Hyouka V1 Chapitre 2


La renaissance du traditionnel club de littérature

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Traduction : Xikarra
Correction : Crisx / Raitei
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On entendait souvent dire que la vie était rose au lycée. Alors que l’an 2000 touchait à sa fin, le jour qui correspondait le mieux à cette idée telle qu’elle pourrait être définie dans un dictionnaire n’était plus très loin.

Il n’était néanmoins pas évident de dire que tous les lycéens rêvaient de ce genre de vie teintée de rose. Qu’il s’agisse d’étudier, de faire du sport ou de se plonger dans une histoire d’amour, il existerait certainement toujours quelques individus pour qui ces activités n’auraient rien d’attirant et qui préféreraient un quotidien gris. Ma propre vie en était la preuve. Toutefois, cela restait tout de même une façon bien triste d’aborder la vie.

En parlant de ça, j’étais justement en train de tenir une conversation sur ce sujet avec Satoshi Fukube, mon ami de longue date, dans une salle de classe baignée par la lumière du coucher de soleil. Satoshi, souriant comme à son habitude, s’exprima.

Fukube — C’est bien ce que je pensais. Franchement, je ne savais pas que tu étais aussi masochiste.

Il se trompait vraiment à mon sujet. Je protestai donc.

Moi — Tu insinues que ma vie est grise ?

Fukube — J’ai dit ça moi ? En tout cas, Houtarou, que ça soit pour les études, le sport ou… C’était quoi déjà ? Les histoires d’amour ? Je ne crois pas t’avoir déjà vu t’y intéresser.

Moi — Ce n’est pas comme si j’étais contre non plus.

Fukube — C’est vrai.

Le sourire de Satoshi gagna en intensité.

Fukube — Après tout, tu ne fais « qu’économiser de l’énergie ».

J’acquiesçai d’un bref « hum ». Je n’avais aucune raison de le contredire aussi longtemps qu’il comprenait que les efforts en eux-mêmes ne m’ennuyaient pas. Je n’aimais juste pas l’idée de gaspiller mon énergie inutilement.

Ma philosophie consistait à économiser de l’énergie pour que la planète s’en porte mieux. Cela pouvait se résumer en : Si je ne dois pas le faire, je ne le ferai pas. Si je dois le faire, je le ferai vite. Et comme d’habitude, Satoshi répondit à ma devise par un haussement d’épaules.

Fukube — Qu’il s’agisse de conservation d’énergie ou de cynisme, au final le résultat est le même. Tu as déjà entendu parler de l’instrumentalisme[1] ?

Moi — Non.

Fukube — En gros, le fait que tu n’aies aucun centre d’intérêt particulier, comme l’atteste le fait que tu ne sois inscrit à aucun des clubs du lycée Kamiyama, Terre sainte des clubs, fait de toi quelqu’un de gris.

Moi — Pardon ? T’es en train de me dire qu’il n’y a pas de différence entre un homicide volontaire et involontaire[2] ?

Satoshi répondit alors sans hésitation :

Fukube — D’un certain point de vue, non. Essaye donc d’apaiser l’âme d’un mort en lui disant que la personne qui l’a tué ne l’a pas fait exprès.

Moi —

Quel petit effronté. Je levai les yeux pour observer à nouveau la personne qui se tenait en face de moi. Satoshi Fukube, mon vieil ami, mon plus grand adversaire et rival, était en effet plutôt petit pour un garçon. Même pour un lycéen de son âge, il n’était pas impossible de prendre son air et sa carrure pour celle d’une mauviette efféminée.

Mais à l’intérieur, il était différent. Je ne saurais pas décrire ce quelque chose qui se dégage de lui. C’était juste différent. Outre son éternel sourire, il transportait toujours avec lui, en plus de son insolence, un sac à cordon[3]. Il était également membre, pour je ne sais quelle raison, du club d’artisanat de l’école. Débattre avec lui, c’était gaspiller mon énergie. Alors d’un signe de la main, je lui fis comprendre que cette petite discussion était terminée.

Moi — Ok, bon tu peux y aller maintenant.

Fukube — T’as raison. Je n’ai pas club aujourd’hui, je devrais rentrer.

Alors qu’il s’était levé à moitié, Satoshi réalisa soudainement quelque chose avant de me regarder.

Fukube — Tiens, c’est plutôt rare de t’entendre dire ça.

Moi — Développe.

Fukube — Normalement, avant même de penser à me dire de rentrer tu es toi-même déjà parti. Alors dis-moi qu’est-ce que toi, tu peux bien avoir à faire à l’école ?

Moi — Ah.

Les sourcils froncés, je tendis à Satoshi un papier que je conservais dans la poche intérieure droite de la veste de mon uniforme. Une fois qu’il vit ce que je lui montrais, ses yeux s’écarquillèrent. Il n’était pas autant surpris qu’il ne le laissât paraître, mais il avait l’habitude d’exagérer ses réactions.

Fukube — Qu- ?! Qu’est-ce que ça veut dire ?!

Moi — Calme-toi, Satoshi.

Fukube — C’est bien un formulaire d’adhésion à un club, non ? Comment tu veux que je reste calme ? Il s’est définitivement passé quelque chose de grave si tu as ça en ta possession.

Il s’agissait bien d’un formulaire d’adhésion à un club. Et Satoshi fut d’autant plus surpris quand il vit le nom du club en question.

Fukube — Le club de littérature ?

Moi — T’en as entendu parler ?

Fukube — Bien sûr. Mais pourquoi ce club ? Aurais-tu soudainement éveillé un intérêt pour la littérature ?

Comment devais-je lui expliquer ? Après réflexion, je sortis un autre papier de ma poche intérieure gauche. C’était une lettre griffonnée à la main, que je tendis à Satoshi.

Moi — Lis ça.

Satoshi s’empressa de prendre la lettre et la lut avant de commencer à rire, comme prévu.

Fukube — Haha, Houtarou, en voilà une situation ennuyeuse. Une requête de ta sœur, hein ? Aucune chance que tu puisses refuser.

Pourquoi avait-il l’air si joyeux ? De mon côté, j’étais bien conscient de l’expression amère que j’avais sur le visage. Ce courrier aérien qui était arrivé ce matin d’Inde tentait de modifier ma façon de vivre. C’était bien ma sœur, Tomoe Oreki. Toujours en train d’envoyer du courrier dans le seul but de faire dérailler mon quotidien.

« Houtarou, protège le club de littérature, la jeunesse de ta grande sœur ». Quand j’ouvris l’enveloppe ce matin et que je lus cette lettre, je me rendis compte de la nature totalement égocentrique de son contenu. Je n’avais aucune obligation de protéger les souvenirs de ma sœur, mais…

Fukube — Ta sœur maîtrise un art martial, il me semble. Le jujitsu ?

Moi — L’Aïkido et le Taiho-jutsu. Si quelqu’un essaie de lui faire du mal, ça pourrait très mal finir pour lui.

Oui. Ma sœur, étudiante à l’université, tout aussi compétente pour les études qu’au corps à corps, et ne se contentant plus du Japon, décida d’aller affronter le monde. Il n’était évidemment pas sage de provoquer la furie des gens comme elle. Mais bon, bien que je pourrais tenter de lui résister avec ce peu de fierté que je possédais, il était également vrai que je n’avais que peu de raisons de lui tenir tête. Après tout, ma sœur avait complètement raison quand elle disait que je n’avais rien de mieux à faire.

Je décidai donc d’être un membre invisible de ce club plutôt qu’un lycéen sans affiliation. Et sans aucune hésitation, je dis :

Moi — J’ai déposé ce formulaire ce matin.

Fukube Tu sais ce que ça veut dire, Houtarou ?

Le regard posé sur la lettre de ma sœur, Satoshi me posa cette question. Je laissai échapper un soupir avant de répondre :

Moi — Oui, je sais, je ne retire absolument aucun bénéfice de ça.

Fukube Non, ce n’est pas ce que je voulais dire.

Retirant son regard de la lettre, Satoshi prononça ces mots avec une voix étrangement bienveillante. Il tapota la lettre avec le dos de sa main.

Fukube Le club de littérature ne compte aucun membre en ce moment, pas vrai ? Ce qui veut dire que tu vas avoir une salle de club pour toi tout seul. C’est pas génial ? Une salle entière à l’intérieur de l’école pour ton usage personnel.

Une salle pour moi tout seul ?

Moi — C’est une façon intéressante de voir la chose…

Fukube Plutôt intéressant, n’est-ce pas ?

Voilà une façon de raisonner bien étrange. En gros, Satoshi me faisait comprendre que je pourrai avoir une salle exclusivement pour moi dans l’école. Je n’y aurai jamais pensé. Un espace privé, hein ? Ce n’était pas comme si je désirais vraiment une telle chose et que j’étais prêt à faire de gros efforts pour, mais… Si je pouvais tirer avantage de la situation actuelle, c’était tant mieux. Je repris la lettre des mains de Satoshi et répondit :

Moi — J’imagine que ce n’est pas si mal. J’irai y jeter un œil.

Fukube Bien. Les opportunités sont là pour qu’on en profite.

Les opportunités sont là pour qu’on en profite, hein ? Bon, ce n’était pas comme si cela ne collait pas du tout avec ma philosophie. Alors avec un sourire amer au visage, je pris mon sac en bandoulière.

En fin de compte, je restais toujours fidèle à ma devise.

Depuis une fenêtre ouverte, on entendait les cris de l’équipe d’athlétisme.

Une, deux ! Une, deux ! Une, deux !

J’apprécierais vraiment de ne pas avoir à gaspiller autant d’énergie dans une telle activité.  Ne vous méprenez pas, je ne prétends pas que ma politique d’économie d’énergie était en quoi que ce soit supérieure et encore moins que je voyais les gens actifs comme des idiots.

Je me dirigeai vers la salle du club de littérature, tout en continuant à entendre en fond leurs chants passionnés. Je marchai jusqu’au bout du couloir carrelé, puis je montai au troisième étage. Croisant le concierge qui transportait une grande échelle, je lui demandais où se trouvait la salle du club, il me redirigea vers la salle de documentation en géologie, quatrième étage du bloc spécialisé.

Cette école, le Lycée Kamiyama, n’était ni remarquable par son nombre d’élèves, ni par sa taille.Le nombre total d’élèves tournait autour du millier. L’établissement permettait au cours du cursus de participer à des examens d’entrée à l’université, comme la plupart des lycées, mais il n’était pas pour autant réputé pour ses qualités académiques. En d’autres mots, c’était une école tout à fait normale. Mais elle se distinguait des autres par son nombre extraordinaire de clubs (le club de peinture à l’eau, celui de chant a cappella et celui de littérature en étaient de bons exemples), et par conséquent, son festival culturel annuel était aussi bien animé que connu.

Sur le terrain de l’école se dressaient trois grands bâtiments. Le bloc général, avec des salles de classe normales, le bloc spécialisé, avec des salles de classes à usages particuliers, et le gymnase. Rien de vraiment spécial. Il y avait aussi un dojo pour les arts martiaux ainsi qu’un local servant à stocker des équipements de sport. Le quatrième étage du bloc spécialisé, où était située la salle du club de littérature, semblait relativement lointain et isolé.

Maudissant un pareil gaspillage d’énergie, je traversai le couloir et empruntai les escaliers, direction le quatrième étage. De là, je trouvai rapidement la salle de géologie. Sans hésiter, j’essayai de faire glisser la porte, en vain. Elle était fermée à clé.

Cela n’avait rien d’étonnant, les salles à usages particuliers étaient généralement verrouillées. Je sortis la clé que j’avais préalablement empruntée dans le but d’économiser de l’énergie et déverrouillai la porte.

Une fois déverrouillée, je fis glisser la porte. À l’intérieur de la salle de géologie vide, on pouvait apercevoir le coucher de soleil depuis une fenêtre située à gauche. Avais-je dit vide ? À ma grande surprise, figurez-vous que ce n’était pas le cas.

À l’intérieur de la salle de géologie baignée dans les rayons du soleil couchant, qui était aussi la salle du club de littérature, se tenait déjà quelqu’un. Une élève se tenait devant la fenêtre et regardait dans ma direction. Oui, une fille.

Bien que « gracieuse » et « soignée » n’étaient pas vraiment les premiers adjectifs qui me soient venus à l’esprit en la voyant, je ne voyais pas d’autres mots qui pourraient la décrire proprement. Ses longs cheveux noirs allant au-delà de ses épaules ainsi que son uniforme scolaire lui allaient vraiment bien. Pour une fille, elle était plutôt grande, probablement plus grande que Satoshi. Bien qu’il fût évident qu’il s’agissait d’une lycéenne, ses fines lèvres et sa silhouette maigre renforçaient l’image démodée que j’avais d’une écolière. Contrastant avec cela, ses pupilles étaient grandes, et plutôt que gracieuses, elles avaient l’air énergiques.

Je ne la connaissais pas. Et pourtant, en me voyant, elle sourit et dit :

— Bonjour. Tu dois être Oreki-san du club de littérature, n’est-ce pas ?

Moi — Et tu es ?

Je lui demandai cela sans détour. Certes, les relations sociales n’étaient pas mon fort, mais je n’avais pas l’intention de traiter froidement quelqu’un que je venais de rencontrer. Qui plus est, je ne la connaissais pas, mais pour une certaine raison, elle avait l’air de savoir qui j’étais.

— Tu ne te souviens pas de moi ? Je m’appelle Chitanda, Chitanda Eru.

Chitanda Eru. Même après qu’elle m’ait donné son nom, je n’avais toujours aucune idée de qui il s’agissait. Au fait, son prénom, Eru, et son nom de famille, Chitanda, étaient tous les deux très peu courants. Je n’aurais pas oublié un tel nom si je l’avais déjà entendu. Je regardai encore une dernière fois cette fille du nom de Chitanda, mais j’étais sûr de ne pas la connaître.

         Moi — Désolé, je ne pense pas me souvenir de qui tu es.

Elle continuait de sourire, mais elle pencha sa tête, apparemment confuse.

         Chitanda — Tu es Oreki-san, n’est-ce pas ? Oreki Houtarou de 2d B[4] ?

J’approuvai d’un hochement de la tête.

         Chitanda — Je suis en 2nde A !

Alors, tu te souviens maintenant ? Est-ce qu’elle semblait vouloir laisser entendre que… J’ai vraiment la mémoire courte ? Un instant. J’étais de la Classe B et elle de la Classe A. Y avait-il la moindre chance que nous nous soyons déjà rencontrés ? Même en étant tous les deux en seconde, les élèves de classes différentes n’interagissaient que peu voire pas entre eux. Les seuls moyens pour interagir ensemble étaient soit via un club soit par un cercle d’amis. Sachant que je n’avais aucune relation de la sorte, il devait forcément s’agir de quelque chose ayant impliqué tout le corps étudiant, et le seul événement qui me venait à l’esprit était la cérémonie d’entrée au début de l’année scolaire. Là encore, je ne croyais pas m’être présenté ou avoir été présenté à qui que ce soit en dehors de ma classe.

Non, attendez. Ça y est, je me souviens. Il y avait bien des cours durant lesquels on avait une chance d’interagir avec des élèves d’autres classes. Quand certains cours demandaient l’utilisation de matériels spécifiques, il était plus intéressant d’en profiter pour faire cours avec plus d’une classe en même temps. C’était le cas pour le cours d’éducation physique et les cours en rapport avec l’art. Au collège, il y avait aussi des cours à vocation professionnelle, mais le lycée était une institution qui suivait juste le programme scolaire normal alors cette option était à oublier. Les cours d’éducation physique n’étaient pas mixtes, alors il nous restait donc…

Moi — Se pourrait-il que nous ayons participé au même cours de musique ?

Chitanda — Oui, c’est ça !

Chitanda fit un grand oui de la tête. Bien que je l’aie deviné tout seul, j’étais encore surpris. Pour le bien de la fierté qu’il me restait, j’ajouterais que depuis mon arrivée dans cette école, je n’avais participé qu’une seule fois à l’un de ces cours facultatifs d’art. Dès lors, il était bien évidemment impossible de retenir un seul nom ou un seul visage ! Mais d’un autre côté, cette fille du nom de Chitanda se souvenait de moi, même après ne m’avoir vu qu’une seule fois, elle était donc bien la preuve vivante que ce n’était pas totalement impossible… Toutefois laissez-moi vous dire qu’elle devait avoir une capacité d’observation et de mémorisation effrayante. Enfin, cela pourrait tout aussi bien n’être qu’une simple coïncidence. Après tout, on pouvait chacun avoir une compréhension différente d’un même article de journal. Reprenant mes esprits, je lui demandai :

Moi — Chitanda-san. Qu’est-ce qui t’amène en salle de géologie ?

Elle répondit sans tarder.

Chitanda — J’ai rejoint le club de littérature donc je me suis dit qu’il fallait que je vienne te saluer.

Elle venait de rejoindre le club, autrement dit elle était aussi membre. À cet instant précis, je voulais qu’elle sache ce que je ressentais. Vu qu’elle rejoignait le club, cela signifiait à la fois la fin de mon espace privé, et de mon obligation envers ma sœur. Je n’avais plus aucune raison de rejoindre ce club. Je soupirais intérieurement…

Un effort inutile…En pensant cela, je lui demandai :

Moi — Pourquoi es-tu toi aussi dans le club de littérature ?

Je ne voulais pas rejoindre ce club !  Tel était le message sous-entendu dans ma question, pourtant il semblerait qu’elle ne l’ait pas du tout réalisé.

         Chitanda — Eh bien, j’ai mes raisons pour le rejoindre.

Elle évita même ma question. Une réponse étonnamment louche de la part de cette Chitanda Eru.

Chitanda — Et toi, Oreki-san ?

Moi — Moi ?

Voilà une question bien délicate. Comment devais-je lui répondre ? Je ne crois pas qu’elle comprendrait si je lui disais que j’étais ici sur ordre de ma sœur. Pendant que je réfléchissais à comment faire, je réalisai qu’elle n’avait pas vraiment besoin de connaître mes raisons. Soudainement, la porte s’ouvrit et une voix forte se fit entendre dans la salle.

           — Hé, qu’est-ce que vous faites ici ?

C’était un professeur. Probablement en pleine patrouille après les heures de cours. Vu son bronzage et son corps bien bâti, il devait être professeur d’éducation physique. Bien qu’il n’en portât pas, on pouvait bien l’imaginer avec un sabre en bambou. Et bien qu’il ne soit plus ce qu’il avait pu être un jour, une certaine autorité se dégageait toujours de lui. Chitanda se recroquevilla légèrement à la surprise de s’être faite criée dessus si soudainement, mais retrouva vite son sourire calme. Elle salua le professeur.

         Chitanda — Bonjour, Morishita-sensei.

Sa salutation était parfaite de par l’angle et la vitesse avec laquelle elle courba son corps. Voir comment elle arrivait à garder ses bonnes manières peu importe la situation me rendait un peu envieux. Le professeur du nom de Morishita fut brièvement médusé par sa courtoisie, mais recommença bientôt à parler bruyamment.

M. Morishita — J’ai vu que la porte était déverrouillée, je suis donc entré pour voir ce qu’il se passait. Qu’est-ce que vous faites dans cette classe sans permission ? Vos noms et vos classes tout de suite !

Hum… Sans permission, hein ?

Moi — Je suis Oreki Houtarou, en 2de B. Au passage, Sensei, ceci est la salle du club de littérature et je suis navré de vous informer que vous interrompez nos activités.

M. Morishita — Le club de littérature… ?

Sans cacher sa méfiance, il répondit :

M. Morishita — Je croyais qu’il avait été dissous.

Moi — Ça a failli être le cas aujourd’hui, mais il a repris du service ce matin. Vous pouvez le confirmer auprès de notre superviseur, hum…

Chitanda — Ooide-sensei.

Moi — Oui, avec Ooide-sensei.

Explication appropriée à un moment approprié. Morishita baissa d’un ton.

M. Morishita — Oh. Je vois. Bien, continuez ce que vous faisiez.

Moi — Vous n’allez pas contrôler nos identités ?

M. Morishita — N’oubliez pas de remettre la clé à sa place quand vous aurez fini.

Moi — Compris.

Morishita nous fixa encore une fois avant de fermer la porte brusquement. Chitanda se recroquevilla à nouveau au bruit puis chuchota doucement :

Chitanda — Il est…

Moi — Hum ?

Chitanda — Il est plutôt bruyant pour un professeur.

Je souris. Enfin bref. J’imagine que je n’avais plus rien à faire ici.

Moi — Bon. On en a fini avec les présentations alors je vais y aller.

Chitanda — Pardon ? Il n’y a pas d’activités aujourd’hui ?

Moi — Pour ma part, je vais rentrer chez moi.

Je pris mon sac, pas très rempli au passage, et tournai le dos à Chitanda.

Moi — Je compte sur toi pour verrouiller la porte. Tu n’as pas envie de te faire encore crier dessus comme ça, n’est-ce pas ?

Chitanda — Eh ?

Sur ces mots, je quittai la salle de géologie. Ou plutôt, je m’apprêtais à la quitter quand la voix sagace de Chitanda m’arrêta.

         Chitanda — Attends, s’il te plaît !

Je me tournai pour regarder Chitanda. Elle avait l’air de quelqu’un qui avait entendu quelque chose d’impensable, puis sans expression, elle ajouta :

Chitanda — Je… Je ne peux pas fermer la porte.

Moi — Pourquoi ça ?

Chitanda — Parce que je n’ai pas la clé.

Ah oui, ce n’était pas faux. C’était moi qui avais la clé. Il ne devait sûrement pas y avoir beaucoup de doubles à emprunter. Je la sortis de ma poche et la lui tendit.

Moi — Voilà. N’oublie pas de… Pardon, je veux dire, ramène-la quand tu auras fini, Chitanda-san.

Mais Chitanda ne réagit pas. À la place, elle fixait simplement la clé suspendue à mon doigt, puis levant les yeux, elle demanda :

Chitanda — Oreki-san, pourquoi est-ce que tu as la clé ?

Il lui manquait une case ou deux ?

Moi — Eh bien, sans la clé, comment aurais-je pu rentrer… Attends un peu, comment tu… Pardon, comment as-tu fait pour rentrer dans cette salle, Chitanda-san ?

Chitanda — La porte n’était pas verrouillée à mon arrivée. Je pensais que je ne serais pas la première ici, je n’ai donc pas pris la clé.

Je vois. À moins qu’elle n’ait reçu comme moi une lettre lui informant qu’il n’y avait plus aucun membre dans ce club, elle n’avait aucun moyen de le savoir.

Moi — Vraiment ? La porte était pourtant bien fermée à mon arrivée.

J’avais peut-être fait une erreur en disant ça si nonchalamment, vu comment son regard changea en un instant pour devenir aussi vif. C’était peut-être mon imagination, mais ses pupilles semblaient grandir. Sans faire attention à mon air surpris, elle me demanda sur un ton lent :

Chitanda — Quand tu dis que la porte était verrouillée, tu parles bien de la porte par laquelle tu es entré ?

Je ne pouvais que hocher la tête pour lui répondre, étant confus de voir une telle expression sur le visage d’une fille si élégante. Je ne savais pas si elle le faisait consciemment, mais elle s’avança d’un pas vers moi.

         Chitanda — J’étais donc enfermée à l’intérieur de cette pièce, c’est ça ?

Des bruits de battes faites par l’équipe de base-ball à l’extérieur pouvaient clairement être entendus. Alors que je n’avais plus rien à faire dans cette salle, il semblerait que Chitanda souhaitait prolonger un peu plus la discussion. Résigné, je poussai un soupir et déposa mon sac sur une table près de nous. Elle dit qu’elle était enfermée, c’est ça ? Je réfléchis un instant. La clé était avec moi alors que Chitanda était à l’intérieur de la salle. Je ne me souviens pas avoir verrouillé la porte. Dans ce cas, la réponse était plutôt simple.

Moi — Ne te serais tu pas enfermée à l’intérieur ?

Chitanda nia de la tête sans l’ombre d’une hésitation

Chitanda — Je ne l’ai pas fait.

Moi — La clé était avec moi. Qui d’autre aurait pu verrouiller la porte si ce n’est pas toi ?

Chitanda — …

Moi — Enfin bon, il n’est pas rare qu’on oublie si l’on a fermé la porte ou non.

Mais Chitanda ne me prêta aucune attention, à la place elle pointa soudainement du doigt la porte derrière moi.

Moi — Est-ce que c’est un ami à toi ?

Je me retournai et j’aperçus la tête de quelqu’un dans un uniforme noir dépasser de la porte entrouverte. Son regard croisa vite le mien. Je me souvins de ces yeux marron qui en vous regardant avaient l’air de vous sourire. J’élevai donc la voix et je dis :

Moi — Satoshi ! Écouter aux portes, c’est plutôt pervers comme hobby.

La porte s’ouvrit et, comme prévu, la personne derrière était bien Satoshi Fukube. Sans aucune honte pour son comportement, il dit effrontément :

Fukube — Désolé, désolé. Ce n’était pas mon intention.

Moi — Mais tu l’as quand même fait au final.

Fukube — Peut-être. Mais je ne pouvais pas vraiment rentrer à l’intérieur quand je t’ai vu, toi d’ordinaire si inactif, passer un moment en tête à tête avec une fille devant un coucher de soleil. Je risquais de vous interrompre et de me faire jeter dehors.

Qu’est-ce qu’il raconte ?

Moi — Je croyais que tu devais rentrer.

Fukube — J’allais rentrer, mais je t’ai vu avec cette fille dans cette classe depuis le bas des escaliers… J’imagine que je n’ai pas assez d’expérience en voyeurisme.

J’ignorai Satoshi et ses commentaires à propos de nous avoir vu d’en bas, car ce n’était rien d’autre que son humour habituel. Mais concernant ceux qui n’étaient pas habitués à ce genre de blagues, là il fallait faire plus attention de peur qu’ils ne le prennent au sérieux. On dirait bien que Chitanda s’est fait avoir.

         Chitanda — Euh, euh, je…

Son expression calme et posée de tout à l’heure laissait maintenant place à un air troublé. Il semblerait qu’elle soit du genre à afficher clairement son état d’esprit par l’expression qu’elle avait sur le visage. On croirait presque entendre son visage nous dire « Regarde, en ce moment je suis troublée ». Même s’il était amusant de la voir dans cet état, je n’allais pas laisser ça durer plus longtemps. Fort heureusement, tout ce qu’il y avait à faire pour régler ce problème, c’était de lui poser la question.

Moi — T’es sérieux ?

Fukube — Bien sûr que non.

Elle lâcha un « ouf » de soulagement. Voilà la devise de Satoshi : Les blagues sont à faire dans l’instant, les malentendus sont à dissiper sur-le-champ.

Chitanda — Oreki-san, qui est-ce ?

Après avoir repris ses esprits, Chitanda me posa cette question sur un ton légèrement ennuyé. J’imagine que rien n’allait avancer sans faire les présentations. Je lui répondis donc :

Moi — Oh lui ? C’est Satoshi Fukube, un pseudo-humain.

Fukube — Pseudo ?

Une description des plus appropriées, que Satoshi semblait avoir bien prise comme à son habitude.

Fukube — Haha, pas mal, Houtarou. Enchanté ! Et toi, tu es ?

Chitanda — Chitanda, Chitanda Eru.

En entendant le nom de Chitanda, Satoshi eut une réaction assez surprenante. Il restait là sans voix. Cela n’arrivait pas très souvent aux moulins à paroles comme lui de se taire.

Fukube — Chi-Chitanda-san ? Cette Chitanda ?

Chitanda — Hum ? Je ne sais à quelle Chitanda tu fais référence, mais je suis pratiquement sûre d’être la seule Chitanda dans cette école.

Fukube — C’est donc bien toi. Je suis surpris.

La surprise de Satoshi était sincère. Et si lui était surpris, alors je devrais l’être aussi. Le connaissant depuis un moment, je savais qu’il avait un don pour arriver à être courant de toutes sortes de choses plus surprenantes les unes que les autres. Mais alors, je me demandais bien ce qui pouvait le surprendre à ce point ? Je n’en avais pas la moindre idée.

Moi — Hé, Satoshi, qu’est-ce que tu as cette fois ?

Fukube — Quoi ? Je sais que tu n’es pas très informé en général, mais, ne me dis pas que tu n’as jamais entendu parler du Clan Chitanda ?

Cette fois-ci, Satoshi secoua sa tête et soupira de façon exagérée. Bien sûr, c’était encore une des facettes de son humour. Vu qu’il était toujours au courant de beaucoup de choses, très souvent inutiles, je n’avais pas à avoir honte lorsque je ne comprenais pas de quoi il parlait.

Moi — Qu’y a-t-il avec la famille de Chitanda-san ?

Satoshi commença son explication avec un air plein de satisfaction.

Fukube — Bien que la ville de Kamiyama regorge de vieux et prestigieux clans, les plus connus sont les quatre « Clans Montants ». Le Clan Juumonji (十文字) s’occupe du temple Arekusu, le Clan Sarusuberi (百日紅) des librairies de la ville, le Clan Chitanda (千反 田) de leurs vastes terres agricoles et le Clan Manninbashi (万人橋) de la montagne. Le premier kanji de chacun de leurs noms représente un exposant du nombre dix (十 百千万), d’où l’expression les « Clans Montants »[5]. Les seuls autres clans leur arrivant à la cheville sont le Clan Irisu, s’occupant de l’hôpital local et le Clan Toogaito avec leur domination dans le secteur de l’éducation.

Interloqué, je clignai des yeux, incrédule et je lui demandai :

Moi — Quatre Clans ? T’es sérieux, Satoshi ?

Fukube — C’est méchant tu sais. Tu crois vraiment que je mentirai sur un tel sujet ?

S’il disait que c’était la vérité alors c’est que ça l’était probablement. Mais sérieusement, des clans prestigieux à notre époque ? Pendant que Satoshi continuait de me faire la tête, Chitanda vint à mon secours.

Chitanda — Hum, j’ai déjà entendu cette histoire auparavant. Mais je ne suis pas sûre du point à propos de la renommée de ma famille.

Moi — Alors c’est vrai ?

Chitanda — Mais c’est la première fois que j’entends parler de ces quatre « Clans Montants ».

 Je fixai Satoshi et il haussa les épaules.

Fukube — Je n’ai fait que dire la vérité.

Moi — Mais tu as tout inventé quand même, non ?

Fukube — J’ai toujours voulu être à l’origine d’une légende.

Comme s’il souhaitait fermer cette parenthèse, il tapa des mains et dit :

Fukube — Mais sinon, Houtarou, qu’est-ce qui se passe ici ?

Vraiment curieux, lui. Dans le but de raccourcir l’histoire. Je lui donnai brièvement les détails. Comme il commençait à faire sombre, Chitanda alluma les lumières. Après avoir entendu mon histoire, Satoshi croisa les bras et commença à gémir.

Fukube — Hum, voilà une histoire bien étrange.

Moi — Et en quoi est-elle étrange ? Chitanda a juste oublié qu’elle s’était enfermée à l’intérieur n’est-ce pas ?

Fukube — Non, c’est définitivement étrange.

Satoshi relâcha ses bras et tapa une fois de plus des mains.

Fukube — Dernièrement, les écoles sont devenues très exigeantes quant à la gestion de leurs salles de classe. Et la gestion des salles de classe à Kamiyama est particulièrement compliquée. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, aucune des classes ici ne peut être verrouillée de l’intérieur et cela afin d’empêcher les élèves de s’y enfermer et d’y mener des activités répréhensibles.

Pendant que Satoshi expliquait cela d’un air triomphant et plein de confiance en lui. Quelque chose éveilla ma curiosité. Je savais que Satoshi était très actif quand il s’agissait d’avoir des informations, mais tout même, il n’exagérait pas un peu là ? Cela ne faisait même pas un mois qu’il était arrivé dans cette école.

Moi — Comment tu sais ça ?

Fukube — Eh bien, j’ai essayé de me cacher dans une classe dans le but d’y mener une expérience la semaine passée, et là j’ai découvert que je ne pouvais pas m’enfermer à l’intérieur.

Moi — Tu sais quoi ? Je suis certain que les portes de cette école ont été faites comme ça dans le but d’éviter que des gens comme toi s’y enferment pour y faire des trucs louches.

Fukube — J’imagine, oui.

Moi — Tu peux en être sûr.

Nous rîmes tous les deux. Nos rires sarcastiques firent reculer Chitanda d’un pas. Ayant remarqué cela, je me raclai la gorge avant de parler.

Moi — Bon, alors ça doit juste être la serrure qui a un souci. Sur ce, il commence à faire sombre, donc je vais y aller.

Je me levai de la table sur laquelle je m’étais assis. Lorsque je sentis quelqu’un m’attraper par l’épaule. En me retournant, je vis Chitanda qui s’approcha sans que je ne m’en rende compte.

Chitanda — Attends, s’il te plaît !

Moi — Qu’y a-t-il cette fois ?

Chitanda — Ça m’intrigue.

Je tressaillis en voyant le visage de Chitanda s’approcher si près de moi.

Moi — Et alors ?

Chitanda — Pourquoi étais-je enfermée à l’intérieur ? Et si ce n’était pas le cas alors pourquoi ai-je pu rentrer dans la salle ?

Le regard de Chitanda avait l’air de dire qu’aucune réponse idiote n’allait être acceptée. Débordée par tout cela, je lui répondis calmement.

Moi — Et ?

Chitanda — Si c’était une erreur de la part de quelqu’un, alors qui l’a commise ? Et comment est- ce que l’on a pu m’enfermer par erreur ?

Moi — Non, je pense que le problème vient de la porte…

Chitanda — Ça m’intrigue vraiment.

Elle me dit cela tout en continuant à s’approcher, m’obligeant à reculer.Au départ, je croyais que Chitanda était juste une fille gracieuse et élégante, mais ça, ce n’était qu’une première impression biaisée par son apparence. J’étais maintenant en face de la vraie Chitanda. Ses grands yeux pleins d’énergie contrastaient particulièrement avec le reste. Ses yeux étaient le reflet même de sa vraie nature. « Ça m’intrigue. » Cette phrase seule changea cette enfant des « Clans Montants » en l’incarnation de la curiosité.

Chitanda — Comment est-ce arrivé ? Oreki-san, et toi aussi Fukube-san, vous voulez bien m’aider à le découvrir ?

Moi — Pourquoi je ferais–

Fukube — Oui, ça a l’air plutôt intéressant.

M’interrompant au passage, Satoshi accepta immédiatement sa requête. C’était à prévoir, mais pour moi…

         Moi — Désolé mais je ne suis pas intéressé, je rentre.

Pour moi, c’était tout simplement du gaspillage d’énergie. Si je n’y suis pas obligé, je passe. Même en sachant ce que je ressentais plus que quiconque, Satoshi s’exprima :

Fukube — Oh, allez, Houtarou, aide-nous. Je le ferais bien seul si je pouvais, mais je n’arriverais à aucune conclusion avec seulement ma base de données.

Moi — C’est juste idiot, je…

J’allais terminer ma phrase, mais son regard dévia. En le suivant, je vis Chitanda.

Moi — Ugh…

La bouche fermée, et s’accrochant de toutes ses forces à sa jupe, son regard était fixé sur moi. Inconsciemment, je reculai d’un pas supplémentaire. Concernant sa force de force de caractère, je doutais qu’elle puisse perdre contre ma sœur. Satoshi me lança ensuite un avertissement : Tu ferais mieux de céder à ses caprices.

Je faisais des allers-retours entre son regard et celui de Satoshi, avant de finir par pencher très légèrement ma tête, en signe d’abandon, décidant d’accepter son conseil. Autrement, Un malheur pouvait bien s’abattre sur nous.

         Moi — Ok… J’imagine que ça sera intéressant. Je vais y réfléchir.

Je dis cela avec un peu de conviction, mais il semblerait que ça ait suffi à calmer un peu Chitanda.

Chitanda — Oreki-san, tu as une idée de par où commencer ?

Fukube — Laisse-lui un instant. Houtarou est du genre à réfléchir avant de faire quoi que ce soit. Mais une fois qu’il a bien mis en place ses idées, il est d’une grande aide.

Et si tu arrêtais d’être aussi bavard ? Eh oui, agir avant de réfléchir n’apportait jamais rien de bon. Je commençai donc à réfléchir. Quand Chitanda entra dans la salle, elle fut déverrouillée. Mais à mon arrivée, elle fut clairement fermée à clé. Si ce qu’a dit Satoshi est vrai, alors Chitanda n’aurait pas pu s’enfermer elle-même à l’intérieur. Toutefois, plutôt que de chercher un coupable, on pouvait considérer la possibilité que le matériel ait joué un rôle dans tout cela. Par exemple, le verrou aurait pu être à moitié tourné quand Chitanda était arrivée. Après son entrée, un quelconque mouvement aurait permis à la rotation de se faire complètement et ainsi de verrouiller Chitanda à l’intérieur. Après avoir expliqué ma théorie aux autres, Chitanda inclina sa tête et plongea dans ses réflexions. Cependant, Satoshi réagit instantanément.

Fukube — Non. Le verrou des portes de l’école est fait de sorte qu’il soit impossible de retirer la clé tant que la rotation n’est pas terminée.

Proposition rejetée, hein ? Si c’est le cas, alors il ne restait que la possibilité qu’un tiers ait consciemment verrouillé la porte. Je demandai donc :

Moi — À quelle heure es-tu rentrée dans cette salle, Chitanda ?

Elle réfléchit un instant et dit :

Chitanda — Juste avant toi. Je dirais environ trois minutes.

Trois minutes, c’était bien trop court. Sachant que la salle de géologie était l’endroit le plus reculé de l’école, cette personne n’aurait pas eu assez de temps. Cette affaire se compliquait. J’allais à nouveau réfléchir à tout ça quand Chitanda éleva la voix :

Chitanda — Ah !

Moi — Qu’y a-t-il, Chitanda-san ?

Chitanda — Je sais. Qui d’autre à la clé ici ?

Fukube — Hein ? Qui ?

L’expression de Chitanda fut emplie de joie. Pour une raison quelconque, j’avais un mauvais pressentiment à propos de cela et effectivement, mon instinct ne me trompa pas. Notre demoiselle se tourna vers moi.

         Chitanda — Oreki-san, bien sûr. Il a la clé.

Comme prévu. Et plutôt que d’accepter sa déduction comme bonne et s’arrêter là, elle réalisa quelque chose :

Chitanda — Ah, ce n’est pas possible en fait. Oreki-san est digne de confiance, n’est-ce pas ?

Je ne crois pas que l’on devrait dire ce genre de choses en face de la personne en question. J’étais bouche bée, mais Satoshi rit et s’exprima.

Fukube — Eh bien, je ne sais pas si Houtarou est digne de confiance ou non, mais je doute qu’il soit du genre à prendre plaisir à enfermer des gens dans une classe. Il n’a rien à y gagner.

Très juste. Il me connaissait bien ; je ne ferais rien qui ne m’apporterait rien. Conséquence, je n’étais pas coupable. Mais alors… Qui était-ce ? Aucune idée, j’allais devoir me creuser la tête. Je n’avais pas le moindre indice. Pour une certaine raison, je me sentais responsable, je lui demandai donc :

Moi — Nous n’avançons pas. Tu n’as pas un indice ?

Chitanda — Un indice ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

Nous n’allions pas aller loin si elle répondait par des questions.

         Moi — N’importe lequel.

Satoshi me donna un coup de main en rendant ma demande plus claire.

Fukube — Quelque chose qui sorte de l’ordinaire. N’as-tu pas remarqué quoi que ce soit de différent ou d’étrange, Chitanda-san ?

Chitanda — Maintenant que tu le dis…

Quelque chose de différent ? Je n’espérais pas autant, mais Chitanda se mit à regarder autour d’elle avant d’orienter son regard vers le bas.

Chitanda — Il y a peu, j’ai entendu du bruit venant du sol.

Du bruit ? Donc quelqu’un avait bien fermé la porte à clé ? Je n’en savais rien. Une minute…Et si ? Je vois… J’étais finalement arrivé à une conclusion. Satoshi remarqua l’expression que j’avais sur le visage et dit :

Fukube — Houtarou, tu as l’air d’avoir compris quelque chose.

Je ramassai mon sac en silence.

Fukube — Où… Où est-ce que tu vas, Oreki-san ?

Moi — Avec un peu de chance, nous devrions pouvoir assister à la réitération du crime.

Je sentais Chitanda suivre mes pas avec empressement et Satoshi devait sûrement nous suivre derrière. Il se faisait tard et l’heure de fermeture approchait. On pouvait voir l’équipe de base-ball remballer leurs affaires. Chitanda et Satoshi, qui étaient derrière moi, il y a un moment déjà, maintenant se retrouvaient à m’accompagner. Ou plutôt, ils me suivaient. Chitanda qui marchait à côté de moi demanda :

Chitanda — Explique-nous. Comment tu as fait pour comprendre ?

Satoshi ajouta aussi de derrière :

Fukube — Elle a raison. Il ne devrait pas y avoir secrets entre nous.

Il fallait qu’il arrête d’être aussi ambigu. Sans tourner la tête, je dis :

Moi — Ce n’est pas un secret, c’est juste que c’est si simple que ça ne demande pas vraiment d’explication.

Chitanda — C’est peut-être simple pour toi, Oreki-san, mais je n’ai toujours pas compris moi.

Chitanda boudait… C’était vraiment ennuyeux à expliquer, mais éviter ses questions me coûtait tout autant d’énergie alors… Je redressais mon sac sur mon épaule et me demandais par où commencer.

Moi — Très bien, et si je te disais que tu as été enfermée par quelqu’un ayant un passe-partout ?

Chitanda poussa un cri plein de surprise. Pour moi, tout ça était un fait, mais bon il semblait que j’allais devoir commencer les explications à partir d’ici.

Chitanda — Ehh ? Comment ça ?

Moi — La salle de géologie est un endroit reculé de l’école. Si une personne t’avait enfermée avec la clé habituelle, elle n’aurait pas eu le temps de la ramener avant que je ne l’emprunte. Trois minutes, c’est trop court pour qui ce soit.

Chitanda — Je vois. Donc ça doit être une autre clé. Et vu qu’il n’y a qu’une seule clé en libre circulation, il ne reste que le passe-partout, c’est ça ?

Moi — Exactement. Et naturellement, on ne devait pas s’attendre à ce que le passe-partout puisse être en possession d’un élève.

De plus, nous avions une information supplémentaire et décisive.

Moi — Chitanda, tu as dit que tu avais entendu du bruit venant d’en dessous de la salle, pas vrai ?

Chitanda — Oui.

Moi — Quand tu entends du bruit venant du sol du quatrième étage, à quoi penses-tu généralement ?

Satoshi, qui avait l’air assez relaxé, répondit :

Fukube — Que le bruit vient du plafond du troisième étage.

Exact. Et la personne à l’origine de ce bruit est celle qui a le passe-partout.

Moi — Et la seule personne qui pourrait bien être en train de faire des travaux sur le plafond d’une classe après les cours était…

Chitanda — C’est incroyable que tu aies pu comprendre qu’il s’agissait du concierge comme ça. Chitanda dit cela avec excitation.

La personne que nous venions de croiser au troisième étage était le concierge transportant une grande échelle. Sortant d’une classe, il posa son échelle et sortit une clé de sa poche. Sous nos yeux, il commençait à fermer à clé les portes de l’étage, une par une. Autrement dit, il avait commencé par déverrouiller toutes les portes de l’étage, puis il fit ce qu’il avait à faire dans chacune des classes. Une fois qu’il avait fini, il repassait devant chacune des classes pour les fermer. Si quelqu’un venait à rentrer dans une classe alors que les portes étaient déverrouillées, il y avait de fortes chances que cette personne se fasse malencontreusement enfermer… Comme Chitanda dans notre cas. À propos de ce que faisait le concierge, je n’en avais aucune idée. En le voyant passer avec une échelle dans autant de classes, on pouvait bien imaginer qu’il venait changer les ampoules, contrôler les alarmes à incendie, ou encore les interrupteurs. Quelque chose comme ça. Dans tous les cas, j’avais répondu à la question de Chitanda. Affaire classée.

Fukube — Tu vois ? Je t’avais dit qu’il serait d’une grande aide après avoir réfléchi.

Chitanda — C’est vrai. C’était vraiment impressionnant.

Je ne voyais pas en quoi j’avais été impressionnant. Après tout, c’était Satoshi qui m’avait parlé du système des serrures, et Chitanda était celle qui avait remarqué les bruits d’en dessous. Je n’avais pas vraiment l’intention de réfléchir à la question. Enfin bref, ils pouvaient penser ce qu’ils voulaient. En tout cas, même si j’étais resté contre mon gré, j’imagine que voir une telle admiration dans les yeux de Chitanda valait bien que je ravale mes réclamations.

Moi — Tout de même, j’ai du mal à comprendre comment tu as pu ne pas entendre le concierge t’enfermer alors que tu étais à l’intérieur et en plus dans le plus grand silence.

Chitanda ne prit cela ni comme du sarcasme, ni comme une critique. Elle se contenta de sourire.

Chitanda — Ça, je peux l’expliquer. J’étais… Oui. J’étais en train d’observer ce bâtiment depuis la fenêtre.

Elle dit cela en pointant du doigt un bâtiment près de la route. C’était le dojo. Il était en bois et en bien piteux état après avoir été exposé aux éléments pendant des années. Je décidai de m’inspirer de son attitude et d’honnêtement exprimer mon opinion.

Moi — Tu devais vraiment être hypnotisée.

Chitanda — Pas vraiment. Je le trouve simplement mystérieux.

Fukube — Hmm.

Je ne voyais pas en quoi il était mystérieux, mais Satoshi, lui avait l’air d’avoir compris quelque chose, car on l’entendait marmonner.

Fukube — C’est vrai qu’il a l’air particulièrement vieux.

Chitanda — Il l’est, en effet.

Ah bon ? Peut-être, mais pour être distrait par la vue d’un vieux bâtiment, je ne savais pas si elle était pointilleuse ou juste insouciante. Nous arrivions doucement à un feu rouge. Comme nous, d’autres étudiants étaient en route pour rentrer chez eux.

Chitanda — J’oubliais, nous n’avons pas encore fini les présentations.

Chitanda lâcha ses mots sur un ton doux.

Moi — Les présentations ?

Chitanda — Oui. Le club de littérature va désormais reprendre ses activités. Alors j’espère qu’on s’amusera bien tous ensemble.

Le club ! J’avais totalement oublié. Je voulais juste jeter un coup d’œil à la salle, mais vu que Chitanda s’était inscrite, au final, tout ça n’avait servi à rien… Mais ce qui est fait est fait. J’avais déjà remis mon formulaire et je devais probablement être déjà enregistré en tant que membre. De plus, dans cette école, impossible de quitter un club moins d’un mois après son inscription. Je baissais la tête et Chitanda adressa un sourire à Satoshi.

Chitanda — Tu comptes aussi rejoindre le Club de Littérature, Fukube-san ?

Satoshi croisa ses bras, le temps d’y réfléchir. Il ne prit pas beaucoup de temps.

Fukube — Ça m’a l’air sympa. C’est d’accord.

Chitanda — Ce fut vraiment un plaisir d’apprendre à te connaître, Fukube-san.

Fukube — Non, non, tout le plaisir est pour moi, Chitanda-san… Et enchanté de te rencontrer aussi, Houtarou.

Je lançai un regard sarcastique à Satoshi qui préférait jouer l’idiot.

Le feu passa au vert et je recommençais à marcher. Mettant ma main dans ma poche, je sentis cette lettre à l’intérieur. La lettre de ma sœur. Depuis que cette lettre de Tomoe Oreki était arrivée, j’avais l’impression que quelque chose s’était amorcé.

Contente, frangine ? Il y a maintenant trois personnes dans le club de ta jeunesse. Le traditionnel club de littérature renaît de ses cendres. Étrangement, j’avais le pressentiment que je pouvais également dire adieu à mes paisibles jours de conservation d’énergie. Allez savoir pourquoi.

Chitanda — Ah, c’est vrai ! Nous n’avons pas encore décidé de qui sera le président. Que faisons- nous ?

Fukube — T’as raison. Mais j’ai vraiment du mal à imaginer Houtarou en président de club.

En temps normal, je n’aurais pas vraiment eu de mal à maintenir ma politique. Si ce n’était que Satoshi, je m’en sortirais probablement, le vrai problème était…

Nos regards se croisèrent. Chitanda Eru souriait avec ses grands yeux.

J’avais comme le pressentiment que le vrai problème était cette demoiselle.


[1] En philosophie des sciences, il s’agit de la position qui considère que les modèles scientifiques ne sont que des instruments nous permettant de concevoir commodément les phénomènes. De manière plus simplifiée, Satoshi fait un rapprochement dans le fait de considérer les modèles souvent présentés comme n’étant qu’un moyen de parvenir à une certaine compréhension d’un phénomène et le fait que Houtarou parle de la vie au lycée souvent présenté comme rose comme n’étant qu’une généralité, un « modèle » et que tout le monde n’aspire pas vraiment à un quotidien rose. En gros penser que les lycéens veulent tous une vie rose serait un moyen de mieux les comprendre, un moyen dont Houtarou montre les faiblesses.

[2] L’idée ici est assez simple, en gros Satoshi affirme que peu importe que Houtarou soit totalement contre une vie rose autrement dit participer aux activités de clubs etc… Ou qu’il ne soit pas vraiment contre, il reste quelqu’un de gris.

[3] Il s’agit d’un genre de sac à dos dont les courroies sont faites de cordes. Une courroie étant une pièce de tissus dans laquelle on fait passer notre main pour mettre un sac au dos.

[4] 1-B (première année de lycée – classe B). Nous avons opté pour 2de B.

[5] Dans la traduction anglaise, l’équivalent français c’est « Clans Exponentiels », pour la référence à l’exposant du nombre dix dans le kanji des noms de chaque clan. Nous avons préféré prendre « Clans Montants » comme dans l’animé par question d’esthétique.

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