous avons tous les deux sous-estimé ce que signifie être à proximité de Kimberly.

Il avait exprimé ses propres regrets, montrant sa sympathie. Pollock réfléchissait, mais la main d’Oliver fut sur la poignée de son athamé.

  • Nous avons dépassé le stade des mots. Je te laisse dégainer quand tu veux.
  • …Argh !

Indépendamment de ce que chacun voulait, leur chemin était tracé. S’en rendant compte, le chef des Featherston dégaina, et Oliver fit de même. L’instant d’après, ils se lancèrent dans leur duel à contrecœur. Cela se termina en moins de cinq minutes.

  • Euh, chez les étudiants de Featherston, quelqu’un peut encore se lever ?
  • Non visiblement. Alors la victoire revient à Kimberly ! Hourra !

De gros applaudissements s’élevèrent de tous les coins du restaurant.

  • Seulement cinq minutes ? se moqua un élève de Kimberly en jetant un coup d’œil à la pile de Featherstons abattus. —— Je sais que vous êtes une bande d’intellos, mais essayez de tenir un peu plus longtemps.
  • Non, nos deuxième année étaient tout simplement bons. Les six se sont bien battus.

Les vainqueurs ont eu droit à leur part d’éloges. Guy, Pete et Katie avaient tous des brûlures et des ecchymoses, mais ils étaient encore debout.  Quant aux trois autres, ils étaient complètement indemnes. Aucun de leurs adversaires n’était particulièrement doué pour le combat, alors dès que les trois amis avaient pris le contrôle de la mêlée, ce résultat était inévitable. Oliver, Chela et Nanao s’étaient contentés de s’impliquer le moins possible dans l’action de leurs amis.

  • C’était un joli spectacle. Maintenant on remet les tables !
  • Soignons les perdants. Si vous étiez plus vous âgés, on vous mettrait dehors sans rien foutre, compris ?

Les sorts volaient, les tables et les chaises étaient remises en place. Oliver avait craint que les clients ne se plaignent, mais ils continuèrent à manger, sans se soucier de la débâcle. Les cuisines n’avaient pas prêté attention à la rixe, se contentant de préparer les plats. De telles bagarres devaient être quelque chose de régulier.

  • Hé, mon grand, par ici. Ta lèvre est fendue. J’aime bien l’approche brutale, mais tu as été un peu imprudent dans la dernière partie.
  • Oh…euh, ça va, merci, dit Guy en rejetant l’étudiant.

Il se retourna vers ses amis, l’excitation de la bataille s’étant déjà estompée. Il avait l’air plutôt repentant.

  • …Donc, euh…désolé pour tout ça…
  • …Je ne suis pas désolé, rétorqua Pete en pinçant les lèvres.

Oliver rit. Il ne servait à rien de crier après qui que ce soit maintenant. Au contraire, il était déçu par lui-même de ne pas avoir mis un terme à tout cela dès le départ.

  • Je sais… C’est ma f…
  • Et je ne te laisserai pas le dire non plus !

Pete se fâcha, sachant exactement où Oliver voulait en venir. Il plaqua une main sur la bouche de son colocataire et tout le monde se mit à rire.

  • Bien, personne n’est désolé, dit Katie en rangeant son athamé.
  • …D’ailleurs, ça m’a fait me sentir mieux, d’une certaine manière.

Elle avait un assez gros bleu sur la joue et arborait une moitié de sourire.

  • En plus, j’ai fait ma part cette fois ! C’est une bonne chose… je pense.

Cela leur rappelait que peu de temps après leur arrivée à Kimberly, une insulte adressée à Katie avait provoqué une bagarre en classe. Incapable de supporter les insultes, Oliver avait frappé, et Guy et Nanao l’avaient soutenu. En conséquence, ils furent tous les trois envoyés en retenue.

Ils avaient été satisfaits de leurs actions, mais apparemment, Katie avait toujours regretté d’être restée sans rien faire.

  • Ha-ha ! Oui, tu ne t’es pas retenue là-bas, dit Guy.
  • Oui, répond Katie. —— Quand les jeux sont faits, je me jette à l’eau.

Guy leva le poing et Katie le frappa avec le sien. Un spectacle qui rappela à Oliver à quel point ils avaient tous grandi. Alors qu’ils s’installaient à nouveau à leur table, quelqu’un s’approcha. Ils levèrent les yeux pour découvrir un étudiant de Featherston, la tête basse.

  • …Mr. Pollock, dit Oliver.

Il croisa son regard pendant une seconde, puis baissa à nouveau la tête.

  • …Je jure que je ne voulais pas déclencher une bagarre. Je ne l’ai pas fait, mais c’est mon camp qui a commencé. Et honnêtement, j’ai clairement beaucoup à apprendre.

Il avait l’air assez bouleversé. Oliver avait beaucoup de sympathie pour cela, alors il hocha la tête en signe de reconnaissance. Pollock leva alors la tête, ses yeux se posant sur chacun d’eux tour à tour, en particulier sur le garçon à lunettes, manifestement toujours rancunier.

  • Mais j’ai une plainte à formuler. Tout ce qui s’est passé après le début du combat, je n’ai rien à dire. Mais répondre à de l’eau au visage par un orbe d’explosion, c’est carrément exagéré.
  • …Je ne m’excuserai pas, répéta Pete, en croisant le regard de Pollock.

Il est clair qu’il n’en démordait pas. Il y eut un long silence. Pollock se balançait légèrement, ne s’étant toujours pas remis des dégâts qu’il avait subis. Chela jeta un coup d’œil à une chaise vide située à proximité.

  • Tu n’es pas en état de rester debout, dit-elle. —— N’hésite pas à t’asseoir.
  • …Merci, mais non. Je me suis peut-être déshonoré, mais je suis leur chef. Et je n’ai pas envie d’embarrasser davantage mon école.

Sur ce refus plein de dignité, il se força à se redresser. Chela choisit de respecter cela et ne dit rien de plus. Ce garçon était lui aussi un mage. Chacun dit ce qu’il avait à dire, mais avant de partir, il se tourna vers la jeune fille aux cheveux bouclés.

  • Puis-je vous demander une chose ? Ils t’ont appelé Katie, n’est-ce pas ? Tu es la fameuse Katie Aalto ?

Prise au dépourvu, elle écarquilla les yeux. Elle acquiesça, puis fronça légèrement les sourcils.

  • …Euh, oui, c’est ça…
  • …Je m’en doutais.

Pollock se passa la main sur le front et soupira.

  • Miss Aalto, lorsque j’ai appris que la fille d’activistes pionniers avait choisi d’aller à Kimberly, parmi toutes les écoles de magie eh bien, ça m’a fait beaucoup réfléchir au fait de rester dans un environnement diamétralement opposé à nos idéaux. C’est un égarement évident.
  • Envisage un transfert à Featherston avant qu’ils ne te corrompent. Notre directeur t’accueillera avec plaisir, j’en suis sûr. Cela ne me regarde pas, mais c’est un conseil amical. Je te prie d’y réfléchir.

Des gémissements résonnèrent et Pollock se tourna vers eux.

  • Mes amis se réveillent. Il est temps que les perdants s’en aillent, déclara-t-il. ——, Mais n’imaginez pas que l’affaire est réglée. Featherston a longtemps souffert de la tyrannie de Kimberly. Et il y aura un prix à payer pour cela.

Sa fierté et son esprit de compétition palpables, le garçon s’éloigna. Oliver le regarda partir en soupirant.

  • Il semble que nous ayons encore plus envenimé les relations avec Featherston…
  • Qui s’en soucie ? C’est eux qui ont commencé, dit Guy.
  • Pourtant, ils n’ont pas tous tort, ajouta Katie. —— Ce garçon dit probablement la vérité sur ce que Kimberly leur a fait…
  • Mais ce n’est pas notre faute, s’emporta Pete. —— Il n’a pas le droit de nous mettre dans le même sac que les autres.

C’est alors que le serveur apporta l’entrée.

  • Ah, il semble que le premier plat soit arrivé, dit Chela. —— Ce n’est peut-être pas comme cela que nous voulions que la soirée commence, mais essayons d’apprécier le repas. Aucun mage ne peut manquer d’apprécier la tourte ici.

Tout le monde se mit à table. Les plats à venir étaient si bons qu’ils avaient chassé toute autre pensée. Lorsque la légendaire tourte arriva, même Katie était tout sourire. Ils avaient pris leur temps pour manger et discuter, si bien qu’une fois sortis du restaurant, les dernières traces du coucher de soleil s’étaient presque estompées. Le trafic piétonnier s’était calmé et la ville s’endormait lentement.

  • Le moment semble bien choisi, dit Oliver. —— Dirigeons-nous vers la rampe de lancement des balais.

Personne ne s’y opposa. On décollait d’une rampe de lancement et on suivait les trajectoires de vol pour atterrir sur les aires d’atterrissage. Pour éviter les collisions en vol, ceux de Galatea étaient strictement réglementés et il fallait une autorisation expresse pour s’en écarter. Oliver ouvrait la marche, ses amis à la traîne. Mais Katie ne tarda pas à le rattraper, marchant à ses côtés.

  • …Oliver, dit-elle.
  • Oui, Katie ?

Il jeta un coup d’œil dans sa direction et lui trouva un air inhabituellement sombre.

  • …Penses-tu…que Kimberly me corrompt ? demanda-t-elle.
  • … !

Il sentit sa bouche s’assécher. Les propos tenus par ceux de Featherston, et en particulier par Mr. Pollock, l’avaient clairement incité à agir de la sorte. Et cette inquiétude était bien réelle. Peu importe le temps qu’elle passait à contester les méthodes de Kimberly, il était impossible de se débarrasser de cette accusation. Ils marchèrent en silence pendant un moment, tandis qu’Oliver cherchait les mots justes. Katie attendait patiemment.

  • …Tout le monde a dû s’adapter à l’environnement de Kimberly – il n’y a pas que toi.
  • Mais cela ne veut pas dire que Kimberly t’engloutit. Tu es toujours toi, Katie. Au fond, tu es exactement la même que le jour où nous nous sommes rencontrés.

Il pouvait le dire avec certitude. Katie Aalto était toujours Katie Aalto. Mais l’avenir pouvait être problématique. Si elle pouvait rester gentille même après un an dans cet environnement brutal, si ce temps ne parvenait toujours pas à la corrompre, était-ce vraiment l’endroit idéal pour elle ?

  • Mais… commença-t-il, —— Si jamais tu as envie de partir…

Il ne voulait pas le dire, mais il sentait qu’il devait le faire. Un ami ne se tairait pas ici.

  • Alors je ne peux pas t’arrêter. Aucun d’entre nous n’a ce droit. Comme Mr. Pollock l’a dit, un transfert à Featherston est une option.
  •  … !

Katie tressaillit comme si on lui avait tiré une balle dans le cœur. Elle savait qu’il essayait d’être juste. Mettre de côté ses propres sentiments et penser à l’avenir de ses amis, c’est ce qu’Oliver Horn avait toujours fait. Un an passé avec lui l’avait bien montré, et elle le respectait pour cela. Mais… ce n’était pas ce qu’elle voulait entendre. Elle ne voulait pas qu’il soit juste ou attentionné. Elle voulait qu’il soit égoïste et qu’il essaie de la garder à Kimberly. Elle avait espéré qu’il se défasse de la prudence et lui dise qu’il ne voulait pas qu’elle parte.

Elle en avait honte. Elle semblait tellement imbue d’elle-même. Elle avait la chance d’avoir un ami comme lui, et pourtant, elle avait envie de plus que cela. C’était stupide. Elle n’avait aucun droit. Elle ne l’avait pas mérité. Elle ne l’avait jamais réclamé. Puis, alors que son regard se portait sur ses pieds, elle entendait à nouveau sa voix.

  • …Mais si cela arrive…

Ses yeux se tournèrent vers lui… et elle vit ses poings serrés. Oliver regardait le ciel nocturne, l’air angoissé.

  • …ça craindrait vraiment, a-t-il dit. —— Je sais que tu me manquerais beaucoup.

Les sentiments qu’il avait refoulés se répandaient maintenant, une goutte de ce qu’il ressentait vraiment. Et c’était tout ce qu’il fallait pour que Katie se sente chaude à l’intérieur.

  • …Comme si j’allais faire ça !  dit-elle. —— Allez, Oliver !
  • Gah- ?!

Sa joie la poussa à lui donner une grande claque dans le dos. Le coup de surprise le fit trébucher.

  • Je t’ai dit que j’ai pris ma décision. Je vais me battre ici, à Kimberly. Peut-être que si j’étais à Featherston, je rencontrerais beaucoup de gens qui pensent comme moi, mais ça me rendrait encore plus faible.

En disant cela, elle sentit la tempête dans son cœur s’apaiser.

Ah, pensa-t-elle. Je me suis laissée entraîner par tous ces problèmes et j’ai perdu de vue mon point de départ.

  • Je m’en souviens maintenant, dit-elle. —— Je n’ai jamais voulu rester avec des personnes partageant les mêmes idées et me sentir en sécurité. Je voulais exactement le contraire ! Je voulais rencontrer des gens qui ne pensaient pas comme moi, me heurter à eux, me fâcher, pleurer et trouver un terrain d’entente. Et il n’y a pas mieux que Kimberly pour ça ! Je suis bien où je suis !

Katie avait les mains sur les hanches, la tête haute. Oliver sourit, soulagé de ne voir aucun signe de regret chez son ami. Consciente qu’il la regardait, elle fut rapidement gênée et détourna le regard.

  • C’est peut-être idiot, admet-elle. —— Mes parents étaient farouchement contre. J’ai dû me battre pour en arriver là. Argh ! J’ai toujours parlé de manière grandiloquente, mais…
  • !

Ce fut à son tour d’être surprise. Sa main était enveloppée de quelque chose de chaud, et elle tourna lentement les yeux vers cette chose.

  • Er, um…Oliver… ?

Il lui avait pris la main en marchant, un sourire sur les lèvres et une tendresse dans le regard, comme s’il avait repéré une fleur unique poussant dans un terrain vague.

  • …Tu es radieuse, Katie. Comme une lumière brillante.                

C’est tout ce qu’il avait dit et ça avait fait mouche. Elle devint rouge comme une betterave. Derrière, personne n’eut l’audace de parler. Cinq minutes plus tard, ils atteignirent la rampe. Chacun monta sur son balai. Oliver avait ouvert la voie, mais il se plaça à l’arrière, laissant Chela les guider.

  • Voler de nuit est dangereux. Attention aux collisions avec les oiseaux.
  • Oh ?

Mais alors qu’elle se lançait dans son discours, une nouvelle voix l’interrompit. Elle tressaillit, la reconnaissant instantanément.

  • Eh bien. Si ce n’est pas ma fille bien-aimée et ses compagnons !
  • Père ?!

Ils regardèrent par-dessus leurs épaules et virent les mêmes boucles que Chela. Theodore McFarlane. Devant sa fille choquée, il haussa les épaules.

  • On dirait que tu as vu un mastodonte, Chela. Même moi, je m’aventure en ville à l’occasion.
  • Je ne suis pas surprise que vous soyez en ville, dit-elle. —— Je suis surprise que vous soyez de retour. Quand êtes-vous revenu ?
  • Il y a quelques jours. J’ai parcouru l’Union par-ci par-là.

Cela semblait être la seule explication qu’il souhaitait donner. Laissant planer le mystère sur les détails de son voyage, il se tourna vers la jeune aziane.

  • Mais ce moment est fortuit ! déclara-t-il. —— Nanao, puis-je avoir un moment de ton temps ? J’étais absent pendant les vacances de printemps et j’ai manqué l’occasion de discuter de ta première année.
  • Mmm ? Moi, pas Chela ?
  • J’aimerais aussi parler à ma fille chérie, mais ça attendra. Si je repousse encore cette discussion, je n’aurais pas le fin mot de l’histoire.

Il tira la langue à Chela.

  • C’est un objectif louable, déclara-t-elle. ——, Mais nous rentrons à la maison. Cette discussion ne peut-elle pas avoir lieu à l’école ?
  • On peut, mais pour la récompenser de son travail acharné lors de sa première année à l’étranger, j’ai pensé lui acheter quelque chose de bien. Et faire ça au magasin de l’école serait plutôt minable.

Il était difficile de savoir s’il plaisantait. Chela jeta un coup d’œil à Nanao qui regardait quelqu’un d’autre.

  • Hmm, commença Nanao. —— Ce qui me préoccupe, c’est que…

De toute évidence, elle pensait avant tout au garçon qui se trouvait à l’arrière. Chela n’avait même pas besoin de demander. Bien que Nanao ait certainement apprécié les vues que Galatea avait à offrir, sa vraie joie était venue du vol aux côtés d’Oliver. Elle avait été de bonne humeur tout au long du voyage. Et si elle restait en arrière, elle devrait revenir sans lui.

  • …Mm ? Hmmmmmm. Mm-hmm !

Théodore semblait avoir compris également. Il jeta un coup d’œil de Nanao à Olivier, puis frappa ses mains l’une contre l’autre.

  • Bon ! Mr. Horn, n’est-ce pas ? Que dirais-tu de te joindre à nous ?
  • Hein ?
  • Naturellement, ce n’est pas pour rien. Accompagne Nanao, et tu recevras un cadeau, ainsi que quelques secrets de Kimberly. J’ai été un véritable fauteur de troubles à l’époque. J’en connais des choses.

C’était une drôle de carotte à agiter. Oliver ne savait pas trop quoi en penser, mais les secrets de Kimberly avaient l’air alléchants. Le simple fait de connaître l’emplacement d’une salle secrète pouvait constituer un avantage considérable sur les autres élèves.

  • …Chela.
  • …Faites comme vous voulez, dit la jeune fille aux boucles anglaises à Oliver en haussant les épaules. —— On ne sait pas quelle folie il a prévue, mais si vous êtes tous les deux enclins à l’accompagner, vous êtes libres de le faire.

Chela ne prétendait pas connaître les intentions exactes de son père, mais elle sentait bien qu’il avait ses propres penchants. Il serait difficile de l’en dissuader, et si Oliver restait en arrière, le souhait de Nanao allait être exaucé. Oliver et Nanao descendirent de leurs balais et s’éloignèrent un peu.

  • Bon tout le monde, dit Oliver. —— Désolé, mais nous allons devoir nous séparer. Nous serons de retour plus tard dans la soirée.
  • En effet. Séparons-nous.
  • Ouaip…
  • D’accord…
  • …J’attendrai dans notre chambre, répondit Pete, l’air plutôt contrarié.

Chela regarda son père droit dans les yeux.

  • Prenez bien soin d’eux, père, je vous en prie.
  • Mais bien sûr ! Bonne nuit, ma fille chérie.

Theodore s’approcha et l’embrassa sur le front. Puis il se retourna avec un coup d’éclat et rejoint Oliver et Nanao sur la ligne de touche. Chela et les quatre autres les regardèrent partir et, une fois qu’ils eurent disparu dans l’obscurité, s’envolèrent à leur tour dans le ciel nocturne.

  • Alors, Nanao ? Comment s’est passée ta première année ? demanda Théodore alors qu’ils se promenaient dans les rues sombres.

Elle croisa les bras, réfléchissant à la question.

  • En un mot : chaotique, répondit-elle. —— Je serais morte plusieurs fois sans mes compagnons.
  • Ha-ha-ha-ha-ha ! Je suis soulagé de l’entendre. Ma première année a été à peu près la même ! Kimberly ne changera jamais.

Les rires bruyants n’étaient peut-être pas la réaction typique ici, mais il était un instructeur de Kimberly. Notant le silence d’Oliver, Théodore lui jeta un coup d’œil.

  • Garland me dit que toi et Nanao êtes liés par la lame, Mr. Horn.
  • …Je ne peux pas dire que j’ai déjà entendu cette expression.
  • C’est juste moi qui parle en poète. Pas besoin d’être aussi coincé ! J’avoue que je n’avais pas pensé à quelqu’un comme toi. Je pensais que ma fille serait la seule à pouvoir suivre Nanao dès le départ.

Il regardait certainement Oliver avec une grande curiosité. Cela obligea Oliver à réévaluer la situation. Il n’avait pas été invité uniquement pour tenir compagnie à Nanao. Théodore s’intéressait aussi à Olivier. Et cela signifiait que ce dernier devait surveiller ses paroles.

  • …Je ne suis pas sûr d’être encore à la hauteur. Elle s’améliore à une vitesse vertigineuse.
  • Mais tu n’as pas passé l’année dernière à te reposer sur tes lauriers. Continue donc à perfectionner tes compétences. Nous ne voulons pas que Nanao perde sa motivation, n’est-ce pas ?

Oliver décida de ne pas prendre la tête de la conversation et de s’en tenir à des réponses sans engagement lorsqu’il le pouvait. Cela ne lui servirait à rien de se montrer trop intéressant. Le mieux était de se contenter d’être l’accompagnateur de Nanao. Théodore n’était pas l’une des cibles d’Oliver, mais il était membre du corps professoral et avait des liens étroits avec la directrice Esmeralda. Il fallait donc être prudent.

Soit il avait remarqué qu’Oliver n’était pas très bavard, soit il n’était tout simplement pas très curieux. Quoi qu’il en soit, l’homme aux boucles se tourna rapidement vers Nanao et le balai qu’elle tenait dans son dos.

  • J’ai entendu parler de tes prouesses au balai, Nanao. Je n’aurais jamais imaginé que tu choisirais ce balai parmi tous.
  • Ah, vous voulez parler d’Amatsukaze ? C’est un excellent partenaire.

Elle tapota le bout du balai fièrement. L’esprit de Théodore sembla dériver vers des souvenirs passés.

  • Je t’envie plus que tu ne peux l’imaginer. As-tu entendu parler du mage qui a un jour chevauché ce balai ?
  • Sans trop de détails. Simplement qu’elle était très douée.
  • C’est vrai. Comme toi, tout le monde l’admirait. C’était une amie très chère.

Ses yeux se tournèrent vers le ciel nocturne, comme s’il remontait le temps.

  • Chloé Halford. Tu devrais au moins connaître son nom.

L’émotion dans sa voix était évidente, et l’armure qui enveloppait le cœur d’Oliver se renforça d’une nouvelle couche d’acier. Vous allez parler d’elle ? Ici, parmi tous les endroits ?

  • Un lien inattendu, en effet, dit Nanao. —— Où est-elle maintenant ?
  • Nulle part, je le crains. Elle est… entrée dans le registre des démons. N’est-ce pas ce que disent les habitants de ton pays ?

Face à l’ignorance de Nanao, Théodore choisit délibérément une tournure étrangère, l’air plutôt triste.

  • Depuis sa perte, ce balai n’a accepté aucun autre cavalier. Ni moi ni aucun autre professeur. Même Emmy n’a pas pu le dompter.
  • Emmy ?
  • Esmeralda. La directrice. Elle était notre cadette à l’époque. Comme les temps ont changé ! Il faut rire. Ha-ha-ha-ha-ha !

Il jeta sa tête en arrière, gloussant comme s’il essayait de chasser la morosité. À partir de ce moment-là, il redevint le rigolo habituel.

  • Voilà, c’est fait ! dit-il en revenant vers Nanao. —— Ton balai a de la chance d’avoir trouvé une cavalière comme toi. Amatsukaze, n’est-ce pas ? Un nom splendide ! Prends soin de lui.

Nanao acquiesça promptement et toute discussion sur la précédente cavalière fut abandonnée. Oliver était secrètement soulagé, mais il devenait de plus en plus anxieux au fur et à mesure que Théodore les menait de tournant en tournant.

  • …C’est plutôt un chemin tortueux sur lequel vous nous conduisez, commenta Oliver.
  • Tu as déjà vu les routes principales pendant la journée, n’est-ce pas ? Nous voilà dans Galatea la nuit ! Quelle aventure !

Il arborait un sourire malicieux qui donnait à Oliver une raison de plus de se tenir à carreau. L’homme lui-même avait dit qu’il était un fauteur de troubles, et c’était probablement un euphémisme.

  • Parlons de quelque chose d’effrayant, dit Theodore. —— Cette ville a connu une vague d’agressions ces derniers temps.

Plus ils s’enfonçaient, plus les lampadaires s’éteignaient. Ils étaient maintenant plongés dans l’obscurité, où tout pouvait se cacher. Comme s’il essayait de se mettre au diapason de l’ambiance, l’homme aux boucles baissa la voix jusqu’à atteindre un murmure sinistre.

  • Le coupable a seulement visé les mages. Les blessures n’étaient pas mortelles, mais il y a eu trois victimes depuis le début du mois.
  • Dans chaque cas, leur main dominante a été coupée au niveau du poignet.

Oliver grimaça. S’il s’agissait d’une histoire à dormir debout pour les effrayer, tant mieux. Mais si c’était vrai, il n’y avait pas de quoi rire. Supposant le pire, il dit :

  • …Le coupable est donc doué pour les arts de l’épée ?
  • Oh, bien plus que certains. L’une des trois victimes était un garde de Galatea. C’est un poste qui exige de grandes compétences. Ce n’est pas n’importe quel mage qui pouvait le neutraliser comme ça.

La situation s’aggrava de seconde en seconde.

  • Et vous avez choisi de vous promener la nuit avec tous ces problèmes ? demanda Oliver d’un ton de reproche.
  • Heh-heh-heh. C’est juste, Mr. Horn. Mais dois-je te rappeler qui vous suivez ?

Il se retourna pour leur faire face, plaçant théâtralement une main sur sa poitrine.

  • Exactement ! Je suis Theodore McFarlane. Intérimaire certes, mais je reste un professeur de Kimberly. Les coups de folie d’un coupeur de main ne me vaincront pas. Si l’imbécile attaque, je le terrasserai ! …Alors ? Tu te sens mieux ?

Malgré son discours, l’homme lui-même ne semblait pas très convaincant. Oliver en conclut qu’ils ne pouvaient pas lui accorder trop de confiance et c’est alors que Nanao prit la parole.

  • Je vous demande pardon, Lord McFarlane. Vous avez une idée de qui il s’agit ?

Ses yeux étaient fixés sur une ruelle sombre.

Lorsque les deux hommes suivirent son regard, ils virent une silhouette enveloppée d’une cape miteuse, debout en plein centre, bloquant le chemin. La personne portait un chapeau bas qui cachait son visage. Théodore ricana avec dérision.

  • …Qui sait ? Un villageois de passage, sans doute.
  • Pourtant, il semble peu enclin à nous laisser passer…

Oliver avait déjà la main sur son athamé. La silhouette semblait bien trop déplacée pour être un simple passant. Il y eut un doux sifflement, comme une rafale de vent à travers une fissure. Prêt à dégainer, Oliver vit les genoux de la mystérieuse silhouette se plier…

  • Nanao, en approche !

Alors même qu’il lançait un avertissement, leur ennemi s’élança vers l’avant. Oliver lança un sort de foudre, mais il esquiva sur le côté, les pieds touchant le mur. Sans jamais relâcher son allure, il passa devant Nanao, perpendiculairement à elle, et au moment où il passa, un éclair d’acier jaillit de sous la cape.

  • Ngh- !

C’était un angle d’attaque qu’elle n’avait jamais affronté auparavant, mais sa parade fut instantanée. Des étincelles jaillirent lorsque leurs lames s’entrechoquèrent. L’ennemi termina sa course sur le mur, atterrissant six mètres plus loin, et se retourna pour leur faire face. Cet échange avait rendu l’expression d’Oliver encore plus sombre. Utiliser le contrôle de la gravité pour courir sur des surfaces verticales était une technique de Lanoff connue sous le nom de « Marchmur ». Il pouvait l’utiliser lui-même, mais commencer par cela dans un combat à trois contre un était un geste audacieux. Leur ennemi était soit exceptionnellement confiant, soit il ne tenait pas à sa vie.

  • Mon Dieu, mon Dieu, dit Théodore. —— En parlant du loup…

Il dégaina son athamé avec aplomb. Oliver aurait préféré qu’il intervienne dès le premier échange, mais peut-être l’homme était-il aussi posé.

  • Reculez, s’il vous plaît, ordonna Théodore. —— Je m’occupe de lui. Sale type qui perturbe la paix de la ville ! Tu as l’honneur de m’affronter.

Il adopta une position, sans surprise, dans le style Rizett de Chela. Oliver et Nanao se retirèrent derrière lui, l’observant attentivement. L’agresseur n’était pas à prendre à la légère, mais surtout, c’était une rare occasion d’observer un instructeur de Kimberly en action. Oliver entendit à nouveau le sifflement du vent. L’ennemi s’avança, sans hésiter à entrer en portée d’un pas, d’un sort. Oliver déglutit. Une fois de plus, il semblait que son adversaire n’était pas enclin à utiliser des sorts. Pendant un moment, ils se fixèrent l’un l’autre.

  • Hahhh !

Puis les deux lames s’élancèrent. Théodore utilisa une frappe vers le bas, visant le bras. Son coup étant aussi rapide et précis que celui d’un instructeur de Kimberly, il frappait avec aisance.

  • …Hmm ?

Mais une fois les coups portés, c’est le poignet de Théodore qui s’ouvrit, laissant échapper du sang rouge. Le silence s’installa dans la ruelle sombre. L’homme aux boucles regarda l’entaille dans son poignet, puis grimaça.

  • Courez !

Il tourna sur lui-même et s’élança vers les deux étudiants de deuxième année. Oliver cligna des yeux une fois, mais Nanao et lui firent rapidement demi-tour et se lancèrent à sa poursuite.

  • Qu… ?! Attendez ! Je pensais que vous l’aviez !
  • Moi aussi ! Mais l’heure est à la survie, pas à la vanité !

Il n’y avait pas la moindre honte dans le ton de Théodore. Un instant plus tard, il sentit le danger se rapprocher et poussa un cri des plus indignes.

  • Augh ! Ils est après nous !

Bien sûr, pensa Oliver. Il lança un sort d’explosion par-dessus son épaule, dans l’espoir de retarder leur poursuivant, mais il n’eut rien d’autre que le pavé. Courant dans le mauvais sens, il ne pouvait pas viser juste, et un adversaire aussi habile n’était pas vraiment une cible facile. Ils auraient pu augmenter le nombre de tirs, mais l’athamé de Nanao était à deux mains et n’était pas conçu pour être lancé vers l’arrière.

  • Pourquoi n’êtes-vous pas en train de lancer un sort ?! Cette coupure n’est pas si profonde que ça ! hurla Oliver, espérant que Théodore serait d’une quelconque utilité.

L’homme se contenta de secouer la tête.

  • J’aimerais bien, mais le tendon est sectionné ! Je ne peux pas bouger la main et ça fait un mal de chien !

Oliver s’en doutait, il ne l’avait donc pas trop mal pris. Théodore n’allait manifestement pas être d’une grande aide. C’est alors que Nanao prit la parole.

  • Nous ne pouvons pas escorter cet ennemi jusqu’à un territoire peuplé ! Nous devons nous retourner et nous battre, Oliver.
  • …Cela semble être la seule option.

Il acquiesça et s’arrêta, se retournant pour faire face à son poursuivant. L’agresseur s’arrêta également, l’athamé prêt à l’emploi.

  •  Attention ! mit en garde Theodore. —— Ce n’était pas un coup ordinaire ! Sinon, je n’aurais pas été blessé !
  • …J’ai des doutes sur cette dernière affirmation, mais nous pouvons au moins nous mettre d’accord sur la première.

Oliver laissa échapper un peu de sarcasme, mais il était aussi certain que la blessure de Théodore n’avait pas été causée uniquement par une négligence de sa part.

Oliver, lui aussi, sentait que quelque chose n’allait pas dans ce coup. Theodore avait l’avantage du timing et de la vitesse, et il aurait dû gagner. Nanao l’avait vu aussi. Et pourtant, elle avait choisi de se battre. Pour la première fois, elle s’adressa à leur agresseur.

  • Je vois que tu as certaines compétences, dit-elle. —— Je suis Hibiya Nanao, une guerrière née à Yamatsukuni, Tourikueisen. Puis-je connaître ton nom ?

Reconnaissant ses compétences, elle l’honora en tant qu’adversaire émérite, demandant son nom sans la moindre mauvaise volonté. Mais aucune voix ne répondit.

  • …Il ne peut pas répondre, Nanao. Tu vois sa bouche ?
  • Hmm.

Oliver avait repéré la cause quelques instants auparavant. Le réverbère situé derrière avait atteint le chapeau juste assez loin. Et ce qui se trouvait en dessous, c’était des lèvres cousues. Une bouche scellée pour qu’aucune voix ne puisse en sortir. Il se rendit compte que cet ennemi n’avait pas évité les sorts. Ils ne pouvaient rien encanter. Oliver réalisa également que le sifflement du vent provenait de la gorge, sous les lèvres cousues, et qu’il s’agissait du son de sa respiration. On avait ouvert un trou de respiration dans son cou pour remplacer la bouche scellée.

Même s’il n’était pas tout à fait sain d’esprit, Oliver pouvait comprendre l’intention. Coudre les lèvres signifiait sceller tout enchantement, forçant à affiner les compétences en matière de lame. Il y avait un précédent historique à cette méthode d’entraînement. Pour surmonter les limites de leurs compétences en matière d’art de l’épée, les apprentis mettaient de côté leur dépendance à l’égard de la magie, se mettant ainsi au pied du mur. Le praticien qui les précédait avait pris ces mesures extrêmes.

Naturellement, ce n’est pas une approche utilisée de nos jours. L’efficacité de cette seule méthode était discutable, et pour un mage, abandonner la magie était comme lâcher la respiration. S’il lui restait une capacité de réflexion, cet individu n’aurait jamais choisi une approche aussi brutale. Cela signifiait…

  • …Il a été consumé par le sort. Il n’a plus toute sa tête, dit Oliver.

La seule conclusion raisonnable à partir des preuves dont il disposait.

  • …C’est évident, répondit Nanao en hochant la tête. —— Pourtant, je n’ai pas senti d’obscurité dans sa lame.

Malgré les circonstances désastreuses dans lesquelles ils se trouvaient, cela le fit rire. Il aurait dû s’en douter. Que leur ennemi soit sain d’esprit ou fou n’avait aucune importance pour elle, ce n’était qu’un détail.

  • Oliver, puis-je avoir les honneurs ?
  • …Ce ne sera pas facile. 
  • Je suis au courant. Mais il semble que notre ennemi souhaite un duel.

Les yeux de Nanao étaient fixés sur l’agresseur. Elle n’avait pas besoin de mots pour lire ses intentions. Elle savait que cet ennemi avait la clarté d’intention que seule la folie permettait d’atteindre. Le consensus étant atteint, elle s’avança.

  • Attention, Nanao, prévient Théodore. —— Quand ils m’a coupé, j’ai su que ce coup était carrément bizarre. Je n’ai aucune idée de comment j’aurais pu le bloquer, pire même.

Il marqua une pause, réfléchissant à ce qu’il allait dire.

  • Je ne sais même pas comment il m’a coupé. C’est peut-être… une lame magique.

Une notion terrifiante. Mais même avec ce terrible présage, Nanao ne faiblit pas.

  • L’avertissement est apprécié. Mais j’en doute fortement.

Elle semblait terriblement sûre d’elle. Oliver retint son souffle, observant la jeune fille aziane s’avancer à portée de tir, katana levé haut.

  • Nous en avons assez attendu. Allons-y !

La seule réponse fut un sifflement. Il s’ensuivit plusieurs secondes d’un silence étouffant, puis les deux ombres se déplacèrent d’un même pas.

  • Hahhh !

Les lames s’entrechoquaient et les étincelles jaillissaient. La danse furieuse de l’épée repoussait à elle seule les ténèbres de la nuit. Alors qu’Oliver regardait fixement, sans sourciller, Théodore s’approcha de lui.

  • Ça commence, dit l’homme aux boucles. —— Qu’en penses-tu, Mr. Horn ?

Le garçon fronça les sourcils. Le ton et l’énergie de Théodore étaient sensiblement différents de ce qu’ils étaient quelques instants auparavant. Il y avait un feu dans ses yeux alors qu’il absorbait la bataille. Les soupçons s’éveillant, Oliver répondit prudemment.

  • …Il est fortement modifié, mais on est sur du style Rizett. Il est plutôt bon. On dirait qu’il préfère éviter l’offensive, maintenir la pression et viser le moment où son adversaire se retire.
  • Belle obversation. Autre chose ?

S’agissait-il d’un test ? Oliver observa attentivement l’ennemi un moment, réfléchissant à ce qu’il allait dire.

  • …Il est blessé. Probablement à la poitrine et à la jambe. Peut-être a-t-il combattu quelqu’un avant nous… Quoi qu’il en soit, il n’est pas en pleine forme.

Il parlait avec conviction. Les techniques de l’agresseur étaient manifestement raffinées, mais sous cette surface se cachaient des mouvements étrangement lents et déséquilibrés. Une raison suffisante pour supposer que ses blessures n’étaient pas complètement guéries.

  • Si tu peux le reconnaître, je n’ai rien à ajouter, dit Théodore, l’air impressionné. —— Comment le combattrais-tu ?
  • Garder son calme, ne pas reculer, parer et contrer.
  • Une réponse bien digne du style Lanoff. Et tu as la confiance nécessaire pour aller jusqu’au bout.

Puis la voix de l’homme s’abaissa encore d’un cran.

  • Et Nanao ?

Compte tenu de son analyse précédente, Oliver n’avait même pas besoin de réfléchir.

  • Si son adversaire avait été en pleine forme, les choses auraient peut-être été différentes, déclara-t-il.

Ce n’était pas un ennemi avec lequel il fallait jouer. Sans son handicap, il serait à la hauteur de la plupart des élèves de Kimberly. Le fait qu’il ait tenu aussi longtemps contre Nanao, malgré les blessures, le prouvait. Pourtant…

  • Elle va le couper tout droit. Sa lame n’est pas à la hauteur.

Il connaissait sa force mieux que quiconque, il n’y avait pas l’ombre d’un doute dans son esprit. Pendant qu’ils regardaient, l’agresseur perdait du terrain, incapable de résister à la force des coups de Nanao. Son attaque incessante s’arrêta là. Juste à l’extérieur de la portée d’un pas et d’un sort, l’ennemi attendit, essayant clairement une tactique différente.

  • Il semble être arrivé à la même conclusion.
  • …Il n’est donc plus temps de parler, déclara Oliver.

C’était le tournant. Si quelque chose d’étrange devait se produire, ce serait ici. Le coup qui avait coupé la main d’épée de Théodore, cet ennemi ne l’avait pas encore utilisé sur Nanao. C’était sans aucun doute le moment de le faire. Il n’avait aucune chance de s’en sortir autrement, ce qui lui forçait la main. Mais la voix de Théodore rompit le silence.

  • Quatre cents ans depuis la fondation des arts de l’épée.
  •  ?

Il ne s’était pas adressé à Oliver. C’était plutôt un monologue.

  • Au fur et à mesure que les styles s’élevaient et déclinaient, les techniques s’approfondissaient, donnant naissance aux six spellblades secrètes. Pourtant, même aujourd’hui, on ne cesse de réclamer une septième spellblade.
  • Notre ennemi a cousu sa bouche et a été consumé par le sort, n’a vécu que pour l’épée et a donné naissance à une technique qui lui est propre. Il ne demande qu’à savoir si elle peut être parée ou esquivée.

Théodore poursuivit :

  • Il consacre sa vie à cette question, Nanao. Montre-nous ta réponse.

Il n’essayait même pas de cacher son attente et son excitation. Un seul coup d’œil et Oliver fut frappé comme un éclair : c’était le but de Théodore. Tout ce qu’il avait fait ce soir, c’était pour arriver à ce moment précis !

  • Hahh !

D’une position élevée, Nanao s’avança, déchaînant un coup. Il était difficile d’expliquer la vitesse et la puissance de ce coup. L’ennemi réagit, mais son mouvement fut d’une lenteur fatale. N’importe qui pouvait dire que le coup de Nanao allait tomber en premier. Exactement comme celui de Theodore.

  • … !

Sous les yeux d’Oliver, la frappe de Nanao se déplaça à une vitesse anormale, plus vite qu’elle ne l’avait prévu. Trop rapide même. Un coup destiné à anticiper la position d’un ennemi qui avançait qui ne découpa que l’air et rien d’autre. Les lèvres cousues se tordirent pour célébrer la victoire.

Son élan manqué avait laissé son poignet à découvert, et sa lame se rapprocha, mais…

  • … ?

L’agresseur n’en croyait pas ses yeux. La jeune fille avait réussi à basculer son épée d’une position élevée. L’élan aurait dû la prendre de court, et il se rata à un centimètre de son nez. Le katana de Nanao se retrouva à sa grande surprise à hauteur de poitrine.

  • Hmph.

Sa lame s’abattit alors. En plein dans le poignet de l’agresseur, cette fois pour de vrai. Son athamé et la main qui le tenait tombèrent au sol. Un instant plus tard, le sang jaillit. Tachant la chaussée en contrebas.

La douleur oubliée, il la regarda fixement. Elle resta immobile, ses yeux si clairs en disaient plus long que n’importe quel mot sur sa défaite.

  • C’est ta défaite, dit une voix d’homme.

L’agresseur n’avait ni les moyens ni la volonté de résister au coup qui suivit. Il avait rapidement perdu connaissance.

  • Tu ne manques jamais d’étonner, Nanao, dit Théodore, l’athamé à la main.

L’éclair électrique qu’il avait lancé avait laissé l’ennemi couché à ses pieds.

  • …Je croyais que votre tendon avait été sectionné, dit Oliver en le regardant fixement.
  • J’ai dû me faire un film. Finalement, mon poignet bougeait très bien !

L’instructeur se contenta de répondre par un commentaire désinvolte.

Oliver n’avait plus envie d’argumenter. D’ailleurs, Théodore ne le regardait même pas, il n’avait d’yeux que pour la jeune aziane.

  • Si je peux me permettre, tu avais compris l’astuce, non ?
  • Les détails m’ont échappé, répondit Nanao en rengainant son katana. ——, Mais j’avais compris l’essentiel. C’était un mouvement conçu pour perturber le timing d’une personne.

Theodore porta la main à ses lèvres, mais ne parvient pas à cacher le sourire.

  • L’essentiel, hmm ? dit-il. —— Fascinant. Tout simplement fascinant. Mr. Horn, qu’en penses-tu ?

Il posa la question à Oliver au moment où il s’y attendait le moins. Le garçon n’essaya pas de cacher son regard suspicieux, mais il se concentra à nouveau sur l’ennemi vaincu.

  • …Lire la position de l’adversaire, prédire la trajectoire que suit sa lame et, si elle est à portée de magie spatiale, contrôler la gravité et la qualité de l’air dans cette trajectoire. Accélérer momentanément la frappe de l’adversaire, lui garantit un coup dans le vide et créer une opportunité de contre. Quelque chose de ce genre ?

Il suffisait de le voir deux fois pour en arriver à cette conclusion. La magie spatiale affectait une zone proche, créant des effets magiques limités sans qu’il soit nécessaire d’encanter un sort. Le tueur en avait utilisé une variante de haut niveau. Les mages ne pouvaient utiliser la magie spatiale qu’à distance, ce qui constituait une variante magique du concept d’espace personnel.

Tout comme Nanao l’utilisait pour contrôler le pouvoir de son corps, un mage compétent pouvait manipuler une variété de forces dans son territoire spatial. La gravité et l’élan sont des exemples puissants, mais ils sont rarement utilisés dans les combats réels, pour la simple raison que leur contrôle exige une grande habileté et que, dans la plupart des cas, les résultats obtenus ne valent pas l’effort.

Par exemple, imaginez que vous renforciez la gravité dans l’espace devant vos yeux, ralentissant momentanément les mouvements de l’ennemi. Même si cet objectif était atteint, seriez-vous en mesure d’attaquer beaucoup plus rapidement ? Bien sûr que non. Le mana détourné pour le contrôle de la gravité, c’est tout simplement autant de magie en moins qui circule dans notre corps.

Et comme l’amélioration physique est plus rentable que le contrôle de la gravité, même avec la décélération due à la gravité, notre adversaire se déplace toujours plus vite. Abaisser la gravité pour s’accélérer soi-même n’était pas plus efficace. Contrôler l’un ou l’autre était un gaspillage de magie. C’était la perception commune que tous les praticiens des arts de l’épée partageaient. Mais en déplaçant le concept, le mouvement de l’agresseur bouleversa cette notion. Oliver se trouva réellement impressionné par l’art de ce travail.

  • Il ne s’agit ni de s’accélérer, ni de ralentir l’ennemi. Accélérer l’attaque de l’ennemi, le forcer à rater. L’idée touche un point faible. Polyvalente et flexible, c’est une technique viable, poursuit Oliver. —— Bien que les compétences impliquées soient d’un niveau trop élevé pour être facilement reproduites.
  • Ma foi, excellente théorisation. Je comprends pourquoi vous faites un si bon couple.

Théodore avait les bras croisés, hochant la tête à plusieurs reprises.

  • Son ignorance de l’art de l’épée de Nanao a causé sa perte, expliqua Oliver. —— Comment aurait-il pu savoir que le style à deux mains de Yamatsu peut découper sans besoin de balancer les bras ?

L’ennemi avait tout misé sur le mouvement qu’il avait développé, et pour le combattre, Nanao avait commencé avec les bras levés, et les avait balancés vers le bas, sans pour autant brandir son katana. Ses bras passèrent à la hauteur de poitrine, mais la pointe de sa lame resta dirigée vers le ciel. Autrement dit, elle était simplement passée d’une position haute à une position moyenne.

Il s’attendait à ce qu’elle se balance et rate son coup, mais au lieu de cela, elle se lança avec un temps de retard. Les poignées des katana Yamatsu étaient longues, ce qui laissait de l’espace entre les mains serrées. Et cet espace s’était avéré essentiel. Pousser la main droite vers l’avant et tirer la main gauche vers l’arrière et le principe de l’effet de levier, signifiait qu’un petit mouvement pouvait produire un mouvement fort avec la pointe de l’épée. Elle avait coupé la main de l’homme avec la force de ses seuls poignets. Nanao n’ajouta rien à l’explication d’Oliver et garda les yeux rivés sur l’homme à terre. Malgré son triomphe, elle ne souriait pas, le regret l’emportait manifestement.

  • Son habileté était digne d’intérêt. Il est dommage qu’il ait été blessé, déclara-t-il.

Une lueur de repentir traversa le visage de Théodore.

  • Oui, tu as raison… Il n’y avait pas besoin de tout cela.

Oliver ne laissa pas ce murmure passer inaperçu. Il se retourna, ses yeux comme des poignards en direction de l’homme qui l’ignorait complètement.

  • Eh bien, je ferais mieux de le livrer aux autorités. Je suis sûr qu’ils auront des questions à n’en plus finir, et ce n’est pas la peine de vous mettre tous les deux dans ce pétrin. Nous ferions mieux de partir d’ici, dit Théodore. —— Oh, ne vous inquiétez pas, je ne volerai pas votre crédit. Je m’assurerai que les gardes entendent parler de vos exploits. En échange, promettez-moi de ne pas dire à ma fille que je suis resté les bras croisés.

Il porta un doigt à ses lèvres. Oliver creusa le sillon de son front en signe de protestation.

  • Ha-ha-ha, ne sois pas si vexé. Je me rattraperai en temps voulu, je le jure.

Theodore tapota l’épaule du garçon. Oliver serra les poings, puis se détourna.

  • …Bien. Nous allons prendre congé, répondit-il. —— Viens, Nanao.
  • Oh ?

Il lui saisit le poignet et l’éloigna. Il était rare qu’il soit aussi énergique, et elle lui jeta un regard surpris.

  • Qu’est-ce qui ne va pas, Oliver ? Tu as l’air carrément en colère.
  • Bien sûr que je le suis. Tu sais aussi pourquoi. Il t’a piégé pour que tu te battes.

Mais alors même qu’il parlait, Oliver était bien conscient qu’elle le savait et que cela ne la dérangeait pas. Théodore, lui, savait qu’elle s’en fichait et en profitait. C’est ce qui rendait Oliver furieux.

  • Ne fais pas confiance à cet homme, avertit-il. —— C’est l’un des nombreux sorciers qui habitent les profondeurs de Kimberly.

Le numéro de clown de Theodore McFarlane dissimulait la nature de sa folie.

Et c’est cette certitude qui avait motivé l’avertissement d’Oliver. Laissé seul avec le tueur inconscient, l’instructeur de Kimberly regarda dans l’obscurité après ses élèves, se grattant la tête.

  • …J’ai peut-être un peu trop surjoué. Il va m’en vouloir maintenant. Mais quoi qu’il en soit…

Il tourna les talons et dégaina son athamé avant de s’approcher de l’agresseur. Athamé en main, il lança un sort sur le poignet sectionné, le conduisant jusqu’au bras, puis le remit en place avec un sort de guérison. Le traitement fut terminé en quelques minutes, et il enchaîna avec un sort de foudre de faible intensité, qui réveilla l’agresseur en sursaut.

  • Lève-toi, criminel. Je suppose que tu n’es pas encore satisfait ?

Il se leva d’un bond, puis bougea la main autrefois coupée, s’assurant qu’elle était en parfait état de marche. Puis il regarda l’homme devant lui.

  • Je te prie de m’excuser. Le prix de ta participation à cette petite farce était un aperçu de la réalité, n’est-ce pas ? dit Théodore. —— Les progrès de Nanao ont dépassé mes espérances. Il semble que tu n’aies même pas réussi à l’acculer.

Le criminel ne bougea pas. Théodore haussa les épaules en gloussant.

  • Mais ne crains rien. Notre marché tient toujours, poursuivit-il, son sourire s’estompant. —— Je suis un homme de parole.

Il se mit en position médiane, à la manière de Rizett, comme sa fille.

  • Sois aussi macabre que possible. Tu ne le regretteras pas.

La férocité de son regard n’était qu’une simple courtoisie. Mais elle suffit à calmer les inquiétudes de son adversaire. Pour la troisième fois, le criminel à la bouche cousue misa sa vie sur la technique qu’il avait élaborée. Parmi les histoires partagées par les non-mages, on trouvait la légende du doppelgänger. L’histoire est simple et elle vient de la ville de Daitsch : Un jour, un homme rentra à la maison et sa femme lui demanda une chose étrange : « Pourquoi es-tu rentré deux fois ? ». L’homme fut perplexe. À partir de ce jour, des événements similaires se produisirent. Il rencontra un vieil ami pour la première fois depuis longtemps et on lui dit qu’ils s’étaient déjà rencontrés. Il rencontra un moment un parfait inconnu et on l’accusa de l’avoir insulté. Il se rendit dans un nouvel endroit et on lui dit qu’on l’y avait déjà vu.

Au fur et à mesure que ces bizarreries s’accumulaient, l’état d’esprit de l’homme se dégrada. Il ne pense plus qu’à cette autre version de lui-même. Sa femme le quitta lorsqu’il ne put plus travailler. Alors que les choses ne semblaient pas pouvoir empirer, il erra, hébété, dans le marché et le vit enfin de ses propres yeux. Un homme s’avança vers lui, son portrait craché : Taille, visage, mêmes vêtements. Inutile de courir. Sa décision prise, l’homme se dirigea tout droit vers son double. Lorsqu’il s’approcha, le double sourit.

Ils se heurtèrent de plein fouet. Une explosion de lumière éclata, aveuglant tous les témoins. Puis, lorsque la lumière s’estompa et que leur vision revint, ils découvrirent le corps de l’homme en morceaux. Chaque bout s’ils étaient rassemblés, formait un corps entier.

Des histoires vraies bien plus horribles abondaient dans le monde de la magie, bien que nous puissions supposer avec certitude que la majeure partie de cette légende est de la fiction. Mais d’un point de vue magique, le phénomène décrit est possible. Il pouvait s’agir de la farce d’un fantôme, d’une fée, ou d’une illusion utilisée par un mage de mauvaise humeur pour tromper les gens ordinaires. Cependant, il y avait des raisons de penser que les racines étaient plus profondes. Un événement réel pouvait être à l’origine de la légende : le résultat d’une expérience magique consignée dans d’anciens documents.

Il était une fois un mage qui vivait dans le nord de Daitsch. Occupé à pratiquer la sorcellerie, il se plaignait du manque d’aide dans ses recherches, jusqu’au jour où une idée lui vint à l’esprit. Pourquoi n’y avait-il qu’un seul mage ? Pourquoi pas deux ? C’était peut-être une idée ridicule née du manque de sommeil, mais il était tout à fait sérieux à ce sujet. Les mages et les gens ordinaires avaient des conceptions du soi très différentes. Dépasser les limites de sa chair est un instinct que tous les mages partagent. Au cœur de sa tentative se trouvait l’idée que le nombre de ses semblables était une préoccupation insignifiante – du moins, c’est ce qu’il supposait. Ne voulant pas perdre de temps, le mage s’attela à la tâche. Après de nombreux essais et erreurs, il fit une tentative.

Plus précisément, il projeta la moitié de son existence sur 0,5m devant lui, dans le rayon d’action de la magie spatiale, elle-même essentiellement une extension de l’intérieur de son corps. Cette image mentale revenait à déplacer le centre de gravité de son pied gauche vers un pied droit placé devant lui, mais sur le plan de son être même. Les résultats furent un échec et un échec bien spectaculaire. Une explosion massive eut lieu qui emporta son manoir et les terres environnantes dans son sillage. On dit que le mythe du doppelgänger est le résultat de personnes non mages qui ont entendu le récit de cette expérience stupéfiante et l’ont embelli au fil du temps.

La popularité de ce mythe auprès des gens ordinaires seulement, donna du crédit à cette idée, résolvant ainsi le mystère de l’origine du conte. Mais pour les mages, un mystère bien plus grand demeurait. Pourquoi l’homme avait-il échoué ?

Naturellement, les mages n’étaient guère dissuadés par la mort spectaculaire d’un prédécesseur. L’expérience avait été répétée un certain nombre de fois. Le déplacement de l’existence proportionnelle étant lui-même extrêmement difficile, peu de mages parmi les premiers parvinrent à reproduire l’échec, mais au fur et à mesure que les reproductions s’accumulaient, l’analyse du phénomène progressait. Une soixantaine d’années après l’explosion initiale, un consensus s’était dégagé. À savoir : L’échec de l’expérience était inévitable. Le monde ne permettait tout simplement pas l’existence de deux choses identiques.

Que s’était-il passé au moment de l’explosion ? Convergence. La division de l’existence proportionnelle en deux soi eut pour effet d’attirer le plus petit soi dans le plus grand. Ils s’étaient tout simplement rejoints. Mais la force de cette convergence était trop grande pour que le corps puisse la supporter. Le mage qui tentait l’expérience explosait et l’énergie libérée envoyait des ondes de choc dans les environs. Il s’agissait d’un exemple de principe frénétique, un terme désignant les corrections manifestement excessives qui se produisaient lorsque les mages enfreignaient les règles du monde. Comme si une puissance supérieure était offensée et punissait impitoyablement le mage pour son péché. Un argument de poids pour rester à l’écart.

Mais même avec cela établi, les mages n’apprenaient jamais. Loin du début de tout cela et bien plus tard… À l’ouest de l’Union, dans le sud de Yelgland, un mage d’une ancienne lignée lut les conclusions de l’étude de soixante ans du mage daitschan et s’était dit : « Hmm. Tant que ce principe existera, il sera peut-être difficile d’en conserver deux ».

Mais il regarda ensuite la chose sous un angle différent. « Les deux soi convergent, générant une force énorme. Cette force pourrait-elle avoir d’autres usages ? » Si l’explosion est le résultat d’une incapacité à contenir la force, il suffit d’être assez fort pour la contrôler.

D’abord, faire face à l’avant. Déplacez un peu plus de 50 % de son existence proportionnelle jusqu’à la limite extrême de sa magie spatiale. C’est ainsi qu’est né un deuxième Théodore, un double interdit. La convergence avait commencé instantanément. Une correction inéluctable, fusionnant les deux en un seul, frappant le Théodore original comme un formidable vent arrière. Il n’avait pas à bouger le petit doigt. Un pas plus loin, il y avait un autre Theodore avec une existence proportionnelle plus importante – et les règles du monde s’accordaient à dire que c’était là qu’était sa place.

  • …  !

Il n’avait qu’à se concentrer sur sa survie. À empêcher cette force incroyable de le détruire. Une énergie insondable le traversait, complétant sa circulation de mana. Il savait qu’il s’agissait d’une prouesse comparable à la circulation d’un mercure supersonique dans ses veines. Une seule erreur de contrôle et il finirait comme les expériences ratées des siècles passés. Mais s’il n’avait pas échoué ? Le résultat fut un coup que personne ne pouvait supporter. La deuxième spellblade, Creumbra, l’ombre solitaire. Lorsque les deux ombres fusionnèrent, tout ce qui se trouvait au-dessus de la taille de l’agresseur ne fut plus qu’un brouillard sanglant.

  • Ça c’est un bon ami, lança Theodore McFarlane.

Le duel était terminé, et il ne restait plus personne pour entendre ces mots. Sa main tenait son athamé en l’air comme s’il venait de le lancer en avant… mais aucun coup ne pouvait en résulter. Lorsque la lame de Théodore frappa l’agresseur, le haut du corps de l’homme fut réduit en particules trop petites pour être vues. Le coup n’avait pas transpercé, il s’était évaporé. La convergence forcée de deux êtres identiques, le monde corrigeant une erreur, car les deux êtres étaient contenus dans une seule attaque, voilà le résultat. Théodore balaya la fumée carbonisée de son costume. Les jambes de l’agresseur basculèrent ensuite, comme si de rien n’était.

  • Mes excuses, murmura Théodore. —— J’ai peut-être été un peu trop excité.

Il baissa les yeux sur le bout de sa lame.

Elle tremblait depuis le début de leur combat, depuis qu’il avait assisté au duel de la jeune aziane. Une joie obscure montait en lui, une joie qu’il n’arrivait pas à contrôler.

  • Ah, je ne peux pas attendre. Je ne peux pas attendre, Nanao, mon petit soleil, gémit-il. —— S’il te plaît, ne t’arrête pas. Cours toujours plus loin, jusqu’à que tu arrives là où je suis.

Un monologue étourdissant. Il se mordit la lèvre, faisant couler le sang. Il mit ses canines à nu, ses boucles tremblèrent comme la crinière d’un lion enragé.

  • J’ai prêté serment à Chloé… alors tu dois y parvenir !

Son cri résonna dans la nuit. Les lamentations frénétiques du sorcier ébranlèrent la voûte au-dessus de Galatea.

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