Hyouka V2 Chapitre 1


Allons à l’avant-première !

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Traduction : Raitei
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Il y a un dicton qui dit que tous les Hommes sont façonnés de manière égale. L’on dit aussi que personne ne naît parfait. Si ces deux postulats sont valides alors le décret céleste serait difficilement applicable. Comme la valeur d’une personne change en fonction de sa région d’origine, on ne peut pas la rejeter dans son entièreté. Ne parlons même pas de perfection, car naître avec un seul talent est déjà difficile. Alors que les gens ordinaires peuvent être envieux ou jaloux des génies qui les entourent, pour moi, leurs talents font simplement partie de notre vie quotidienne. Je ne voyais pas pourquoi l’on devait s’en préoccuper. C’était la fin des vacances d’été. J’avais cette conversation avec mon bon vieux camarade Fukube Satoshi, qui acquiesçait à mes réflexions.

Fukube — Exactement. Pendant les quinze dernières années de ma vie, on aurait pu dire que je n’avais pas le moindre talent. Mais il y a un dicton qui stipule que les grands talents mûrissent tardivement ! Mais cela s’apparente plus à un travail acharné grâce à l’éducation qu’à une capacité innée. J’imagine que souhaiter avoir du talent est un rêve lointain pour les gens comme nous.

Moi — Ils ne sont pas des génies pour rien. Si nous, les gens lambda, pouvions obtenir leurs talents, nous n’aurions pas besoin de les envier.

Fukube — Tu ressens donc la mélancolie des gens ordinaires, Houtarou ? Venant de toi, c’est…

Après une pause, Satoshi continua avec sa malice :

Fukube — Je pense que tu es quelqu’un de talentueux.

Je n’avais aucune idée de ce dont il parlait. Devant mon air perplexe, Satoshi gloussa et dit :

Fukube — Je sais très bien que je ne suis pas très doué, mais on ne peut pas en dire autant de toi, Houtarou.

Moi — Quoi ?

Comme il avait la plaisanterie facile, je ne prenais pas pour argent comptant le moindre de ses compliments. Et puis j’avais deux objections à formuler. D’une part :  

Moi — Disons-le, je pense qu’il est prématuré de te considérer comme une personne lambda. Tu as le don d’accumuler une quantité impressionnante d’information, n’est-ce pas ?

Satoshi haussa les épaules.

Fukube — Hmm, je suppose, même si ça ressemble à de la vantardise. Mais je n’irais pas jusqu’à dire que je suis assez bon pour gagner des jeux télévisés. Les connaissances que j’ai acquises ne sont pas si vastes.

Vraiment ?  Et d’autre part :  

Moi — Si je n’étais pas une personne normale, je ne pourrais pas observer les gens.

Fukube — Alors je ne dirai rien de plus. Bien que j’aie encore des réserves sur le fait que tu n’aies aucun talent.

Moi — Où m’as-tu déjà vu utiliser mes talents de toute façon ?

Fukube — Hmm, où, hein ?

Après avoir fait semblant de réfléchir, il pointa le lycée Kamiyama.

Fukube — Là

Moi — Le lycée ?

Fukube — Non, la salle de géologie, alias la salle du club de littérature. Tu as été incroyable dans la résolution de l’affaire « Hyouka ». À vrai dire, je ne m’attendais pas à ce que tu sois aussi doué. C’est pourquoi j’ai dit que j’avais des doutes sur ton talent.

Dit-il en souriant tandis que j’étais plein d’amertume. Ce n’était pas une affaire criminelle ou un incident d’une quelconque autre nature. « Hyouka » était le nom d’une série anthologique d'essais publiée par le club de littérature, une organisation mystérieuse à laquelle Satoshi et moi appartenions. La raison pour laquelle on avait choisi de l’appeler Hyouka ne pouvait être expliquée en quelques phrases, et ce pour une très bonne raison. C’est comme ça que je fus impliqué dans toutes sortes d'événements gênants. Et Satoshi avait insisté sur le rôle que j’avais joué. Il poursuivit : 

Fukube — C’est toi qui as tout résolu.

Moi — Là, tu exagères. J’ai juste eu de la chance.

Fukube — De la chance, hein ? Je ne parlais pas de l’image que tu te renvoies, mais de celle que j’ai de toi.

Il pouvait être plein d’arrogance tout en gardant un calme impérial. Comme j’étais habitué à sa manière de parler, je n’étais guère contrarié. En plus d’être un vieil ami, Fukube Satoshi était aussi un bon rival. En tant que garçon, il est de petite taille et de loin, son apparence chétive peut facilement être confondue avec celle d’une fille. Cependant, il était plutôt vif, notamment lorsque quelque chose piquait son intérêt. Au point de prioriser sa curiosité sur des choses que le commun des personnes jugerait nécessaires. On le voyait toujours avec un sourire et son sac à cordon. En le balançant, il demanda :

Fukube — Au fait, il est quelle heure ?

Moi — Regarde ta montre, non ?

Fukube — Elle est dans le sac, flemme de la sortir.

Dit-il en le tapotant. Satoshi considérait que porter une montre était trop encombrant et préférait consulter l’heure sur son téléphone portable.

Moi — C’est moi qui suis censé avoir la flemme là.

Fukube — « Si je n’ai pas à le faire alors je ne le ferai pas. Mais si je dois le faire, qu’on en finisse. », n’est-ce pas ?

Satoshi sourit en me rappelant ma devise. Je vérifiai l’heure sur ma montre-bracelet et le corrigeai :

Moi — C’est « Si je dois le faire, que ce soit rapide ». Bref, il est 10h passé.

Fukube — Est-ce qu’il faut vraiment être à cheval sur chaque mot ? Ce n’est pas comme si c’était une devise grandiose. Wow, Déjà 10h ? On ferait mieux de se dépêcher. Chitanda-san pourra peut-être pardonner notre retard, mais c’est de Mayaka que j’ai peur.

J’étais d’accord avec cela. Ibara Mayaka pouvait être très effrayante lorsqu’elle se mettait en colère. Je ne savais pas si Satoshi se doutait de la chose, mais j’avais l’impression que c’était aussi le cas de Chitanda Eru.

Satoshi accéléra alors je lui emboitai le pas.

En traversant le passage piéton, nous arrivâmes devant les portes de l’école. C’était une journée banale au lycée Kamiyama, où les élèves affluaient de partout malgré les vacances scolaires.

***

La cour était remplie d’élèves en uniforme ou en tenue décontractée. On entendait jouer différentes mélodies depuis les salles des clubs de musique. À côté de la cour, une sorte de grand monument était en train d’être érigé, probablement une attraction conçue par un club. Malgré les vacances d’été, le lycée Kamiyama était toujours rempli d’élèves bien motivés, car tout le monde se préparait pour le festival culturel.

Le nombre total s’élevait à environ un millier d’élèves. Le lycée proposait un programme d’études pour les examens d’entrée à l’université, ainsi qu’une vie associative animée. Si l’on excluait le festival culturel que tout le monde attendait, le lycée Kamiyama était clairement une école comme les autres. Le campus comprenait trois bâtiments : le bloc général, abritant les salles de cours ordinaire, le bloc spécial, avec des salles d’étude spécialisées, et le gymnase. La salle du club de littérature se trouvait dans la salle de géologie, au quatrième étage du bâtiment spécial.

Au milieu des chants des clubs de chorale et a capella, nous accélérâmes le pas. Comme l’avait dit Satoshi, ma devise était la suivante : « Si je n’ai pas à le faire alors je ne le ferai pas. Mais si je dois le faire alors, que ce soit rapide ». Autrement dit, j’étais un économiseur d’énergie, mode de vie bien différent de ceux qui s’impliquaient à fond dans des activités comme le festival culturel. Mais bon, le temps n’était pas propice à la réflexion.

Depuis l’entrée, nous nous étions dirigés vers le couloir menant au bloc spécial. En montons les marches quatre par quatre, nous pouvions voir un long tableau sur le côté de l’escalier en train de sécher. Sûrement celui du club de peinture. En tout cas, la montée était bien fatigante, surtout en cette fin d’été. Je sortis mon mouchoir pour essuyer la sueur lorsque nous entrâmes en salle de géologie. Nous fûmes tout de suite accueillis par quelqu’un ayant crié :

— VOUS ÊTES EN RETARD !

Au centre de la salle, telle une divinité tutélaire, se tenait Ibara Mayaka, la personne chargée de superviser la publication de l’anthologie « Hyouka » du club de littérature. Je la connaissais depuis longtemps, mais nous n’étions pas vraiment intimes. Mais on se croisait tout de même assez souvent.

Elle avait bien grandi depuis l’école primaire, mais son visage restait un peu enfantin malgré tout, ce qui contrastait avec son côté strict. En plus de ne pas pardonner les erreurs commises par les autres, elle était encore plus exigeante envers elle-même. La raison de sa colère était simple : il était convenu que nous devions nous retrouver ici à 10h. En gardant sa position de divinité gardienne de ces lieux, Ibara prit la parole :

Ibara — Fuku-chan, explique-toi.

Le sourire de Satoshi se raidit :

Fukube — Eh bien, nous n’avons pas pu venir en vélo…

Ibara — Tu aurais dû anticiper la chose.

Si les gens étaient libres de se rendre au lycée à vélo pendant les vacances d’été, le parking à vélo était inutilisable, car en maintenance.

Ibara — Reprends-toi, Fuku-chan ! Tu n’as toujours pas rendu tes manuscrits !

Satoshi écarta les mains en essayant de protester,

Fukube — Attends une minute Mayaka ! Houtarou est en retard aussi !

Ibara se retourna pour me regarder, et après avoir croisé mon regard, elle fit de nouveau face à Satoshi.

Ibara — Qui se soucie d’Oreki ?

Deux poids, deux mesures, hein ? Si Ibara accordait autant d’attention à Satoshi, c’est parce qu’elle avait le béguin pour lui. Elle ne cherchait d’ailleurs pas à le cacher. D’un autre côté, Satoshi s’était toujours dérobé face à ses avances jusqu’à récemment. Quant à savoir quand ils ont commencé leur relation, aucune idée. En tout cas, le club de littérature était composé de quatre membres : Moi-même, Satoshi, Ibara, ainsi que la présidente, Chitanda Eru. Mais pour l’instant, elle n’était nulle part.

Fukube — C’est du deux poids deux mesures !

Ibara — Hein ? Comment ça ? C’est pas du tout le cas !

J’interrompis leur échange insignifiant :

Moi — Hé Ibara, Chitanda est aussi absente.

Ibara — En quoi je ne ferais pas preuve d’équité ? Hein ? Chi-chan ? C’est vrai, elle n’est toujours pas arrivée. Cela m’inquiète.

Fukube — En effet, aucunement du deux poids, deux mesures.

Marmonna Satoshi.

Ibara — Ouais, c’est du trois poids trois mesures !

De façon inhabituelle, Ibara répondit en souriant. Comme à l’improviste, on vit une silhouette ouvrir silencieusement la porte et entrer dans la pièce. C’était Chitanda. Chitanda Eru. Avec ses longs cheveux noirs et sa silhouette frêle, elle dégageait l’aura d’une élégante dame. Et c’est un fait, puisqu’elle était la fille du clan Chitanda, qui possédait de vastes terres agricoles dans un coin de la ville de Kamiyama. Cependant, ses grands yeux contrastaient avec sa nature gracieuse. Pour moi, c’était ce qui la représentait le mieux. Si Ibara était une enfant en apparence, Chitanda l’était aussi en raison de son incroyable curiosité pour tous les mystères qu’elle rencontrait. Malgré son caractère enfantin, elle était intelligente, ce qui rendait les choses d’autant plus difficiles. L’horloge indiquait 10h30 et Chitanda s’inclina profondément.

Chitanda — Je m’excuse pour le retard.

C’était la première fois que je la voyais comme ça. Elle n’était pas forcément ponctuelle, mais il était rare de la voir en retard. Ibara dut penser la même chose et posa la question à Chitanda, sans la brusquer :

Ibara — Il s’est passé quelque chose ?

Chitanda — En effet. J’ai eu une longue conversation tout à l’heure.

Quelle conversation ? Nous ne risquions pas de le savoir si elle ne nous disait rien. Cela dit, Chitanda continua avant que je ne pose la question.

Chitanda — Je vous expliquerai plus tard.

Qu’est-ce qu’elle manigançait ? J’avais un mauvais pressentiment.

Chitanda — Hmm… Oh, eh bien, commençons.

Le club de littérature était réuni ici aujourd’hui pour une réunion concernant la publication de l’anthologie « Hyouka ». Il fallait donc parler du design, des polices de caractères à utiliser, de l’arrangement des articles et sur quel papier imprimer. Il aurait été préférable que je propose à Ibara de s’occuper de tout, mais elle n’allait pas le permettre.

Comme nous avons tous contribué avec notre argent et nos manuscrits, elle estimait qu’il était normal que nous participions tous à l’élaboration de l’anthologie. Je n’étais pas vraiment motivé, mais je n’avais rien de mieux à faire pendant les vacances d’été. Ibara sortit quelques échantillons de papier de son sac et commença à parler.

Ibara — C’est le papier de la plus haute qualité que notre budget nous permet d’obtenir. C’est un papier très différent de ceux que l’on a habituellement et pas seulement en termes d’apparence. L’encrage aussi ressort différemment.

Satoshi et Chitanda l’écoutaient avec enthousiasme. Même si je me considérais tel un morceau de bois pourri sur la montagne[1], je m’efforçai d’écouter pour qu’Ibara ne se fâche pas.

***

La réunion éditoriale se termina plus tôt que prévu, soit un peu moins d’une heure après son début. Ibara avait noté les éléments approuvés dans sa note, qu’elle allait transmettre ensuite aux éditeurs. Le rôle de superviseur n’était pas de tout repos et j’avais donc joint les mains en signe de gratitude pour son travail acharné. Alors que la matinée avait pris fin, plutôt que de rentrer chez nous, nous avons décidé de rester déjeuner avec de la nourriture achetée à la supérette. Alors que je sortais de mon sac à bandoulière mon repas d’une valeur de moins de 400 yens[2], les trois autres faisaient même. Tout en décollant le plastique qui entourait mon onigiri, Satoshi s’exprima sans s’adresser à personne en particulier.

Fukube — Alors, quand est-ce que l’anthologie sera publiée ?

La seule capable de répondre était bien sûr Ibara, qui grommela, comme pour exprimer le fait qu’elle ne pouvait pas non plus être précise.

Ibara — Nous devrions avoir les échantillons début octobre. Les copies officielles devraient arriver juste avant le festival culturel.

C’était la fin du mois et il restait une semaine de vacances. Il aurait été assommant de continuer à contribuer pour le club alors que les cours reprenaient. Par souci d’économie d’énergie, il fallait éviter d’accumuler le travail au risque d’être inefficace. Il fallait donc terminer au plus vite même si le temps alloué était plus que nécessaire.

On entendit le bruit de l’ouverture de la boite à bentô de Chitanda. La plupart des filles de son âge avaient de petites boites qui contenaient des aliments aussi simples que des petits encas. Mais là, la nourriture contenue avait l’air plutôt rassasiante : De la fuki[3] cuite, des bouts d’omelettes sucrées et des émincés de viande. Avant de sortir ses baguettes, elle s’exprima avec nonchalance.

Chitanda — Au fait, l’un d’entre vous est-il occupé cet après-midi ?

Comme je n’étais pas du genre à avoir quelque chose de mieux à faire pour ne pas dire que j’avais du temps à tuer, je secouai la tête. Ibara fit de même.

Ibara — Je dois apporter ces notes à l’éditeur, mais ce ne sera pas avant ce soir.

Satoshi réfléchit un moment,

Fukube — Je pensais aller au club d’artisanat pour voir si je pouvais aider. Cela fait un moment que je n’ai pas mis la main sur du matériel de couture. Et puis, ça fait un bail que je n’ai pas traîné avec les gens du Conseil des élèves. Mais pourquoi pas, en vrai.

Comme nous étions tous les trois d’accord, Chitanda montra une mine radieuse. En la voyant sourire, j’eus soudain un mauvais pressentiment. Même si je n’allais pas jusqu’à dire que c’était basé sur l’expérience, j’appréhendais les ennuis. En posant ses baguettes, elle dit avec vigueur :

Chitanda — Allons à l’avant-première !

Avant-première ? Je n’avais aucune idée de ce dont elle parlait. Avais-je raté un épisode ? Sans réfléchir, je me tournai vers Satoshi, qui se contenta de secouer la tête. Idem pour Ibara, qui avait l’air perplexe.

Ibara — Chi-chan, de quelle avant-première tu parles ? Au cinéma ?

Chitanda — Oui… Hum, pas vraiment. Plutôt un film fait-maison ?

Elle voulait sûrement parler de la projection d’un film amateur.

Moi — C’est avec le club de cinéma ?

Chitanda secoua la tête.

Chitanda — Pas vraiment.

Fukube — Ou alors le club de cinéma à la maison ?

Cesse d’être stupide, Satoshi ! Ibara et moi fixâmes froidement son visage souriant, mais il continua à sourire comme à son habitude.

Fukube — Je suis sûr que ça existe ! S’il y a un club comme le nôtre alors pourquoi pas un club de cinéma à domicile ?

Satoshi dissipa immédiatement sa blague, fidèle à sa devise : « Les blagues doivent être faites dans l’instant, de même que les malentendus doivent être dissipés rapidement ». Il avait peut-être raison au fond. Après tout, le lycée Kamiyama était connu pour sa grande variété de clubs artistiques. Mais Chitanda continua de secouer la tête.

Fukube — Ce n’est pas ça non plus. C’est un film réalisé par la classe de 1re F.

Ibara — Wow, ils vont carrément faire une projection !

Elle hocha la tête en signe d’admiration.

Ibara — Je ne pense pas que ma classe aurait l’énergie nécessaire pour organiser un projet d’une telle envergure. Tout le monde est occupé avec son club.

Même en 1er B, personne n’avait proposé d’organiser quelque chose pour le festival. Tout le monde était fatigué par les activités de son propre club alors il fallait oublier les grands projets. En y réfléchissant bien, j’aurais été curieux de voir Satoshi à l’œuvre, vu qu’il aurait été pris par le club de littérature, d’artisanat et le Conseil des élèves. Cela aurait rendu ce dernier très impressionnant.

Chitanda — Certains élèves de la 1ère F appartenant à divers clubs sportifs, ont décidé d’aider leur classe pour le festival culturel. Comme je connais quelqu’un là-bas, j’ai été invitée à l’avant-première de leur film. Êtes-vous intéressés ?

Fukube — Oui, je viens !

Satoshi accepta sans même sourciller. Tout ce qui piquait son intérêt lui valait une telle réaction. Ibara haussa légèrement les sourcils.

Ibara — Quel genre de film est-ce ?

Chitanda — Hum, de ce qu’ai compris c’est du mystère.

Cette réponse suffit à satisfaire Ibara.

Ibara — Ça a l’air divertissant. Bien sûr que je viendrai aussi.

Fukube — Je croyais que tu détestais les films d’auteurs, Mayaka ?

Ibara — Pas forcément. Et puis c’est fait par des passionnés.

En effet, il ne viendrait à l’idée de personne de vouloir regarder un film réalisé par des personnes qui faisaient ça juste pour le plaisir du festival. Quant à moi, je ne m’intéressais pas vraiment au cinéma en toute honnêteté. Je n’avais jamais eu envie de regarder un film, qu’il s’agisse d’un petit budget ou d’un blockbuster. Peut-être parce que cela prenait trop de temps. En tout cas, on m’avait dit que je ratais la moitié du plaisir de la vie en ignorant les productions audiovisuelles. Après, certains films m’avaient même plu, mais pour le coup, il était préférable que je rentre chez moi. Avant que je ne puisse parler, Chitanda ouvrit joyeusement la bouche.

Chitanda — C’est décidé ! On y va tous alors !

Moi — Non, je…

Chitanda — En fait, on m’a dit d’emmener trois autres personnes. Vu que nous sommes quatre au club, c’est parfait.

Elle n’écouta même pas. Avec un sourire malicieux, Satoshi pointa son pouce vers moi et dit :

Fubuke — Chitanda-san, Houtarou semble vouloir parler.

Chitanda — Oreki-san, tu viens, n’est-ce pas ?

Ugh.

Chitanda — … N’est-ce pas ?

Argh. Pourquoi n’arrivais-je jamais à comprendre comment gérer Chitanda à chaque fois ? Peu importe le genre de réponses que j’imaginais à l’avance, elle avait toujours le dessus. Bien sûr, j’aurais pu choisir de la repousser, mais le problème était que je ne trouvais aucune raison de refuser.Je finis par hausser les épaules, résigné. De toute façon, je n’avais rien à faire.

***

Les rideaux de la salle audiovisuelle étaient tirés, bloquant la lumière du soleil déclinant à l’extérieur et rendant la pièce sombre. Une élève émergea soudainement de ces ténèbres. La raison d’une telle illusion avait probablement quelque chose à voir avec la robe bleu marine qu’elle portait et qui se fondait bien dans l’obscurité. Chitanda l’interpela.

Chitanda — Voilà, comme tu le voulais, je suis venue !

Elle s’approcha de nous. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai pu distinguer ses traits. Sa taille était similaire à celle de Chitanda, peut-être un peu plus grande, et sa silhouette était mince. Ses yeux étaient légèrement levés et petits, et son visage était raffiné. Il n’aurait pas été exagéré de la décrire comme jolie, bien qu’elle me paraisse plus sévère qu’autre chose. Bien qu’il soit difficile de déterminer si elle avait un an de plus que nous, il se dégageait d’elle une impression de solennité majestueuse. Plutôt qu’une lycéenne, elle ressemblait au cliché d’une policière ou d’une enseignante… Non, elle me rappelait plutôt une femme des forces armées, dont le grade n’est pas inférieur à celui de major. D’une voix douce et apaisante, elle dit :

— Ah, vous êtes donc tous là.

Elle dévisagea chacun d’entre nous et continua :

— Bienvenue. Je vous remercie d’avoir pris le temps de venir.

Chitanda nous présenta lentement un par un.

Chitanda — Voici Ibara Mayaka-san, Fukube Satoshi-san et Oreki Houtarou-san. Ils font tous partie du club de littérature.

La fille semblait avoir une expression assez ambiguë au moment de la présentation. Je n’arrivais pas à savoir si elle souriait ou si elle était déprimée. Mais elle avait rapidement repris son expression précédente et s’inclina devant nous.

Irisu — Enchantée de vous rencontrer… Je m’appelle Irisu Fuyumi.

Lorsqu’elle se présenta, Satoshi réagit immédiatement et éleva la voix avec exaltation.

Fukube — Ah, comme je le pensais, tu es la fameuse Irisu-senpai ! Je pensais bien t’avoir déjà vue quelque part.

Irisu — Tu es Fukube Satoshi-kun, n’est-ce pas ? Nous sommes-nous vraiment déjà vus ? Je n’en ai pas le souvenir.

Fukube — C’était lors de la réunion du comité d’organisation du festival culturel à la fin du mois de juin.

Irisu — Je ne me souviens plus trop. Il s’était passé quelque chose ?

Qu’elle ait vraiment oublié ou non, Irisu répondit par l’affirmative. Satoshi poursuivit joyeusement :

Fukube — J’ai vu comment tu avais résolu le conflit entre les clubs de musique et de théâtre. À vrai dire, j’ai été stupéfait ! Depuis, j’ai toujours voulu te rencontrer en personne au moins une fois !

Irisu — Ah, je m’en souviens maintenant !! Mais ce n’était pas grand-chose.

Fukube — Non, vraiment, tu avais été formidable. Je m’en souviens encore. À trois reprises, tu avais exhorté la présidence de rétablir l’ordre sans attendre afin que les membres puissent exprimer leurs opinions librement. Le conflit a été résolu en moins de cinq minutes. Au fond de mon cœur, j’étais à la limite de l’ovation. Irisu-senpai tu méritais clairement la présidence à ce moment-là.

Si Ibara n’était pas du genre à faire des compliments, il était également rare que Satoshi fasse l’éloge de quelqu’un d’une manière aussi exagérée. Ce qui m’intéressait maintenant était de savoir comment Irisu Fuyumi allait réagir à un tel compliment. J’écoutais attentivement en me posant la question. Pourtant, malgré le regard et discours admiratif de Satoshi, elle ne réagit guère pour ne sortir qu’un :

Irisu — Ah oui ?

Chitanda — Irisu-san, tu as dit que tu ne t’intéressais pas trop à la vie du lycée, n’est-ce pas ?

Irisu répondit par un signe de tête.

Chitanda — Fukube-kun faisait partie du comité. Il représentait notre club là-bas en mon nom. Ne sois donc pas trop prise de court.

Irisu — Je vois. Ce n’est pas vraiment le cas.

Satoshi eut l’air déprimé après ça. Ibara demanda alors à Chitanda :

Ibara — Chi-chan, comment tu la connais ?

Chitanda — Irisu-san ? …Nos familles sont assez proches l’une de l’autre. Irisu-san s’occupait souvent de moi quand j’étais plus jeune.

Le clan Chitanda a donc ses amis d’enfance… Un luxe que le clan Oreki ne peut se permettre. Cela montre à quel point son clan est influent. D’ailleurs, le clan Irisu était-il aussi célèbre ? Je n’en étais pas certain. Quoi qu’il en soit, cela ne concernait probablement pas Irisu Fuyumi elle-même.

Irisu — En tout cas, voilà.

Irisu revint au sujet initial et nous montra l’objet qu’elle tenait dans sa main. L’aspect rectangulaire rappelait une cassette vidéo.

Irisu — Vous avez été invités aujourd’hui à regarder cette cassette. Comme Chitanda vous l’a certainement déjà dit, c’est un film réalisé par la classe de 1re F. Je souhaite que vous nous donniez votre avis en toute honnêteté.

Chitanda — Nous sommes impatients de le faire.

C’était vraiment une projection en avant-première. Mais pourquoi était-ce nécessaire ? Alors que la question me taraudait, je verbalisai la chose :

Moi — C’est tout ce qu’on aura à faire ?

Irisu me regarda droit dans les yeux avec son regard sinistre. Sentant la pression de son regard, je continuai :

Moi — Juste regarder, et ensuite donner notre ressenti ?

Irisu — Est-ce si étrange ?

Moi — Même si nous donnons notre avis, vous n’allez pas modifier le film, n’est-ce pas ? Une avant-première sert surtout à faire de la publicité, à demander aux participants de faire du bouche-à-oreille.

Pour une raison inconnue, Irisu hocha la tête, satisfaite.

Irisu — Une très bonne question. En effet, il ne sert à rien de regarder ce film. Je répondrai à ta question, mais il serait préférable que tu regardes d’abord le film. On y va ?

Hmm, quelque chose ne me semblait pas normal. Mais avec sa réponse claire, je n’avais plus rien à dire. Voyant que j’étais d’accord, Irisu poursuivit :

Irisu — Nous n’avons pas encore donné de nom à ce film. Pour l’instant, le titre provisoire est « Mystère ». À la fin du film, nous vous poserons une question, mais pour ça, alors soyez attentifs.

Cette fois, ce fut au tour d’Ibara de prendre la parole.

Ibara — Si ça s’appelle « Mystère », est-ce que c’est un film policier ?

Irisu — Il ne serait pas faux de le considérer ainsi.

Ibara — Alors, pouvons-nous prendre des notes pendant le film ?

Irisu — Bien sûr. Notez tous les détails que vous voyez.

Cela dit, nous avions laissé toutes nos affaires en salle de géologie. Alors qu’Ibara s’apprêtait à demander si nous pouvions retourner chercher nos sacs, Satoshi prit la parole.

Fukube — Je m’occuperai de la prise de notes alors.

Il sortit tout de suite un carnet de son sac à cordon qu’il emportait toujours avec lui. Je n’avais même pas remarqué qu’il l’avait aussi apporté à l’intérieur. Irisu regarda sa montre en argent de conception ordinaire et dit :

Irisu — Commençons. Veuillez prendre place.

Comme demandé, nous nous installâmes sur les chaises les plus proches de nous. Satoshi ouvrit son carnet de notes tandis qu’Irisu se dirigea vers la salle de contrôle. Avant de franchir la porte en fer, elle se tourna vers nous pour nous dire :

Irisu — Bonne séance.

Lorsqu’elle ferma la porte, un bruit mécanique se fit entendre. Un écran blanc descendit lentement devant nous. Nous nous redressâmes dûment en nous penchant le plus possible vers l’arrière.

D’ailleurs, Irisu ne s’était pas assez préparée pour cette avant-première.

Elle aurait dû au moins nous fournir du pop-corn !

***

Un film dont le titre n’a pas encore été décidé ne devait normalement pas exister. La projection commença tout de même et une image apparut. Ce n’était autre que le lycée Kamiyama, que nous avions tous l’habitude de voir. On y voyait une salle de classe avec des tables et des chaises bien alignées. Un coup d’œil à l’extérieur de la fenêtre montrait le soleil couchant. Un narrateur commença à parler d’une voix rauque.

Tout a commencé lorsqu’un groupe d’élèves motivés de la 1èreF avait décidé de participer au festival de Kanya pour laisser derrière eux des souvenirs de leur vie lycéenne. Ils se réunirent un jour après les cours afin de s’organiser.

Le festival Kanya était le surnom que l’on donnait au festival culturel du lycée de Kamiyama, bien que nous, membres du club de littérature, ne l’appelions pas ainsi. Quant à la raison, c’est une autre longue histoire. Un groupe d’élèves firent leur apparition alors à l’écran. Six au total, assis autour de tables disposées face à face. Il devait s’agir de la scène de réunion que le narrateur venait d’évoquer. La caméra montra alors chaque personne tandis que le narrateur les présentait par leur nom.

Le premier était Kaitou Takeo, un élève musclé qui semblait faire des d’arts martiaux. Il est le plus grand des six élèves. Venait ensuite Sugimura Jirou, un garçon à l’allure mince et le seul avec des lunettes. Peut-être parce que la caméra était braquée sur lui, il tremblait un peu. La troisième personne était Yamanishi Midori, une fille à la peau bronzée et aux cheveux teintés de noir, longs jusqu’aux épaules. Bien que quelques secondes s’étaient écoulées entre les différents clichés d’elle, ses cheveux semblaient avoir déjà un peu poussé. Venait ensuite Senoue Mamiko, une petite fille à la taille un peu large. Son visage rond donnait l’impression qu’elle était un peu enrobée. Vint après Katsuda Takeo, un garçon plutôt beau. Malgré la teinture rousse, il avait l’air d’être quelqu’un de sérieux. Enfin, Kounosu Yuri, une jeune fille habillée sobrement qui avait l’air plutôt détendue malgré la caméra. Elle était la plus petite de toutes les filles.

Satoshi avait rapidement griffonné les noms dans son carnet pendant que le narrateur parlait. En effet, ces derniers n’étaient pas écrits à l’écran. Après les présentations, la scène suivante nous montra Sugimura.

Sugimura Et si on visitait Narakubo ?

On entendait Ibara gémir. Je savais ce qu’elle ressentait, car le gars lisait son texte d’une manière impassible.

Yamanishi Narakubo ?

Demanda-t-elle, alors que la longueur de ses cheveux variait en fonction de la scène. Katsuda le rouquin, répondit :

Katsuda Je crois en avoir déjà entendu parler. C’est dans la ville de Furuoka, si mes souvenirs sont bons.

Sugimura Exactement, c’est un village minier abandonné. Il avait vu le jour pendant la révolution industrielle.

Le dialogue restait insipide de bout en bout, mais c’était prévisible. Chitanda avait bien dit qu’il s’agissait de membres de clubs sportifs voulant participer au festival culturel. On ne pouvait pas vraiment s’attendre à un jeu d’acteur grandiose. Kaitou, l’élève bien bâti, leva le bras pour parler.

Kaitou Des recherches dans un village abandonné ? Cool !

Yamanishi Il faut au moins y aller une fois alors. Ça doit être un village plein d’histoire ! C’est clairement attractif.

Sa réplique était légèrement meilleure que les autres, car elle l’avait imprégnée d’une certaine émotion. C’était probablement un sentiment sincère qu’elle éprouvait à l’égard de l’endroit. Pendant ce temps, Senouchi, le visage rond, répondit avec une performance tout aussi bonne :

Senouchi On peut peut-être y trouver des choses intéressantes, mais c’est à l’abandon. Ce n’est pas vraiment mon genre d’endroit.

Kounosu, qui avait l’air abattu pendant tout ce temps, répliqua :

Kounosu Je sais comment aller à Narakubo. C’est au cœur des montagnes. Si on marche depuis l’arrêt de bus le plus proche, on peut y arriver en à peu près une heure.

Yamanishi Eh~

Yamanishi n’avait pas l’air très contente. Elle avait le rôle de celle qui se plaignait le plus. D’un autre côté, Kaitou avait l’air plutôt détendu.

Kaitou On devrait pouvoir s’en sortir si ce n’est qu’une heure. On pourra faire du vélo et même pique-niquer !

Sugimura Alors, c’est décidé. Notre exposition pour le festival culturel portera sur l’histoire du village de Narakubo.

Il spécifia ensuite que faire seulement de l’histoire ne suffisait pas. Il fut soutenu par Yamanishi, qui voulait aussi autre chose. Senoue suggéra alors que l’on pouvait trouver un angle intéressant. Sugimura estima que l’on pouvait aller dans le récit d’aventure, mais ce fut rejeté, car trop classique. Kounosu proposa alors de considérer l’aspect occulte du village, ce qui fut approuvé. Sugimura estima tout de même qu’il fallait faire plus de recherches, car il n’y avait pratiquement pas d’histoires de fantômes dans ce secteur. S’ensuivait une série de plans hasardeux où l’on voyait un vif échange entre les camarades qui se concrétisait par diverses concessions. C’était ce qu’il fallait retenir de cette première scène. Alors qu’elle s’assombrit, le narrateur reprit la parole.

Une semaine plus tard, le groupe se dirigea vers la zone de Narakubo dans le village de Furuoka.

Alors que l’écran s’éteignit, le décor de l’école fut remplacé par celui d’une forêt montagneuse au milieu de la chaleur de l’été. Il s’agit sans aucun doute de Narakubo. Je savais où se trouvait la ville de Furuoka. C’était à une vingtaine de kilomètres au nord de Kamiyama. C’était autrefois une ville prospère grâce à un riche gisement de plomb ou d’un autre métal dans les mines avoisinantes, mais comme toute zone géographique dépendant d’une seule industrie pour prospérer, elle a connu des temps difficiles après l’épuisement de la mine. C’est ainsi qu’Ibara et Satoshi discutaient du sujet.

Ibara —Fuku-chan, tu as entendu parler de Narakubo ?

Sans surprise, Satoshi connaissait le village.

Fukube — Oui, c’était la principale zone d’exploitation des mines de Furuoka. Bien qu’il soit difficile de s’y rendre, il y a eu une période très prospère.

Il énuméra ensuite quelques chanteurs célèbres chanteurs enka[4].

Fukube — C’est le genre de célébrités que la région avait réussi à attirer pour des concerts.

Ibara eut l’air un peu surprise. Moi aussi, car les noms cités par Satoshi étaient assez importants.

Fukube — Mais…

Alors que Satoshi s’apprêtait à poursuivre, Chitanda l’interrompit :

Chitanda — Ça reprend.

Le plan montra un groupe d’élèves se baladant dans la forêt dense. Naturellement, ils étaient vêtus de vêtements décontractés, appropriés à un temps aussi chaud. Chacun portait son propre sac à dos, mais nous n’avions aucune idée de leur contenu. Yamanishi se redressa et dit :

Yamanishi Il fait vraiment chaud. On marche depuis un certain temps déjà. On est bientôt arrivés ?

Sugimura Presque. Encore cinq minutes à peu près.

Yamanishi C’est ce que tu as dit tout à l’heure. Purée, il fait si chaud, je suis déjà fatiguée.

Kaitou  Eh bien, tu n’es pas la seule à avoir chaud. Grouille-toi de reprendre le rythme.

Et ils se remirent tous à marcher, la caméra les suivant. Narakubo semblait en effet être située au plus profond des montagnes.

Malgré les signes d’activité humaine le long de la route, c’était en grande partie recouvert par la forêt. Au milieu des buissons, on pouvait parfois apercevoir les rues de la ville de Furuoka, en contrebas des montagnes. Bien que la route soit pavée, ce n’était pas lisse pour autant. L’asphalte du trottoir semblait sur le point de se détacher en morceaux de la taille d’un poing. À cause de ces mauvaises conditions de marche, la caméra tremblait constamment. Mais comme les acteurs, le caméraman devait aussi être un amateur. Même un profane comme moi pouvait dire que ce n’était pas super bien filmé ce qui n’était pas agréable pour le téléspectateur. Le plan suivant se focalisa sur l’arrière du groupe. Très vite, Sugimura, qui était tout devant, redressa ses lunettes et pointa le doigt vers l’avant.

Sugimura Nous voilà à Narakubo !

Tout le monde le suivit du regard, y compris la caméra. Nous pûmes voir ensuite des ruines en contrebas dans la cuve. Pour un citadin moderne, il était surréaliste de se dire qu’un tel paysage existait à seulement 20 km de chez soi. De nombreuses maisons individuelles étaient éparpillées, avec des fenêtres brisées et des toits en mauvais état. Certaines étaient pratiquement effondrées. Si cet endroit était la mine, alors ce devait être les maisons des mineurs. Ignorant tout signe de présence humaine, ces habitats étaient désormais entourés d’une épaisse couche de lierre. Un panneau de signalisation en émail était visible sous ce qui était autrefois une boutique, ce qui accentuait encore la solitude de ce paysage urbain déserté. Sugimura avait vu juste, ça valait vraiment le coup d’œil.

La caméra effectua un tour rapide de la zone pour que l’on ait une vision panoramique. Peut-être est-ce dû à l’inexpérience du caméraman, ou peut-être était-ce pour dissimuler les piètres performances des acteurs. Quoi qu’il en soit, l’image suivante fut intense. Même les acteurs semblaient stupéfaits par le paysage. Alors que la caméra était tournée vers ce qu’ils voyaient, on pouvait entendre quelqu’un murmurer un « Wow ». J’eus le sentiment que cette phrase n’était pas dans le script. Puis, le dialogue scénarisé reprit de plus belle.

Katsuda Ah ouais, on peut prendre de superbes photos !

Dit-il en sortant son polaroid pour prendre des clichés instantanés.

Senoue sortit un carnet et commença à écrire. Après une brève pause, Kaitou commença à donner des instructions d’une voix forte :

Kaitou Bon, on doit trouver un endroit où passer la nuit. On commencera nos recherches demain.

Kounosu Et si on allait là-bas ?

Elle pointa du doigt l’une des ruines de Narakubo. Lorsque la caméra se déplaça vers l’endroit qu’elle désignait, on put observer un grand bâtiment, apparemment un théâtre.

Kounosu Ça va nous abriter de la pluie.

Kaitou Je vois. Alors allons-y.

Ils commencèrent alors à descendre la pente et la scène s’estompa. Après un effet fondu, un plan affichait maintenant l’entrée du théâtre. Le groupe se tint devant les deux portes vitrées et regarda le bâtiment. La caméra entama une vue panoramique et l’on vit des murs sales. En regardant en diagonale vers le haut, le théâtre semblait surréaliste. La caméra revint ensuite sur le groupe, où Kaitou ouvrait la porte vitrée avant que tout le monde lui emboite le pas. La dernière à entrer fut Kounosu, les yeux baissés. Elle marmonna :

Kounosu Je ne sais pas pourquoi, j’ai un mauvais pressentiment.

Après son entrée, le plan devint obscur et la scène s’acheva. Satoshi et Ibara élevèrent la voix de manière inattendue. Satoshi avait l’air ravi, tandis qu’Ibara avait l’air mécontente.

Fukube — Aha, c’est un cluedo[5], hein ?

Ibara — Hmpf, c’est juste un cluedo classique.

***

La scène suivante se déroula dans le clued… pardon, dans le théâtre. Comme il n’y avait pas d’électricité dans ce village abandonné, il faisait sombre à l’intérieur. Comparé aux formes des habitations à l’extérieur, que l’on pouvait clairement distinguer avec les rayons du soleil d’été, il était difficile de voir quelque chose à l’intérieur de jour comme de nuit. On pouvait à peine distinguer les visages des acteurs. Le sol était en pierre, et l’on pouvait entendre leurs pas s’y heurter.

Yamanishi C’est plein de poussière…

Grommela-t-elle en balayant la poussière de ses vêtements et en secouant ses cheveux. Cela expliquait les plans flous de la caméra. Marchant à côté d’elle, Katsuda leva les yeux et dit,

Katsuda Il semble que le bâtiment soit encore assez solide.

Senouchi, qui tenait toujours le carnet en main, se retourna vers Sugimura :

Senouchi — Ça c’est du théâtre de compet’. Mais pourquoi avoir construit ça ?

Sugimura La mine était rentable. Dans le passé en tout cas. Et c’est justement parce que la mine est si profonde dans les montagnes qu’ils avaient besoin de divertissement.

Fukube — Ah…

Murmura Satoshi, qui s’intéressait à tout. Il s’adressa à moi ensuite :

Fukube — Maintenant, ça dit quelque chose d’intéressant.

Ce n’est pas comme si nous nous attendions à un dialogue grandiose depuis le départ. Kaitou tapa alors du pied, créant un bruit sourd qui se répercuta dans le hall. Alors que je me demandais ce qui se passait, la caméra fit un zoom sur quelque chose en dehors de leurs pieds, qui semblaient refléter le peu de lumière qu’il y avait. On aurait dit du verre brisé.

Kaitou Si on reste ici pour la nuit…

Kaitou haussa les sourcils et poursuivit :

Kaitou Ça peut être dangereux avec les bouts de verre.

La caméra se déplaça ensuite. Même si on ne voyait pas très bien, on comprenait qu’ils étaient dans le hall d’entrée. De là, on pouvait voir le deuxième étage, ainsi que deux volées d’escaliers et une pièce. Une fois de plus, la caméra se déplaça vers le haut pour montrer le deuxième étage. Le hall était donc une sorte d’atrium. Sugimura et Katsuda prirent alors respectivement la parole.

Sugimura Je suppose que l’on doit trouver un endroit convenable pour dormir alors.

Katsuda Tu as raison, avant qu’il ne fasse nuit.

Hochant la tête pour montrer son accord, Kaitou regarda autour de lui et dit :

Kaitou On se sépare alors. Y a une carte pour aider ?

Kounosu Ça fera l’affaire ?

Elle leur fit signe de venir sur le côté de l’entrée, et le film passa à la séquence suivante. On la vit fixer un plan du théâtre. Comme il faisait sombre, quelqu’un l’éclaira avec une torche ce qui était mieux que rien.

Fukube — Aha, un plan !

Satoshi s’exclama avec reconnaissance et commença à copier la carte dans son carnet. Bien que les détails soient difficiles à lire, l’écran étant grand, les mots étaient toujours lisibles. Le plan avait été affichée pendant environ 30 secondes ce qui laissa le temps à Satoshi de tout copier.

Comme le montrait le plan, le théâtre était composé de deux étages. Le groupe se trouvait au hall d’entrée. À côté, il y avait le bureau et plus loin, il y avait un mur avec une série de portes, qui menait à un hall principal, et naturellement, à une scène à son extrémité. Des deux côtés du hall se trouvaient deux couloirs, avec deux régies de chaque côté. Au bout de ces deux couloirs se trouvaient les coulisses. La scène principale était constituée d’une aile gauche et droite.

Deux volées d’escaliers de part et d’autre du hall d’entrée menaient au deuxième étage. L’escalier de droite menait à la salle des lumières, avec un équipement d’éclairage sur le côté pour éclairer la scène. Au-dessus du bureau se trouvait là où on entreposait les équipements, et en face de la salle des lumières, se trouvait celle du son. Les deux escaliers menant au même endroit, il était possible d’accéder à la salle d’équipements par les deux côtés. La caméra se dirigea ensuite vers Kaitou, qui prit la parole.

Kaitou Alors séparons-nous et jetons un coup d’œil à l’intérieur.

Katsuda N’est-ce pas dangereux ?

Kaitou C’est un endroit abandonné. En quoi c’est dangereux ?

Senoue Mais si pour entrer dans les chambres, on a besoin d’une clé, non ?

Kounosu Pas un souci. On trouvera forcément les clés.

Elle entra ensuite dans le bureau situé à côté du hall d’entrée. Chose incroyable, la porte du bureau n’était pas verrouillée. La caméra suivit Kounosu qui regardait autour d’elle deux ou trois fois avant de remarquer une boîte à clés accrochée au mur.

Kounosu Et voilà !

Elle sortit ensuite du bureau avec un jeu de clés, laissant l’autre jeu à l’intérieur. Nous avions eu droit à un plan fixe de la caméra pour ça. Malgré le peu de lumière, on voyait bien écrit sur le porte-clé « Passe-partout ».

Kounosu Avec ça, on devrait pouvoir faire le tour du théâtre.

Kounosu retourna dans le hall et montra le trousseau de clés à Kaitou, qui acquiesça et prit une clé du trousseau.

Kaitou Alors, on prend chacun une clé et on voit si on peut trouver des chambres adéquates. Ce n’est pas grave si on se retrouve ensuite dans des chambres séparées. Cherchez aussi des pièces où l’on peut allumer un feu en toute sécurité et où l’on est à l’abri de tout autre danger.

Chacun prit une clé du jeu tenu par Kounusu. Il ne resta ainsi plus rien.

Fukube Qui de sensé voudrait se séparer dans un moment pareil ?

Dit-il en souriant.

Moi Entrer dans un théâtre délaissé dans un village abandonné est déjà assez irréaliste en soi. En quoi c’est choquant ?

Satoshi se mit à sourire encore plus :

Fukube Ce n’est pas choquant en soi. Sans séparation, il n’y aurait pas de mystère. Il nous fallait forcément du suspens.

Moi Autrement dit…

Fukube Il va bientôt se passer quelque chose. Je parie un hot-dog au fromage qu’à leur regroupement, il manquera une personne.

Assise à côté de Satoshi, Ibara me lança un regard mauvais comme pour me dire d’arrêter de blablater et de me concentrer sur le film. Mais c’est lui qui avait commencé pourtant. L’écran montra ensuite chaque membre en train de vérifier le plan pour trouver la pièce dans laquelle leur clé menait. Ils disparurent dans l’obscurité du bâtiment un par un. D’abord Kaitou, puis Sugimura, Yamanishi, Senoue, Katsuda et Kounosu. Il ne restait plus personne dans le hall d’entrée. L’image continua d’afficher le hall vide pendant un petit moment avant de s’interrompre. Dans l’obscurité, le narrateur reprit la parole :

— C’est là que l’incident se produit.

Fukube Logique !

Ibara Tais-toi !

Ibara nous jeta à nouveau un regard noir. Le plan suivant montra le hall d’entrée. Là encore, il n’y avait personne. Kounosu fut la première à revenir par l’escalier de droite. Suivie par Yamanishi, qui sortit du couloir de gauche. Katsuda apparut lui aussi de ce côté-là et parla aux deux filles :

Katsuda Alors, comment ça s’est passé ?

Yamanishi répondit en boudant un peu :

Yamanishi Il y avait plein de morceaux de miroirs brisés. Je n’ai trouvé aucun balai.

Kounosu secoua également la tête.

Katsuda Je vois. De mon côté c’est aussi mort.

Senoue descendit alors depuis les escaliers de gauche. En s’approchant, elle fit un « X » avec ses mains pour signifier que ses recherches étaient également infructueuses. Katsuda regarda vers le haut et la caméra suivit son regard. On pouvait alors voir la salle des équipements depuis l’atrium. Après avoir montré la fenêtre de cette pièce pendant un temps anormalement long, on entendit Katsuda crier vers le haut :

Katsuda Sugimura, comment ça se passe de ton côté ?

Sugimura sortit la tête de la fenêtre et s’écria

Sugimura Même si à l’intérieur c’est plutôt pas mal, il n’y a pas grand-chose pour faire du feu.

Katsuda Je vois. Dans tous les cas, ramène-toi !

Sugimura J’arrive.

Il descendit rapidement. Il y avait maintenant cinq personnes dans le hall. La « victime » avait donc été désignée. Yamanishi prit la parole.

Yamanishi Où est Kaitou-kun ?

Katsuda secoua la tête.

Katsuda Puisque nous sommes tous là, allons le chercher. Il me semble qu’il est parti par-là, non ?

Il indiqua le couloir de droite. Les autres acquiescèrent à leur tour. Katsuda en tête, le groupe s’engagea dans cette direction, suivi par la caméra. Au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le couloir, la lumière diminuait et, en peu de temps, il n’y avait plus rien à voir. Quelqu’un alluma une torche et éclaira une porte que Katsuda ouvrit. C’était une des salles de régie, avec une rangée de miroirs et un tas de costumes abandonnés éparpillés. Il n’y avait personne à l’intérieur.

Katsuda C’est étrange…

Yamanishi Il est parti dans les coulisses ?

Suivant cette suggestion, ils s’enfoncèrent tous dans le couloir, qui se trouvait à l’intérieur du bâtiment, encore plus sombre.La torche manuelle fut rallumée, et une porte menant à l’aile droite de la scène apparut, avec un panneau indiquant « Entrée réservée au personnel ». Katsuda essaya de tourner la poignée de la porte, mais elle ne s’ouvrait pas.

Yamanishi — Qu’est-ce qui ne va pas ?

Katsuda — Elle ne s’ouvre pas. C’est verrouillé.

Qu’est-ce qu’on fait ?

…Il y a un double dans le bureau. Si quelqu’un se dévoue.

Dans cet échange chaotique, quelqu’un partit en courant pour aller chercher le chercher. Des bruits de pas se chevauchait, ce qui signifiait qu’une autre personne avait suivi. Le plan suivant montra la serrure de la porte que l’on tourna avec la clé. Le groupe entra. À l’intérieur, se trouvait une fenêtre. En ouvrant le rideau, la lumière du soleil pénétra à l’intérieur. Au centre de la pièce ensoleillée, quelqu’un gisait sur le sol. Naturellement, il s’agissait de Kaitou.

Sugimura — Kaitou !

Sugimura se précipita vers lui, suivi par Katsuda. Le premier s’agenouilla devant Kaitou et tenta de le soulever, lorsqu’il sentit quelque chose dans ses mains. La caméra se déplaça pour montrer ce qu’il y avait. Bien qu’il soit difficile de le voir avec si peu de lumière, il semblait que les paumes de Sugimura étaient très tachées. Il marmonna :

Sugimura — Du sang…

Quelqu’un cria. La caméra se tourna vers les trois filles qui se tenaient près de la porte. Yamanishi ne savait plus quoi dire et se couvrit la bouche. Senoue joignait les mains, tandis que Kounosu serrait les poings. Des taches de sang s’écoulaient de l’abdomen de Kaitou effondré, dont les yeux étaient fermés. Tant mieux, car sa piètre performance aurait été exposée s’il avait choisi d’ouvrir les yeux. La caméra fit alors un tour à côté de Kaitou pour nous montrer un (faux) bras coupé. L’éclairage sombre contribuait à faire monter la tension tandis que la caméra révélait lentement en zoomant que le bras coupé contenait la clé de Kaitou.

Ahh !

Quelqu’un sursauta en regardant la scène. C’était Chitanda. De retour au film, Katsuda hurla :

Katsuda — Kaitou ! Bon sang ! À l’aide !

Il se leva rapidement et se dirigea vers la fenêtre pour essayer de l’ouvrir. Elle était conçue pour n’être ouverte qu’en tirant vers le haut. Mais comme la fenêtre n’avait pas été utilisée depuis de nombreuses années, elle ne semblait pas pouvoir s’ouvrir. Katsuda appuya ses mains sur le cadre de la fenêtre et utilisa toute sa force pour la tirer vers le haut, ce qui produisait un grincement sonore. Une fois ouverte, il sortit le haut de son corps et regarda dehors. La caméra montra ce qu’il y avait au-delà de la fenêtre : rien d’autre qu’une épaisse couche d’herbe sauvage. Katsuda se retourna pour filer vers la scène. Le plan s’était obscurci pour montrer qu’il avait changé d’endroit. La caméra suivait Katsuda, qui courait tout droit vers l’aile gauche de la scène où il s’arrêta. La porte reliant l’aile gauche de la scène au couloir gauche était bloquée par quelques planches de bois équarri.

Katsuda — Impossible…

L’écran devint noir. Et puis…le film sembla s’arrêter là.

 — …

Nous attendîmes un peu dans le doute, mais rien de plus ne s’afficha.

Ibara — Hein, c’est fini ?

Murmura-t-elle d’un ton agacé.

Fukube — On dirait bien.

Le timing était tel, qu’un son mécanique se fit entendre, suivi d’une remontée de l’écran de projection vers le haut. Comme si elle essayait d’empêcher l’écran de se retirer, Chitanda tendit piteusement les bras vers l’avant.

Chitanda — Eh ? Eh ? Ça ne peut pas se finir comme ça…

Moi — Peut-être que c’est un problème technique ?

À ce moment-là, une voix venant de derrière répondit immédiatement.

Non, ce n’est pas ça !

Lorsque nous nous retournâmes, Irisu était déjà sortie de la salle de contrôle et se tenait derrière nous, cassette en main.

Irisu — C’est la fin du film.

Dit-elle avec calme. Si elle le disait, c’était que c’est vrai.

Fukube — C’était la fin voulue alors ?

Irisu — Bien sûr que non.

Alors le film était incomplet. C’était la première fois que j’entendais parler d’une avant-première où les gens étaient invités à regarder un film qui n’était pas encore terminé. Je marmonnai ainsi quelque chose :  

Moi — Tu peux t’expliquer ? J’imagine que tu attends un truc.

Irisu me fixait et finit par hocher la tête.

Irisu — En effet. Mais avant cela, j’aimerais que vous me disiez tous ce que vous avez pensé du film cinématographiquement parlant.

Nous échangeâmes des regards. Je ne savais pas pour Chitanda, mais j’étais sûre que le reste d’entre nous était d’accord. Ibara répondit en notre nom :

Ibara — Pour être très honnête, nous avons trouvé que c’était grossier.

Cette réponse était prévisible.

Irisu — C’est ce que je pensais aussi… Vous le savez peut-être déjà, mais le festival de Kanya s’adresse principalement aux clubs artistiques. Il n’y a pas de place pour les projets de classe. La 1ère F a voulu braver la chose, mais n’avons pas pu faire appel à des élèves compétents, car ils sont déjà pris par les activités de club. Nous n’avions donc pas eu le choix. L’objectif était de montrer aux gens notre passion et notre travail acharné.

Elle avait décrit une réalité si amère d’une manière simple et dénuée de toute émotion. Mais allait-elle se contenter de ça ? Alors que je réfléchissais, Irisu reprit la parole.

Irisu — Je me suis dit que c’était suffisant, car tout le monde y a mis du sien. Même si le produit final est moqué, ça ne les touchera pas, car ils seront satisfaits. Je sais que c’est un peu naïf, alors je vous demande de fermer les yeux sur l’amateurisme du film.

Ibara — Du coup, ce n’est pas ça qui importe pour vous tous ?

Irisu acquiesça à la question d’Ibara.

Irisu — On se contente de peu, hein ? Bien entendu, si l’on complimente l’aspect technique, ils seront aussi heureux, mais ça ne changera rien fondamentalement. Mais que se passerait-il si un incident malheureux se produisait pendant le tournage ?

Après avoir réfléchi un moment, Satoshi répondit :

Fukube — Le film ne pourrait pas être terminé.

Irisu — Exactement. Et l’on ne peut pas se contenter de ça. Comme vous l’avez constaté, le lieu de tournage est tout à fait unique, et nous ne pouvons y aller que pendant les vacances d’été.

Chitanda —Vous avez donc des problèmes avec le tournage ?

Demanda-t-elle avec inquiétude.

Irisu — C’est en effet le cas, mais je suis sûre qu’ils finiront par y arriver. Compte tenu de notre budget de voyage et de l’avancement du scénario, nous avions prévu de tourner deux fois sur place. Nous devrions y retourner une fois ce dimanche pour tout finaliser.

Moi — Mais il y a eu un imprévu, n’est-ce pas ?

Face à ma remarque froide, Irisu répondit honnêtement :

Irisu — Oui, nous ne nous attendions pas à ce que le fait de confier un travail à un amateur crée une telle tension. Lorsque l’idée du film est venue, nous nous étions mis d’accord sur le genre policier. Cependant, nous n’avions personne capable d’écrire un tel scénario. Seule Hongou Mayu, avait de l’expérience dans l’écriture. Elle faisait notamment du manga. Nous lui avions logiquement confié le script pour un court métrage d’une heure.

Je n’avais jamais écrit d’histoire alors je n’avais aucune idée de la difficulté de l’exercice, mais Ibara haussait les sourcils. Je sais qu’elle avait déjà eu l’occasion de dessiner des mangas. Elle devait donc compatir avec Hongou.

Irisu — Hongou a été extra. Elle a réussi à trouver un bon scénario sans n’avoir jamais fait de polar. Mais elle était à bout de force et elle s’est effondrée dans l’écriture au moment où le film s’est arrêté.

Si elle s’était effondrée alors ça pouvait être grave. Chitanda sursauta :

Chitanda — Elle va bien ?

Irisu — Elle a développé une gastrite nerveuse à cause du stress. C’est une forme de dépression. Même si ce n’est pas grave, il n’est pas possible pour elle de poursuivre. Alors nous cherchons un remplaçant.

On aurait dit un remplacement de soldat sur le champ de bataille.

Moi — C’est sérieux là ? Tu cherches à ce qu’on la remplace ?

Irisu ricana doucement avant de dire :

Irisu — Oh, non. Nous ne comptons rien vous imposer. Je vous ai simplement invité à une avant-première, car j’aimerais vous poser une question. Selon vous, qui est le tueur ?

***

Le film ne semblait pas avoir de personnage enquêteur bien qu’il s’agisse d’un film policier. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles le film n’avait pas pu progresser. La deuxième raison était probablement due au fait que chaque acteur avait un temps d’écran similaire, ce qui fait que personne ne sortait du lot pour jouer le rôle de détective. Alors que j’étais encore loin d’être convaincu, Ibara fut la première à répondre.

Ibara — Mais Senpai, le film doit sûrement inclure des indices pour nous permettre de déduire qui est le tueur avant la fin, non ?

Irisu secoua la tête.

Irisu — Pas d’inquiétudes. Hongou a dit qu’elle avait déjà écrit les grandes lignes de la résolution avant l’incident. Nous devrions pouvoir filmer cette partie à temps.

Fukube — Mais s’il s’agit d’un scénario écrit par une débutante en polar quand même. A-t-elle vraiment laissé des indices ? Auquel cas, ce serait très maladroit de sa part.

Irisu — Elle a réussi à mettre en œuvre tout ce qu’elle avait à offrir. Elle a dit qu’elle avait fait des recherches sur les romans policiers après tout. Je crois qu’elle est restée fidèle aux Dix Commandements de Knox[6] et de Chandler[7] et les vingt règles de Van Dine[8].

Chitanda eut l’air perplexe à la mention des Dix Commandements. Idem pour moi.

Chitanda — Dix Commandements ? Comme « Tu ne prendras pas le nom de l’Éternel, ton Dieu, en vain ».

Pourquoi avait-elle cité le moins impactant parmi les dix ? Satoshi répondit avec assurance à la question de Chitanda :

Fukube — Non, on ne parle pas des Dix Commandements confiés à Moïse, mais de ceux de la fiction policière. Chez Knox par exemple, l’un des commandements est « Aucun Chinois ne doit figurer dans l’histoire ». Hongou-san a dû étudier ces règles de près pour donner la chance au public de résoudre le mystère.

Pourquoi un Chinois ne pouvait-il pas être là ? Son apparition, aussi divertissante soit-elle, avait-elle quelque chose à voir avec la politique ou autre ? En tout cas, on retrouvait aussi ce genre de règles dans la science-fiction, mais je ne pense pas que cela ait quoi que ce soit à voir avec une quelconque équité pour le téléspectateur ou lecteur. Je me demandais si j’allais avoir la réponse à ma question en faisant des recherches sur Knox. Alors que j’étais perdu dans mes pensées, Irisu conclut.

Irisu —Autrement dit, tous les indices ont été placés. Alors qui est le coupable, à votre avis ?

Nous demander de découvrir qui est le tueur dans un village abandonné au fin fond des montagnes semblait ridicule. Satoshi, Ibara et Chitanda s’échangèrent des regards.

Fukube — Pour moi c’est assez difficile. Je n’ai pas assez d’éléments dans la base de données pour déterminer quoi que ce soit.

Ibara — En effet, je ne suis pas sûre de pouvoir résoudre l’affaire même si j’ai quelques soupçons.

Chitanda — Um, est-ce que Kaitou-san est certifié mort déjà ?

Après avoir posé toutes les questions, ils se retournèrent. Je sentais mon dos s’affaisser légèrement tandis que leurs regards se posaient sur moi. J’essayai de détourner les yeux.

Moi — …Quoi ?

Fukube — Rien, je me disais juste que c’était un job pour toi, Houtarou.

Satoshi eut un sourire malicieux, comme à son habitude.

Moi — De quel job tu parles au juste ?

Fukube — Celui de détective, bien sûr.

Je pouvais tout à fait imaginer l’expression que j’avais eue à ce moment-là, ce que Satoshi s’empressa de décrire.

Fukube — Tu as l’air de ne pas aimer ça.

J’acquiesçai en silence. En tant que lycéen lambda et fervent économiseur d’énergie, il était hors de question que je m’implique dans quoi que ce soit qui sortait de l’ordinaire. C’était troublant d’être ainsi surestimé. Au moment où j’allais répondre, Chitanda m’interrompit en haussant la voix.

Chitanda — Tu n’as donc pas été assez attentif au film. Pourquoi ne pas le regarder une autre fois ?

Sérieux là ? Comme si elle avait lu dans mes pensées, Irisu intervint.

Irisu — Je demande juste un avis. Pas besoin d’être si sérieux.

Moi — Ah oui ? Alors, je pense que Yamanishi est la coupable.

Chitanda tourna la tête vers moi.

Chitanda — Et pourquoi ça ?

Moi — Parce qu’elle était chiante ?

Ibara — Oreki !

Ibara me réprimanda d’une voix tranchante, même si ce ne fut guère intimidant pour moi. Elle ne faisait peur que lorsque l’on commettait une grave erreur. Mais je ne m’étais pas vraiment trompé dans mes suppositions.

Fukube — Et Katsuda est bien musclé aussi.

Satoshi soupira et croisa les bras.

Fukube — Bref, tu n’as pas l’air d’être très enthousiaste à ce sujet. Même moi, j’ai envie de te dire d’être sérieux deux minutes.

Ce n’était pas si étrange que ça, mais cela ne suffisait pas pour eux. Je décidai de confirmer quelque chose auprès d’Irisu.

Moi — Je peux te demander quelque chose ?

Irisu — Oui.

Moi — Pourquoi des étrangers comme nous ? Vu que la 1ère F réalise ce film, pourquoi ne pas consulter des élèves de la classe ?

Comme avant, Irisu acquiesça avant de répondre.

Irisu — Nous avons discuté de ça entre nous, mais nous souhaitons plus de suggestions venant de l’extérieur. Peu importe les théories proposées, nous n’avons toujours pas réussi à y répondre. Comme je l’ai déjà dit, seuls ceux ayant des compétences nécessaires peuvent faire le travail requis.

Moi — Même toi, tu n’as pas pu le faire ?

Irisu — Malheureusement, non. Plus que quiconque, j’aimerais moi aussi découvrir qui est le tueur. De plus, je dois m’occuper du tournage, donc je n’ai pas beaucoup de temps.

Moi — Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir recommencé à zéro sur un autre genre que le policier ?

Cela commençait à ressembler à un contre-interrogatoire. Pour la première fois, Irisu baissa les yeux, tout en gardant sa voix sérieuse.

Irisu — Je n’étais pas présente lors de la phase de planification initiale, car je me trouvais à Hokkaido depuis trois semaines. Ce n’est qu’à mon retour à Kamiyama que le réalisateur m’a présenté le problème. Je n’ai accepté qu’avant-hier de le résoudre. Si j’avais été là dès le début, je n’aurais pas accepté le genre policier.

Alors tu n’es pas concernée de base ? Tu le fais juste parce que tu as pitié de tes camarades ?  C’est ce que je pensais, mais je ne pouvais pas dire ça à haute voix. Du coup, j’ai un peu modifié la question.

Moi — Et puis pourquoi notre club ? Je sais que tu connais Chitanda, mais on dirait que tu avais l’intention de nous faire venir depuis le début. Il y a environ un millier d’élèves ici quand même.

Irisu — Eh bien, je connais justement très bien Chitanda.

J’imagine qu’elle savait que Chitanda allait être intéressée. Irisu croisa alors mon regard et continua :

Irisu — Et puis, tu es là aussi.

Moi — Moi ?

C’était une réponse surprenante. Je sentais que Chitanda, Satoshi et Ibara me regardaient. Bien que ce soit principalement dû à la chance, les personnes impliquées dans l’enquête sur l’affaire « Hyouka » semblaient toutes surprises de sa résolution par ma personne. Mais comment un étranger comme Irisu était au courant ? Irisu expliqua lentement la raison,

Irisu — J’ai entendu parler de toi par trois personnes : La première est Chitanda, la deuxième est une personne extérieure au lycée, et la troisième est Toogaito Shouji. Je suis sûre que tu l’as déjà rencontré.

Moi — Qui ?

Ibara — Oreki ! Comment peux-tu l’oublier ? C’est le président du club de journal mural !

Oh ! Lui. Je m’en souviens maintenant. En mentionnant son nom, je m’étais soudain senti intimidé. Toogaito était un teminale que j’avais déjà croisé. Pour la faire courte, j’avais réussi à connaître un sale secret de sa part, et l’ai utilisé à mon avantage pour le faire chanter. Ce n’est pas quelque chose dont je voulais me souvenir. Irisu sembla lire dans mes pensées et dit :

Irisu — Ne t’inquiète pas. Toogaito ne t’en veut pas.

Alors, bénis soit son âme.

Irisu — Lorsque j’ai vu que personne d’autre n’avait les compétences, j’ai immédiatement pensé à toi pour le rôle du détective.

Moi — …

Fukube — C’est incroyable, Houtarou ! Tes talents sont reconnus !

Je jetai un coup d’œil à Satoshi toujours taquin, avant de reporter mon regard sur Irisu et de soupirer. Moi ? Détective ? Je répondis honnêtement.

Moi — Je ne me sens pas très à l’aise lorsqu’on attend autant de moi.

De façon surprenante, Irisu se rétracta.

Irisu — Je ne peux pas te donner tort.

Elle soupira et poursuivit :

Irisu — J’ai simplement fait un pari en décidant de t’inviter à regarder l’avant-première dans l’espoir que le problème soit résolu vite. Mais j’ai été bien naïve et m’excuse de la gêne occasionnée.

Elle s’inclina en disant cela.

Irisu — Y a-t-il autre chose que vous désirez demander ?

Impressionnée par son sérieux, je restai sans voix, même si j’avais d’autres questions à poser. Après avoir confirmé qu’il n’y avait pas d’autres questions, Irisu arriva à la conclusion.

Irisu — L’avant-première est donc terminée. Merci d’être venus.

***

Mais l’histoire ne s’arrêta pas là. J’avais totalement oublié la présence d’une certaine personne. En effet, il s’agissait de Chitanda Eru, l’incarnation même de la Curiosité, qui se mettait en quatre pour résoudre tous les mystères de l’univers. Alors qu’Irisu était sur le point de se retourner, Chitanda l’interpela,

Chitanda — Attends s’il te plaît !

Irisu — …Il y a un problème ?

Chitanda — Hum, comment va se terminer l’histoire ?

Irisu — Nous y travaillons encore. Mais il faut accepter la possibilité que le film reste incomplet.

Chitanda — Ce serait vraiment dramatique !

Dramatique comme Irisu d’ailleurs. Chitanda poussa alors son raisonnement.

Chitanda — Irisu-san, si tu dis vrai, il serait vraiment dommage que le film ne soit pas terminé. Je ne veux pas que cela arrive.

Enfin, Irisu non plus veut éviter que cela arrive.

Chitanda — D’ailleurs…

Je commençai à hausser les sourcils avec inquiétude. J’avais le mauvais pressentiment qu’il allait se passer quelque chose. Irisu avait probablement fait le bon choix en choisissant Chitanda pour résoudre son problème.

Chitanda — Pourquoi la scénariste Hongou Mayu-san, lorsqu’elle s’est vue confier le rôle, y a mis autant d’ardeur au point de s’effondrer ?  Je suis vraiment curieuse de savoir ce qu’il en est.

Satoshi, debout à côté de moi, prit la parole.

Fukube — Houtarou, que ce soit en tant que détective ou autre, ne penses-tu pas que nous n’avons pas assez de données ?

Moi — En effet.

Fukube — Cela signifie que nous devrons rassembler les indices nous-mêmes, n’est-ce pas ?

Ce n’était pas aussi facile que ça en avait l’air. Pourtant, en entendant cela, et c’était probablement le plan de Satoshi depuis le début, Chitanda se tourna rapidement vers nous avec beaucoup de vigueur.

Chitanda — Oreki-san, faisons-le ! Nous devons découvrir ce que Hongou-san a voulu transmettre !

Irisu — Hongou est toujours en vie je te rappelle.

Irisu la corrigea calmement, mais je ne savais pas si notre gente dame l’avait entendue. Satoshi reprit la parole.

Fukube — Mayaka, comment se passe l’avancement de l’anthologie ? Tu penses qu’on pourrait prendre une semaine de pause ?

Ibara répondit d’un air acerbe,

Ibara — Le seul qui ne progresse pas, c’est toi, Fuku-chan. J’ai déjà presque terminé ma partie.

Fukube — C’est que du détail, t’en fais pas.

Ibara ajouta alors, comme si elle murmurait :

Ibara — Moi aussi, j’aimerais que ce film soit achevé. Malgré la médiocrité de l’aspect technique, je n’aurais jamais cru que des plans de villages abandonnés puissent être aussi intéressants.

Quant à moi… Je n’étais vraiment pas doué pour traiter avec Chitanda. Puisqu’on en était arrivé là, même si j’avais refusé, je n’aurais pas pu lui échapper. En tout cas, cela aurait été beaucoup d’énergie dépensée pour rien, ce que je détestais. Mais cette fois-ci, je n’avais pas envie d’accepter l’offre d’Irisu et ce n’était pas pour ma devise que je voulais refuser. Je ne savais pas si les trois autres s’en rendaient compte, mais même si c’était le cas, j’avais décidé de les ignorer pour parler de manière intransigeante.

Moi — Admettons que l’on accepte. Et si on échoue ? On devra s’excuser en se prosternant devant une classe de 1ère F mécontente ?

Tout d’abord, nous n’étions pas membres du club d’enquêtes fictionnelles, mais de littérature, club dont les activités ne sont pas encore connues. Pour ma part, je croyais fermement que la résolution de l’affaire « Hyouka » était principalement due à la chance. Puisque l’offre d’Irisu ne promettait pas grand-chose en retour, pourquoi devrions-nous supporter le fardeau de nous occuper du projet de la 1ère F ?

Chitanda eut l’impression qu’on lui avait versé un seau d’eau en entendant ces mots durs. Ibara eut envie de répliquer et s’apprêtait à ouvrir la bouche. C’est à ce moment précis qu’Irisu décida de proposer un compromis.

Irisu — Alors, nous ne te demanderons pas de jouer le rôle de détective. Il y a d’autres personnes dans la classe qui aimeraient le faire. Voilà pourquoi je vous propose à tous de jouer le rôle d’observateurs pour voir si les déductions du détective ont un sens.

Des observateurs ? Dans ce cas, c’est comme si nous étions un jury devant un juge, ici le détective, ce qui enlevait un énorme poids En tant qu’économiseur d’énergie, mon envie de refuser cette offre avait encore plus augmenté, mais cela n’allait pas être suffisant pour convaincre Chitanda, dont les yeux commençaient à être larmoyants. À contrecœur, je finis par accepter.

Moi — J’imagine que c’est bon comme ça.

En entendant cela, Chitanda sourit à nouveau, Ibara croisa les bras, Satoshi leva le pouce en l’air dans ma direction et Irisu inclina la tête d’admiration.

Mince, j’ai encore été embarqué dans quelque chose d’ennuyeux !

Je soupirai intérieurement et me disais que tout ce que nous avions à faire était de nous asseoir et d’écouter ce qui était faisable en soi. D’ailleurs, en relevant la tête, j’avais eu l’impression qu’Irisu eut un air très satisfait un petit instant. Comme celui d’un devoir accompli. Était-ce mon imagination ?


[1]Oreki semble faire référence au proverbe japonais « 枯れ木も山の賑わい » qui signifie « même les arbres morts contribuent à la prospérité de la montagne ». Cette expression signifie que même les choses qui semblent inutiles ont leur utilité et aussi que quelque chose semble inutile uniquement parce que nous ne savons pas à quoi il sert. Oreki se compare probablement à l’arbre en disant qu’il est inutile ou qu’il ne sait pas à quoi il sert dans cette situation.

[2] Environ 2,36€

[3] Pétasite du Japon (plante comestible).

[4] L’enka (演歌) est un genre musical japonais rassemblant toutes les origines stylistiques de la musique nipponne.

[5] Le principe du jeu de société Cluedo est de découvrir le meurtrier parmi un groupe de personne dans un manoir, d’où le choix de ce terme.

[6] Ronald Knox (1888-1957). Théologien et écrivain britannique. Il a notamment codifié les dix règles d’or du roman policier qu’on nomme « Décalogue de Knox ».

[7] Raymond Chandler (1888-1959). Ecrivain américain ayant influencé la littérature policière moderne, notamment le roman noir. On lui connait aussi ses « Dix commandements ».

[8] Willard Huntington Wright (1888-1939) alias S.S. Van Dine. Écrivain américain.

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