Ne pas mettre fin au spectacle
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Traduction : Raitei
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Pendant les trois jours qui suivirent, je n’avais pas fait grand-chose, si ce n’est me remémorer ce que j’avais fait. Confier l’affaire à trois imbéciles était bien malvenu puisqu’ils n’avaient pu produire aucun résultat. Ce fut un étranger comme moi qui avait dû accomplir ce qu’ils n’avaient pas pu faire. Même s’il était vrai qu’en tant qu’observateur, j’avais pu glaner des faits dans chacune de leurs déclarations, c’était moi qui avais résolu le problème. En tout cas, les paroles d’Irisu m’avaient poussé à le croire. Cela m’avait fait réaliser que j’avais des capacités qui m’étaient propres. Par conséquent, j’étais maintenant plongé dans un sentiment de satisfaction comme si j’avais été enivré par trop de bonbons au whisky. Pour le dire sans prétention, c’était une sensation rafraîchissante.
Le mystère de Hongou ayant été résolu le vendredi, le scénario préparé dès le samedi soir (selon certains seconde, le scénariste remplaçant a dû écrire le reste du scénario dans un délai si court qu’il avait travaillé jusqu’à épuisement, mais je ne pouvais pas vérifier la chose). C’est ainsi que le tournage de la 1er F fut finalisé le dimanche soir. Il s’agissait d’un retournement de situation épique vu dans quel pétrin le groupe s’était mis. Le dimanche soir, Irisu me téléphona pour me faire part de sa gratitude et je lui adressai mes plus sincères félicitations.
C’est ainsi que lundi, trois jours après la résolution du mystère, les vacances d’été du lycée Kamiyama prirent fin. Comme le club de littérature ne s’était pas réuni pendant ce week-end, je n’avais pas pu informer Chitanda de ce qui s’était passé jusqu’à aujourd’hui. Après les cours, comme j’étais un peu en retard à cause de petites choses à faire, je m’étais précipité vers la salle du club. Je n’avais pas envie de montrer mes exploits, mais j’avais pensé qu’il était plus judicieux de lui en faire part tandis que je montais les marches du bloc spécial. Il était indéniable que je montais doucement les marches.
En arrivant devant la salle de géologie, je ressentis une atmosphère étrange. La salle de classe était sombre, comme si les rideaux avaient été tirés. J’ouvris la porte en silence et remarquai que l’on avait sorti la télévision. L’on pouvait voir le film « L’angle mort de 10 000 personnes » de diffusé. Chitanda, Ibara et Satoshi me tournaient le dos, concentrés.
J’entrai au moment du générique de fin, voyant les noms des acteurs et de l’équipe dans une police gothique défiler vers le haut sur un fond sombre. Comme le tournage et le montage n’avaient eu lieu qu’hier, ce générique avait probablement été conçu à l’avance. Ibara se leva pour arrêter le film, remarquant ma présence.
Ibara — Oh, Oreki.
Chitanda et Satoshi se retournèrent. Satoshi montra la télévision.
Fukube — Hé, Houtarou. On l’a vu.
Moi — Le film de la 1er F ?
Fukube — Oui. Eba-senpai vient tout juste de nous le donner. C’est donc ton raisonnement qui a servi pour ce film, hein, Houtarou ?
Comme Satoshi affichait toujours un visage souriant, je n’avais aucun moyen de savoir ce qu’il pensait vraiment du film. Je lui posai la question.
Moi — Alors, c’était comment ?
Fukube — Pas mal. Ou plutôt, c’était intéressant. Quand on pense que le coupable était le caméraman, c’est quelque chose.
En appuyant sur le bouton de rembobinage du magnétoscope, Ibara s’exprima non sans reproches.
Ibara — Tu y avais déjà pensé au début, n’est-ce pas ? Tu caches vraiment beaucoup trop de choses dans ton esprit.
Moi — Je n’y avais pas pensé quand j’étais avec vous. Ce n’est pas mon genre de jouer avec les nerfs des gens.
Dis-je en posant mon sac en bandoulière sur la table en m’étirant. À vrai dire, j’eus l’impression que c’était un flop, car ils n’étaient pas aussi surpris que je l’aurais cru. J’étais plutôt satisfait du plot twist alors je m’attendais un peu plus d’étonnement de leur part. J’aurais dû m’attendre à rien de la part de ces rabat-joie. Mais c’était peut-être une bonne chose que Satoshi et Ibara ne soient pas naïfs. Qu’en était-il de la candide Chitanda ?
Nos yeux se croisèrent. Chitanda tourna alors la tête pour me faire face.
Chitanda — Oreki-san.
Moi — Oui ?
Chitanda — J’ai été surprise pour être honnête.
Elle tourna la tête vers l’arrière et regarda au loin, parlant prudemment.
Chitanda — De plus, je…
Elle remarqua alors quelque chose et sourit.
Chitanda — Humm, peut-être plus tard.
Une réaction particulière. Comment dire ? Je n’arrivais pas à savoir si c’était positif ou négatif. En tapant dans ses mains, Satoshi s’exprima.
Fukube — En tout cas, tu as bien fait, Houtarou. L’impératrice est satisfaite, le film est terminé. Le public sera également ravi de ce développement surprenant. Le jour approche à grands pas où le nom du lycée Kami se fera entendre au loin grâce au détective Oreki Houtarou. Nous devrions porter un toast à cette occasion.
Il s’empressa de sortir de son sac à cordon quatre bouteilles de Yakult [1]. Il y avait vraiment toutes sortes de choses ridicules dans son sac. Ibara se leva, mettant un frein à l’humeur festive de Satoshi d’une voix amère.
Ibara — Ce n’est pas le moment de se préoccuper des problèmes des autres classes, Fuku-chan. Depuis l’avant-première du film, nous n’avons pas avancé sur Hyouka. Je vais vérifier l’avancement de ta partie à partir d’aujourd’hui, puisque tu m’as demandé de l’aide.
Le sourire de Satoshi se figea. Il déposa deux Yakult devant Ibara comme si cela allait la dissuader. Comme prévu, Ibara commença à ouvrir les rideaux. C’est ainsi que l’affaire du film se termina tandis que le club de littérature reprenait son activité de compilation pour son anthologie.
***
À l’approche du coucher du soleil, l’énième réunion concernant l’anthologie « Hyouka » s’acheva. Alors que je rassemblais les notes éparpillées, Satoshi et Chitanda quittèrent la salle de géologie. Il ne restait plus qu’Ibara et moi. Rangeant la télévision, Ibara se retourna pour exprimer ses pensées.
Ibara — Oh oui, Oreki. Je peux te demander quelque chose ?
Moi — Si c’est le manuscrit, on n’en a pas besoin avant la semaine prochaine, non ?
Ibara secoua la tête.
Ibara — Je parle du film. Quel était le titre déjà ? Quelque chose à propos de 10 000 personnes.
Comme il était assez embarrassant pour moi de prononcer un titre auquel j’avais moi-même pensé, je priai Ibara de continuer ce qu’elle voulait dire.
Moi — Du coup ?
Ibara — Tu as trouvé la solution, n’est-ce pas ?
J’acquiesçai. Qu’essayait-elle de dire ? Elle semblait prudente dans ses propos.
Ibara — Tout ?
Demanda-t-elle. Comme je n’avais pas vu la version complète, je donnai une réponse ambiguë avec une certaine conviction.
Moi — La plupart.
Elle me jeta un regard acéré. Elle haussa bien le ton cette fois.
Ibara — Dans ce cas, que penses-tu de la théorie de Haba-senpai ? Peu importe que son astuce soit intéressante ou non, elle n’a absolument pas été montrée dans le film.
Elle ne semblait pas convaincue.
Moi — La théorie de Haba ?
Ibara — Tu l’ignores un peu, non ?
Elle murmura la chose tout en plaçant ses mains sur sa taille.
Ibara — Jamais le film n’a montré l’utilité d’une corde.
La corde… L’objet que Hongou avait demandé à Haba de préparer. Elle avait insisté sur son importance. C’est vrai que la corde avait été mentionnée auparavant. Comme je ne savais pas quoi répondre, elle continua.
Ibara — Le fait que le caméraman soit la septième personne est intéressant, car on peut ressentir l’intensité de tous les personnages qui regardent droit dans la caméra. Mais cela ne laisserait pas de place à la corde pour faire son apparition.
En effet. Non, ce n’est pas ça ! Je répliquai en haussant un peu la voix.
Moi — L’utilisation d’une corde est probablement limitée à des choses spécifiques. Peut-être que le caméraman allait s’en servir pour se pendre à la fin.
Ibara me regarda avec un regard montrant toute son exaspération.
Ibara — Qu’est-ce que tu racontes, Oreki ? Si c’est le cas, pourquoi Hongou a autant insisté ? S’ils tournaient une telle scène en utilisant une corde aussi robuste c’était qu’il y avait une inquiétude sécuritaire. Hongou-senpai avait spécifiquement demandé une corde assez solide pour soutenir une personne. Je pense qu’il manque quelque chose ici.
La dernière phrase contenait probablement une partie des préoccupations d’Ibara, mais j’étais passé à côté de ça. Quand elle a dit que j’avais raté quelque chose, je n’avais pas du tout pensé à cela.
C’était probablement quelque chose de banal… Mais pourquoi avais-je oublié de tels détails ?
Ibara — En tout cas, j’ai trouvé ta déduction intéressante. Mais vu la rigueur avec laquelle tu as rejeté les théories de ces trois personnes, je me disais que tu avais peut-être pensé à quelque chose qui leur avait échappé.
Dit-elle en recouvrant la télévision d’une housse en plastique et en préparant son sac. Comme elle avait dit qu’elle s’occupait de rendre la clé, je décidai de partir avant elle.
***
Les mots d’Ibara résonnant encore dans ma tête, je descendis les marches du bloc spécial. Ma déduction devait prendre en compte tous les faits. Bien que certains détails, comme le jeu des acteurs et les dialogues, puissent être un peu erronés, l’ensemble devait refléter la véritable intention de Hongou. Pourtant, j’avais oublié quelque chose. Ou plutôt, parce que cela ne correspondait pas à ma déduction, je l’avais inconsciemment ignoré. C’était inconcevable pour moi dans la mesure où je n’étais pas du genre à déformer les faits juste pour arriver à une réponse plausible. Du moins, c’est ce que je voulais croire. En regardant mes pieds, je m’étais rendu compte que j’étais toujours au troisième étage. Alors que je comptais descendre véritablement cette fois, toujours plongé dans mes pensées, une voix m’interpela.
— Hé, Houtarou.
Je me retournai et ne trouvai personne. On aurait dit Satoshi. Non… je ne me faisais pas d’illusions, je l’avais bien entendu. J’avais attendu un peu et mon nom fut de nouveau prononcé.
— Par ici, Houtarou.
Une main sortit des toilettes pour hommes et me fit signe de venir. Si c’était la nuit, cela aurait été une scène d’horreur appropriée. Avec un sourire amer, je me dirigeai vers Satoshi qui m’attendait.
Moi — Que veux-tu, Satoshi ? Loin de moi l’envie d’uriner avec toi.
Très vite, le sourire disparut de son visage.
Fukube — Je n’ai pas cette passion. C’est juste un bon endroit.
Moi — Bon endroit pourquoi ? Ça pue oui.
Fukube — Je pensais justement à nettoyer la zone. En tout cas, aucune fille ne peut rentrer.
Ah, c’était donc pour ça.
Moi — Alors, tu veux cacher quoi aux filles ? Des trucs cochons ?
Même si je plaisantais, Satoshi ne souriait pas.
Fukube — Y’a pas à dire, t’as l’esprit bien tourné. Après si c’est ce que tu veux, je peux te montrer un truc qui peut nous faire terminer chez les flics. Bref, écoute.
Je repris une posture sérieuse.
Moi — C’est quelque chose qu’elles ne peuvent pas savoir ?
Fukube — Disons que ça pourrait les faire questionner.
Satoshi baissa alors la voix.
Fukube — Houtarou, tu as vraiment compris Hongou-senpai ?
Même lui s’y mettait. Ce n’était pas méchant, mais j’avais une mine amère.
Moi — Oui.
En entendant cela, Satoshi détourna son regard du mien.
Fukube — Je vois. Tu es vraiment sûr que c’est ce qu’elle voulait ?
Essayait-il de me mettre mal à l’aise ? Satoshi me fixait sans trouver les mots. Je le mis ainsi sur les rails pour faire avancer la discussion.
Moi — Je me suis trompé ?
Fukube — En quelque sorte.
Il fit un signe de tête ambigu avant de révéler ce qu’il avait sur le cœur.
Fukube — Houtarou, ce n’est pas bien. Tu te trompes sur les intentions de Hongou-senpai. Bien que je ne puisse pas comprendre en quoi c’est faux, je peux te dire que ce n’est pas ça.
C’était assez brutal. Plutôt que d’être choqué ou mécontent, j’étais plus abasourdi. Vu qu’il n’avait pas son air plaisantin, il était vraiment sérieux.
Je repris mon sang-froid avant de répliquer.
Moi — Sur quoi tu te bases pour dire ça ?
Fukube — Rien de sûr, mais je peux me permettre un avis superficiel ?
Moi — S’il y avait une grande contradiction, je l’aurais remarqué.
Satoshi secoua clairement la tête.
Fukube — Il n’y a aucune contradiction. Ce n’est pas là où je voulais en venir. Ta théorie n’a pas de failles, mais pour moi ce n’est pas ce que Hongou-senpai avait prévu.
Moi — Et du coup ?
Il se racla la gorge.
Fukube — Houtarou, réfléchis à la compréhension que peut avoir Hongou-senpai de la fiction policière. Partant d’une page blanche, qu’a-t-elle lu pour se préparer au scénario ?
Perplexe quant au rapport avec tout cela, je répondis tout de même.
Moi — Sherlock Holmes.
Fukube — Exactement. L’expérience de Hongou-senpai en matière de romans policiers se limite à Sherlock Holmes. Même si elle a dit s’en tenir aux dix commandements de la fiction policière, elle n’a pas encore lu les œuvres de Ronald Knox. De plus ce que tu as proposé à Irisu-senpai est une sorte d’astuce narrative. Tu entends ? Une astuce narrative !
J’ai bien compris, merci.
Moi — Oui, il s’agit de tromper le public, n’est-ce pas ? Utiliser le caméraman comme septième personne peut être considéré comme une astuce narrative. J’entends bien ce que tu dis.
Fukube — Exactement. Maintenant laisse-moi aller droit au but.
Comme s’il parlait très solennellement, Satoshi prit une grande inspiration avant de répondre d’une traite.
Fukube — Il n’y a pas d’astuce narrative dans l’ère Conan Doyle[2] !
Moi — …
Fukube — Hormis quelques exceptions, cette astuce consistant à utiliser les coulisses n’est apparue qu’à l’époque d’Agatha Christie, c’est-à-dire au XXe siècle. Je ne connais peut-être pas bien Hongou-senpai, mais je suis certain qu’elle n’a pas lu les œuvres de Christie !
Au début, je n’avais aucune idée de ce qu’il essayait de dire, mais en digérant tout ça, je me mis un peu à hésiter. Pour Hongou, la compréhension des romans policiers se limitait probablement au XIXe siècle, à ses rues londoniennes éclairées par des lampes à pétrole où vivait Sherlock Holmes. Et Satoshi avait dit qu’une telle astuce narrative n’existait pas à cette période. Pendant un court instant, je m’étais retrouvé hébété, ruminant ces observations que je ne pouvais rejeter. Recevant un coup depuis un angle inattendu, mon corps était comme à l’arrêt. Satoshi me regarda dans cet état second, s’adressant à moi avec sympathie.
Fukube — Personnellement, je donnerais une note de A pour ce film. J’ai particulièrement aimé le moment où le caméraman est révélé. Mais si tu dis que c’était l’intention de Hongou-senpai, alors mon objection n’est pas totalement dénuée de fondement.
Moi — Attends.
Ces mots sortirent de ma bouche contre toute attente.
Moi — Nous n’avons aucune idée de livres lus par Hongou-senpai. On ne peut pas dire qu’elle n’a pas rencontré de telles astuces narratives en dehors de Sherlock Holmes, n’est-ce pas ?
J’étais obstiné. Il me tapota l’épaule, répondant avec une simple phrase.
Fukube — Eh bien, si c’est ce que tu penses, alors ça me va aussi.
***
L’attaque combinée d’Ibara et de Satoshi m’avaient sévèrement touché. Je ne pensais pas être aussi fragile, mais c’était inattendu. En temps normal, j’étais du genre à bien encaisser, mais là, je n’avais pas su contrer leurs objections. Il était logique que je commence à douter de ma théorie même si je m’y accrochais. C’est pourquoi, après avoir descendu les dernières marches, trouvant Chitanda qui traînait là, mon cœur se mit à battre très fort. Elle m’attendait visiblement et baissa les yeux en me voyant.
Chitanda — Umm, Oreki-san… J’ai quelque chose à te dire.
Elle avait un air désolé et compte tenu de ce qui venait de se passer, j’eus une idée de ce qu’elle allait dire. Je poussai un petit soupir de résignation.
Moi — Une chose que tu ne peux pas dire devant Satoshi et Ibara ?
Elle écarquilla ses grands yeux, me regardant avec surprise. Elle hocha ensuite doucement la tête avant de me guider vers l’entrée de l’établissement. Alors que je me demandais pourquoi nous ne pouvions pas faire cela dans un café, elle me répondit que l’endroit habituel que nous fréquentions était trop loin, tandis que ceux qui se trouvaient à proximité étaient fréquentés par les élèves du lycée Kami. Mais le fait de marcher en parlant dans le secteur ne changeait pas grand-chose à mon sens. Il faisait encore grand jour et décidai d’entamer la conversation.
Moi — Tu voulais me parler du film ?
Chitanda — Oui.
Moi — Quelque chose te dérange, c’est ça ?
Chitanda — Il semblerait que oui.
Une réponse qui mettait bien les formes. C’était donc ce que l’on ressentait à l’attente d’un verdict ? Impatient, j’allai droit au but.
Moi — Ne te retiens pas. Satoshi et Ibara pensaient eux aussi que ce n’était pas la véritable intention de Hongou. J… Je commence aussi à être du même avis.
L’air abattu de Chitanda s’envola. Je parlai ensuite en détournant le regard.
Moi — Et tu en penses quoi ?
Chitanda — …Je ne pense pas non plus que ce soit le cas.
Moi — Peux-tu me dire pourquoi ?
Après un silence, Chitanda acquiesça. Je ne savais pas comment j’allais réagir à sa réponse. Le tournage était déjà terminé, et toute révision ne pouvait se faire qu’après la fin du festival. En étant rationnel, ce que l’on faisait était inutile. J’avais donc encore un peu d’amour-propre.
Moi — Tu ne me le diras pas ?
Le feu de circulation devant nous vira au rouge, stoppant le flux de personnes, et de nombreux élèves du lycée attendaient au bord du passage piéton en conséquence. Chitanda hésitait probablement à parler dans une telle situation, d’où le silence. Lorsqu’elle se tourna vers moi, je pus voir la tristesse dans ses yeux doux. C’est là que j’ai pu remarquer son élégance qui se logeait dans ses grands yeux. Lorsque le feu changea, la vague de personnes se mit à déferler et Chitanda commença à parler lentement.
Chitanda — Oreki-san, comprends-tu ce qui me dérange ?
Pourquoi devait-elle tourner en rond ? Je décidai de répondre sèchement.
Moi — La fin du film j’imagine ? On a été engagés pour ça.
Étonnamment, Chitanda secoua la tête. Ses longs cheveux allant jusque dans le dos se balançaient de droite à gauche.
Chitanda — Non. Pour moi, la fin du film n’a pas vraiment d’importance. J’ai trouvé ta proposition merveilleuse, Oreki- san.
Moi — Alors…
Chitanda — Je suis curieuse à l’égard des véritables intentions de Hongou-san.
Elle me jeta un coup d’œil. J’avais probablement l’air d’un idiot en ce moment. Si elle s’inquiétait pour Hongou, c’était comme si elle remettait ma théorie en question. Se doutant de ce que je pensais, Chitanda s’exprima.
Chitanda — Peu importe comment on retourne la chose, toute cette affaire est étrange. Hongou s’est-elle vraiment effondrée à cause du stress ? Si c’est le cas alors, pourquoi n’a-t-on pas confié la mission à quelqu’un d’autre ? Comme Eba-san, par exemple.
Elle pencha la tête. D’une certaine manière, elle n’avait pas réussi à transmettre correctement son message.
Moi — Je ne te suis pas trop.
Chitanda — Oh… Je suis désolée. Je veux dire, pourquoi Irisu-san n’a-t-elle pas demandé à l’une des amies proches de Hongou-san, comme Eba-san, par exemple, pour tout savoir ?
…C’était une question un peu présomptueuse dans la mesure où Hongou avait besoin d’être seule pour se reposer, il valait mieux ne pas la stresser davantage surtout en lui parlant du scénario. Mais Chitanda continua avant que je ne puisse dire quoi que ce soit.
Chitanda — Hongou-san aurait dû avoir l’intégralité du scénario. Même si elle s’était effondrée, je doute fort qu’elle n’ait pas pu transmettre sa fin, autrement dit, l’astuce narrative, à Irisu-san. Mais elle ne l’a jamais fait. Au début, je me disais que Hongou-san s’était donné beaucoup de mal. Pourtant, d’après ses camarades de classe, on dirait qu’elle a été contrainte par ces derniers d’écrire le script. Elle ne s’était pas portée volontaire et je pense qu’elle n’avait pas osé refuser. Finalement, est-ce parce qu’elle manquait de confiance en elle ? Est-ce parce qu’elle était tellement gênée de ne pas avoir pu terminer le script qu’elle n’avait pas pu se résoudre à voir les autres ? Quelqu’un lui aurait quand même rendu visite et aurait la vérité ? Quelque chose cloche. Je ne suis peut-être pas familière du roman policier, mais j’ai l’impression que les personnes impliquées dans le projet ne le sont pas non plus. De plus, ils ont tous l’air gentils. Je ne crois pas qu’ils l’auraient critiquée sévèrement si elle n’avait pas été capable de répondre aux attentes.
Je ne sais pas si on pouvait les considérer comme gentils, mais le moins qu’on puisse dire c’était que leurs opinions étaient très variées. Comme si elle se parlait à elle-même, Chitanda poursuivit.
Chitanda — Alors, qu’est-ce qui a poussé Hongou-san dans ses derniers retranchements ? On ne peut pas le savoir, peu importe comment on retourne les choses. C’est ça qui m’intrigue.
Elle avait ralenti le rythme et me regarda droit dans les yeux.
Chitanda — Oreki-san, si ta déduction est la bonne, Hongou-san aurait déjà dû en parler à Irisu-san. Il en va de même pour les autres théories. Je crois que j’aimerais comprendre ce qu’a ressenti Hongou-san en abandonnant à mi-chemin. Cette frustration à cause de ce goût d’inachevé. Le film n’a pas répondu à ça donc je reste intriguée.
Pendant que Nakajou, Haba, Sawakiguchi et moi essayions de découvrir la vérité sur cette affaire, Chitanda essayait de comprendre Hongou,
Chitanda — Eba considère Hongou comme une bonne amie. Si elle avait voulu en savoir plus sur l’utilisation d’une astuce narrative, elle aurait pu lui demander. Mais si ça se trouve, Hongou était sérieusement stressée par le fait qu’on lui pose la question ?
Eba avait décrit Hongou comme une bonne amie, mais l’attitude ne suivait pas. Lorsque Chitanda lui avait demandé le genre de personne qu’était Hongou, elle sembla ennuyée, nous demandant en quoi c’était utile pour nous. Même si sa bonne amie était très malade, était-ce la bonne façon de répondre ? Peut-être avais-je traité tout ça comme un simple exercice narratif. Le cadre, les personnages, le meurtre, l’astuce, le tueur, tout cela aurait dû refléter Hongou, que je n’avais jamais rencontrée. Ce fut un déni de ma part, enfermé dans ce rôle de détective que l’on m’avait octroyé. Je poussai un profond soupir. Ne voulant pas être incomprise, elle s’exclama.
Chitanda — Mais ce n’est pas une critique à ton égard, Oreki-san ! J’ai aussi été surprise par la fin du film. Même si Hongou-san n’avait sûrement jamais pensé à ça, c’était une merveilleuse amélioration.
J’eus un sourire amer. J’étais tel un scénariste venu la remplacer.
***
Cette nuit-là dans ma chambre, j’étais perdu dans mes pensées. Allongé sur mon lit, je regardais le plafond blanc. Peu importe comment je voyais les choses, je m’étais trompé, mais j’avais digéré le choc depuis. Comparé à Nakajou, Haba et Sawakiguchi, mon échec n’était en aucun cas cuisant. Je m’étais mis à sourire. Je suis quelqu’un de spécial, hein ? Irisu savait vraiment comment flatter les gens. Je m’étais senti stupide d’avoir cru en elle. En fin de compte, j’avais été choisi uniquement parce que mon histoire était meilleure que celle des trois autres. Maintenant que mes pensées étaient claires, je me demandai si j’avais vraiment échoué.
Bien sûr, il est devenu évident que ma proposition ne correspondait pas à la véritable intention de Hongou. Mais comment Irisu, ou même la 1re F, voyaient les choses ? De leur point de vue, c’était l’aboutissement d’un projet, d’un film, qui risquait d’être abandonné. De ce point de vue, j’avais réussi. Le film « L’angle mort de 10 000 personnes » est un film que même la pointilleuse Ibara avait salué. Autrement dit, on pouvait dire que ma déduction était un succès, peu importe ce qu’on en pensait. Et c’était grâce à ces compétences que personne d’autre ne possédait que ce fut une réussite. Mais ces mots avaient-ils un sens ? Ces mots prononcés par Irisu au salon de thé Hifumi : « Chacun devrait reconnaître ses propres talents ».
Ces mots prononcés comme s’ils incarnaient la vérité de ce monde et semblant avoir un effet sur moi, avaient-ils une quelconque signification ? J’avais perdu toute notion des choses autour de moi, ne laissant que ma personne. Ce sentiment m’avait complètement retourné, me donnant une image fantasmée de moi-même. J’avais imaginé les scénarios où les propositions de Nakajou, Haba et Sawakiguchi avaient été acceptées et le verdict était sans appel. J’avais faussement pensé que ma proposition les surclassait tous. Mais toutes ces illusions avaient maintenant disparu.
Lorsque je me demandais ce que j’allais y gagner, j’avais complètement omis cette personne de mon esprit. Je ne faisais ainsi pas cela pour plaire à Chitanda. Cette réflexion était clairement naturelle. Il fallait donc que j’examine cette affaire de plus près. Je n’avais plus rien à perdre après tout. Mais où m’étais-je trompé ? Irisu savait-elle que j’avais fait erreur ? Et puis il y avait la question qui intriguait Chitanda.
Pourquoi Hongou ne leur avait-elle pas révélé le véritable scénario ? Ou bien n’avait-elle pas pu ? Pourquoi Irisu ne s’était-elle pas renseignée auprès d’Eba ? Devant moi se trouvaient ces fameux brouillons, la pile de papiers que j’avais oubliée dans mon sac. Mais je n’arrivais pas à m’éclaircir les idées. Je ne savais pas si cet éclair d’inspiration était dû à la chance ou au talent, ainsi décidai-je de ne pas m’y attarder davantage. Je me retournai sur mon lit, décollant mon regard du plafond vers les murs de ma chambre.
Mes yeux se posèrent sur une scène étrange.
Je me levai du lit et je me dirigeai vers l’étagère. Bien que cette pièce soit maintenant ma chambre, ma sœur y avait laissé quelques affaires à l’époque. Dans le coin de l’étagère se trouvait l’un de ses livres. Comme elle était remplie de livres étranges, je n’y avais pas vraiment prêté attention jusque-là.
Le livre s’intitulait « Le mystère des Tarots ». Je ne savais pas que ma frangine était kabbaliste[3]. Dans la nuit éclairée par la lune et les réverbères, j’ouvris le livre non sans amusement. Alors que je tournais les pages, j’arrivai très vite sur le chapitre de « L’impératrice ». Un contenu de dix pages lui était consacré. J’en avais lu la première ligne.
[III] L’impératrice
Maternité. Fécondité. Sensualité.
Hmm, en lisant cela, Irisu ne correspondait en aucun à ces attributs. Quoi qu’il en soit, « l’Ermite » lui convenait mieux. Tout d’abord, le surnom « d’impératrice » d’Irisu n’avait rien à voir avec les cartes de tarot. C’est Satoshi qui avait associé la chose en faisant correspondre à chaque membre du Club de littérature une carte de Tarot spécifique. Si je me souvenais bien, Ibara était…
[VIII] La justice
Égalité. Justice. Impartialité.
Il avait vu juste. Satoshi avait expliqué que ces personnes étaient exigeantes envers elles-mêmes ce qui correspondait bien à Ibara. Me changer les idées n’était pas si mal. Alors que je levai les yeux, je vis le magicien, correspondant à Satoshi et le Fou, à Chitanda.
[I] Le magicien
Initiative. Créativité. Concentration.
[Pas de numéro] Le fou.
Aventurisme. Curiosité. Impulsivité.
Haha, je vois. Ça lui convient bien. Je m’étais mis à rire. Mais un expert en Tarot définirait-il aussi le Fou comme quelqu’un qui aime vagabonder, et le Magicien comme quelqu’un de sociable? Et moi, alors ?
Voyons voir, « Force », c’est ça ?
[XI] La force
Force intérieure. Détermination. Liens du sang.
Comment ça ? Cela ne me correspondait pas du tout. Même si je n’étais pas forcément conscient de tous les aspects de ma personnalité, il fallait être aveugle pour ne pas voir que c’était à côté de la plaque. Satoshi connait bien ma devise pourtant. Alors pourquoi a-t-il choisi cette carte pour moi ?
Maintenant que j’y pense, Satoshi avait dit que c’était une blague. Si c’est le cas alors il doit y avoir un autre sens que je n’ai pas saisi….
Je dois avoir trop de temps libre. Ou alors, c’était simplement parce que je ne voulais pas admettre mon échec. Pourtant, en regardant « Les mystères du Tarot », je compris tout d’un coup la plaisanterie de Satoshi.
Il y avait une ligne dans les annotations ci-dessous :
Force – Illustration d’un lion féroce maîtrisé par une gente dame.
Autrement dit, Satoshi sous-entendait que les femmes me menaient par le bout du nez, que ce soit ma sœur, Chitanda ou Irisu. Tu es devenu bien arrogant Satoshi. En aucun cas elles ont le contrôle sur moi ! On parle de moi après tout.
Je repris mes esprits. En y réfléchissant bien, la « Force » pouvait être une bonne illustration. De toute façon, ce n’est pas comme s’il avait une signification profonde. Par rapport à la « Justice », au « Magicien » et au « Fou », la « Force » est sujette à une interprétation tout à fait différente si l’on se base comme Satoshi seulement sur l’illustration de la carte et non sur la description. Ainsi, sa blague n’avait pas de fondement.
En tout cas, ce fut une bonne distraction dans la mesure où j’avais ressenti un sentiment de satisfaction après avoir oublié l’affaire Hongou. Je suppose qu’on pouvait considérer cela comme une économie d’énergie, pensai-je en retournant m’asseoir sur le lit.
……… ?
Je me levai rapidement ensuite.
***
Il s’agit d’une pure coïncidence, mais le lendemain, je tombai sur la personne que je voulais rencontrer. Ce fut au moment le plus opportun, c’est-à-dire après les cours. Cette personne était bien sûr Irisu Fuyumi. En me voyant, un sourire apparut sur son visage alors qu’elle me saluait.
Irisu — Oh, Oreki-kun. Merci pour tout. Tu as vu le film ?
Incapable de cacher la raideur de mon expression, je répondis.
Moi — Non, pas encore.
Irisu — Je vois. J’ai trouvé que c’était un bon film et sans ton aide, on n’y serait pas arrivés. Tu devrais tout de même le regarder à l’occasion. Ah oui, nous organiserons une fête pour célébrer l’achèvement du film ce samedi. Tu y seras bien entendu convié.
Je secouai la tête, car le spectacle n’était pas encore terminé. Sentant quelque chose d’étrange dans mon attitude, Irisu haussa un peu les sourcils, mais son ton resta le même.
Irisu — Je vois. C’est ton choix, après tout. Maintenant…
Alors qu’elle se retournait pour s’en aller, je l’arrêtai.
Moi — Irisu-senpai.
L’impératrice se retourna et je n’attendis pas pour répondre.
Moi — Il faut qu’on parle.
***
Nous nous étions retrouvés à Hifumi, le même salon de thé que l’autre jour. Comme Irisu ne m’avait pas invité, j’optai pour un thé du Yunnan après avoir étudié attentivement le menu. Je pensais qu’on ne proposait que du thé japonais, mais il y avait également du thé chinois, du thé rouge et du café. Irisu reprit du thé vert comme la dernière fois. Après avoir attendu que nos boissons arrivent, Irisu prit la parole en premier.
Irisu — Tu voulais qu’on parle ?
Je ne savais pas par où commencer. Mais c’était le meilleur endroit possible.
Moi — Senpai, ici-même tu as dit que je possédais un certain talent, que j’étais spécial, n’est-ce pas ?
Irisu — En effet.
Moi — Puis-je te demander de quelle compétence il s’agit ?
Irisu sourit doucement
Irisu — C’est évident pourtant. Eh bien, l’art de la déduction.
Ce fut donc sa réponse, hein ? Ne me sentant ni en colère ni indigné, j » la réfutai avec un calme impérial.
Moi — Tu as tort.
Irisu — …
Moi — Je ne suis pas un spécialiste des romans policiers, mais je connais bien cette phrase : « Vous n’êtes pas détective, mais vous feriez un bon auteur de polar ». Elle a été prononcée par le coupable d’une histoire à l’issue d’une déduction fantaisiste.
Irisu resta silencieuse et sirota son thé.
Je sentais qu’elle s’était débarrassée de sa courtoisie de façade et qu’elle était redevenue elle-même. Je répétai ce que j’avais dit.
Moi — Je ne suis pas détective, mais je fais un bon scénariste, n’est-ce pas ?
L’on put entendre le bruit d’une tasse de thé posée bruyamment sur la table. En effet, elle répondit d’une manière nonchalante :
Irisu — Comment as-tu deviné ?
Elle ne se cachait déjà plus, hein ? Irisu Fuyumi avait si facilement brisé les illusions que je n’en attendais plus rien. Mais plutôt que d’être surpris, je répondis calmement.
Moi — C’est grâce à Sherlock Holmes.
Irisu — Je vois.
Moi — Hongou-senpai semble avoir étudié les romans policiers par l’intermédiaire de Sherlock Holmes. Chitanda lui a emprunté quelques livres de poche l’autre jour, mais vu l’état dans lequel elle s’était retrouvée suite à l’ivresse des bonbons au whisky, j’avais complètement oublié. Ce n’est que récemment que je suis revenu dessus.
Irisu sourit. Un sourire bien différent de celui d’avant, comme un sourire en coin.
Irisu — Et qu’as-tu découvert grâce à cela ?
Moi — Une connexion.
Je sortis une note de ma poche de poitrine. Il s’agissait d’une liste de deux des six recueils[4] de Sherlock Holmes, à savoir « Les Aventures de Sherlock Holmes » et « Les Archives de Sherlock Holmes », chaque titre étant regroupé sous les rubriques « O » et « X ».
O
- L’Homme à la lèvre tordue
- Le Soldat blanchi
- Les Trois Garrideb
X
- Une affaire d’identité
- Les Cinq Pépins d’orange
- Le Ruban moucheté
- Un aristocrate célibataire
- Les Trois Pignons
- La Pensionnaire voilée
Irisu me regardait de temps en temps avec des yeux aiguisés.
Moi — Au début, je pensais que Hongou classait les nouvelles en fonction de diverses idées, mais je me trompais. J’ai demandé à Satoshi et il a précisé que La Ligue des rouquins et Les trois Garrideb avaient la même technique littéraire. Mais il est resté sans voix, ne sachant pas pourquoi le premier était dans la catégorie « ▲ » alors que le second dans la catégorie « O ».
Irisu me lança un regard, stipulant de continuer.
Moi — J’ai du coup demandé plus de détails à Satoshi. Irisu-senpai, cela te dérange si je te spoile un peu ?
Irisu — Non, pas du tout.
Moi — Ah oui ? En tout cas, si tu veux éviter le spoil, dis-le moi tout de suite, et je prendrai les précautions nécessaires.
C’était juste au cas où, mais je n’allais rien spoiler d’important.
Moi — Commençons par la catégorie « O ». Dans L’Homme à la lèvre tordue, Holmes est chargé de retrouver la trace d’un homme ayant complètement disparu. La cliente est l’épouse. Dans Le Soldat blanchi, Holmes est chargé par un homme d’enquêter sur les allées et venues de son ami qui avait apparemment été mis en quarantaine par sa famille. À la fin, tout se termine bien et l’ami n’avait plus besoin d’être mis en quarantaine. Pour Les Trois Garrideb, il s’agit essentiellement d’une réédition de la Ligue des rouquins, bien qu’elle soit mémorable en raison d’une scène où Holmes, habituellement calme et réservé, montre des signes de détresse lorsque Watson se blesse. D’ailleurs, Watson ne fut que légèrement blessé.
Je sirotai mon thé du Yunnan, dont le goût était plutôt fade.
Moi — Passons maintenant à la catégorie « X ». Comme les nouvelles sont plus nombreuses, je n’en retiendrai que trois. Les Cinq Pépins d’orange traite d’un jeune homme demandant l’aide de Holmes après avoir été témoin de nombreuses morts étranges autour de lui. Pourtant, Holmes n’a pas pu empêcher sa mort. Dans le Ruban moucheté, une femme demande à Holmes d’enquêter sur la mort étrange de sa sœur. Le tueur n’est autre que son beau-père, qui cherchait à obtenir l’héritage des filles. Pour finir, dans les Trois Pignons, une femme dont le fils vient de mourir demande à Holmes de l’aide. L’histoire se focalise autour du désir du défunt de se venger de la femme qui l’avait plaqué ». Le fond de l’histoire tourne autour du désir de l’homme mort de se venger de la femme qui l’avait plaqué.
Je m’arrêtai là, attendant de voir la réaction d’Irisu. Elle agita sa frange avant d’énoncer un « Je vois ».
Moi — En écoutant tous ces résumés, j’ai eu une vague idée du genre d’histoires que Hongou voulait. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle avait de l’expérience dans la lecture de romans policiers au vu de ses sélections. Mais Satoshi a exprimé son incrédulité quand il a su qu’elle avait mis une croix sur le Ruban moucheté tout en traçant un cercle pour Le Soldat blanchi.
Je bus une gorgée.
Moi — Voici mon explication : Hongou préfère probablement les fins heureuses à celles tragiques. Elle n’a pas l’air d’aimer les fins où quelqu’un meurt.
Irisu ne répond pas. Probablement parce qu’elle approuvait.
Moi — Si on réfléchit de la sorte, on peut avoir plein de réponses à nos questions. Tout d’abord, peu de faux sang a été nécessaire pour la réalisation du film. Et puis il y a les résultats du questionnaire.
Irisu — Les résultats du questionnaire ?
Je sortis de mon sac à bandoulière le carnet que j’avais emprunté à Sawakiguchi, puis je l’ouvris et pointai du doigt la page correspondante.
N° 32 – Combien de victimes doit-il y avoir ?
- 1 personne — 6
- 2 personnes — 10
- 3 personnes – 3
– Autres :
4 personnes — 1
Tout le monde — 2
Environ 100 — 1
Vote invalide — 1
2 personnes recommandées (Hongou se réserve le droit de veto)
Après avoir jeté un coup d’œil momentané, Irisu s’exprima d’un air vif,
Irisu —…Comment as-tu obtenu ça ?
Moi — Je l’ai emprunté il y a un moment. Quoi qu’il en soit, observe cette question. Il s’agissait simplement de savoir combien de victimes il fallait. Mais que signifie ce « vote invalide » ? Dans d’autres questions, si quelqu’un était indécis et s’abstenait, il y avait le terme « abstention » de noté. Ici, quelqu’un avait même voté pour qu’il y ait une centaine de morts, soit bien plus que le nombre d’acteurs. Pourtant, cela n’a pas été considéré comme un « vote invalide ». Alors qu’est-ce que ce dernier représente ?
Comme si elle était amusée, Irisu reprit là où je m’étais arrêté.
Irisu — Le vote portait peut-être sur l’absence de victimes, car il n’y avait pas assez de faux sang ? Cela expliquerait son invalidité.
Je regardai sérieusement Irisu, m’observant calmement. Je stipulai à voix basse ma conclusion, à savoir que le script de Hongou ne contenait aucune victime. Irisu sembla lever légèrement la lèvre supérieure.
Irisu — Je n’attendais pas moins de toi.
Irisu était vraiment quelqu’un de calme. Elle sirotait son thé vert sans avoir l’air le moins du monde ébranlée. Comment pouvait-elle rester de marbre ? Aurait-elle pu lire dans mes pensées ? Elle posa tranquillement sa tasse.
Irisu — Si tu as compris, cela m’évite des explications. Tu as raison, le scénario de Hongou ne prévoyait pas de victimes. Elle a stipulé ne pas être capable de penser à un mystère impliquant la mort. C’est sa personnalité.
Moi — Mais tes camarades n’ont eu que faire de la chose et ont continué leurs improvisations. De plus, Hongou ne participait pas au tournage même si Nakajou la tenait au courant. Et surtout, le scénario ne mentionnait pas une seule fois la mort de Kaitou. Il a simplement subi une grave blessure et s’est effondré, ce que nous avons vu dans le film. Ibara a salué le travail effectué sur le faux bras coupé, ce qui signifie que cette partie était incluse dans le scénario original. Et pourtant, Kaitou a été soudainement tué. À l’insu de Hongou, l’histoire était passée d’une agression brutale à un meurtre.
Irisu acquiesça. Pourtant, je ne ressentais aucune satisfaction, et mes paroles devenaient peu à peu frénétiques.
Moi — Ce n’est que pure spéculation, mais je me devais de le dire. Hongou n’a pas osé dire que l’on s’écartait du script. Cela signifiait recommencer des scènes de tournage ou bien un gaspillage d’accessoires alors que les élèves ont travaillé si dur. C’est une personne timide et travailleuse après tout. Je pense que Hongou elle-même a réalisé après coup à quel point il était illogique d’avoir un mystère où personne ne meurt. Et c’est là que tu interviens senpai.
Irisu me regarda sans expression, ou plutôt, elle souriait doucement. Je n’étais pas non plus excité, mais ma voix s’éleva quand même légèrement.
Moi — Cela aurait été la faute de Hongou si tous ces changements drastiques devaient s’appliquer alors tu as fait en sorte qu’elle tombe malade, rendant ainsi le script incomplet pour atténuer les dégâts. Tu as ensuite rassemblé tes camarades pour un concours de déduction.
Je finis par conclure.
Moi — Ce qui était en réalité un concours de scénarios. En leur disant qu’il était incomplet, n’importe qui aurait voulu s’illustrer pour le terminer. De cette façon, tu préserves la dignité de Hongou pendant qu’ils font le travail. Voyant qu’ils n’étaient pas à la hauteur, tu as décidé de nous impliquer dans l’aventure. Personne, y compris moi, n’avions réalisé que nous étions en train d’écrire le script. C’est toi qui a fait en sorte de nous orienter sur la manière de voir les choses afin de décider de la meilleure histoire selon toi. Ai-je tort de dire que ma création a été utilisée pour combler les lacunes de Hongou afin qu’elle ne soit pas blessée ?
Irisu — Depuis le début, je n’ai jamais dit que tu avais tort.
Moi — Alors tu l’admets !?
Je me penchai légèrement en avant.
Moi — Quand tu as dit que je possédais un certain talent, c’était pour le bien de Hongou, n’est-ce pas ?
Irisu — …
Moi — Tu as carrément essayé de me persuader ici en me racontant l’histoire d’un club de sport. Tu as voulu me montrer que ceux qui n’étaient pas conscients de leur talent faisaient souffrir ceux qui n’en avaient pas. Aujourd’hui Irisu-senpai, je peux dire que tu t’en contrefiches de ceux qui souffrent. On te surnomme l’impératrice alors ça m’étonnerait que tu sois si sentimentale. Tout ce que tu voulais, c’était des résultats !
Quand Satoshi avait dit qu’il n’avait pas ce qu’il fallait pour être un Holmesien, je lui ai dit que ce n’était pas le cas. Alors, qui avait raison ? Cela n’a pas vraiment d’importance. S’il en était capable, tant mieux pour lui. S’il ne pouvait pas l’être, il n’y avait pas de mal non plus. C’est tout. Qu’il s’agisse de passion, de confiance, de suffisance ou de talent, ces choses ne signifient rien d’un point de vue objectif. En vantant mes capacités, Irisu me faisait simplement danser dans le creux de sa main. C’était efficace, puisque j’ai fini par créer un scénario satisfaisant.
Moi — Quand tu as dit que chacun devrait reconnaître ses propres talents, c’était un mensonge ?
Malgré ma question posée avec fermeté, Irisu ne bougea pas d’un poil. Elle n’avait l’air ni timide ni honteuse. Pendant le moment de silence, sans me démordre, je pensai tranquillement à ma personne. Elle portait bien son surnom d’impératrice. Si je me souvenais bien de ce que Satoshi m’avait dit, elle était douée pour manipuler son entourage. Et seule une impératrice pouvait le faire sans éprouver de honte en affichant sa beauté.
Dépourvue de toute émotion, Irisu répondit non sans une once de gravité :
Irisu — Mes paroles ne venaient pas du cœur, mais c’est à toi de décider si c’est un mensonge ou non.
Elle croisa alors mon regard.
Le silence…
Je réalisai que je souriais.
Je m’exprimai alors avec une grande sincérité.
Moi — T’entendre dire ça me soulage.
[1] Petite boisson lactée probiotique.
[2] Arthur Conan Doyle est l’auteur de Sherlock Holmes.
[3] Kabbaliste : Personne versée dans la connaissance de la kabbale. La Kabbale peut être considérée comme une partie ésotérique du judaïsme. Une spiritualité avec ses mystères et secrets menant l’être humain vers la Connaissance du divin
[4] Il y a cinq recueils à proprement parler, mais l’on parle ici de six recueils, car on se base sur la version traduite par Katsuko Nobuhara.