Hyouka V2 Chapitre 6

L’angle mort des 10 000 personnes

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Traduction : Raitei
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Le lendemain matin, après m’être assuré que j’avais la cassette vidéo dans mon sac à bandoulière, je quittai la maison. Après avoir promis de revoir le film hier au salon de thé Hifumi, Irisu m’avait remis une cassette vidéo qu’elle avait préparée.

Irisu — Il ne nous reste plus beaucoup de temps. Je te retrouverai demain à 13h à l’endroit que tu auras choisi afin d’avoir ta théorie.

Après avoir envisagé de faire ça chez moi ou au Café Ananas Sandwich que je fréquentais assidûment, j’optai finalement pour la salle de géologie. J’étais en train de m’y diriger d’ailleurs. Il était presque 10h lorsque j’avais quitté le quartier résidentiel pour m’engager dans l’avenue principale.

Pendant les quinze minutes de marche, après avoir croisé moult voitures et passants, mon esprit était toujours aussi vide. Seule l’une de mes chansons folkloriques préférées se jouait à répétition dans ma tête tandis que je bougeais mes jambes. J’avais plus ou moins oublié les détails du film. Il était inefficace de penser dans un tel état. Au bout de la rue principale, on pouvait apercevoir le lycée Kamiyama. Alors que j’arrivais, une voix m’interpela de derrière.

Fukube — Hmm, Houtarou ?

C’était une petite ville. Je me retournai et vis Satoshi, portant l’uniforme d’été du lycée de Kamiyama et un sac à cordon, descendre de son VTT en souriant. Je fis un signe de la main en guise de salut.

Moi — Tu viens aussi à l’école aujourd’hui ?

Il acquiesça et haussa les sourcils.

Fukube — C’est rare de te voir venir au lycée de ton plein gré pendant les vacances, Houtarou. Tu as une affaire à régler ?

Moi — Je n’ai pas le droit de venir si ce n’est pas le cas ?

Fukube — Pas du tout. C’est juste que ce n’est pas dans tes habitudes. Il doit y avoir quelque chose.

Je me mordis la langue. Je n’y avais jamais pensé, mais on dirait bien que mon comportement d’économiseur d’énergie était aussi facile à lire que la curiosité sur le visage de Chitanda. Je n’avais aucune raison de me cacher. J’avais même l’intention de les mettre au courant. Auquel cas, je n’aurais jamais choisi la salle de géologie.

Moi — Je suis en mission impériale officielle. Irisu m’a confié le soin de trouver le coupable de la mort de Kaitou.

Que ce soit volontaire ou non, Satoshi resta raide pendant trois secondes entières en entendant cela. Pour une raison quelconque, il révéla ensuite un visage très joyeux en élevant la voix.

Fukube — Wow ! Qui l’aurait cru ? Je ne pensais pas que tu accepterais une telle mission.

Moi — La droiture et la compassion d’Oreki Houtarou ne connaissent pas de limites.

Fukube — Belle boutade, Houtarou.

Moi — Je suis pressé.

Satoshi commença à marcher à mes côtés en poussant son VTT. Comme la route n’était pas large, je finis par me décaler près du bord.

Fukube — C’est quand même un changement de ta part. Je me demande si cela n’a pas un rapport avec ça ? Tu veux que je te le dise ?

Il me posa la question, mais je restai silencieux.

Fukube — C’est pour le bien de Chitanda-san, n’est-ce pas ?

Il avait dit quelque chose de concret. Pour commencer, il s’agissait d’une conclusion tirée à la lumière des résultats des derniers mois. Presque tous les incidents gênants dans lesquels le club de littérature s’était empêtré furent déclenchés par Chitanda.

Il s’est développé une sorte schéma où j’étais contraint de m’impliquer en profondeur. Ce fut cependant une exception. Enfin, c’était plutôt la deuxième exception. Je secouai la tête.

Moi — Non, ce n’est pas le cas.

Si c’est bien Chitanda qui est à l’origine de l’affaire, ce n’est pas à sa demande que je suis venue à l’école aujourd’hui. Satoshi haussa les sourcils devant ma réponse inattendue.

Fukube — Ce n’était pas Chitanda-san ? Alors, c’était un caprice ? Ou de la charité… Non, ce n’est pas possible. Bien que tu ne l’aies pas dit, ça doit être en accord avec ta devise, n’est-ce pas ?

Bien entendu, c’était la priorité. Sa franchise m’avait encore plus énervé. C’est ainsi que je m’exprimai sans plus attendre.

Moi — Dois-je vraiment t’expliquer la chose ?

Il haussa les épaules.

Fukube — Pas vraiment. Mais je ne voulais pas faire semblant de ne pas vouloir savoir pourquoi. Je dois m’excuser ?

Je fis un sourire, laissant les choses telles quelles. Nous marchâmes en silence pendant un court moment. Comme il n’y avait rien d’autre à dire, Satoshi décida d’enfourcher son vélo pour tenter de passer devant. Je n’avais pas eu besoin de l’arrêter, mais je l’interpelai tout de même.

Moi — Satoshi

Fukube — Hmm ?

Même si j’avais initié la conversation, je n’avais rien de particulier à lui dire. Réalisant cela, j’estimai qu’il fallait parler franchement de la situation difficile dans laquelle je me trouvais.

Moi — Tu penses qu’il y a des choses que tu es le seul à pouvoir faire ?

C’était une question ambiguë. Il pencha la tête et répondit prudemment.

Fukube — Je ne sais pas trop pourquoi tu demandes ça, mais… parmi toutes les personnes qui ont vécu dans ce monde, passé, présent et futur, je pense qu’il y a une chose que je suis le seul à pouvoir faire.

Le pourrait-il, même dans de telles conditions ?

Moi — Et c’est ?

Fukube — N’est-ce pas évident ? C’est la transmission des gènes de Fukube Satoshi.

Dit-il avec le sourire. Il n’avait pas l’air de plaisanter. C’était sa façon à lui de se moquer de ses propres insuffisances de Monsieur Tout-le-Monde.

Moi — Je vais reformuler.

Je réfléchissais pendant un petit moment.

Moi — Au sein du lycée Kamiyama, y a un domaine où tu te considères comme le meilleur ?

Il répondit immédiatement :

Fukube — Non.

La rapidité et la précision de sa réponse m’avaient laissé sans voix. Satoshi s’exprima avec un ton insouciant.

Fukube — Je te l’ai déjà dit, Fukube Satoshi ne possède aucun talent. Prends ma passion holmésienne par exemple. Il n’y a aucune chance que je devienne holmésien. Je n’ai pas ce qu’il faut pour entrer dans un labyrinthe de connaissances sans fin juste pour poursuivre ce rêve. Si Mayaka s’intéressait à Sherlock Holmes, je peux te garantir qu’elle dépasserait mes connaissances en trois mois. Je suis du genre à jeter un coup d’œil aux entrées et à lire un ou deux trucs. Je ne me qualifierais jamais d’expert dans un domaine plus que les autres.

Je n’aurais jamais cru entendre Satoshi dire de telles choses. Pourtant, il s’était exprimé calmement, comme s’il parlait du beau temps. Alors que je restais sans voix, il sourit d’un air malicieux.

Fukube — Maintenant je comprends, la raison pour laquelle tu veux essayer de résoudre le mystère du film, Houtarou.

Moi — …

Fukube — Irisu-senpai a reconnu tes talents de détective, n’est-ce pas ? Elle a dû dire que tu étais le seul à pouvoir résoudre ce problème, et tu as fini par accepter, c’est ça ?

Bon sang, il est télépathe ou quoi ?  J’avais acquiescé.

Fukube — Mais ce n’est pas sans risque que de faire confiance aux dires de l’impératrice qui peut s’avérer manipulatrice.

Moi — Tu es de son avis pourtant.

Fukube — Peut-être… Enfin bref, je pars devant faire l’installation.

Satoshi enfourcha son VTT et se mit en route. Alors qu’il s’apprêtait à appuyer sur la pédale, j’eus une chose dire. Il fallait que ça sorte pour ne pas me sentir mal.

Moi — Satoshi

Fukube — Ouais ?

Moi — Prends ça comme tu veux, mais je trouve que tu vaux bien plus que ce que tu prétends. Je pense qu’un jour, tu seras l’un des meilleurs holmésiens du Japon.

Satoshi cligna des yeux, mais reprit rapidement son expression souriante par défaut. Il haussa les épaules et se tourna vers moi.

Fukube — Plutôt qu’être un holmésien, je suis juste très fasciné par Sherlock Holmes, c’est tout. Et puis…

Moi — ?

Fukube — J’ai le sentiment que cela valait la peine pour moi de te dire ça maintenant.

***

Le film approchait de son point culminant.

Les six membres avaient pris chacun une clé, se séparant tous. Nous attendions la tragédie à venir, où le corps mutilé de Kaitou allait être découvert. C’est avec la télévision poussiéreuse de la salle de géologie que nous regardions ce film sans nom. L’écran montrait la découverte du corps de Kaitou. Assise à une certaine distance de moi, Ibara exprima son admiration.

Ibara — Ils ont fait du bon travail avec le bras de Kaitou-senpai. Ils ont bien utilisé le faible éclairage pour convaincre le public qu’il s’agit d’un vrai bras.

Lorsqu’elle a appris que j’étais venu à l’école sans raison particulière, sa réaction avait été surprenante. Dès qu’elle avait eu connaissance de mon envie de résoudre le mystère, ses yeux s’étaient écarquillés. D’ailleurs, elle était venue parce qu’elle ne supportait pas l’idée d’être laissée en plan par Irisu-senpai et avait décidé d’essayer de découvrir la vérité une bonne fois pour toutes par elle-même. Elle aussi pouvait être une personne redoutable à affronter. Satoshi ajouta quelque chose en souriant.

Fukube — Si seulement leur jeu d’acteur était un peu meilleur. Au final, c’est le pôle Accessoires qui s’en est le mieux sorti.

C’est ainsi que s’était fini le deuxième visionnage. Alors que j’avais entendu dire qu’une scène de crime devait être visitée au moins cent fois, je n’allais pas regarder cette chose autant de fois. Pas plus que Satoshi ou Ibara, qui n’étaient venus que pour regarder le film. Et c’est tant mieux. Alors que Katsuta se ruait vers l’aile scénique gauche pour y découvrir un chemin complètement bloqué, il fut stupéfait.

Katsuda Impossible…

Le plan devint noir.

C’était la fin du film.

Ne se lassant pas des petites choses, Ibara se leva immédiatement pour rembobiner la vidéo et éteindre la télévision. Pour être honnête, je pensais que Chitanda viendrait aussi avant la fin du film vu son incroyable capacité d’observation et sa bonne mémoire. Même si elle pêchait au niveau de l’analyse, j’aurais aimé pouvoir user de ses talents aujourd’hui pour me faciliter la tâche. Mais elle n’était toujours pas là. Je posai la question à Ibara.

Moi — Ibara, qu’est-il arrivé à Chitanda ?

Elle eut une expression lourde, sorte de sourire mêlé à du regret.

Ibara — Chi-chan dort encore.

Moi — Comment ça se fait ? Elle a encore un rhume d’été ?

Ibara — Non.

Elle fit une pause.

Ibara — …Gueule de bois.

……..

Fukube — Voilà qui est… rare…

J’acquiesçai à l’excellente remarque de Satoshi.

Fukube — En tout cas…

Essayant de revenir au sujet, Satoshi se déplaça sur sa chaise.

Fukube — En le revoyant, je ne vois toujours pas ce qu’il y a de complexe là-dedans. Et cela réduit plus ou moins à néant tous les éléments restants des théories de ces trois personnes.

En effet. Après trois jours de réfutation, j’avais réalisé que le mystère laissé par Hongou n’était pas si facile à résoudre. Mais en regardant le film, je n’en avais plus qu’une légère impression maintenant.

Moi — La simplicité du scénar cache la complexité.

Ai-je murmuré dans ma barbe. M’ayant entendu, Ibara me regarda comme si elle observait un imbécile. Elle bomba la poitrine.

Ibara — Tu as tort. C’est la réalisation qui est simpliste.

Moi — Vraiment ? Comment ça ?

Ibara — En fait, le fait que ce soit ennuyant rend difficile l’excitation du public, ce qui implique le désintérêt pour le mystère. S’ils avaient fait des efforts sur le jeu d’acteur et la manière de filmer, ils auraient pu faire un meurtre en chambre close bien plus intéressant.

Était-ce vraiment le cas ? Pour moi, l’impression que l’on a d’une œuvre littéraire ne changeait pas en fonction de ses aspects techniques. Alors que je n’étais pas d’accord, Satoshi sourit, comme s’il avait trouvé l’âme sœur.

Fukube — Une observation judicieuse. Il est vrai que lorsque j’ai regardé ce film pour la première fois et que j’ai vu qu’il s’agissait d’un meurtre en chambre close, j’ai vite déchanté, car les codes n’étaient pas là. Si seulement ils avaient pu faire plus d’efforts dans leur jeu d’acteur. Mais niveau technique, c’était vraiment si mauvais ?

Ibara acquiesça.

Ibara — C’était mauvais.

Fukube — Comment tu aurais filmé alors ?

Ibara — Moi ? Voyons voir… Prenons la première scène montrant Narakubo, par exemple. Si le caméraman s’était tenu plus loin, il aurait pu filmer les acteurs en même temps que les ruines pour un meilleur effet. De plus, hmm, même si je n’y avais pas pensé au début, dans la partie où les autres se rassemblent après s’être séparés, le visage de Sugimura-senpai pouvait être aperçu depuis la salle d’équipement si je ne m’abuse. Pour que le téléspectateur comprenne mieux, il aurait mieux valu filmer cette scène avec son point de vue regardant vers le bas en direction du hall. Et comme ça, nous aurions pu le voir regarder où sont allés les deux autres situés au 2e étage, en prenant un de leur point de vue. Et puis…

Elle n’en finissait pas. Ibara aimait vraiment regarder des films policiers, il était donc tout à fait approprié que Satoshi lui fasse signe de s’arrêter avec un sourire. S’il n’avait pas fait cela, nous n’aurions probablement pas entendu la fin de son histoire. Je soupirai.

Moi — Nous n’arriverons à rien si nous ne faisons que nous plaindre de la mauvaise qualité du film.

Fukube — C’est vrai. En fin de compte, le problème réside dans les méthodes. Et si nous les examinions ? Peut-être que toutes les possibilités n’ont pas été écartées. Bien que nous soyons limités dans le temps, cela devrait être amusant.

Alors que Satoshi terminait ce qu’il avait à dire, un intrus arriva. La porte de la salle de géologie fut ouverte bruyamment par un inconnu. La marque sur son col indiqua qu’il était en seconde. Détournant son regard de moi, il trouva la personne qu’il cherchait et s’écria.

— Te voilà, Fukube !

En le voyant, une expression amère apparut sur le visage de Satoshi. Je l’avais entendu claquer la langue, mais il retrouva rapidement son sourire.

Fukube — Si ce n’est pas le bon vieux Yamauchi-kun. Tu es ici pour rejoindre le club de littérature ?

Le dénommé Yamauchi ne tint pas compte de ses dires et se dirigea vers lui, l’attrapant par le col.

Fukube — H-hey ! Il n’y a pas besoin d’être si violent !

Yamauchi — Oh, pas de ça avec moi ! Je fais ça pour ton bien ! Omichi est sérieux ! Qu’est-ce que tu vas faire si tu redoubles ?!

Ce nom me revint à l’esprit. C’était le prof de mathématiques le plus strict. Je comprenais mieux. Je croisai les bras et fis un sourire à Satoshi.

Moi — Satoshi, tu devrais vraiment prendre tes études au sérieux, tu sais ? Je te croyais occupé pour les examens ?

Yamauchi, que je présumais être l’un de ses amis, l’attrapa instantanément de sa chaise. Malgré cela, Satoshi ne perdit pas son sang-froid.

Fukube — C’est le bon esprit, Houtarou ! Continue comme ça et tu résoudras le mystère de Hongou-senpai en un rien de temps !

Voyant qu’il n’était pas conscient de la situation dans laquelle il se trouvait, Yamauchi se mit à crier.

Yamauchi — Le cours va commencer, idiot ! Dépêche-toi, on y va !

Fukube — Nooooon~~ !!! Et ma chambre close alors ?! Cloooooose !

Satoshi disparut, laissant derrière lui une traînée de cris. Je lâchai un soupir. Comment pouvais-je commenter la scène ? Si je devais le faire en quelques mots, je dirais que « c’est un idiot ? ». Juste au moment où je pensais cela, il revint en courant. Il sortit son carnet de notes de son sac à cordon et le poussa vers moi.

Fukube — Malheureusement, les choses sont hors de mon contrôle. Comme j’en suis arrivé là, je laisse le reste entre vos mains. À plus !

Il repartit en courant. Eh bien, bonne chance. Souhaitons à Satoshi de passer en première. Dès que la tempête fut passée, Ibara se leva.

Ibara — Bon, je devrais y aller aussi.

Moi — Vraiment ?

Ibara — C’est quoi ces yeux ? Irisu-senpai ne m’a pas demandé de t’aider et puis je suis en service bibliothèque à 11h. Si j’avais su, j’aurais changé pour un autre horaire. C’est de ta faute, tu n’avais qu’à ne pas nous prendre au dépourvu.

Dit-elle durement en prenant son sac et en quittant la salle de géologie. Debout près de la porte, elle se retourna et s’excusa avec son ton habituel.

Ibara — Mais… Je suis désolée, Oreki.

Je fis un signe de la main pour la renvoyer. Je me retrouvai donc seul dans la salle. Je soupirai, m’étirai le dos, me grattai la tête avant de croiser les bras. Je fermai ensuite les yeux pour réfléchir. En me remémorant lentement le film que je venais de revoir et les faits de ces trois derniers jours, j’essayai de tout relier. Si c’était moi, je…

Finalement, j’étais arrivé à une conclusion. Comme elle était invraisemblable, je l’analysai plusieurs fois, mais je ne trouvais toujours aucune faille. Il fallait donc que ce soit celle-là.

Moi — Voilà la véritable intention de Hongou.

Je jetai un coup d’œil à ma montre. L’heure avait largement dépassé midi et s’approchait rapidement de 13h sans que je m’en aperçoive. Je sortis rapidement une boulette de riz de mon sac pour remplir mon estomac vide. Après avoir terminé, je vidai très rapidement une canette de thé vert, qui n’avait rien à voir avec le verre de thé glacé que j’avais bu hier, lorsque quelqu’un frappa à la porte.

Moi — Entrez.

Ce n’était autre que « l’Impératrice », Irisu Fuyumi, portant son uniforme scolaire cette fois. Qu’elle soit en tenue décontractée ou en uniforme, elle ne laissait jamais d’ouverture. Je me levai par courtoisie et lui fis signe de s’asseoir sur la chaise devant moi. Lorsqu’elle prit place, je m’assis de nouveau. Irisu évita les formalités et entra directement dans le vif du sujet.

Irisu — Tout d’abord, j’aimerais savoir si tu as une conclusion.

 Avec un haut-le-cœur, je hochai la tête au lieu de répondre. Irisu haussa légèrement le sourcil.

Irisu — …Je vois.

Elle ne laissait presque rien transparaître, comme à son habitude.

Irisu — Alors, je t’écoute.

Moi — D’accord.

Mes lèvres étaient encore mouillées par la canette de thé vert qui reposait sur la table. Je savais ce que je voulais dire alors je parlai direct de la fin.

Moi — La clé de ce mystère se trouve dans une chambre close, la pièce où Kaitou… pardon, Kaitou-senpai est mort. Personne ne peut entrer ou sortir de cette pièce.

Peut-être était-ce mon imagination, mais je vis Irisu se relâcher au niveau des lèvres. S’en rendant compte, elle tenta d’alléger l’atmosphère.

Irisu — Oh, parle naturellement. Tu peux ignorer les honorifiques.

J’en étais très reconnaissant, car il était assez pénible de devoir consciemment parler de manière formelle. J’acquiesçai et entrai directement dans le vif du sujet.

Moi — Je vais peut-être un peu me répéter par rapport à hier alors sois indulgente. Comme la chambre close se trouve dans l’aile scénique de droite et que la fenêtre n’a pas été filmée en train d’être ouverte de l’extérieur sans l’endommager, la seule façon pour le tueur d’entrer était de passer par la porte. Mais comment ? Le film n’a pas révélé si une astuce physique a été utilisée pour ouvrir cette porte. Nous devons ainsi supposer que le tueur a simplement utilisé la clé obtenue dans le bureau. Je crois que Satoshi a nommé ça le rasoir d’Ockham[1]. Cependant, le tueur n’a pas pu entrer dans le couloir de droite, qui était le seul moyen d’accéder à l’aile scénique de droite. Sugimura surveillait constamment d’en haut. Si quelqu’un obtenait le double et entrait par ce couloir, il ne pouvait s’agir de l’une des six personnes présentes. Dans ce cas, qu’est-ce que cela signifie ?

Je m’arrêtai là. Pas que la suite n’était pas intéressante, au contraire. C’était juste du gâchis que ce soit aussi simple.

Moi — Si le tueur n’était pas parmi les six, alors il n’y a qu’une seule explication… Il y a une septième personne présente.

Telle était ma conclusion. Irisu me regarda d’un œil sévère, comme si je venais de raconter des ragots.

Irisu — Une septième personne ? Comme l’a suggéré Sawakiguchi ?

Moi — Sous certaines conditions. Cela m’a semblé assez ridicule quand j’y ai pensé pour la première fois, quand Sawakiguchi avait dit que Hongou cherchait un septième acteur. Mais en y repensant, ce n’est pas possible autrement.

Sans rien dire, Irisu m’incita à continuer. Même si elle avait des objections, elle attendait probablement que je termine. Cela me facilite la tâche.

Moi — Tu avais dit que Hongou avait l’intention de donner au public une chance équitable de résoudre le mystère. Je ne dirai donc pas que c’est l’œuvre d’un tueur psychopathe qui apparaît soudainement. D’ailleurs, je ne l’ai remarqué qu’en revoyant la vidéo, mais beaucoup de choses étranges ont été observées. Heureusement, Satoshi les avait toutes notées dans ce carnet. Laisse-moi te les énumérer.

Moi — Kounosu voit la carte, une lumière a été allumée. Probablement une lampe torche. Ils sont allés dans la pièce restante pour chercher Kaitou. Le couloir était sombre et mal éclairé. La lampe torche était allumée…

Moi — Tu as remarqué quelque chose ?

Irisu répondit instantanément :

Irisu — La lampe torche ?

Moi — Exactement.

Je me léchai les babines, car c’était le moment plus important.

Moi — En conséquence, il n’a jamais été révélé qui utilisait la lampe. Pourtant, lorsque la scène du crime a été découverte, c’est là qu’on aurait dû voir son porteur vu que ce dernier avait éclairé la porte. Il n’y avait aucune raison de la cacher après ouverture.

Irisu jeta un regard suspicieux. Comme je savais qu’elle n’était pas satisfaite après avoir réfléchi, je fis part de ses réserves.

Moi — Tu dois te dire que c’était seulement pour éclairer la scène, n’est-ce pas ? Mais laissons cela de côté pour l’instant.

Je ne savais pas si elle était convaincue, mais je décidai de poursuivre.

Moi — Une dernière chose. Sans vouloir offenser ceux qui aiment faire des films, ce dernier était plutôt ennuyant, que ce soit le jeu des acteurs ou l’aspect technique. Mais c’est là que l’indice arrive. Je ne regarde pas beaucoup de films, mais même moi, je pouvais dire que c’était amateur, surtout au niveau des prises de vue. Tu ne l’as peut-être pas réalisé, mais c’est comme si peu d’effort était fourni. Et s’il y avait une raison à cela ? Pour simplifier, tu n’as pas trouvé la position du caméraman gênante dans la plupart des scènes ? Pendant la majeure partie du film, le caméraman suivait essentiellement les six acteurs. Tu vois où je veux en venir maintenant ?

Même si elle restait calme, je remarquai que les yeux d’Irisu s’écarquillaient lentement. On aurait pu s’attendre ce que « l’Impératrice » soit vive et pourtant, même Irisu Fuyumi n’avait pas pu prévoir cette déduction. La septième personne que j’envisageais était…

Irisu — Tu veux dire que la septième personne est en fait le caméraman ?

 J’acquiesçai. Je m’étais rendu compte que je devenais impertinent.

Moi — Il y avait sept personnes au total. Ce sont ces sept personnes qui ont décidé de se rendre à Narakubo. L’écran ne montrait que six personnes, la septième étant celle qui tenait la caméra. Les six autres n’ont pris la parole que lorsqu’on leur a demandé de regarder la caméra pour exprimer leurs pensées, ce qui signifie qu’ils étaient conscients de la présence du caméraman. Plutôt que de l’appeler le « caméraman », nous devrions l’appeler « la septième personne ». Elle se chargeait aussi d’éclairer. Quel que soit l’angle, la façon dont la lampe s’allumait et s’éteignait semblait trop délibérée. Mais si l’on se plaçait du point de vue de quelqu’un qui portait une lampe torche, alors tout faisait sens. Le travail bâclé de la caméra était dû au fait qu’il suivait tout le monde tout en portant sa lampe. Cela avait plus de sens de considérer le caméraman comme un personnage.

Je me rendais compte qu’Irisu était de plus en plus intéressée.

Moi — Et puis, c’est la partie la plus importante, après que tout le monde se soit séparé, la caméra a été laissée dans le hall sans que personne ne la tienne. Le plan devint ensuite noir, car la caméra fut momentanément éteinte, avant d’être rallumée par une personne revenue dans le hall. Il était donc facile de deviner comment le crime avait été commis. La septième personne a attendu que tout le monde se soit dispersé dans le théâtre, a posé son appareil photo et a pris le double dans le bureau. Après avoir tué Kaitou, il a fermé la porte derrière lui et est retourné dans le hall pour attendre le retour des autres. Voilà qui résume ma déduction. Si Hongou n’a pas encore trouvé de septième acteur, je te suggère de te dépêcher de le faire.

J’avais fait part de tout mon raisonnement et commençai à boire un peu de mon thé vert. Irisu évalua tranquillement les choses avant de parler.

Irisu — Deux questions. D’une part, si ce que tu dis est vrai, ne serait-il pas étrange que personne n’interagisse et ne parle avec lui ?

J’avais déjà préparé une réponse à cette question.

Moi — Peut-être que c’est ce qu’avait prévu Hongou. Autrement dit, comme la septième personne était totalement ignorée par les six autres, il n’y avait pas de place pour qu’elle s’exprime.

Irisu — D’autre part, si c’est vrai, les personnages l’auraient déduit eux-mêmes, car la personne la plus suspecte serait celle qui aurait quitté le hall en dernier et serait revenue en premier. De plus, cette septième personne n’a pas contourné la « deuxième chambre close » que tu as mentionnée. Auquel cas, il aurait été remarqué par les autres. Dans ce cas, il n’y aurait pas de mystère à proprement parler.

Je fis exprès de sourire.

Moi — Eh bien, pour citer Sawakiguchi… Est-ce vraiment important ?

Irisu — …

Moi — L’objectif principal de ce film était de satisfaire les réalisateurs eux-mêmes plutôt que le public. Aucune importance si les personnages en présence savent exactement qui est le coupable. Comme l’avait déjà fait remarquer Nakajou, tout est ok tant que le public considère qu’il s’agit d’un mystère et qu’il cherche à trouver le tueur. Penses-y, n’est-ce pas la raison pour laquelle personne n’a été désigné comme le détective pour ce film ? Parce que les personnages avaient déjà deviné qui était le tueur sans avoir à le déduire.

Une minute de silence s’ensuivit. Irisu resta silencieuse et baissa les yeux sans me regarder. Était-elle troublée par cette audace ? Pourtant, je ne paniquais pas, car ma déduction était conforme. Quelle que soit la durée de son évaluation, le résultat était inévitable. Elle finit par chuchoter.

Irisu — Félicitations.

Moi — Hein ?

Elle leva la tête et, contrairement à son expression habituelle, afficha un grand sourire.

Irisu — Félicitations, Oreki Houtarou. Tu as résolu le mystère de Hongou. C’était une déduction surprenante et audacieuse, mais tous les faits concordent, c’est donc la vérité tant cherchée. Je te remercie vraiment, car nous pouvons maintenant terminer le film.

Elle tendit la main droite. Je rougis et tendis la mienne en retour. Ce fut une poignée ferme. Irisu me tapota ensuite l’épaule avec sa main gauche.

Irisu — Mon jugement était juste. Tu as des compétences que personne d’autre ne possède et qui sont uniques.

Je vois… Irisu continua à s’exprimer, toujours joyeuse,

Irisu — Que penses-tu de ceci ? Pour te remercier de ton dur labeur, je vais te laisser choisir le titre du film.

Un titre, hein ? Je n’y avais pas pensé. Pourtant, il n’était pas mauvais de trouver un nom pour commémorer la rare occasion où j’ai cru en mes capacités. Je réfléchis un moment et dis ce qui me vint à l’esprit.

Moi — Je sais. Au vu du contenu, que dirais-tu de « L’angle mort des 10 000 personnes » ?

Irisu — Hmm…

Elle hocha la tête plusieurs fois.

Irisu — C’est un beau titre. C’est donc décidé.

Avec le titre du film décidé, cette affaire gênante qui avait pris quatre jours entiers de mes vacances d’été avait finalement été résolue.

Même si je n’avais rien obtenu de concret en échange, je ne m’étais en aucun cas senti lésé. Le fait d’avoir joué ce rôle de détective m’avait octroyé un sentiment d’accomplissement.


[1] Ou Occam. Le terme vient de « raser » qui, en philosophie, signifie « éliminer des explications non nécessaires d’un phénomène » et du philosophe Guillaume d’Ockham (1287-1347).

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