La chanson de la solitude
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Traduction : Raitei
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Nous étions le 24 décembre pour ce premier jour des vacances d’hiver. Le matin, je me réveillai avec un sentiment étrange.
Moi — … J’ai fait un rêve bizarre.
En marmonnant cela, je m’étais lentement levé. Il me semblait avoir un peu transpiré dans mon sommeil. D’habitude, je ne prêtais guère d’attention à mes rêves, car peu importe le contenu, ils n’étaient pas réels. Et puis l’homme, par nature, a tendance à les oublier. Même s’il y a des exceptions dans le monde, je fais partie de ceux qui les oublient. Même si on se souvenait de la chose immédiatement après le réveil, le souvenir s’estompait en un clin d’œil.
Moi — Mlle. Chabashira était un lapin… Enfin un truc du genre…
Malgré ma réticence à essayer de me souvenir, c’était en fait un effort futile. Cette affirmation pouvait sembler surprenante pour les gens, mais la chose importante à retenir n’était pas le lapin. Même si j’essayais d’en savoir plus sur mon rêve, mes efforts étaient sûrement vains alors j’ai renoncé à me souvenir.
Comme il n’y avait plus de cours, je pris le temps de me préparer pour la journée, tandis que les heures de la matinée s’écoulaient lentement. Des brosses à dents et des gobelets assortis de couleurs différentes étaient placés sur le comptoir de la salle de bain. Depuis que j’avais pris mes distances avec Kei, je n’avais plus autant d’activités. J’étais retourné à mon quotidien.
Mais cela ne signifiait pas que notre relation était terminée. Il s’agissait plutôt d’une rupture temporaire en raison de malentendus volontaire. Mon état émotionnel n’avait absolument pas changé, car j’avais prévu cette situation, mais si cela avait été involontaire, aurais-je été surpris ?
Moi — …je ne sais pas
Nous sommes affectés émotionnellement quand nous considérons l’autre comme indispensable. Même pour agir significativement à l’échelle individuelle, il ne faut pas hésiter à laisser sa moitié dans la tourmente quitte à la laisser tomber. Mais les sentiments sont une chose bien distincte dans une relation amoureuse. Il est logique de rendre les choses agréables lorsque nous partageons du temps avec quelqu’un. Ce temps est précieux alors il faut qu’il soit empreint de positivité si on en croit l’éthique et la morale.
Garder Kei dans mes expérimentations en lui causant un stress constant n’était clairement pas une bonne chose à faire. Mais je n’avais pas créé cette guerre froide sans plan. Nous nous étions promis de nous offrir nos cadeaux de Noël avant que les choses ne prennent cette tournure alors ça nous a permis de reprendre contact. À l’origine, j’étais censée voir Kei le matin. Malheureusement il a plu et le mauvais temps allait apparemment durer toute la journée de Noël. Je ne pouvais rien y faire, mais il se passa tout de même quelque chose d’inattendu.
J’observai le calendrier de décembre sur mon bureau et vis un cœur dessiné à l’encre rose entourant les dates du 24 et du 25. J’avais essayé de contacter Kei le 24, mais l’appel n’aboutit pas. J’avais attendu une réponse tout en envoyant des messages, mais rien n’avait été lu. Une heure après, elle me rappela. Le premier mot que j’entendis de la bouche de Kei, qui toussait faiblement, mais intensément, a été « grippe ». La grippe saisonnière affecte les personnes de tout âge et les cas augmentent généralement de manière significative entre fin novembre et décembre. Ce n’était donc pas inhabituel.
C’était mal tombé, car elle se retrouve clouée au lit désormais, mais j’imagine qu’elle aurait préféré tenir sa promesse quitte à venir en rampant. La grippe se propage par gouttelettes dans les airs. Si elle se rendait au Keyaki dans ces circonstances, elle risquerait de contaminer les autres. Elle s’excusa pour cette situation malencontreuse et je l’encourageai à se reposer pour récupérer. Je veillai également à lui faire comprendre que notre promesse était toujours valable et décidai de reporter notre rendez-vous. Si Kei me demandait d’annuler tout alors cela aurait été une autre histoire, mais pour l’instant c’était peu probable.
Un changement dans ses sentiments ne pouvait venir que de l’influence d’une tierce personne, car Kei était dépendante de moi et s’il y avait un espoir de réparer notre relation, je ne pouvais pas envisager de renoncer à cette promesse. On ne pouvait pas savoir quand elle allait se rétablir, mais nous décidâmes qu’il fallait rapidement mettre les choses au clair un moment avant la fin de l’année. Vu qu’elle n’était pas bien, il n’était en effet pas possible d’avoir une bonne et longue conversation. Je mis fin à l’appel après lui avoir demandé de prendre soin d’elle avant tout.
J’eus confirmation par la suite que quelqu’un s’occupait d’elle en lui faisant les courses et en vérifiant son état. Des dispositions furent prises hier soir pour des interventions d’urgence après le couvre-feu.
En effet, j’ai appris ce matin qu’il y avait des cas de grippe chez plusieurs élèves toutes années confondues. Les première ont eu la chance de passer l’examen spécial sans encombre, mais il se pouvait que certains eussent déjà les symptômes à ce moment-là sans que personne ne le sache. Comme je n’avais pas été en contact étroit avec Kei ces derniers jours, mon état est resté stable. La vraie question était maintenant de savoir comment passer la journée, vu que mes projets ont été annulés.
— Bonjour, Ayanokôji-kun. J’ai entendu dire que Karuizawa-san avait la grippe. Ça va ?
Ichinose m’envoya un message. D’autres suivirent ensuite.
Ichinose — D’autres aussi n’ont pas l’air bien. Ça va pour toi ?
Sans surprise, Ichinose disposait d’un vaste réseau d’informations et était très à l’écoute. Elle semblait également faire preuve d’empathie à l’égard de Kei.
Moi — Malheureusement, elle va devoir rester au lit un certain temps.
Ichinose — Je vois… c’est inquiétant. Si tu as besoin de quoi que ce soit, fais-le-moi savoir.
Moi — Merci.
Après quelques échanges, elle me demanda quels étaient mes projets pour la journée. À l’origine, j’avais réservé cette journée pour Kei, mais je devais encore aller au Keyaki pour acheter quelque chose. J’avais l’intention de sortir.
Moi — Je pense que je vais aller à la salle.
Je montrai ainsi que je ne comptais rejoindre personne en particulier.
Ichinose — Oh vraiment ? À quelle heure ?
Moi — Je n’ai pas de contraintes alors peut-être vers midi.
Ichinose — Je vois. J’avais aussi prévu d’y aller à l’heure du déjeuner, mais devrais-je annuler ?
Moi — Pourquoi ça ?
Ichinose — Parce que ça peut sembler louche qu’on se retrouve même si ce n’est qu’une coïncidence !
C’était clairement une coïncidence alors il n’y avait pas de quoi chipoter. Cela aurait pu être une considération de sa part pour Kei, mais je trouvais ça excessif. Au contraire, il aurait été bien plus malsain de changer de programme pour m’éviter.
Moi — Ne t’inquiète pas, je ne veux pas changer nos programmes. Si on se retrouve, qu’il en soit ainsi.
Après avoir envoyé ce message, je reçus une réponse rapide avec une sorte d’émoji mascotte faisant un « OK ».
Comme il était un peu plus de 9h du matin, je décidai de me préparer un peu plus tard. Je voulais d’abord passer la matinée à effectuer mes tâches ménagères tranquillement.
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À l’intérieur du Keyaki, un peu avant midi, l’atmosphère reflétait bien l’esprit de veille de Noël. Les décorations étaient bien plus nombreuses qu’avant et pas mal de couples étaient identifiables dans la foule de gens. Comme annoncé à Ichinose, je me dirigeais vers la salle de sport. Même si je venais de m’inscrire, je voulais y aller autant que possible pour optimiser ma cotisation mensuelle. C’est dans l’idée qu’il n’y allait pas avoir beaucoup de monde aujourd’hui que je procédai à l’enregistrement de ma venue à la réception.
Mais après avoir enfilé ma tenue, je déchantai aussitôt, car la salle n’était pas du tout vide. Il y avait plusieurs groupes d’élèves et même des adultes, mais ce qui attira mon attention était une personne qui s’apprêtait à faire du développé couché. Il s’agissait de Mashima-sensei, le professeur principal de 1re A. Il était grand, musclé et avait une tenue qui le mettait bien en valeur.
Moi — Bonjour, Mashima-sensei.
M. Mashima — Ayanokôji ? Tu es inscrit toi aussi ?
Alors qu’il s’apprêtait à s’allonger sur le côté, il eut l’air surpris.
Moi — J’y ai adhéré récemment.
M. Mashima — Je vois. C’est une très bonne chose. Bienvenue à toi !
Pour une raison que j’ignore, Mashima-sensei hocha la tête avec joie, comme si son fils venait de réussir un examen d’entrée. Sa réaction était un peu exagérée pour une simple inscription à la salle.
M. Mashima — Tu as été motivé par quelque chose ?
Moi — Je me suis rendu compte que ma force physique avait diminué par rapport à avant. Je veux juste la retrouver.
M. Mashima — Un motif peu ordinaire pour les gens de ton âge.
Moi — Je ne sais pas si je vais y rester longtemps.
M. Mashima — Ne t’en fais pas. J’hésitais au début, mais on s’habitue vite à force de s’entraîner. Ce n’est pas si mal de transpirer avec les autres.
Il semblait plus énergique que d’habitude. Il avait l’air bien sympathique.
M. Mashima — Je te félicite en tout cas d’être venu t’entraîner dès le premier jour des vacances d’hiver.
Moi — Avez-vous des projets pour le réveillon, sensei ?
M. Mashima — Hmm ? Non, j’ai l’intention de transpirer ici toute la journée malheureusement.
Il répondit cela sans hésiter. Cependant, il semblait réfléchir à quelque chose…
M. Mashima — Probablement.
Pourquoi avait-il ajouté ça ?
Moi — Quelque chose ne va pas ?
M. Mashima — Non, ce n’est rien. En tout cas, vu que ce sont tes débuts ici, c’est normal d’être un peu désorienté.
Moi — En effet.
Je savais comment utiliser et faire fonctionner l’équipement, mais je gardai la chose pour moi, préférant jouer la sécurité. En tant que nouveau ici, il valait mieux faire comme si je ne savais pas grand-chose. il était temps pour moi de commencer l’entraînement.
M. Mashima — Bon, d’accord !
Moi — Hein ?
M. Mashima — Puisque tu es là, pourquoi ne pas recevoir un cours ?
Moi — Hmm ? Oh, pourquoi pas…
J’étais sur le point de commencer un exercice, mais Mashima-sensei m’arrêta. Il s’allongea sur le banc et commença à aligner la barre dans son champ de vision. Sans forcer, il la souleva plusieurs fois pour jauger le poids. Ensuite, il plaça la barre sur sa poitrine après l’avoir extraite des bords de sécurité.
M. Mashima — Lorsque tu fais du développé couché, n’oublie jamais ces barres de sécurités. Si tu ne peux plus soulever la barre principale à cause du poids, elles t’aideront.
Moi — Je m’en souviendrai.
Je ne pouvais pas lui dire que je le savais déjà, alors tout ce que je pouvais faire, c’était acquiescer. Cependant, ne pas répondre du tout pouvait créer de la gêne alors je me contentai de lui poser une question clichée.
Moi — Sensei, vous arrivez à soulever combien de kilos ?
M. Mashima — Hum… Je vais aller jusqu’à 80 kg cette fois, mais je peux potentiellement atteindre les 100 kg. On dit que seule une personne sur cent est capable d’une telle prouesse.
Ce n’était pas de la vantardise, mais il était plein de confiance dans ses propos comme s’il voulait faire étalage de sa force. Je n’avais jamais entendu parler d’une telle statistique sortie de nulle part, mais il y avait peut-être du vrai.
M. Mashima — Mais si on en fait trop, on risque la blessure. On n’est pas dans un show télévisé où il suffit de lever les poids une fois et c’est tout. Il faut bien entraîner ses pecs et effectuer plusieurs séries.
Avait-il appris cette méthode à la télé ou un truc du genre ? En le regardant essayer reprendre son souffle et transpirer, je me demandai ce qu’il faisait encore là. J’étais quand même arrivé à la salle un peu tôt dans la journée pour finalement ne faire aucun exo et le regarder. Après l’avoir observé pendant un moment et l’avoir vu terminer ses trois séries, Mashima-sensei se leva.
M. Mashima — Ugh. Voilà, c’est tout.
Moi — C’était très instructif.
M. Mashima — Tant mieux. Pendant les vacances d’hiver, je prévois de venir six jours par semaine hormis le jeudi. Même pendant le troisième trimestre, je serai là le soir, donc si tu as besoin d’aide pour quoi que ce soit, n’hésite pas à m’en faire part.
Avait-il prévu quelque chose les jeudis ?
M. Mashima — Ça ne me dérange vraiment pas.
Moi — Merci. Mais pour le moment je préfère donner la priorité à l’utilisation des poids légers et à l’autodiscipline.
Je l’interrompis rapidement, voulant mettre fin à cette conversation.
M. Mashima — Je vois. N’hésite vraiment pas. Je serai assez présent.
Après ces paroles bien généreuses à mon égard, je commençai à m’exercer. Après trente minutes de pratique, je ressentis l’atmosphère à l’intérieur de la salle de sport se changer momentanément. Certains élèves qui faisaient face à l’équipement tournèrent leur regard à l’unisson. Me demandant ce qu’ils regardaient, j’aperçus une figure familière en la qualité de Kôenji. Il attirait l’attention, mais ne semblait pas s’en préoccuper, commençant son entraînement. Je pensais que les gens l’observaient en raison de son excentricité, mais cela n’avait pas l’air d’être le cas. Je pouvais faiblement entendre les voix de quelques autres première vantant la force de Kôenji.
— Kôenji est super fort, c’est une dinguerie.
— Oui, et dire que c’est un lycéen comme nous. C’est pas normal.
Ses capacités physiques extraordinaires étaient évidentes même lors de son entraînement ce qui attirait forcément l’attention. En fait, on pouvait immédiatement sentir sa force colossale au travers de ses muscles saillants et à sa souplesse. Ses mouvements étaient optimaux et son attitude sérieuse contrastait avec son excentricité habituelle. En y réfléchissant, Kôenji semblait s’occuper de l’entraînement de son corps de diverses manières alors il n’était pas illogique de le croiser ici. On pouvait même dire qu’il n’y avait pas meilleur candidat que lui. Même Mashima-sensei semblait respecter Kôenji, interrompant sa propre session pour l’observer.
D’un point de vue objectif, il était évident qu’il dépassait largement les critères d’un lycéen ordinaire. Doté de capacités physiques naturelles couplées à un entraînement quotidien acharné pour s’entretenir, j’ai réalisé une fois de plus que Kôenji s’était consacré à la recherche de l’excellence physique tout au long de sa vie. Comparé à l’entraînement pour débutant que Mashima-sensei avait montré, celui de Kôenji était vraiment captivant. Inutile de dire qu’il était du genre à se démarquer même lorsqu’il était sous les feux des projecteurs. Il ne connaissait ni la nervosité ni l’anxiété ou l’irritation.
— Kôenji-kun est toujours aussi populaire.
Cette personne confirma ainsi que l’attention portée sur lui ne datait pas seulement d’aujourd’hui.
Ichinose — Bonjour, Ayanokôji-kun.
Ce fut le deuxième bonjour de la journée de sa part.
Moi — Salut.
Ichinose — Il pleut beaucoup aujourd’hui aussi. Au fait, tu es là depuis combien de temps ?
Moi — Depuis 30 minutes, je crois.
Ichinose — Je vois. En fait, j’étais aussi censée arriver il y a 30 minutes, mais je me suis retrouvée à parler avec quelqu’un.
Répondit-elle en se plaçant à côté de moi et en me regardant de très près.
Ichinose — Dommage que la veille de Noël ait lieu aujourd’hui.
Moi — Eh bien, il n’y a pas à en faire une obsession.
Ichinose — Les filles ne ressentent peut-être pas la même chose ?
Moi — Je vois… Je ne peux pas le nier.
Il est vrai qu’en tant qu’homme, je n’arrivais pas savoir à quel point les femmes étaient attachées à ces journées spéciales. Après avoir discuté un peu, Ichinose me demanda de la rejoindre sur le tapis de course et nous nous installâmes côte à côte sur deux machines. Nous passâmes ensuite 30 minutes à notre rythme individuel sans nous parler.
Ichinose — La pratique du sport avec quelqu’un c’est plus motivant.
Moi — Probablement. Commencer avec Amikura était le bon choix.
Ichinose sourit et essuya la sueur de son front avec une serviette. Après cela, je passai une heure agréable avec Ichinose. Un peu après, lorsqu’Amikura arriva à la salle, Ichinose m’annonça qu’elle allait discuter avec elle un petit moment. Nous nous séparâmes donc.
M. Mashima — Tu pars déjà ?
Ayant remarqué que j’étais sur le point de partir, il interrompit son entraînement et m’appela. Le « déjà » était un peu de trop dans la mesure où cela faisait quand même deux heures que j’étais là.
Moi — Vous vous rendez compte que cela fait deux heures, Sensei ?
M. Mashima — Deux heures ? Hmm… Je n’avais pas réalisé la chose.
Il était tellement absorbé par son entraînement qu’il n’avait pas remarqué l’heure.
Moi — Je pense que vous devriez faire une pause, Mashima-sensei. Cela fait presque trois heures que vous vous entraînez sans relâche. La fatigue accumulée peut entraîner des blessures.
Je m’étais préparé à une éventuelle réaction de colère en donnant ce conseil, mais au contraire, il eut l’air surpris et croisa les bras.
M. Mashima — …Tu as peut-être raison. Je fais de mon mieux pour devenir un meilleur professeur, mais j’en fais peut-être trop.
Peut-être que personne dans son entourage ne lui avait jamais donné un tel conseil auparavant. Il était manifestement en quête de résultats et d’un corps plus fort, mais sa passion l’avait rendu aveugle quant à son épuisement.
M. Mashima — D’accord, je m’arrête là.
Il accepta mon conseil sans rechigner.
M. Mashima — À plus tard.
J’inclinai légèrement la tête en guise de salut, prévoyant de quitter les lieux, mais il arriva derrière moi.
M. Mashima — Je peux te parler une minute ?
Moi — Hmm ? Bien sûr.
Je pensai que c’était lié à l’aspect sportif, mais il m’amena discuter vers la salle de repos.
Moi — Je fais quelque chose de mauvais dans mes entraînements ?
Demandai-je, incapable de comprendre la raison de son invitation.
M. Mashima — Non, ne t’inquiète pas. Tu te débrouilles très bien.
Il semblait avoir observé mes activités de près, mais, voyant mes doutes, Mashima-sensei baissa les yeux.
M. Mashima — Pour être honnête, j’étais tellement absorbé par mon entraînement que je ne faisais pas attention à ce qui m’entourait.
Il avait un air désolé et son attitude sincère me fit quelque peu culpabiliser. C’était aussi les vacances d’hiver pour les enseignants. Ils étaient libres et n’avaient aucune obligation de surveiller les élèves. J’avais l’impression de lui avoir arraché des excuses en utilisant ses responsabilités d’adulte contre lui.
Moi — Donc, si vous voulez me parler, c’est pour…
Avant que je puisse terminer ma phrase, Mashima-sensei regarda autour de lui pour s’assurer qu’il n’y avait personne.
M. Mashima — En fait, j’ai une faveur à te demander.
— Que se passe-t-il ?
Au moment où il s’apprêtait à entrer dans les détails, nous fûmes interrompus par une belle femme aux cheveux longs et ondulés. C’était une des employées qui travaillaient à la salle de sport. Elle sourit en nous voyant et s’approcha de nous.
— Mashima-san, tu as encore bossé dur aujourd’hui, n’est-ce pas ?
M. Mashima — Non, pas vraiment.
Il répondit par un salut décontracté. Comme on pouvait s’y attendre, il semblait se souvenir plus que moi de ceux qui fréquentaient la salle.
— Et lui, c’est ?
M. Mashima — C’est Ayanokôji. Bien que je ne sois pas son professeur principal, c’est un excellent élève de la classe B.
Mashima-sensei m’a donné une grande tape dans le dos comme pour m’encourager à la saluer à mon tour. Il était probablement censé être plus léger, mais le coup de poing de son corps bien entraîné était assez puissant…
Moi — Je suis Ayanokôji, enchanté.
— Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois à la réception. Tu étais avec Ichinose-chan.
Le personnel était vraiment très pro. Je ne fréquentais la salle que depuis peu, mais on se souvenait déjà de moi.
— Oh, je suis désolée. Je suis juste venue chercher quelque chose pendant la pause. Je me permets de vous déranger.
L’employée qui s’exprimait d’un ton doux, se pencha délicatement et prit plusieurs serviettes sur l’étagère du personnel. Elle les serra contre sa poitrine et retourna à la réception. Mashima-sensei semblait attendre qu’elle parte, sans même regarder dans ma direction. Une fois partie, il resta immobile.
Moi — Sensei ?
M. Mashima — Qu’est-ce qu’il y a, Ayanokôji ?
Moi — Vous ne vouliez pas me parler de quelque chose ?
M. Mashima — Oui, mais nous le ferons une autre fois.
Moi — Hmm ? Si c’est le cas, je vais partir alors.
M. Mashima — Attends.
Lorsque je lui tournai le dos, il m’attrapa soudainement les épaules.
Moi — Qu’est-ce qu’il y a encore ?
Pour une quelconque raison, Mashima-sensei ne semblait pas dans son état normal aujourd’hui. Son attitude habituellement calme et posée n’était plus là.
M. Mashima — C’est comme un coup du destin alors je vais parler.
Moi — Ça fait plusieurs fois que vous essayez de dire quelque chose.
Mais on arrivait enfin au but alors je laissai passer.
M. Mashima — Le nom de cette femme est Akiyama-san.
Moi — Je n’ai pas vraiment fait attention à son badge. Et du coup ?
M. Mashima — Je veux que tu enquêtes aussi discrètement et soigneusement que possible.
Moi — Hmm ?
J’essayai de me retourner, mais il me saisit fermement par les épaules, m’empêchant de bouger.
M. Mashima — Dans mon cadre professionnel, je n’ai jamais eu d’histoires avec les femmes. Mais les choses ont changé depuis que j’ai commencé à fréquenter la salle de sport. Je pense que tu as compris.
Moi — Vous avez des sentiments pour Akiyama-san, n’est-ce pas ?
M. Mashima — On pourrait dire ça.
Il n’y avait pas d’autre façon de le décrire.
M. Mashima — Malgré son visage un peu enfantin, c’est une belle femme bien mature.
Moi — Ah…
Quelque chose dans cette déclaration me sembla étrange.
Moi — La même chose ne s’appliquerait-elle pas à Hoshinomiya et Chabashira-sensei ? Et puis, il n’y a pas de règle interdisant les relations amoureuses avec les employés du campus, si ?
M. Mashima — En fait, c’est contraire aux règles.
Moi — Oh, vraiment ? Mais je parie que certains professeurs doivent sortir avec des employés en cachette.
M. Mashima — Je ne nie pas que cela peut arriver. Mais concernant Chabashira et Hoshinomiya, même s’il n’était pas interdit de sortir avec elles, je n’aurais jamais entamé une relation.
Il affirma la chose avec fermeté.
Moi — Je peux en demander la raison ?
M. Mashima — Je suis désolé, mais je n’ai pas l’intention d’en discuter davantage. Après tout, nous sommes professeur et élève. Ce n’est pas une conversation que nous devrions tenir.
Moi — Je vais partir alors vu que notre conversation semble aussi inutile.
M. Mashima — Hoshinomiya est trop frivole. Chabashira est trop sérieuse. Voilà tout.
Mashima-sensei donna une réponse claire et concise. En supposant qu’ils s’aimaient mutuellement, Hoshinomiya-sensei semblait être le type de fille à flirter avec les hommes même si elle sortait avec quelqu’un. D’un autre côté, Chabashira-sensei avait l’air de quelqu’un qui n’avait jamais eu de relations auparavant, car trop attaché à un amour de lycée. Si elle venait à tomber amoureuse d’un autre homme, ce serait une relation exclusive et intense.
Moi — Mais peut-être qu’Akiyama-san est comme l’une d’elle.
C’était quelque chose que l’on ne pouvait savoir qu’à force de se fréquenter.
M. Mashima — C’est absolument impossible.
Bien qu’il n’y ait aucun fondement à cette idée, il rejeta la chose en se basant uniquement sur ses suppositions.
M. Mashima — Je les connais toutes les deux depuis le lycée et je n’ai jamais envisagé une relation amoureuse avec elles. Pas une seule fois. De plus, choisir entre mes deux amies et rivales les plus proches aurait un impact significatif sur ma vie professionnelle.
Mashima-sensei déclara qu’il ne laisserait pas cela se produire.
Moi — C’est vrai.
M. Mashima — C’est pourquoi je te demande ça.
Moi — Pourquoi moi ?
M. Mashima — Tu penses que je peux demander ça à un autre professeur ?
Moi — Vous avez raison, mais…
M. Mashima — Tu es le seul à fréquenter la salle de sport tout en restant discret. Tu es aussi digne de confiance.
Moi — Ne me dites pas que lorsque vous m’avez vu venir ici pour la première fois, vous étiez heureux parce que….
M. Mashima — Parce que j’avais gagné un partenaire sportif bien sûr.
C’était vraiment un mensonge éhonté. Il avait clairement l’expression de quelqu’un qui avait trouvé un élève en qui il pouvait avoir confiance pour lui confier cette tâche. Je pouvais maintenant affirmer la chose avec certitude.
M. Mashima — Tu sais ce que je veux savoir, n’est-ce pas ?
Moi — Vous voulez savoir si elle a un petit ami, son genre d’homme, ses loisirs et ses centres d’intérêt, c’est ça ?
M. Mashima — C’est ça. Chabashira a vraiment de la chance d’avoir un élève comme vous.
Était-ce vraiment le Mashima-sensei que j’avais toujours connu ? Je pouvais comprendre le décalage entre vie professionnelle et vie privée, mais j’étais tout de même surpris. Sa voix resta posée et son expression fut sereine.
M. Mashima — Je ne m’attends pas à ce que tu agisses immédiatement. Akiyama-san nous a vu ensemble aujourd’hui, alors il n’y a pas d’urgence. Que ce soit après les vacances ou plus tard encore, prends le temps de te rapprocher et de découvrir ce que tu peux.
Discrètement et efficacement, exactement comme le voulait Mashima-sensei.
Moi — Je vais essayer, mais n’attendez pas trop de moi.
M. Mashima — Ne t’en fais pas. Akiyama-san travaille d’ailleurs aujourd’hui.
Moi — Oui, tous les jours sauf le jeudi, n’est-ce pas ?
M. Mashima — Oui, comment tu sais ça ?
Je ne le savais pas, mais Mashima-sensei m’avait dit qu’il irait à la salle de sport tous les jours sauf le jeudi. Alors que son objectif initial était probablement de renforcer son corps, son attention principale se serait portée sur Akiyama-san entre temps. Mais il s’entraînait très sérieusement tout de même.
Enfin libéré de l’emprise de Mashima-sensei, je quittai rapidement les lieux.
2
Je réfléchissais à ce que j’allais faire pour le reste de la journée. J’avais décidé à l’avance d’acheter quelques articles dans un magasin, puis de partir en vadrouille au Keyaki avant de rentrer chez moi. Il fallait ainsi prendre son temps si je voulais mener à bien ce projet comme Mashima-sensei le voulait. Tout en réfléchissant à la meilleure approche à adopter, j’espérais qu’entre-temps qu’il m’appelle pour me dire qu’il n’avait plus besoin de moi. C’était encore le début de l’après-midi et rentrer chez moi maintenant m’aurait laissé trop de temps libre. Je sortis mon téléphone et fis défiler mes contacts, pensant que ce serait une bonne idée d’appeler un ami et de sortir avec lui.
Moi — … Personne ne me vient à l’esprit.
Je vérifiai la liste et éteignis silencieusement l’écran de mon téléphone. Je n’y avais pas vraiment réfléchi jusque-là, mais je venais de me rendre compte que je n’avais pratiquement aucune expérience pour téléphoner à un ami du même sexe de manière spontanée. « Tu es libre ? Pourquoi ne pas sortir un peu ? ». L’idée de dire la chose et de se faire rembarrer par un simple « Je suis occupé » était décourageante en soi.
Yôsuke aurait pu comprendre mes sentiments et accepter mon invitation, mais je ne voulais pas qu’il se sente obligé de le faire. Autrement dit, inviter quelqu’un à sortir n’est pas forcément une mince affaire en soi. Il valait mieux que je reste seul plutôt que de déranger les autres. Qu’est-ce qu’un ami ? Je me le demande… Alors que j’entamais la seconde moitié de ma deuxième année, je luttai de nouveau face à l’aspect social de la vie.
Je descendis au premier étage par l’escalator. Il faisait encore jour et le nombre d’étudiants avait considérablement augmenté. S’il était difficile d’engager une conversation, une autre approche était-elle envisageable ? Par exemple, une rencontre fortuite ? Ce serait génial d’être repéré par quelqu’un pour finir invité à passer du temps avec lui.
Je regardai autour de moi, mais aucun camarade à l’horizon. Il n’y avait en fait, pas d’élèves de première. Si je continuais à regarder dans tous les sens, j’allais finir par paraître suspect. Alors j’optai pour le fait de passer du temps seul.
Je m’arrêtai devant l’un des plans de l’étage placés dans le centre commercial. Même si je connaissais bien l’emplacement des magasins, je décidai de vérifier si de nouvelles boutiques avaient ouvert leurs portes. Aucun changement majeur n’avait été observé et je ne trouvai rien de nouveau. Un magasin cependant suscita mon intérêt alors je me demandai si je devais y entrer. Il s’agissait d’une boutique de location, endroit que je fréquentais rarement. Il y avait une grande variété de DVD et Blu-ray pour des films, séries et animés de toute époque. Il y avait également de la musique.
Mais la demande ici n’était pas très élevée, car nous pouvions regarder des contenus vidéo n’importe quand et n’importe où grâce à un service de streaming mensuel, à condition d’obtenir l’autorisation de l’école. Seules les personnes cherchant à consulter des titres spécifiques visitaient la boutique, ce qui limitait la clientèle alors ça m’avait motivé à venir. Vu le temps que j’avais devant moi, Il était naturel de vivre une telle expérience de temps en temps même si j’avais l’impression de me trouver une excuse pour y aller. Mais en aucun cas je ne me sentais seul. Comme pour m’assurer de la chose, je me répétai ça plusieurs fois dans la tête.
Après avoir fait quelques courses, je me rendis ensuite à la boutique de location. Il s’agissait d’un espace réduit avec des murs couverts d’une vaste sélection de disques. Alors que ces derniers sont généralement stockés dans des boitiers pourvus à cet effet, ils étaient ici rangés dans des sachets plastiques noirs[1] faisant office de protection. Un papier imprimé de la jaquette était apposé sur chaque sachet afin que l’on puisse identifier la référence du premier coup.
Depuis un pc ou une tablette, j’avais l’habitude de juger l’intérêt d’un titre en me basant sur l’image, mais le fait d’être dans un environnement où je pouvais toucher chaque élément me fit envisager des choix de titres que j’aurais négligés en temps normal. Je me suis mis à lire attentivement les résumés de films comme jamais je ne l’avais fait.
Même si beaucoup d’œuvres sont très accessibles de nos jours, il est tout aussi simple de passer à côté d’une perle rare. Ce n’était donc pas une si mauvaise idée de les rechercher ainsi de temps à autre. Cela pourrait même devenir un endroit incontournable pour mes visites.
Mais le problème restait tout de même là. Même si je trouvais quelque chose d’intéressant, il n’est pas nécessaire de le louer ici, car je pouvais le voir gratuitement et sans attendre dès mon retour au dortoir. L’avenir n’était clairement pas rose et il en allait de même pour les boutiques d’électronique. J’avais entendu dire que les gens se rendaient souvent dans les magasins pour examiner les articles en personne, puis les achetaient en ligne à des prix inférieurs. Après avoir profité de la section vidéo un certain temps, je passai à la section musique.
Je n’avais pas l’habitude d’écouter de la musique tout seul hormis pour les derniers tubes ou les chansons célèbres qui passaient à la télévision. Je n’avais jamais acheté d’album auparavant et je n’avais pas particulièrement envie de le faire maintenant. J’avais donc décidé d’explorer la section musique, en espérant y découvrir quelque chose de nouveau.
Je pensais être le seul client ici, mais je vis une élève de dos et petite de taille portant un casque. Elle n’avait pas remarqué ma présence en raison de la musique d’ambiance diffusée dans le magasin. Au début, je ne l’avais pas reconnue, mais au fur et à mesure que je m’approchais je pus identifier Shiranami Chihiro de la classe d’Ichinose. Bien que nous n’ayons que très peu échangé jusqu’à maintenant, il faut dire que nous avions assisté ensemble à des événements bien particuliers dans le passé. Nous nous étions retrouvés notamment sur l’île déserte et puis sur le bateau.
Je me demandai d’ailleurs ce qu’elle écoutait. Ma connaissance de la musique japonaise étant limitée, j’étais bien curieux. Mais comme Shiranami était absorbée par la musique, elle ne m’aurait pas remarqué si j’avais parlé doucement. Et si j’entrais brusquement dans son champ de vision, j’allais probablement la faire sursauter. J’aurais pu attendre la fin de la musique, mais il n’aurait pas été facile d’engager la conversation par la suite. Je décidai donc de m’approcher pour essayer d’écouter sa musique. Pour ne pas avoir l’air suspect, je fis semblant de regarder ce qui était exposé devant.
Shiranami — Ah…⁈…
L’avais-je fait sursauter ? Je m’étais peut-être un peu trop rapproché d’elle. En tout cas, elle retira vite fait son casque.
Shiranami — Ah, Ayanokôji-kun ⁈
Moi — Je suis désolé. Je ne voulais pas t’effrayer.
Une fois le casque retiré, la musique devint clairement audible. Accompagnée d’un son de guitare quelque peu mélancolique, la voix de la chanteuse et les paroles me furent parvenues :
♫ | ♫ | ♫ |
Un cœur brisé ne guérit qu’avec le temps…
Cette personne est avec quelqu’un d’autre maintenant…
♫ | ♫ | ♫ |
Cela parlait apparemment de chagrin d’amour. Alors que la chanson continuait, elle appuya rapidement sur le bouton off afin de l’interrompre.
Shiranami — Qu’est-ce que tu veux ?
La jeune fille, encore surprise, demanda cela nerveusement.
Moi — Je n’ai besoin de rien en particulier. Je me demandais juste ce que tu écoutais.
Même si c’était une réponse honnête, restait à voir si elle allait me croire ou non. Elle était d’une autre classe et nous n’étions pas proches du tout. Du coup on ne se parlait qu’en cas de motif valable.
Se croiser comme ça n’était pas suffisant pour que l’on engage une conversation.
De plus, compte tenu des différences de comportement entre garçons et filles, je pouvais paraître suspect.
Moi — Désolé pour le dérangement. Je m’en vais.
Je me rendis compte que rester aux côtés de Shiranami plus longtemps n’aurait fait que l’incommoder. Me retirer le plus rapidement possible semblait être ma seule ligne de conduite.
Shiranami — Euh… bien…
Shiranami semblait vouloir dire quelque chose. Elle n’était pas du genre à engager la conversation avec quelqu’un dont elle n’était pas proche, mais si je l’avais brusqué, elle aurait sûrement fini par ne rien dire. Ainsi, je ne la regardai pas directement dans les yeux, prétextant chercher ailleurs. Je voulais créer l’atmosphère la moins angoissante possible pour qu’elle puisse prendre la parole.
Shiranami — Euh… tu as un peu de temps là… ?
Me demanda-t-elle sans que je m’y attende.
Moi — Oui. On peut même aller ailleurs pour discuter.
Même si la boutique n’était pas bondée, ce n’est pas l’endroit idéal pour une discussion qui n’était pas dans le thème. Surtout si on n’achetait rien.
Shiranami — Oui… allons ailleurs. Ça ne sera pas très long, je pense.
Moi — Eh bien, al…
Shiranami — Ah mais…allons dans un endroit qui n’est pas très fréquenté. Je ne veux pas que les gens se fassent de fausses idées.
Je m’apprêtais à suggérer un café quelconque, mais elle fit rapidement part de ses inquiétudes.
Moi — Tu veux aller où ? Je suis clairement ouvert.
Shiranami — …Je te laisse choisir Ayanokôji-kun.
J’avais ainsi le choix, mais avec certaines contraintes. Cela ne me semblait pas très juste, mais j’avais initié le contact alors il était de ma responsabilité de trouver un endroit approprié.
Je devais réfléchir à un endroit qui répondait à toutes ses exigences.
3
Après avoir envisagé plusieurs options, je commençai à marcher avec Shiranami. L’enceinte où se tenaient les cours était interdite pendant les vacances et le temps pluvieux ne permettait pas de rester à l’extérieur. En revanche, de nombreux élèves se trouvaient dans des lieux abrités. Le point positif était que Shiranami semblait déterminée à ne pas attirer l’attention. En général, même si nous ne sommes pas très proches de la personne, on marche côte à côte, mais avec elle, l’écart était bien plus creusé. En effet, elle se trouvait à environ deux pas derrière moi ce qui laissait penser que nous n’étions pas ensemble. Ainsi, même si c’était la veille de Noël, personne n’irait se faire de fausses idées sur nous.
Shiranami — Quoi ?
Moi — Rien.
Si je me concentrais trop sur la distance qui nous séparait, il était plus probable que Shiranami prenne encore plus de retard. Ce n’est pas moi qui étais à l’origine de l’invitation, mais c’était tout de même problématique. Quoi qu’il en soit, j’avais entamé la conversation et établi un lien alors nous n’allions pas faire marche arrière. Après avoir erré pendant un certain temps, nous atteignîmes finalement une aire de repos. Plusieurs distributeurs automatiques étaient alignés avec quelques bancs en bois sans dossier. Peu d’élèves venaient là et nous étions sans surprise actuellement les seuls présents.
Moi — Tu veux boire quelque chose ?
Shiranami — Non, merci.
Moi — On s’assoit ?
Shiranami — Ce n’est pas nécessaire.
Après avoir essuyé deux refus, je décidai de ne plus rien proposer.
Moi — De quoi veux-tu parler ?
Shiranami se tenait devant moi tout en gardant une distance considérable entre nous et tout en se frottant les mains. Elle semblait avoir un peu de mal à s’exprimer, mais elle trouva le courage de me poser la question.
Shiranami — Quelle est ta relation avec Honami-chan, Ayanokôji-kun ?
Moi — Qu’est-ce que tu entends par là ?
Shiranami — C’est de la camaraderie ? de l’amitié ? Ou bien plus ?
Chaque mot était prononcé avec douceur, mais sa question indiquait clairement ce qu’elle voulait savoir, et ma réponse semblait revêtir une grande importance pour Shiranami. Bien entendu, la raison était évidente vu que l’an passé, elle avait rassemblé tout son courage pour se déclarer à Ichinose en personne. Elle éprouvait en effet une attirance romantique pour une personne du même sexe. Enfin, cette description n’était pas tout à fait exacte, car à notre époque, le sexe ne fait aucune différence. Shiranami, en tant qu’individu ressentait simplement une profonde affection pour Ichinose et c’est tout. Elle n’aimait tout simplement pas l’idée qu’Ichinose ait des sentiments pour moi. Mais comment devais-je répondre à ça ? J’hésitai…
Shiranami — N’hésite surtout pas à apporter une réponse claire.
Moi — C’est juste que je ne sais pas si je peux la considérer comme une amie.
Shiranami — Comment ça ?
Shiranami resta perplexe, fronçant les sourcils en essayant de comprendre.
Moi — Je ne fréquente qu’une poignée de personnes. Je ne sais même pas ce qu’est un ami dans l’absolu. Quelqu’un à qui l’on parle simplement est un ami ? Où se situe la limite entre une connaissance et un ami ?
Shiranami — C’est… Euh, je ne suis pas sûr de savoir où se trouve la limite…
Moi — Comme toi, je ne sais pas trop non plus. Mais selon mon point de vue, je dirais que nous sommes amis.
Shiranami — C’est un peu ambigu je trouve. Tu essayes d’esquiver la question ou quoi ?
Je n’avais pas l’intention d’esquiver la question. J’étais très sérieux.
Shiranami — Vous n’êtes que des amis, n’est-ce pas ? Vous ne ressentez rien l’un pour l’autre au niveau amoureux, n’est-ce pas ?
Je ne posai pas la question directement à Shiranami, mais elle devait se douter des sentiments d’Ichinose. Elle voulait probablement juste savoir si c’était réciproque de mon côté.
Shiranami — Tu es sûr ? Tu ne sors pas avec Karuizawa-san ?
Incapable d’attendre ma réponse, Shiranami s’exprima.
Moi — Que j’aie une petite amie ou non ne devrait pas avoir d’importance. La question porte sur mes sentiments pour Ichinose.
Shiranami — Bien sûr que c’est important. C’est parce qu’on ne peut être amoureux que d’une seule personne à la fois.
Shiranami répondit d’un point de vue romantique, ou plutôt du point de vue de fille innocente. Elle ne semblait pas douter de moi, bien au contraire.
Moi — N’est-il pas possible de voir plusieurs personnes sous le prisme amoureux en même temps ?
La chose était tout de même légitimement à considérer.
Shiranami — Non, ça ne l’est pas !
Cependant, elle rejeta fermement cette idée. À en juger par ses petites mains crispées, elle semblait en colère.
Moi — Je suis désolé. J’étais hors sujet. Pour l’instant, il n’y a rien entre Ichinose et moi vu que c’est ça que tu veux savoir.
Shiranami — Pour l’instant ?
Comme prévu, elle comprit l’avertissement que j’avais ajouté au cas où, devenant sensible à chaque mot que je prononce.
Moi — Personne ne sait ce que l’avenir lui réserve.
Shiranami — Oui mais s’il s’agissait d’une relation normale, tu n’aurais pas ajouté ce « pour l’instant ».
Shiranami marquait un point sur ce coup-là.
Si cette conversation ne concernait pas Ichinose, mais plutôt quelqu’un comme Amikura, je n’aurais pas ajouté cela. J’aurais clairement dit que nous étions juste des amis et rien de plus.
Shiranami — Même si Honami-chan avait des sentiments pour toi, si tu ne ressentais pas la même chose, tu n’aurais pas ajouté un « pour l’instant ». Et pourtant, tu l’as fait… Tu n’aurais pas dit ça si tu n’avais pas envisagé de rompre avec Karuizawa-san pour… sortir avec Honami-chan.
Shiranami prononça ces mots avec difficulté, comme si elle cherchait à ne pas verbaliser la chose. Même si elle regardait probablement le bout de mon nez en évitant tout contact visuel, il fallait du courage pour dire cela.
Shiranami — Honami-chan est libre d’aimer qui elle veut… mais je ne peux pas rester là à la regarder sortir avec quelqu’un qui n’est pas sincère.
Moi — Peut-on considérer qu’une personne manque de sincérité simplement parce qu’elle a déjà rompu avec quelqu’un d’autre ?
Shiranami — Eh bien… pas exactement comme ça…
En tant que camarade d’Ichinose, Shiranami ne pouvait pas parler de son état. Elle avait sûrement remarqué un changement de comportement en Ichinose, mais il n’y avait aucune preuve de cela. Elle avait en effet récemment changé, mais je ne voulais pas influencer quelqu’un involontairement avant d’avoir pu évaluer l’effet que cela pouvait avoir sur lui. Ainsi je ne pouvais pas faire autrement que de semer le doute dans son cœur.
Moi — Je ne voulais pas te contrarier. C’est juste que, compte tenu de la situation, je savais qu’il y avait un risque que mes paroles ne soient pas prises à la légère, et je n’avais donc pas d’autre choix que de les exprimer d’une manière un peu provocante.
Même si c’était un peu dur, il valait mieux s’exprimer fermement. Bien qu’elle fît la grimace depuis un moment déjà, elle ne semblait pas se rendre compte que son intensité avait augmenté plus qu’elle ne l’avait imaginé.
Shiranami — … Je suis désolée. On dirait que j’en ai trop dit…
Elle était tellement désespérée qu’elle avait temporairement perdu de vue la portée de sa déclaration.
Moi — Tu t’inquiètes pour Ichinose, n’est-ce pas ?
Il était normal de s’inquiéter pour sa meilleure amie. Encore plus si on avait des sentiments.
Shiranami — Ah, hum… Je suis vraiment désolée !
Lorsqu’elle reprit ses esprits, elle commença à mesurer ses manquements.
Shiranami — Dernièrement, j’ai entendu beaucoup d’histoires sur toi et Honami-chan…
Moi — Les rumeurs ne sont que des rumeurs.
Shiranami — Oui mais tu as commencé à aller à la salle de sport avec elle au lieu de réviser pour la retrouver et tu l’as même fait venir chez toi alors que tu as une petite amie…. On dirait bien que j’ai accepté ces rumeurs sans fondement si facilement…
Ses propos m’avaient rendu quelque peu pensif.
Shiranami — Qu’est-ce qui se passe ? Tu étais calme jusque-là, mais tu fais une drôle d’expression maintenant.
Moi — Je me demandais comment ces rumeurs non fondées, ou bien ces scènes surinterprétées ont pu être diffusées avec autant de détails.
Shiranami — C’est une façon étrange de présenter les choses. Les rumeurs et les faits ne sont pas forcément liés pourtant.
Moi — Bien sûr, dans de nombreux cas, il n’y a pas de corrélation.
Shiranami —…Huh ?
Moi — Hein ?
Shiranami — Vous n’aviez pas rendez-vous à la salle de sport ?
Moi — Non, pas du tout. J’ai commencé un abonnement à la salle, mais ça n’a rien à voir avec Ichinose. Si je la vois là-bas c’est simplement parce qu’elle fait son sport de son côté avec son programme.
C’est exactement ce qui s’est passé aujourd’hui. J’avais reçu un message, mais ce n’était pas comme si nous avions promis de nous retrouver à la salle de sport.
Shiranami — Eh bien, c’est peut-être vrai. Mako-chan va aussi à la salle. Oh, mais la rumeur selon laquelle tu aurais fait venir Ichinose dans ta chambre n’a aucun fondement aussi ?
Moi — Exactement. Je ne l’ai jamais invitée.
Il y a eu trois événements similaires avec Ichinose, mais le premier s’était produit alors que notre classe passait l’examen du « vote spécial » en début d’année. La deuxième fois, c’était un jour de pluie à la fin de l’année scolaire. La troisième fois s’était produite très récemment avec Ichinose qui avait volontairement attendu devant ma porte. C’est probablement au cours de cette troisième fois, alors qu’elle m’attendait, que quelqu’un l’avait vue.
Shiranami — Je te crois.
Même si hésitante, Shiranami accepta, affichant son expression la plus positive de la journée. Cependant, selon la façon dont Shiranami interprétait désormais les choses, elle pouvait finir par se sentir trahie. Devais-je ajouter une clause de non-responsabilité dans le cas où ça tournerait mal ? Cependant, il ne fallait pas que je m’exprime comme si je cherchais des excuses au risque d’assombrir une fois de plus son cœur.
Moi — Je peux ajouter une chose ?
Shiranami — Qu’est-ce que c’est ?
Moi — Si Ichinose tombe amoureuse ou si elle l’est déjà, cela ne signifie pas que ta valeur diminue. Mais si tu fais des choses qu’Ichinose n’approuve pas, cela peut avoir des conséquences néfastes. Tu comprends où je veux en venir ?
Shiranami — …Oui.
Ne pas pouvoir être avec la personne que l’on aime rendait la situation insupportable. Cela avait pour conséquence d’interférer avec le bonheur de l’être aimé ce qui n’allait pas la rendre fière de voir un tel comportement.
Shiranami — Je suis une méchante fille, pas vrai ?
Lorsqu’elle se calma, elle commença à réfléchir à ses actions.
Shiranami — Je ne fais que me plaindre et me défouler sur toi…
Elle se sentait ainsi depuis son invitation à discuter. Mais même en faisant abstraction de sa prise d’initiative, je n’avais pas l’intention de la blâmer.
Shiranami — Même pendant l’examen estival de l’île déserte, tu m’as aidé quand j’étais perdue…
Depuis son admission, elle avait toujours nourri des sentiments particuliers pour Ichinose. Maintenant, tout en les réprimant, elle continuait de la soutenir par sa présence en tant que très bonne amie. Il n’était pas illogique qu’elle m’en veuille, faisant montre d’un comportement inconsciemment hostile.
Moi — Ne t’inquiète pas pour ça. C’est plutôt moi qui me suis mis en travers du chemin et qui ai empiré les choses en te faisant la leç…
Shiranami — Je suis vraiment désolée !
Avant que je puisse terminer, je fus interrompu par ses excuses.
Shiranami — Hum, hum, ce n’est pas que je ne t’apprécie pas ou quoi…Ce n’est vraiment pas le cas.
J’avais déjà tout compris, mais Shiranami n’eut pas l’air de s’en rendre compte, car elle essayait de se justifier. Même si j’essayais de l’arrêter, elle n’allait pas être convaincue, alors je préférai l’écouter un peu.
Après cela, Shiranami n’eut cessé de me demander pardon, faisant aller la conversation dans tous les sens avec 80 % d’excuses et 20 % de justifications.
[1] On parle ici de sacs OPP (polypropylène orienté). C’est le plastique le plus couramment utilisé pour la fabrication d’emballage et de contenant alimentaire.