Essayons
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Traduction : Raitei
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Après avoir rencontré Sawakiguchi, nous nous attendions à ce qu’Eba fasse son apparition, mais ce ne fut pas le cas. Il fallait qu’on la prévienne du rejet de sa théorie alors son absence était problématique. Je me demandais ce qu’elle faisait. Quoi qu’il en soit, alors que le soleil se couchait, même les élèves bien impliqués pour le festival du lycée commençaient à se disperser pour rentrer chez eux et nous commençâmes nous à ranger la salle du club. Je suis sûr qu’il y avait moyen de les contacter en cas d’imprévu, car Chitanda connaissait bien Irisu.
Lorsque Chitanda se réveilla enfin, elle était si embarrassée du fait que l’ébriété l’avait fait dormir, que son visage devint très rouge. Elle était encore dans les vapes, car même vers la sortie du bâtiment, elle titubait de temps en temps. J’espère qu’elle allait arriver chez elle saine et sauve. Chitanda partit avec Ibara tandis que j’avais une moitié de trajet à faire avec Satoshi. Satoshi balançait son sac à cordon en grommelant dans son coin.
Fukube — On a tout rejeté. Que va-t-il se passer pour le film ?
Moi — C’était sûr en fait. Chaque jour nous menait vers une mauvaise théorie. Je ne suis pas étonné du résultat final.
Après avoir entendu cette réponse, Satoshi sourit en haussant les sourcils.
Fukube — Quelle réponse misérable ! Comme on dit : « Herbes de l’été. Des valeureux guerriers. La trace d’un songe [1] » hein ? Ou alors, « Même la splendeur de Naniwa. N’est qu‘un songe dans un songe [2] ». Si Chitanda-san se réveillait de tels rêves, elle créerait probablement des problèmes.
Moi — Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?
Fukube — Je vais être occupé à partir de maintenant. Je n’ai plus de temps de m’occuper des problèmes des autres.
Nous marchions parmi les étudiants éparpillés qui rentraient. Sous le ciel cramoisi, la brise qui soufflait en cette fin d’été était plutôt fraîche. L’été touchait à sa fin. Au premier carrefour, Satoshi indiqua notre séparation.
Fukube — J’ai autre chose à faire, à plus.
Il partit rapidement. Je n’avais plus qu’à rentrer chez moi. Le film n’allait en effet probablement pas être achevé. C’est alors que je me remémorais nos réunions avec 1ère F de ces derniers jours.
Nakajou – Armé d’une passion pour terminer le film, mais pas habitué à résoudre des énigmes.
Haba – Confiant et fier de sa connaissance du mystère, avec la conviction que sa déduction est correcte.
Sawakiguchi – Elle a déclaré avec suffisance que sa méthode était une évidence, mais c’était trop farfelu.
Ils avaient tous fait de leur mieux. Qu’ils aient été irréfléchis, hautains ou négligents, leur passion pour mener à bien le projet ne pouvait être feinte. Avec notre responsabilité d’observateurs, nous avions fini par rejeter toutes leurs déductions parce qu’elles étaient tout simplement erronées.
Il n’y avait plus rien à faire. Ils avaient toute ma sympathie, mais ce n’était pas de notre faute. Cela pouvait paraître cruel, mais je n’avais pas le cœur assez sensible pour me forcer à éteindre un feu sur la rive opposée d’une rivière. C’est pourquoi je ne voulais pas que l’on s’implique dans cette affaire en premier lieu.
En approchant des rues résidentielles, j’aperçus bientôt ma maison. Je comptais juste faire un peu la sieste en rentrant. Comme Satoshi, je n’avais aucune obligation de m’encombrer avec les problèmes d’une autre classe. La responsabilité de l’inachèvement du film incombait au manque de planification de l’équipe. Ils n’auraient pas dû se lancer dans un tel projet.
J’ajustai le sac en bandoulière qui glissait de mon épaule et regardai le ciel. Alors que je redescendais le regard, je remarquai une personne attendant devant ma maison.
À l’extrémité du carrefour où se trouvait le panneau STOP, se tenait Irisu Fuyumi en uniforme. Lorsque je réalisai que c’était elle, elle fit quelques pas vers moi.
Irisu — Tu aurais un peu de temps pour aller boire un thé avec moi ?
Contre toute attente, je fis un hochement de tête sincère.
***
Marcher avec Irisu était bien inhabituel et nous avions fini par longer la rivière. Alors que je me demandais s’il y avait des cafés ici, un rideau brun rougeâtre et une lanterne électrique entrèrent dans mon champ de vision. Ce n’était pas le genre de café branché que les lycéens fréquentaient habituellement après les cours. Irisu ouvrit le rideau d’un air nonchalant et me fit signe d’entrer. En entrant, je remarquai que le coin du rideau portait en petites lettres le nom de l’établissement : « Hifumi ».
C’était un salon de thé élégant, avec des tatamis et une odeur de thé torréfié. Il n’y avait pas de comptoir et toutes les tables étaient regroupées dans des box. Inutile de dire qu’elles étaient toutes recouvertes de tatamis. Irisu s’assit proprement, sans froisser sa jupe d’uniforme, et commanda rapidement une tasse de thé vert à la serveuse vêtue d’un tablier.
Irisu — Qu’est-ce que tu prends ?
Moi — …
Irisu — Alors ?
Moi — Oh, quand tu m’as dit qu’on allait boire un thé, je ne m’attendais pas à ce quoi soit au sens littéral. Je vais prendre un thé vert glacé.
J’avais pris un thé au prix raisonnable. Irisu eut un petit sourire amer.
Irisu — C’est moi qui régale, mais ne te limite en aucun cas.
Je retournai voir le menu après avoir appris cela, mais je devins encore plus confus. Les prix étaient plus élevés que la moyenne des restaurants familiaux. Je ne savais pas pourquoi elle m’avait invité puisqu’elle n’avait rien spécifié, mais je décidai de rester silencieux également. Irisu se contenta d’attendre calmement son thé et en peu de temps, le thé vert ainsi que le thé glacé arrivèrent, accompagnés de quelques douceurs. Après avoir bu une gorgée de son thé, Irisu prit la parole.
Irisu — Alors, Nakajou ne fera pas l’affaire ?
J’acquiesçai.
Irisu — Haba aussi ?
Moi — Oui.
Elle fit une inspiration cette fois-ci.
Irisu — Et Sawakiguchi ?
Ce n’était pas notre faute, mais…
Moi — Je ne pense pas que son idée fonctionnerait.
Pendant tout ce temps, Irisu s’était contentée de me fixer dans les yeux, ce qui donna l’impression qu’un temps très long s’écoulait. Pendant la seconde qui avait suivi, et qui me paraissait plus proche d’une demi-minute, je restai cloué par son regard. Irisu expira profondément.
Irisu — Je vois.
Moi — C’est bien dommage.
Je bus une gorgée de mon thé glacé tout juste après. C’était un goût nouveau, digne de son prix. Mais en réalité, cela n’avait pas de goût caractéristique. Irisu n’avait pas l’air d’être contrariée ou de me reprocher quoi que ce soit. Peut-être que nos personnalités ne s’accordaient tout simplement pas. Irisu tourna son regard vers la tasse. Très vite, elle entrouvrit les lèvres.
Irisu — C’est étrange que tu dises cela. Cela devrait être à moi ou quelqu’un de la classe de le dire.
Je n’étais qu’un observateur ces trois derniers jours alors pourquoi avais-je verbalisé la chose ?
Irisu — Mais en effet, c’est bien dommage. Nous n’avons pas pu achever ce projet de classe.
Adoucissant rapidement le ton, Irisu se mit à sourire.
Irisu — J’imagine que tu compatis à notre sort.
Moi — J’ai dit ça sans trop réfléchir.
Je pris l’un des bonbons avec un cure-dent et le mis dans la bouche. Le goût sucré se répandit instantanément dans mon palais. C’était d’autant plus vrai après avoir bu du thé vert. Toujours aussi calme, Irisu demanda :
Irisu — J’aimerais te demander quelque chose. Qui a rejeté la déduction de Nakajou ?
Comment répondre à cette question ? Pourtant, l’expression d’Irisu montrait qu’elle savait déjà alors il valait mieux assumer.
Moi — …C’était moi.
Irisu — Alors, je suppose que c’est aussi le cas pour Haba et Sawakiguchi ?
Moi — Oui.
Irisu — Où se sont-ils trompés ?
Puisqu’elle me l’avait demandé, je lui ai expliquai. La prise en compte de la longueur de l’herbe, le champ de vision des autres élèves, les deux espaces clos, l’utilisation d’une corde pour entrer par la fenêtre, le bâtiment mal entretenu, la signification du mot « mystère », les instructions de Hongou… J’avais résumé l’essentiel des trois derniers jours tandis qu’elle écoutait attentivement. De temps en temps, elle buvait une gorgée de thé, mais je ne pouvais pas lire dans son esprit non plus.
Moi — C’est pourquoi nous n’avons pas pu accepter la proposition de Sawakiguchi-senpai.
Une fois terminé, je remarquai que ma tasse était à moitié vide. J’eus un simple mot.
Irisu — Je vois.
Et puis le silence. Peu après, elle caressa sa tasse avant de parler à nouveau.
Irisu — Lorsque je vous avais demandé de vous charger de l’affaire, tu avais dit que les attentes à ton encontre te mettaient mal à l’aise. Pourtant, tu as bien dépassé mes espérances durant ces trois derniers jours en enterrant chacune de leur déduction comme il se doit. C’était prévisible.
Comment ça, prévisible ? Par rapport au fait que les théories des autres n’allaient pas être au niveau ? Je me rendais compte que je la regardais avec insistance, mais Irisu ne flanchait en aucun cas. Sans me répondre du regard ou s’en détourner, elle s’exclama naturellement.
Irisu — Ces trois-là n’étaient pas aptes. Peu importe leur passion, je m’étais rendu compte dès le début qu’ils n’avaient pas ce qu’il fallait pour résoudre cette affaire. Bien sûr, je ne dis pas qu’ils sont inutiles. Que ce soit Nakajou en tant que leader, Haba en tant qu’expert extérieur ou Sawakiguchi en tant qu’artiste, ils ont chacun un talent inestimable. Mais c’est sûrement pour cette raison qu’ils n’ont pas pu réussir cette mission. Si tu n’avais pas été là, j’aurais fini par adopter l’une de leurs propositions sans me rendre compte des conséquences négatives sur le tournage. Cela aurait entraîné l’échec du projet.
C’était une évaluation froide et impitoyable. Irisu n’avait jamais attendu quoi que ce soit d’eux. Alors, de qui pouvait-elle bien attendre quelque chose ? Irisu éloigna sa main de la tasse de thé et se redressa. Ces yeux qui regardaient droit devant eux n’étaient dirigés vers personne d’autre que moi. J’avais l’impression qu’elle n’était pas là pour me convaincre, mais pour m’assommer.
Irisu — Ces trois derniers jours, j’ai analysé tes prouesses. Tu as renversé ces théories avec brio ce qui te donne une légitimité certaine pour être un détective. Tu as clairement répondu à mes attentes. Tu es unique. Une fois de plus, je te le demande, Oreki-kun. Prête main-forte à notre classe afin de résoudre ce mystère.
En terminant, elle inclina la tête. J’avais l’impression d’être observée par des yeux qui évaluaient une œuvre d’art de grande valeur d’un artiste décédé. Ma tête était remplie de toutes sortes de pensées. Il s’agissait de mes compétences et pas de celles d’un autre. J’étais spécial pour elle.
Mais devais-je croire de telles choses ? Pendant longtemps, je m’étais toujours considéré comme une personne ordinaire sans aucun talent particulier. Même dans les affaires ennuyeuses dans lesquelles Chitanda m’avait impliqué et que j’avais fini par résoudre avant Satoshi et Ibara, ce n’était que de la chance. Au fond, je n’étais guère différent d’eux. Pourtant, Irisu n’était pas d’accord. Ces mots m’avaient ébranlé plus que n’importe quel autre mot coercitif.
Prouesses, hein ? Suite à la demande d’Irisu, je commençai à douter de ma propre existence. Même si elle était pressée que je réponde, son expression se fit plus détendue.
Irisu — Ce n’est pas comme si nous te donnions des responsabilités ou quoi que ce soit. Je ne cherche pas à te perturber.
Moi — …
Irisu — Alors laisse-moi te raconter une histoire. N’y pense pas trop, c’est juste quelque chose qui m’est venu à l’esprit. Il était une fois une joueuse de banc dans une équipe sportive. Chaque jour, elle travaillait très dur dans l’espoir d’intégrer l’équipe titulaire. Si elle avait pu tenir si longtemps, c’est grâce à son amour du sport, ainsi qu’à une modeste ambition de se faire un nom ou d’accomplir quelque chose. Pourtant, des années avaient passé et elle était toujours sur le banc de touche. Comme l’équipe remplaçait les joueuses les plus talentueuses par d’autres, c’était tout à fait naturel. Dans cette équipe, il y avait une joueuse prodige dont les compétences étaient comparables à certaines des meilleures joueuses du monde. Bien entendu, notre remplaçante était bien loin de ce niveau. Lors d’un tournoi, ce talent brut s’est montré très actif. Elle a fini par être élue meilleure joueuse du tournoi. Lors d’une interview, on lui a demandé quel était le secret de sa réussite. Elle se contenta d’un « j’ai eu de la chance ». Pourtant, pour notre éternelle remplaçante, cette réponse était teintée avec amertume.
Irisu me regarda à nouveau. Je sentais que j’avais de nouveau soif, mais il ne restait presque plus de thé dans ma tasse. La froideur du récipient me fut transmise lors du contact.
Elle se révélait en quelque sorte. Comme si l’impératrice avait enfin ôté son manteau. Mais devais-je dire quelque chose ? Elle poursuivit.
Irisu — Cela signifie que chacun devrait reconnaître ses propres talents, car il serait pénible de regarder ceux qui n’en ont pas.
Je ne savais pas si le froid que je ressentais provenait de ma boisson. Je n’avais pas l’impression d’avoir un complexe d’infériorité. L’opinion que j’avais de moi-même était simplement le résultat d’une longue période d’observation objective. Pourtant, Irisu avait insisté d’une voix retentissante sur le fait que je me trompais sur ma propre évaluation. Elle n’était pas la seule à penser ainsi. Satoshi, Chitanda, Ibara et bien d’autres encore m’avaient dit la même chose.
Est-ce qu’eux aussi m’avaient considéré après une longue période d’observation objective ?
D’ailleurs, comparé à Nakajou, Haba et Sawakiguchi, n’avais-je pas le sentiment de pouvoir faire mieux qu’eux ?
C’était peut-être le cas…
Je devais possédais une certaine valeur alors.
En pensant à cela, je fis un hochement progressif de la tête. Pourtant, il fallut un bon petit moment avant que je ne prenne la parole. Et pendant ce temps, Irisu se contenta de m’attendre sans rien dire.
[1] Haïku du poète japonais Matsuo Bashô (né en 1644).
[2] De Toyotomi Hideyoshi (1537-1598), un des trois unificateurs du Japon.
Ndt : C’est pour faire allusion au fait que le projet de film inachevé n’est rien d’autre qu’un « rêve ».