CLASSROOM Y2 V0 Chapitre 5


Une histoire d’enfants innocents

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Traduction : Nova
Correction : Raitei
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La première couleur dont je me souvins… Le blanc.

Comme son nom l’indiquait, la White Room était basée sur ce thème. Le plafond n’y faisait pas exception, et dans mon premier souvenir je fixais d’ailleurs le plafond. Avant de montrer un quelconque intérêt à observer ou à jouer avec le bout de mes doigts, je m’étais simplement demandé ce qu’était ce plafond blanc. Jour après jour, je passais de plus en plus de temps à le fixer.

Au début, je pleurais. Je pleurais parce que les autres me manquaient. Puis j’avais fini par comprendre que personne ne viendrait m’aider. C’était l’instinct qui m’animait, pas la logique. L’instinct est la première chose qu’un nouveau-né inapte à s’exprimer développe en acceptant son environnement.

Après ça, je réalisai l’existence de mes doigts. Je passais toute la journée à regarder, sucer et lécher mes petits doigts, et rien d’autre. Sans but précis. Nous étions nourris par des adultes froids, distants. Même en cas de maladie, un simple traitement sans émotion et la vie reprenait son cours. Personne ne paniquait, ne s’inquiétait ou ne se réjouissait. Finalement, vous finissiez par apprendre en réalisant que tout était millimétré ici.

Les êtres humains éprouvent des sentiments de joie, de colère, de tristesse et de plaisir. Mais aucun d’entre eux n’était d’une grande utilité dans cette installation. Les enfants, avec leurs cerveaux encore peu développés, le comprirent assez tôt : que vous riez ou pleuriez, que vous étiez en colère ou triste, les instructeurs n’étaient pas là pour vous aider. Le seul moment où je pouvais avancer, c’était quand je réussissais quelque chose.

La première fois que je me souviens avoir reconnu la communication comme une langue, c’était à l’âge de deux ans. L’instructeur était assis en face de moi et j’étais assis en face de lui. Rien entre nous deux, si ce n’était ses deux mains ouvertes. Peu de temps après, l’instructeur plaça un petit ourson en gélatine dans sa main droite de manière très visible. Pour les enfants vivant dans cet établissement, cette collation était une denrée rare. Une douceur dont ils étaient habituellement privés. Enfant, je ne faisais pas exception ; je me souviens avoir eu les mêmes envies que tout le monde.

— Devinez où est le bonbon, et vous pourrez le manger.

L’adulte qui tenait un ours en gélatine dans sa main droite me le tendit. Son expression était sévère et froide. D’autre part, l’enfant qui lui faisait face, moi, Ayanokôji Kiyotaka, était également sans émotion. Nous avions tous les deux le même visage inexpressif, mais c’était mon état naturel tandis que l’instructeur essayait consciemment d’être silencieux.

En fait, tous les autres enfants étaient comme moi. Je sentais que tous avaient été élevés avec l’idée que les émotions étaient une mauvaise chose. Ainsi, il y avait des tête-à-tête entre des adultes qui cachaient leurs émotions et des enfants qui n’en avaient presque pas.

— Tu as le droit à trois chances.

L’instructeur marmonnait pour lui-même devant moi.

— …

Je ne comprenais toujours pas le langage des adultes, la signification de chaque syllabe de ces mots. « Droit », « chance »… aucun de ces mots ne pouvait vraiment être compris par un enfant de deux ans. Cependant, à cet âge, on peut comprendre instinctivement ce qu’on nous demande. Je touchai sa main droite, et l’instructeur l’ouvrit pour me donner le petit ours en gélatine.

Au même moment, d’autres enfants essayaient également de trouver la friandise. Tous les instructeurs la serraient dans leur main droite, et tous répondirent correctement.

— Suivant !

Cette fois, il tenait l’ours en gélatine dans sa main droite, mais immédiatement après, il le mit dans sa main gauche. Bien sûr, je touchai la main gauche sans hésiter. Une autre réponse correcte. Ce processus simple était répété deux fois de plus, ce qui a donné un total de quatre bonbons. Ils n’étaient pas très sucrés, mais ils constituaient une collation précieuse dans cette White Room et étaient bien accueillis par les enfants. Comme tout le monde, j’adorais le goût de ces bonbons.

— Suivant !

Cinquième fois. Cette fois, l’instructeur croisait les bras derrière son dos, attrapa un ours en gélatine et me tendit ses mains serrées.

La force de sa prise et la position de chaque main étaient presque les mêmes. L’expression ni le regard de l’instructeur ne changeaient. Il n’y avait donc aucun moyen de juger objectivement dans laquelle des deux mains le bonbon se tenait. La probabilité était donc de 50/50 dans les deux cas. Nous étions davantage évalués sur le temps. Je touchai au hasard la main droite ; elle était vide. Les autres enfants furent divisés en deux groupes, et bien que la proportion d’enfants ayant choisi la main droite fût un peu plus élevée que la gauche, il n’y avait pas de raison claire à cela. Cependant, comme prévu, tous les instructeurs avaient l’ours en gélatine dans leur main gauche.

— Suivant !

L’instructeur cacha à nouveau ses mains derrière son dos puis me les présenta. Je m’étais demandé s’il allait continuer à nous faire deviner le 50/50. Il n’y avait rien pour faire pencher le choix d’un côté ou de l’autre, alors j’osai choisir la gauche. Non.. Après une courte réflexion, je choisis de ne pas répondre immédiatement mais d’observer autour de nous. Les enfants étaient tellement concentrés sur l’instructeur et les bonbons devant eux qu’ils avaient négligé leur environnement.

Cette fois, la majorité des enfants avaient désigné la main gauche, mais la réponse correcte était la main droite. Je supposai que l’instructeur devant moi devait en faire de même.  Je désignai sa main droite, qui révéla un ours en gélatine vert.

— Suivant !

Vous n’étiez pas félicité pour avoir deviné correctement, mais au moins vous aviez le droit de manger le bonbon. Le faisant rouler sur le bout de la langue, je me concentrai à nouveau. L’instructeur répéta le même processus, et comme la dernière fois je prêtai attention à mon environnement. Mais cette fois, je n’avais droit à aucune indication. 

  • Tous ensemble.

Cela signifie que personne n’allait ouvrir ses mains tant que tous les enfants n’avaient pas fait de choix. Sans indice, je me mis à désigner la main droite. Les instructeurs ouvrirent tous leur main en même temps et… personne n’avait eu juste, la réponse n’était pas la même partout. Beaucoup d’enfant avaient déjà épuisé leurs trois chances à ce stade, personnellement il m’en restait une seule.

— Suivant !

Comme les deux fois précédentes, le bonbon était serré dans le dos de l’instructeur. Il n’y avait aucun moyen de savoir dans quelle main il se trouvait de l’extérieur et aucune main ouverte autour de nous. Dans ce cas, le fait de choisir la main droite ou la main gauche ne faisait aucune différence. Ou… Peut-être que ce n’était pas dans les mains ? L’instructeur ne nous avait pas demandé dans quelle main était le bonbon, mais seulement de montrer du doigt où se trouvait l’ours en gélatine. Il était donc possible qu’il soit ailleurs. Je laissais cette pensée enfantine me traverser l’esprit et pointa derrière moi sans toucher aucune des deux mains.

Il ne répondit pas, se contentant de fixer mes mouvements.

— Pourquoi pointes-tu vers l’arrière ?

Moi — Bonbon, main, non…

Je répondis dans un langage très approximatif.  Sans dire un mot, l’instructeur ouvrit ses deux mains en même temps et dévoilât un petit ours en gélatine dans sa main droite.

  • C’est dommage. La main droite était la bonne.

L’instructeur mit ensuite le petit bonbon dans sa bouche. L’un des deux enfants restants avait répondu correctement pour la main droite et avait reçu sa petite récompense.

  • Je vais te donner une autre chance, juste pour le plaisir.

Il sortit un autre ourson pour répéter l’opération. Je devais choisir la bonne main. Plus tôt, je croyais que ses mains étaient vides, alors que la friandise était dans sa main droite. Alors, m’étais-je trompé dans les probabilités depuis le début ? Ou, après avoir changé deux fois, il avait repris la main droite en anticipant que nous adapterions nos réponses ? La possibilité que les deux mains soient vides était plus probable que la possibilité qu’elles tiennent quelque chose. L’autre enfant restant désigna la main gauche de l’instructeur. Quelle était la bonne chose à faire… ? C’était la main droite, la main gauche, ou c’était caché derrière lui ?

 Moi — Derrière.

Après y avoir réfléchi, je fis un pari. Je rejetai les options classiques, jugeant les mains vides. L’instructeur ouvrit ses mains, et dans la main gauche se trouvait un petit ours en gélatine.

  • Dommage. Encore raté. Tu es déçu ?

C’est vrai, j’étais déçu. J’opinai du chef pour le montrer. Ce n’était pas tellement les oursons en gélatine, mais plutôt la frustration d’avoir eu tort.

  • Je suppose que ce gamin est différent, après tout.

Les adultes se rassemblèrent et chuchotèrent entre eux. Mon esprit de deux ans ne pouvait pas comprendre le sens de ces mots compliqués, je ne m’en souvenais que comme une liste de mots sans signification particulière.

  • Tous les enfants, à l’exception de Kiyotaka, essayaient de choisir entre droite ou gauche. Mais, lui, a observé les choix de ses camarades et envisageait clairement une troisième option : aucune des deux mains. De plus, il a persisté alors même que je lui avais montré que ce n’était pas caché dans mon dos. Ce n’est pas la réflexion d’un enfant de deux ans.
  • N’est-ce pas une réflexion précipitée ?
  • Cet enfant se démarque complètement dans tous les tests effectués. Il est le seul à avoir un point de vue propre.

Au milieu de ces pensées incompréhensibles, les paroles des instructeurs restèrent gravées dans ma mémoire. Je m’étais dit, quand j’allais grandir, qu’ouvrir le tiroir de mes souvenirs allait peut-être m’être utile.

—…La façon dont il me regarde est effrayante. Je me demande s’il comprend même ce dont nous parlons.

  • Pas moyen… Il a deux ans. C’est impossible qu’il comprenne plus que le strict minimum de ce que nous disons.
  • C’est vrai, mais…

Un buzzer retentit, annonçant la fin du test. Les adultes se regardèrent, ordonnèrent aux enfants de se tenir prêts et sortirent. Devant ce décor familier, les enfants les virent partir sans qu’aucun d’entre ne pleure.

Toute crainte de la solitude avait disparu depuis longtemps. Il n’y allait avoir aucun secours pour nous. C’est quelque chose que nous avions intégré, du haut de nos deux ans.

1

Un autre fragment de mémoire à déterrer. C’est inévitable : dans le processus d’effacement des souvenirs inutiles, il y a des choses qui me viennent à l’esprit.

  • Prenez votre siège et dites votre prénom.

« Prénom »… Mon cerveau reçut l’instruction, et transmit le signal à ma bouche.

Moi — Kiyotaka.

C’était un symbole. Une séquence de lettres. Un élément important pour distinguer les humains. Nous autres, élèves de la White Room, utilisions les noms comme un moyen d’identifier les individus. Cependant, lorsque nous étions jeunes, nous ne connaissions pas nos noms de familles, et tous les instructeurs nous appelaient par nos prénoms. Je n’en avais pas conscience à l’époque, mais il était vrai que la White Room faisait tout pour garantir la discrétion autour des enfants, donc les noms de famille n’étaient pas utilisés. À l’âge de quatre ans, un nouveau programme fut mis en place pour nous.

— Maintenant, commençons l’examen.

Le plus important d’entre eux était un examen écrit. Tous les élèves redressèrent leur posture et firent face à leur copie. Le test comportait cinq systèmes d’écriture : hiragana, katakana, l’alphabet[1], les chiffres et les kanjis simples. Comme nous avions déjà passé une année entière à apprendre à lire et à écrire de manière approfondie à l’âge de trois ans, il n’y avait aucune hésitation dans les mouvements de leurs doigts lorsqu’ils tenaient le stylo. Les élèves étaient pénalisés s’ils n’atteignaient pas un certain niveau de performance en un temps limité. De plus, les élèves devaient également avoir une bonne écriture : vous ne receviez aucun point si réponse fausse mais belle écriture, mais vous encouriez une pénalité en cas de copie non soignée.

Personne ne s’était demandé si nous pouvions ou non résoudre les problèmes auxquels nous étions confrontés. Enfin, c’était peut-être parce que les enfants restants étaient ceux étant certainement capables de le faire.

Une poignée avait déjà abandonné à 3 ans. Notre groupe, appelé la quatrième génération, comptait un total de 74 enfants au départ. Toutefois, nous n’étions plus que 61 à cohabiter et passer tout notre temps ensemble, sauf le coucher.

L’épreuve écrite durait 30 minutes, mais il y avait suffisamment de temps pour la terminer en environ la moitié ou les deux tiers du temps imparti si nous résolvions les questions sans hésitation. Cela était le cas pour tous les examens écrits précédents organisés dans la White Room, en tout cas. Résoudre l’équation, passer à la suivante, donner la bonne réponse, se relire… Une fois terminé, je levai ma main droite et retournai ma copie.

L’obtention d’une note parfaite à l’examen écrit était la condition minimale, en plus d’être rapide et soigné. C’était le septième examen écrit depuis mes quatre ans, et j’avais fini 1er quatre fois de suite. La première fois que j’ai passé l’épreuve écrite, j’étais 24ème, la deuxième fois 15ème, et la troisième fois 7ème. Il m’avait fallu un certain temps d’adaptation pour comprendre la logique et optimiser ma méthodologie. Mais une fois cela fait, je n’avais jamais été surpassé. Je m’améliorais même chaque jour. L’écart entre moi et la deuxième place se creusait à chaque examen écrit, et il était maintenant d’environ cinq minutes. Néanmoins, peu importe si j’avais une note parfaite ou la 1ère place, jamais je n’allais être félicité pour quoi que ce soit. Une fois tout le monde arrivé au terme de l’examen, nous enchainions sur la suite du programme.

  • Maintenant, nous allons commencer le Judo. Tout le monde se change et suit l’instructeur dans l’autre pièce.

Les arts martiaux. C’était un autre enseignement ajouté à nos quatre ans, tout comme l’épreuve écrite. J’avais déjà suivi des cours de judo pendant quatre mois. Tout en étant formés aux bases, nous avions progressé jusqu’au stade où nous devions nous battre en combat réel.

Moi — Haa !

Ma vision trembla et je ressentis une forte douleur dans le dos. Lors de la confrontation avec l’instructeur, on faisait toujours goûter cette amertume aux enfants. Je n’y faisais pas exception.

— Lève- toi !

Le claquement incessant sur le sol, la respiration coupée… Aucun répit pour nous, nous étions réprimandés si nous ne nous levions pas immédiatement.

Ensuite, des bras plusieurs fois plus épais que les miens voltigèrent vers moi. Je fus projeté une nouvelle fois, et essayai désespérément de me rattraper mais je ne pus amortir les dégâts. L’ambiance était « sympathique » dans la salle : tous les enfants pleuraient et sanglotaient pendant qu’on les malmenait.

Mikuru — Je ne peux pas… Je ne peux pas me lever… !

Comme pour implorer son pardon, Mikuru s’accrocha faiblement à la jambe de l’instructeur.

— Aller, on y retourne !

La petite fille fut obligée de se lever alors que l’instructeur lui serrait les mains de force. Son corps semblait immobilisé. Fille ou garçon, peu importait ici.

— Je t’ai dit de te lever !!

La jeune fille reçut des coups de pied, roula sur plusieurs mètres et vomit partout. Bien sûr, les adultes ne donnaient pas de coups de pied par derrière, mais il était évident qu’ils y allaient très fort.

— Je m’en fous, même si tu es une enfant ! Tu le sais ça, non ?

L’humain lambda ne pouvait se résoudre à malmener un enfant de la sorte.  Mais les instructeurs de la White Room n’étaient pas ordinaires. Ils n’avaient aucun scrupule à envoyer des femmes, des hommes et des enfants au bord de la mort.

— Personne ne pleurera si tu disparais ! Lève-toi et défends-toi !

Mikuru, prise de convulsions et déconcentrée, posa ses mains sur le sol et tenta de se relever.

— Oui ! C’est ça ! Montre un peu d’esprit !

Mikuru — Uh, uuh… Ugh… gh… !!

Mais le coup de pied précédent reçut par Mikuru était critique : elle s’effondra et perdit connaissance.

  • Merde ! Sale gosse ! Faites-la sortir d’ici ! Dégagez de mon chemin !!

L’instructeur, en marchant d’un pas lourd, cria de colère en faisant sortir Mikuru de la pièce par la force. Trouvez-vous une telle scène scandaleuse ? Si oui, vous n’avez encore rien vu. 

Avec le temps, les réactions excessives comme celles de Mikuru diminuaient de jour en jour, et même l’expression de la douleur s’estompait. Nos instincts furent tout simplement éliminés par nos cerveaux : il était naturel d’être jeté, d’avoir du mal à respirer, d’avoir mal au point de sangloter. Le seul fait d’y penser était une perte de temps. La seule façon de s’en sortir était de continuer à essayer de réduire le nombre de projections que l’on subissait. Bien sûr, la situation la plus idéale était de vaincre son adversaire, mais difficile contre quelqu’un de bien supérieur en force, en taille et en compétences. Inutile de dire qu’il n’avait pas été facile de combler le fossé entre les adultes et les enfants. Après avoir été contraints de se battre intensément et à bout de souffle, tous se relevèrent à chaque fois, sans arrêt, de plus en plus meurtris.

Et après ces moments intenses avec nos instructeurs, ce jour-là nous fûmes obligés de participer à un combat avec trois autres personnes en fin de la journée. Les enfants n’avaient jamais l’air fatigués car toute proie qui semble faible est condamnée à être chassée par les forts. Mon palmarès était de 144 combats, 127 victoires et 17 défaites. Et j’étais actuellement sur une série de 64 victoires. Les combats se déroulaient en alternance entre des adversaires masculins et féminins. Shiro se tenait devant moi, attendant silencieusement le signal du départ.

Shiro avait un record écrasant de 135 victoires et 9 défaites. Je l’ai affronté deux fois, gagnant une fois et perdant une fois. J’avais perdu mon premier match de Randori[2], mais je n’avais pas perdu depuis la première rotation. Cependant, Shiro avait les meilleures compétences en judo. Il avait pu aiguiser sa technique. D’ordinaire très agressif, aujourd’hui il semblait plus jouer sur la contre-attaque.  Je m’en réjouissais, car je voulais acquérir de l’expérience en matière d’attaque.

  • Commencez !

Au signal de l’instructeur, nous donnions absolument tout. Que l’on gagne ou perde, on passait à la leçon suivante comme si de rien n’était.

Plus tard, nous débutâmes le karaté. Cette fois, les élèves étaient soumis à des coups encore plus directs de la part des instructeurs. À 5 ou 6 ans, nous allions sûrement encore apprendre un autre art-martial. C’était ce que tous les enfants se disaient.

2

Quand j’eus cinq ans, le nombre d’enfants avait encore diminué. Nous finîmes par être 50.

Personne ne s’en souciait. Il n’y avait pas le temps pour ça. Ici, la seule chose qu’ils désirent, c’est notre capacité. Il n’y avait aucune limite. Enfin si, il y en avait bien une : notre faillite, notre effondrement. Et une fois ce moment arrivé, c’était terminé. Quelle fin. Était-ce fou ? En tout cas, c’était mon quotidien.

Le repas était servi en présence de tous. L’instructeur quitta la table et les enfants restèrent seuls. À ce moment-là, je me rendis compte de quelque chose : nous n’avions jamais eu de conversation directe entre nous. Tout ce temps, je n’avais entendu leurs voix qu’à travers les instructeurs. Pourquoi ne nous parlions-nous jamais ? Ce n’était pourtant pas interdit par les instructeurs.

Peut-être parce qu’il n’y avait pas besoin de le faire, tout d’abord. Après tout, nous connaissions les noms de tous les autres ainsi que leur niveau académique ou sportif. Nous n’avions aucun secret les uns pour les autres. Nous n’avions aucun aliment préféré ou détesté, la règle était de manger ce qui nous était servi, sans discussion possible. Il n’y avait aucun sentiment de fraternité entre nous. Les autres faisaient, en quelques sorte, partie des meubles.

Yuki — Je n’aime pas…

J’entendis une fille prénommée Yuki, qui était toujours assise devant moi, chuchoter. Ce n’était pas un comportement problématique, il ne nous était pas interdit de parler pendant le repas. C’est juste que personne n’en ressentait le besoin. C’était donc assez inédit. Je pensais qu’elle allait s’arrêter de parler parce que personne ne répondait, mais au contraire elle persista.

Yuki — Tu aimes ça, Kiyotaka ?

Elle me demanda si j’aimais ou non les carottes qui étaient devant moi. Hmm… Pour commencer, je n’avais jamais pensé au concept d’aimer ou non les carottes. Je les considérais juste comme un nutriment pour obtenir du bêta-carotène permettant la synthèse de vitamine A une fois absorbé par l’organisme. C’est une vitamine efficace pour prévenir le vieillissement cellulaire, maintenir une peau et des muqueuses saines ainsi qu’un bon système immunitaire.

Yuki — Tu aimes les carottes ?

Shiro — Je ne les aime pas non plus.

La réponse ne venait pas de moi mais de Shiro, assis à ma gauche. Yuki le regarda avec surprise. Pendant que j’étais distrait par le dialogue entre les deux, je vérifiai la caméra de surveillance. Bien sûr, les instructeurs surveillaient nos repas, je pouvais donc supposer que cette conversation était autorisée puisqu’aucun n’était intervenu. Cependant, nous n’avions aucun intérêt à nous parler… Donc pourquoi leur répondre ? Mais… J’y pensais pendant un moment. « Soit tu aimes les carottes, soit tu ne les aimes pas ». Moi, j’étais plutôt entre les deux : je ne les détestais pas.

J’avais toujours un peu de mal après les repas. Il fallait tuer le temps. Rester assis et attendre était la plus simple et la seule option que j’avais. Cependant, Yuki n’était pas comme ça, et après le dîner, elle se promena un peu partout.  Je pensais que c’était une perte d’énergie de marcher, mais je gardai le silence et la regardai. Elle fit deux ou trois tours, quand elle passa juste devant moi.

Yuki — Wa… !

Yuki avait failli trébucher et tomber, devant moi. Je luis tendis instantanément mon bras et la retins.

Yuki — C’est étrange de tomber sans raison, non ?

Après avoir analysé la situation, Yuki écarquilla les yeux et eut l’air surprise.

Yuki — Ou c’est juste la fatigue ? Non, pour moi ce n’est pas ça…

Je ne comprenais pas pourquoi elle était tombée, et elle non plus visiblement.

Yuki — Oui. Je ne suis pas fatiguée, mais je suis tombée. Bizarre, pas vrai ?

Quand elle dit cela, un regard que je n’avais jamais vu auparavant se dessina sur son visage. C’était la première expression créée par les muscles de son visage, l’orbicularis oculi ainsi que les autres muscles dans la région sourcilière. Je n’avais jamais vu un tel regard sur le visage des autres élèves ou des adultes. La jeune fille elle-même semblait comprendre mon étonnement.

Yuki — Ce… Maintenant, je…

On pouvait constater la confusion et la perplexité sur son visage.

Je comprenais pourquoi.

Moi-même je ne savais pas à quoi j’assistais.

On ne m’avait jamais rien appris ce regard.

Mais cela me disait quelque chose…

C’était ce qu’on appelait un « sourire ».

C’était quelque chose d’instinctif, nous naissons avec cette capacité.

C’est pourquoi elle pouvait l’exprimer sans l’avoir jamais apprise.

3

Les enfants de la White Room n’apprenaient pas les règles essentielles à la vie en société. Cependant, il y en avait quelques-unes strictes que nous observions depuis toujours sans aucune interruption, depuis 5 ans. Le matin par exemple.

  • Il est l’heure de se lever.

Une minuterie sonna pile à 7 heures, accompagnée d’une voix froide annonçant l’heure. Les enfants commencèrent à se lever. Avant que nous nous levions de nos lits, un membre du personnel entrait dans la chambre et retirait les électrodes attachées à nos corps. Puis il se levait et vérifiait immédiatement notre état de santé. La routine. Après avoir tout vérifié, changement de taille, de poids, etc., nous allions aux toilettes pour uriner. Des échantillons d’urine étaient prélevés une fois par mois, et une petite quantité de sang était prélevée en même temps. Après l’examen, les membres du personnel quittaient le bâtiment sans échanger un mot.

Ensuite, nous étions réhydratés puis réchauffés par 30 minutes d’exercices. Après la mise à jour quotidienne du registre des aptitudes physiques, mesurant notre force de préhension par exemple, tout le monde devait entrer dans une salle et s’exercer suivant un quota attribué à chaque sexe. Il n’y avait aucune option quant à ce qui se passerait si ce quota n’était pas atteint, puisqu’il était hors de question qu’il ne le soit pas. Ceux qui ne le faisaient pas auraient probablement été exclus, purement et simplement.

Le temps que ces étapes soient accomplies, il était 8 heures du matin. Le petit-déjeuner était plus axé sur la nutrition et plus efficace que dans ma petite enfance, avec des suppléments et une alimentation stricte. Bien manger ou ne pas bien manger, que j’apprécie ou non… Cela n’avait aucune importance, il fallait manger la nourriture dans l’ordre dans lequel elle avait été servie. Point.

Ensuite, le programme de la journée commençait. Les domaines d’étude étaient variés, allant du japonais et des mathématiques à l’économie et aux sciences politiques. Le programme de la journée se tenait jusqu’à midi, entrecoupé de petites pauses. Le déjeuner était identique au petit-déjeuner, et le programme scolaire reprenait l’après-midi.

Après être restés assis à nos bureaux à étudier jusqu’à 17h, l’entraînement physique débutait. Tout se terminait officiellement à 19 heures. Toute une journée, et aucun enfant ne disait un seul mot. Après le dîner, le bain et les contrôles physiques, il était 21h.

Pour la première fois, nous tenions une « réunion », un moment de conversation pour faire le point sur la journée. Les enfants étaient seuls dans un petit espace, sans aucun enseignant présent. Mais ils n’étaient pas libres de parler de n’importe quel sujet. C’était le moment pour les élèves d’organiser et d’examiner leurs sentiments, comparer un peu leurs réponses aux divers examens du jour… Les adultes ne s’impliquaient pas, sauf quand ils considéraient que c’était une conversation privée inutile. Le silence était permis, utile ou non, tant que les règles étaient respectées. Le temps imparti n’était que de 30 minutes, mais je me contentais toujours d’écouter ce qui se disait et n’avais jamais eu envie de parler activement. Même si les enfants étaient autorisés à parler entre eux, leurs conversations étaient entendues par les adultes. En bref, c’était un moment du programme mais cette fois-ci sans quota imposé aux élèves, quota qui aura in fine imposé un dialogue. L’objectif était aussi de faire ressortir les véritables sentiments des enfants.

À 21h30, nous étions tous renvoyés dans nos chambres. Nous devions aller aux toilettes et être au lit avant 22h. Des électrodes étaient fixées et les lumières s’éteignaient. Des contrôles médicaux étaient toujours nécessaires.  Chaque jour, 365 jours par an, il y avait toujours du temps pour analyser le déroulement de la journée.

C’était donc une journée type dans la White Room. Du réveil au coucher, c’était sa politique éducative. Notre emploi du temps était fixé à la minute près. Une boucle infinie, sur des années.

4

Tous les quelques mois ou années, il y avait une période de grand changement. C’est à ce moment que certains enfants commençaient à avoir du mal à suivre. Et pour cause : le niveau d’étude augmentait de deux ou trois niveaux de difficulté, et du retard s’accumulait petit à petit.

Il était clair que même après le même temps d’apprentissage, il y avait des différences entre les individus. Quand on leur a enseigné les additions pour la première fois. Quand on leur a enseigné la multiplication pour la première fois. Tout le monde était égal au départ, mais par la suite certains ont réalisé qu’ils étaient supérieurs les uns aux autres. En cours de route, ils peuvent revenir en arrière ou passer à la suite, mais l’enfant qui a pris un retard notable trébuche souvent à l’étape supérieure.

Je suis sûr que les adultes voyaient ces abandons d’un très mauvais œil. Cependant, ils ne pouvaient pas garder indéfiniment les enfants en difficulté. Après tout, garder un enfant risque d’impacter le rythme de ceux en avance. C’est pourquoi il était nécessaire de diminuer progressivement le nombre d’enfants.

  • Il reste 10 minutes.

Avant les nombreux abandons d’enfants, l’un des tests quotidiens était un programme écrit spécial à haut degré de difficulté. J’avais remarqué quelque chose : le niveau de difficulté des examens écrits spéciaux était augmenté en fonction des meilleurs scores précédents. Autrement dit, une note parfaite montait le niveau vers le haut, de sorte qu’un enfant ayant obtenu un score moyen auparavant allait avoir plus de difficulté à l’examen suivant. De même que si la note maximale n’était pas une note parfaite, le niveau était abaissé.

Quelle que soit la difficulté des questions, il n’y avait pas de place pour de petites erreurs de calcul, des omissions négligentes ou des excuses. C’est pourquoi les enfants se relurent plusieurs fois même après avoir résolu tous les problèmes dans les délais. Ils s’agrippaient désespérément à leurs copies de test, car la moindre erreur signifiait la fin pour eux.

Alors que les autres autour de moi étaient occupés, je continuais à fixer l’avant de la salle, un stylo à la main. Je continuais à prétendre que j’étais toujours en train de faire le test. En réalité, j’avais déjà fini de répondre à toutes les questions et je passais le temps restant à ne rien faire. Je ne m’inquiétais pas de la possibilité de faire une erreur. Parce que je savais que ce n’était pas possible : les questions posées sur la feuille de test et mes réponses étaient imprimées dans mon esprit, mot pour mot.

  • Plus que 5 minutes.

Avec l’annonce, le bruit des stylos autour de moi devint plus intense. Les gommes aussi se faisaient plus entendre, comme si leur esprit était en ébullition. Après tout, la difficulté de ce test avait augmenté de plusieurs niveaux par rapport à l’épreuve précédente.

D’ailleurs, je repensais à quelque chose. Pendant le cours de mathématiques, lorsque les élèves résolvaient des équations et des moyennes, quelque chose d’inhabituel se produisit. Il me restait presque la moitié des 30 minutes pour répondre au dernier problème et je fixais l’avant de la salle pendant le reste du temps, en attendant le signal de fin. Soudain, un homme, un représentant de la White Room, entra dans la pièce avec un air sinistre sur le visage. Il n’était pas rare qu’un adulte se présente au milieu d’un examen, lorsqu’un enfant qui n’était pas capable de suivre faisait de l’hyperventilation ou des convulsions. Je n’avais rien vu de tout ça. Peut-être qu’un enfant s’était mis à tricher ?  Non, c’était moi que cet adulte était venu voir. Il s’arrêta un peu à ma gauche, baissa les yeux sur la feuille de test, puis me regarda.

M. Ayanokôji — Kiyotaka.

Je levai les yeux quand il m’appela.

M. Ayanokôji — Souviens-toi d’une chose : une personne qui a du pouvoir mais qui ne l’utilise pas est un imbécile.

Bien sûr, il savait ce que je faisais.  

M. Ayanokôji — Aller, sors !  

Je suivis l’homme et sortis.

M. Ayanokôji — Bon sang, mais qu’est-ce que tu fais, Kiyotaka ?!!

Moi — Comment ça ?

M. Ayanokôji — Tu ne comprends vraiment pas ce que je te demande ?

On me fit asseoir dans une petite pièce privée.

Dr. Suzukake — Je vois que tu as répondu à toutes les questions.

Moi — Oui.

Dr. Suzukake — Et tu es sûr que tu vas avoir une note parfaite ?

Moi — Non.

Dr. Suzukake — En effet, bien sûr que non.

La somme de mes réponses était bloquée à 50 points.

Dr. Suzukake — Pourquoi t’es-tu retenu ?

Moi — Vous ne m’avez pas dit de ne pas me retenir.

Je savais que je n’allais pas me laisser distancer parce que je n’avais pas obtenu une note parfaite.

Dr. Suzukake — Tu sais que tu es en tête de promotion, n’est-ce pas ?

Moi — Oui.

Dr. Suzukake — Alors il n’y a qu’une seule explication…

Tout en montrant de doigt, il poursuivit.

Dr. Suzukake — Tu as compris comment fonctionnait ce programme. Tu as abaissé ton score final pour ne pas que le niveau monte de trop au prochain examen, n’est-ce pas ?

C’était la bonne hypothèse.

Dr. Suzukake — Ce n’était sûrement pas par camaraderie…  

Je vois. C’était donc la conclusion que les adultes avaient tiré.

Dr. Ishida — Cela y ressemble, en tout cas.

Dr. Suzukake — En effet.

Dr. Ishida — Et quel est l’avis d’Ayanokôji-sensei à ce sujet ?

J’étais intéressé par sa réponse.

M. Ayanokôji — Aider ses camarades en se retenant ne leur rend pas service.

Vraiment ? Je me le demandais.

Moi — Vous avez tort.

Je décidai de nier.

M. Ayanokôji — Alors essaye de me convaincre.

Après cet ordre, je mis mes propres pensées en mots.

Moi — Tout d’abord, je n’ai jamais reconnu les enfants qui m’entourent comme étant des « amis ».

M. Ayanokôji — Alors pourquoi n’as-tu pas visé la note parfaite ?

Moi — Les instructeurs savaient déjà que j’allais obtenir un score parfait cette fois-ci. Il n’est pas nécessaire d’écrire les réponses sur papier à chaque fois. C’est plus efficace en termes de temps de ne rien écrire.

Utiliser de l’énergie inutile n’était rien d’autre que du gaspillage.

M. Ayanokôji — Quel orgueil démesuré ! Le savoir s’estompe avec le temps. C’est pourquoi tu dois toujours faire de ton mieux, même ceux qui font ça risquent parfois de faire des erreurs.

Moi — Je ne ferai pas d’erreur.

M. Ayanokôji — C’est une déclaration audacieuse.

Moi — Et ce n’est pas la seule raison pour laquelle je me retiens.

M. Ayanokôji — Pardon ?

Moi — Je sais que si je ne m’étais pas retenu, le pourcentage d’enfants qui décrocheraient serait beaucoup plus élevé qu’aujourd’hui. Donc, si je fais des économies, nous remplaçons un monde où les enfants qui auraient normalement décroché sont toujours là.

M. Ayanokôji — Oui, donc c’est ce que l’on nomme la camaraderie, quoi.

Moi — Non, ce n’est pas comme ça que je le vois. Plutôt comme une perte d’expérience, de gens à analyser.

Les instructeurs se regardèrent les uns les autres, l’air perplexe.  Le cerveau avide de connaissances veut à la fois analyser des modèles et chercher des réponses.

Moi — C’est facile de les écarter à ce stade. Mais je suis encore en phase d’apprentissage. Je veux savoir ce que je peux voir et tirer des faibles.

M. Ayanokôji — Donc tu penses qu’il est trop tôt pour qu’ils abandonnent ?

J’acquiesçai de la tête. Bientôt, la plupart des enfants d’ici allaient décrocher.

M. Ayanokôji — Et tu penses que c’est à toi de décider de ça ?

Moi — Bien sûr, c’est à vous de décider. C’est ainsi dans la White Room.

Il était vain d’essayer de défier cet homme avec de la logique. L’important était qu’aucune règle n’interdisait ce que je faisais. Néanmoins, admettons que j’amène un zéro, l’instructeur pouvait considérer que je m’étais retenu et ne pas abaisser le niveau du prochain examen. Toutefois, cela ne signifiait pas non plus que l’instructeur pouvait traiter une personne ayant obtenu un 0 comme si elle avait obtenu un 100.

Dr. Ishida — Cela vous va ? Personnellement, je suis très curieux !  

M. Ayanokôji — Qu’en penses-tu, Suzukake ?

Dr. Suzukake — Je suis d’accord avec Ishida-san. S’il fait quelque chose d’imprévu, j’en suis très heureux.

L’homme resta silencieux un moment, puis me fixa.

M. Ayanokôji — Fais ce que tu veux. Mais n’oublie pas ce que j’ai dit : Ne pas utiliser son pouvoir est une idée folle.

Que ce soit vrai ou non, je décidai de m’en souvenir comme d’une phrase intéressante. Mais, en même temps, une autre émotion apparut : je  commençais à sentir que je n’aimais pas cet homme. Je commençais à comprendre un peu plus ce que ressentait Yuki quand elle disait ne pas aimer les carottes.

Au moment où l’on me ramena dans la salle pour m’asseoir, la sonnerie retentit. D’un seul coup, les enfants posèrent leurs stylos sur leurs pupitres. C’était la règle.

Mais un son n’avait pas cessé malgré la sonnerie. Le bruit d’un stylo glissant sur une feuille de papier. Ce n’était pas si inhabituel. Un garçon a continué son examen, en respirant fort et en sanglotant. Il restait concentré malgré l’ouverture des portes et les adultes arrivés dans la pièce. Il fut saisi de force par le bras droit.

  • Non ! Lâchez-moi ! Je peux encore le résoudre ! Je peux le faire ! W-waah, waah ! Je ne veux pas abandonner !!

En plus de la pression excessive, il réalisa sa défaite et pulvérisa son suc gastrique sur sa feuille d’examen. Le vomi dégoulinait sur le cou et les vêtements des instructeurs, mais ils ne semblaient pas s’en soucier. Ils retinrent l’enfant des deux côtés et le traînèrent dehors sans tenir compte de sa résistance. Les enfants étaient sans émotion, à la seule exception de l’abandon : la fin inévitable éveillait leur instinct de survie et ils perdaient toute rationalité. Certains enfants se regardaient les uns les autres, mais la plupart d’entre eux regardaient devant eux sans rien faire.

  • Uwaaaaah ! Uwaaaaaaaaaahhhhhh !

Un cri jamais entendu auparavant retentit dans la pièce. Une fois l’enfant sorti et la porte automatique refermée, le silence fit son retour.

Ils ne savaient vraiment rien, n’est-ce pas ? Le programme était largement à notre portée. S’ils ne le voyaient pas, leur abandon était la fin logique.

5

Je n’éprouvais ni goût ni dégoût.

Cela s’appliquait non seulement à la nourriture, mais également au programme scolaire. Musique (piano, violon, etc.), calligraphie, cérémonie de thé et autres activités traditionnelles, les activités culturelles… Le seul enseignement qui me barbait était une nouvelle matière introduite à nos 6 ans. Une ou deux demi-journées par mois, nous assistions à un cours appelé « voyage » sur console virtuelle.

Tous les enfants se levèrent et mirent de grandes lunettes de protection en même temps.  Notre vision s’assombrit, mais bientôt l’écran s’alluma et le programme s’afficha. Les choses commencèrent après quelques instants.

  • Le programme scolaire sera désormais axé sur le Japon, alors que par le passé nous avons étudié des villes américaines comme New York et Hawaï. Dans un premier temps, nous commencerons par les transports publics.

C’était le principe de base du cours. Il introduisait un monde plus vaste que celui de la White Room. Mais on nous avait bien fait comprendre que nous n’allions pas quitter cet endroit avant d’être adultes. La console virtuelle reproduisait le même paysage extérieur à 360 degrés avec une qualité telle qu’on pouvait le confondre avec la réalité, et le son était combiné aux images pour créer un réalisme hors du commun. Même les passants étaient reproduits, allant de l’homme d’affaires en costume au vieil homme avec une canne ou à la femme âgée essayant de monter dans un taxi, et bien d’autres.

Bien sûr, des enfants étaient également présents, mais contrairement à la réalité extérieure, ils ne semblaient pas jouer ou s’amuser du tout ; au contraire, ils montraient des mouvements inorganiques, semblables à ceux des machines. Nous apprenions l’histoire et la structure du monde pour qu’un jour, une fois dans le monde extérieur, nous puissions nous y adapter sans problème. Je savais que c’était nécessaire, mais j’avais un problème avec cette façon d’apprendre.

L’une des raisons pour lesquelles je ne l’aimais pas était qu’elle s’accompagnait d’un indescriptible sentiment de malaise. C’est ce qui est communément décrit comme le mal des transports en 3D : le cerveau peut percevoir l’image comme une hallucination en cas de déséquilibre entre la perception visuelle et les canaux semi-circulaires[3]. Il m’était juste impossible d’aller au-delà. Je n’étais pas non plus allergique à la machine, mais je ne trouvais pas cela très agréable.

Bien entendu, la console virtuelle n’était pas seulement utilisée comme un dispositif de perception visuelle du monde extérieur, mais aussi comme un outil d’entraînement à l’observation et à la perspicacité. On nous demandait de détecter des points inhabituels dans certains paysages par exemple ; si nous n’y arrivions pas ou si nous faisions une observation incorrecte, les instructeurs nous donnaient des conseils implacables. Les méthodes d’orientation variaient, mais il s’agissait principalement de celles qui causaient de la douleur : par exemple, observer sans même cligner des yeux, nous faire observer comme si notre vie en dépendait… Ainsi, nous commencions en effet à voir des choses que nous ne pouvions pas voir auparavant.

  • Ensuite, nous allons marcher dans Tokyo.

Alors que nous nous promenions virtuellement dans Tokyo, l’écran s’éteignit soudainement. Les voix des instructeurs que j’écoutais s’arrêtèrent, et le silence s’empara de nous ;

  • Tout le monde enlève ses lunettes.

La voix venait de l’intérieur de la pièce, et non du microphone. Nous suivîmes tous l’instruction en même temps.

  •  Il y a un problème technique. C’est tout pour cette leçon aujourd’hui. Nous avons encore moins d’une demi-heure avant le prochain cours, alors restez ici s’il vous plaît.

Avec ces instructions, les lunettes dans les mains de chacun furent récupérées.

Moi — Attendons…

Beaucoup d’enfants restèrent debout, apparemment pour passer le temps. Finalement, le problème n’a pu être résolu rapidement et on décida d’enchaîner sur autre chose. Les enfants furent en attente pour la suite.

  • Nous allons vous appeler un par un. La première personne dont le nom est appelé se déplacera avec l’instructeur.

Les trois premiers noms furent appelés. Finalement, je fus le dernier. J’obéis, l’instructeur s’avança lentement et m’invita à entrer dans la salle privée. Il n’y avait pas d’autres enfants dans la salle : c’était un tête-à-tête avec l’instructeur. Au centre de la pièce se trouvait une petite table et deux chaises.

— Viens, assieds-toi.

L’instructeur m’ordonna de m’asseoir en tapotant sur la table. Je m’assis en face de lui et des cinq cartes qu’il avait en main posées sur la table. Chaque carte avait un symbole différent. De gauche à droite, on y voyait un cercle, un carré, une croix, une étoile et une vague.

— Je vais te montrer comment on va procéder.  

L’instructeur me fit face, et prit les devants en retournant toutes les cartes. Le dos des cinq cartes présentant le même motif, il était à première vue impossible de déterminer leur symbole. Allait-il me demander de deviner et de lui montrer une carte particulière parmi elles ? C’est ce que je pensais, mais… Les cinq cartes furent mélangées de nouveau.

  • Tu n’auras que deux secondes à chaque fois.

Moi — Carré…

L’instructeur retourna ensuite la carte la plus à gauche. Une étoile se manifesta. L’instructeur continua à retourner les cartes, en énonçant les symboles.

Moi —  Cercle, étoile, croix, vague…

Les cartes étaient respectivement une vague, un carré, une croix et un cercle. Seule la quatrième, la croix, correspondait et était donc correcte. Le pourcentage de réponses correctes était donc de 20 %.

— Ceci est un exemple, et il sera répété neuf fois. Sois bien attentif.

Cinq devinettes, dix fois, donc 50 fois au total. La même chose fut en effet répétée mécaniquement. Le pourcentage final de réponses correctes était d’environ 30%, avec 15 réponses correctes sur 50.

—  Alors, débutons maintenant.

Moi —  D’accord.

Je pris place, là où était l’instructeur avant de se lever. Quel était le but de cette pratique ? Si ce n’était pas développer des capacités psychiques, peut-être développer son intuition ? Non, il était difficile de considérer cela comme un entraînement légitime ou réaliste. Mais il y avait bien une raison.

Les cinq cartes étaient toujours mélangées en mains par l’instructeur. Y avait-il une raison à cela ? La surface avait l’air lisse, donc mélanger sur la table aurait été facile. Devais-je oser mélanger en main ? Une autre chose qui me perturbait était que l’instructeur n’alignait pas toujours les cartes à partir de la même position : il partait parfois de l’extrémité gauche, parfois du milieu ou de l’extrémité droite ou gauche. Il n’y avait pas de règles.

Je ne voyais pas non plus de différences entre les deux facettes des cartes, même en regardant attentivement. Autrement dit, je ne pensais pas que l’instructeur ou moi-même pouvions faire la distinction entre les deux. Cependant, il y avait une grande différence entre moi et lui : avoir touché les cartes auparavant. Lors du mélange des cartes, de la distribution à leur retournement, l’instructeur effectuait toute une série de mouvement. Peut-être voulait-il brouiller les pistes ? Il semblait lire les cartes sans même les regarder.  Il ne m’était pas interdit de le faire, mais ce geste avait-il un sens ?

Il était maintenant clair que ce n’était pas seulement un exercice d’intuition. Alors, peut-être qu’un schéma… Cinq cartes furent étalées et le décompte des dix secondes débuta.  Afin d’augmenter le pourcentage de réponses correctes, ne serait-ce que de 1%, il fallait déterminer le premier symbole.

Moi —  Une étoile…

Je répondis, et l’instructeur retourna la carte la plus à gauche avec une expression de marbre.

—  C’est une étoile.

C’était toujours juste un cinquième correct.

Moi —  Vague, carré, croix, cercle.

L’instructeur retourna les quatre autres cartes restantes. J’avais deviné tous les signes, donc toutes mes réponses étaient correctes.

—  Il te reste encore neuf séries.

Moi — Oui.

Après cinq réponses correctes, j’étais convaincu d’une règle. Ensuite, le reste fut plus facile. Je continuai ensuite pour les 9 autres tours. J’avais tout deviné.

—  100% correct…

Alors que je finissais de collecter les 50 cartes précédentes, l’instructeur me regarda. Dans ses yeux, je vis une émotion qui n’était pas là avant.

—  Je n’avais pas réalisé que tu étais si observateur.

L’instructeur ne s’était pas contenté d’expliquer les règles, mais avait en plus fait un exemple avec les dix fois, pas juste une fois ou deux. Autrement dit, tout ça cachait un exercice de mémorisation.

  • Une mémoire parfaite… C’est incroyable !

Moi —  Mais vous êtes arrivés à les mémoriser, non ?

—  Pas vraiment. Je m’étais souvenu des cinq symboles en me basant sur les petites rayures des cartes que je ne pouvais pas voir, et la seule raison pour laquelle j’ai pu les aligner de la même manière que la première fois était que j’avais reçu des instructions dans l’oreillette.

Moi — C’est donc pour cela qu’il y a des caméras au plafond.

 —  Alors tu avais aussi remarqué ça…

Moi — Oui, j’avais l’impression d’entrevoir cet homme…

En arrivant dans la pièce, j’avais été approché par un homme semblant orienter mon regard vers un certain endroit. Et je ne comprenais pas pourquoi on me pressait pour m’asseoir une fois dans la pièce, et pas avant.

—  Tu es le premier à réussir cet exercice en une seule fois… Tu peux y retourner.

—   Au revoir.  

En considérant qu’il s’agissait d’une alternative à l’enseignement que j’aimais le moins, la console virtuelle, je m’en tirais bien pour la journée. 

6

À l’intérieur de la White Room, il y avait des salles consacrées à diverses activités. L’une d’entre elles était une piscine chauffée où l’on pouvait nager toute l’année.

La natation est considérée comme jouant un rôle très important dans le développement des compétences physiques, en plus d’être un sport idéal pour les corps frêles des enfants car plus doux pour les articulations. De plus, le temps passé dans l’eau permettait aux enfants d’évacuer le stress.

Nous en faisions par tranche de deux heures, et le temps était subdivisé ainsi : 30 minutes, 10 minutes de pause, 30 minutes de compétition chronométrée, puis 30 minutes de nage libre dans l’eau. J’avais pris l’habitude de la dernière demi-heure au bord de la piscine, à observer les enfants.

Yuki —  Je savais que je te trouverais ici. Tu as encore établi un nouveau record aujourd’hui.

Moi — Je n’ai pas encore atteint le temps que l’instructeur a fixé.

Yuki —  Nous sommes des enfants, eux des adultes. Ce n’est pas étrange que nous ne puissions pas l’atteindre. C’est juste un peu frustrant que je ne puisse plus te battre Kiyotaka.

Jusqu’à il y a quelques semaines, Yuki était la nageuse la plus rapide, toutes nages confondues.

Yuki — Une fois que tu m’as dépassée, l’écart entre nos records n’a cessé de se creuser. Comment peux-tu nager aussi bien ? Je me suis entraînée aussi dur…

Moi — Halte respiratoire.

Yuki — Quoi ?

Moi — Ta posture est parfaite, sauf au cours de tes respirations. Tu pourras peut-être un peu améliorer ton temps en travaillant ça. 

Yuki — Je vois… Mon instructeur ne me l’a pas fait remarquer.

Moi — Ils ne nous disent pas tout. Idéalement, ils veulent qu’on trouve les réponses par nous-même. 

Du moins, c’était ce que j’avais cru comprendre.

Yuki — Tu fais non seulement attention à toi mais aussi à ton environnement. Je n’ai pas ce genre de luxe.

Moi — Tu sais, je suis comme tout le monde. 

Beaucoup d’entre eux, en particulier les derniers arrivants à un module, prenaient du retard. Sans les bases, nous sommes trop concentrés sur la mémorisation pour obtenir de bonnes notes. D’un autre côté, des gens comme Yuki et Shiro avaient souvent eu de bons résultats du premier coup.  Ils étaient capables de saisir rapidement les bases, je suppose qu’on appelait ça des facilités. Mais je ne les enviais pas. Il avait été prouvé dans de nombreux programmes d’enseignement qu’il n’était pas grave de ne pas être bon au début, l’écart était facile à creuser tant qu’on prenait le temps de s’approprier les concepts.

Yuki resta immobile, sans s’éloigner. Elle continuait à me regarder.

Moi — …Tu as besoin d’autre chose ?

Yuki — Est-ce étrange pour moi de parler sans raison ?

Moi — Oui, c’est bizarre. Normalement, tu me parlerais si tu avais besoin de quelque chose.

Yuki — Tu es toujours pareil.

Maintenant que j’y pensais, elle parlait de plus en plus, même sans raison spécifique. Sa manière de s’exprimer avait un peu changé. Elle m’échangeait plus souvent des banalités. Pourquoi faisait-elle des choses aussi inefficaces ? Elle n’était pourtant pas un mauvais sujet d’observation. Enfin, il n’y avait aucun instructeur à proximité alors je supposais qu’on ne risquait rien. Bien sûr, nous étions sûrement observés, mais nous ne pouvions pas être blâmés car on ne faisait que profiter de ce temps libre.

Moi — Je peux te poser une question ?

Yuki — Oui…

Yuki, perplexe, ne s’attendait pas à une telle réponse en retour.

Moi — Comment se fait-il que tu sois si douée pour la conversation ?

Yuki — Hein ? Je ne sais pas…

Moi — Tu es bien meilleure que moi.  Moi, ça ne me motive pas…

Yuki — Ce n’est pas que je suis motivée mais… C’est juste que…

Elle ne savait pas de quoi elle parlait, mais elle était prête à parler tout de même ? C’était ça que j’avais du mal à saisir.

Moi — Et comment rit-on ? Tu le faisais, avant.

Yuki — Comment ? Hmm… Je ne sais pas non plus.

Moi — Pourtant tu as changé, mais tu n’as pas compris pourquoi ?

Yuki — Je ne peux pas rire, en ce moment.

En effet, je ne l’avais pas vu faire depuis longtemps. Aurait-elle ri une seule fois par hasard, sans que je ne la voie ? Ou alors les émotions sont vraiment circonstancielles ?

Yuki — Mais… Je crois que je peux rire de nouveau quand je suis avec toi, Kiyotaka.

Moi — Je ne comprends pas.

« Serait-il possible que nous ne puissions pas ressentir l’émotion qui crée le rire à moins d’être en compagnie d’une certaine personne ? », me demandais-je. Non, ce qu’elle disait était peut-être logique. Après tout, quand les instructeurs montraient leur colère, elle était dirigée vers quelqu’un. Un sourire est également dirigé vers quelqu’un. Je regardai Yuki.

Yuki — …Quoi ?

J’essayai de sourire. Comme je le pensais, je ne savais pas comment faire. Je n’avais même pas appris les bases de la colère, du chagrin et de la joie. Sans les bases, on ne peut rien faire.

Moi — Rien.

Si nous n’avons pas appris, nous n’allons pas éprouver le besoin de le ressentir. J’avais déjà arrêté d’y penser.

7

(Ayanokôji Atsuomi)

Les enfants sont conçus pour oublier la plupart des souvenirs de la petite enfance.  C’est ce qu’on appelle l’amnésie infantile. Généralement, les premiers souvenirs datent de trois ans environs. Toutefois, certains nourrissons peuvent se souvenir de détails avant. Pour preuve, l’enfant que j’avais sous les yeux.

Moi — …C’est parfait.

Pour lui, il s’agissait simplement de revoir ses souvenirs et de les verbaliser. Mais c’est quelque chose hors de portée de l’être humain ordinaire. Peut-être bien que cet exercice des oursons en gélatine ne fût pas si absurde, finalement. Après avoir écouté le résumé des sept dernières années de vie de Kiyotaka, Tabuchi et les autres en face de moi étaient très excités.

Dr. Tabuchi — Si vous publiez ces résultats, vous allez bouleverser l’ordre établi… Votre enfant a obtenu des résultats qui se situent à un niveau différent de tous ses prédécesseurs.

Moi — Tabuchi, je me fiche de savoir si c’est mon enfant ou pas. Dîtes-moi juste en quelques mots à quel point il est génial.

Dr. Tabuchi — Oui, monsieur. Il a été prouvé que les bébés étaient capables d’apprendre et de se souvenir alors qu’ils sont encore dans le ventre de leur mère. Cependant, on pensait cette capacité improbable pendant la petite enfance, et que les souvenirs n’étaient pas créés ou alors enfouis au fur et à mesure du temps, impossibles à atteindre. Cependant, votre fils… Non, Kiyotaka, peut y accéder sans difficulté.

Moi — En quoi cela le rend-il supérieur ?

Dr. Tabuchi — Par exemple… si nous ne prenons que les trois premières années, à trois ans il avait une capacité de mémoire de 1 095 jours. Il semblait donc avoir déjà quelques prédispositions expliquant sa formidable capacité d’apprentissage.

Ainsi, même s’il avait commencé à travailler côte à côte avec les autres enfants, il y avait déjà un grand écart d’aptitudes à l’âge de trois ans.

Dr. Tabuchi — C’est un génie, ça c’est sûr !

C’était dans la nature d’un chercheur de parler avec un regard d’excitation inextinguible. Cependant, nous ne pouvions pas simplement nous en réjouir. Après tout, la White Room devait former, non pas cueillir des génies tous prêts.

Moi — Malheureusement, ni moi ni la mère de Kiyotaka ne sommes très brillants. En ce sens, j’envisage mal la piste de l’hérédité.

Dr. Tabuchi — Nous ne pouvons pas exclure une mutation.

Dr. Ishida — C’est… En effet, on ne sait pas encore tout sur les gènes.

Moi — Je vous signale que nous ne sommes pas là pour trouver des génies, mais pour faire d’enfants banals des êtres exceptionnels.

Le fait qu’une telle entité existe était une bonne chose en soi. J’aurais toutefois souhaité que ce ne soit pas mon enfant, on pouvait penser que mon fils était favorisé. Il était fort regrettable que la plupart des enfants de mes pairs, ayant suivi le même programme, soient devenus des déchets inutiles. Néanmoins, c’était moi qui avais tout fait pour le placer dans ce cursus, il fallait assumer. Par ailleurs, j’avais prévu de montrer à Sakayanagi, qui avait été invité, l’état actuel de l’expérience.

Dr. Tabuchi — J’ai une suggestion sur la façon d’utiliser son talent ; pourquoi ne pas faire connaître son existence aux générations futures ? La compétition les aidera à s’améliorer. Ce serait particulièrement excitant pour les enfants qui concourent pour la première place.

Il est bon d’enseigner l’ambition. Mais se sentir limité en souffrant de la comparaison peut aussi créer une frustration et perturber le développement d’un enfant. De nombreux chercheurs, dont Ishida et ses collègues, se rallièrent à la suggestion. Cependant, Suzukake émit un avis négatif.

Dr. Suzukake — Ce n’est pas une mauvaise idée. Je suis d’accord qu’il est important d’avoir un but. Mais ça n’a pas de sens si le but est inatteignable. C’est à ce point que le fossé est grand entre Kiyotaka et les autres enfants.

Dr. Ishida — …Vous avez raison.

Dr. Suzukake — Ainsi, il est important de leur faire croire que l’égaler est faisable. Nous devrons donc contrôler les informations que nous divulguons sur lui, et le faire paraître peut-être un tout petit peu moins extraordinaire. Afin que les enfants ne doutent pas de son existence, montrez-leur des preuves indirectes de Kiyotaka.

L’idée était donc de les faire se battre dans un monde de compétition.

Moi — Vous pouvez faire ce que vous voulez, mais s’il vous plaît, ne favorisez pas Kiyotaka et continuez à éduquer les autres élèves de la quatrième génération comme vous l’avez toujours fait.

Dr. Tabuchi — Même si le nombre d’abandons continue à augmenter ?

Moi — Je ne me soucie pas même si Kiyotaka abandonne. Si nous pouvons voir les résultats de nos efforts, nous pourrons déterminer des stratégies pour d’éventuels enfants plus talentueux à l’avenir.

Nous ne devions pas nous contenter de résultats immédiats, mais voir à long terme. Pour commencer, si mon fils achevait ce cursus, il allait certainement attirer l’attention à l’extérieur : c’était là que notre enthousiasme pour la White Room allait devoir être dévoilé.

Dr. Suzukake — Les élèves de quatrième génération reçoivent le programme Bêta, et il y a de quoi s’inquiéter. Le résultat de cette éducation rigoureuse est qu’ils murissent trop rapidement.

Lorsque Suzukake répondit, Tabuchi apporta des précisions.

Dr. Tabuchi — Peut-être qu’à l’âge d’être au collège ou au lycée, ils auront un âge mental de 20… plutôt 30 ans. Mais l’écart entre cela et leur ignorance du monde peut, d’autre part, les ramener à un âge beaucoup plus bas.

Trop d’extrêmes étaient également un problème.

Dr. Suzukake — Une approche différente est nécessaire pour qu’ils puissent apprendre et grandir à leur rythme. Mais ce serait un gros pari qui pourrait être modifié par de fortes variables, et qui pourrait diminuer considérablement la valeur du projet en tant qu’œuvre d’art.

Le visage de Suzukake, à l’avant-garde du projet jusqu’à présent, était très tendu. C’est dire à quel point il était inquiet.

  • Excusez-moi, monsieur, mais Sakayanagi-sama est dans la salle d’observation. Que devons-nous faire ?

Au moment où ça devenait intéressant…

Moi — Faîtes comme prévu. Soyons soft, pour ne pas créer de rejet.

Je me levai de mon siège et partis rejoindre Sakayanagi. J’allumais l’audio de la caméra de surveillance de la salle où il se trouvait. Pour faire simple, Sakayanagi était neutre pour l’instant, mais il pouvait passer dans le camp adverse à tout moment. C’était peu probable, mais il était peut-être là pour faire du repérage. Je devais évaluer le risque. À travers l’écran, je pouvais voir Sakayanagi et une fille, probablement la sienne, dans les bras. Tous deux semblaient observer les élèves de la White Room à travers le miroir sans tain.

M. Sakayanagi — Regarde-les, Arisu… Ces enfants sont l’avenir du Japon ![4]

Elle semblait fascinée, touchant la vitre pendant une dizaine de minutes. J’avais bien l’impression que ce n’était pas le père qui voulait le plus être ici.

M. Sakayanagi — Quel est le problème, Arisu ? C’est inhabituel de te voir aussi intéressée. C’est une expérience pour créer artificiellement des génies. Je ne peux pas m’empêcher de penser la chose.

Arisu — Une expérience pour créer des génies… Je suis très intéressée.

Moi — Alors ça par exemple…

Leur relation semblait tout à fait saine.

M. Sakayanagi — Je pense juste qu’il y a beaucoup de problèmes.

Arisu — Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

M. Sakayanagi — Cette expérience soulève de nombreuses préoccupations humanitaires. Elle risque d’être critiquée de toutes parts.

Arisu — Hahahaha…

Je n’arrive pas à croire que c’est une jeune enfant. Elle est si calme et semble avoir les yeux et la sensibilité d’une adulte.

Arisu — Je ne crois pas qu’il soit possible de créer artificiellement un génie. Même si quelqu’un sort de cette structure, pouvons-nous affirmer que son talent est bien le fruit de ce lieu ?

Je me dirigeais vers eux, mais le point de vue de sa fille, Sakayanagi Arisu, m’intéressait. Ce n’était pas tous les jours qu’on avait l’occasion d’entendre l’opinion d’un enfant sur la White Room.

M. Sakayanagi — Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

Arisu —Car je pense que les enfants ayant réussi à atteindre le sommet étaient simplement ceux qui avaient le meilleur ADN, tout simplement.

M. Sakayanagi — Je vois. Il est vrai que le programme que suivent ces enfants est très rigoureux. Il est possible que les enfants qui y survivent soient ceux qui étaient déjà bons, en premier lieu. Tu es vraiment brillante, tout comme elle. Et ta personnalité est similaire aussi.

Arisu —J’en suis heureuse. Pour moi, être comparée à ma mère est le plus grand des compliments !

Comme elle le soulignait, il était difficile de déterminer où se situait la limite entre le génie et la médiocrité. Ce sont précisément les gènes et l’environnement qui sont essentiels dans le processus de développement humain. Et il était vrai que tous les enfants ayant bénéficié de l’environnement de la White Room n’étaient pas nécessairement supérieurs au stade prénatal.

Arisu — Donc les enfants qui survivent ici le font car leurs parents sont doués !!

Sakayanagi semblait sincèrement perplexe face à une question à laquelle même un adulte ne pouvait pas répondre immédiatement.

M. Sakayanagi — Eh bien, je ne sais pas. C’est peut-être vrai, peut-être pas. Mais je ne peux pas écarter la possibilité que ces enfants soient l’avenir.

Sa fille ne semblait plus lui prêter d’attention, se concentrant sur un petit garçon de façon intensive.

Arisu — …Ce garçon a déjà fini calmement tous les exercices, sans effort, depuis quelques minutes.

M. Sakayanagi — Ah, c’est le fils de sensei, n’est-ce pas ? Si je me souviens bien, son nom est… Ayanokôji… Kiyotaka-kun.

Elle semblait avoir déjà remarqué le caractère unique de Kiyotaka.

Arisu — Si c’est le fils de sensei, il doit avoir un bon ADN, non ?

M. Sakayanagi — Je ne sais pas. Il n’a pas été diplômé d’une grande université, il n’était pas un athlète exceptionnel, sa femme était une personne moyenne et aucun de ses grands-parents n’était doué. Mais il était plus ambitieux que quiconque et il a une combativité hors-pair. C’est pourquoi il est devenu si grand. À tel point qu’à un moment donné, il a même été candidat pour diriger le pays.

Arisu — Alors, n’est-il pas le sujet le plus approprié pour cette expérience ?

M. Sakayanagi — Je suppose… Il serait l’enfant idéal. Mais … Je ne peux pas m’empêcher d’être désolé pour le petit. 

Arisu — Pourquoi ?

M. Sakayanagi — Il est dans cette institution depuis sa naissance. La première chose qu’il a vue n’était pas sa mère ou son père, mais le plafond blanc de cette institution. S’il avait abandonné plus tôt, il aurait pu vivre avec sensei. Ou peut-être le fait d’y survivre lui vaut les faveurs de son père… Si tel est le cas, il est très probable que le but ultime de cette institution soit d’élever tous les enfants pour en faire des génies. Mais pour l’instant, c’est encore au  stade expérimental. C’est une bataille qui se terminera dans 50 ou 100 ans. En attendant, ces enfants ne sont pas de futurs adultes capables mais juste des expériences.  Les survivants et les abandons ne seront que des dommages collatéraux.

Arisu — Père, n’aimez-vous pas cette installation ?

Arisu dit ce que j’aurais voulu dire pour entrer dans le vif du sujet. Selon sa réponse ici, il y avait beaucoup de choses à considérer…

M. Sakayanagi — Je me le demande… Je ne pourrai peut-être pas les soutenir, honnêtement. Imaginons que cela marche ? Ce genre d’installations deviendrait la norme et ouvrirait la boîte de pandore.

En particulier, je ne voyais pas ce qu’il avait en commun avec Kijima. Il avait l’air sincère dans ses belles paroles.

Arisu — Ne vous inquiétez pas, père… Je vais résoudre ce mystère et prouver que tout est déjà déterminé à la naissance !!

M. Sakayanagi — Je suis sûr que tu as raison. Je compte sur toi, Arisu !

Sakayanagi tapota joyeusement la tête de sa fille, d’un geste pur.

Arisu — Père, j’aimerais d’ailleurs apprendre à jouer aux échecs.

J’éteignis la caméra et quittai la pièce.

Moi — Je suppose qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.

Cependant, nous devions être prudents. Après tout, nous allions lui parler du programme ; sa réaction était à redouter.

8

Encore et encore, je répétais la même journée.

Cet apprentissage dans un monde sans interruption semblait une éternité pour nous, enfants de la quatrième génération. Nous n’avions pas notre mot à dire. Peu importe la complexité et la difficulté de la situation, ce que nous devions faire restait identique. Le lendemain, le surlendemain, le jour d’après, le jour d’après et le jour d’après… Encore et encore. Le lendemain venait comme une évidence, avec toujours une nouvelle chose d’apprise. Apprendre, absorber… Si vous n’en étiez pas capable, vous ne surviviez tout simplement pas. Une fois marqué comme un échec, vous n’aviez plus de seconde chance. Et votre normalité pendant des années, d’un seul coup, ne l’est plus.

La sonnerie retentit. Les enfants suivirent les règles et posèrent leurs stylos sur leur pupitre. C’était la fin de cet examen à enjeux élevés. Les copies de test furent rassemblées et la notation débuta immédiatement. Pendant ce temps, les enfants s’asseyaient en silence à leur place et attendaient les résultats. Cependant, les résultats étaient généralement connus avant d’être distribués : tous les enfants savaient quand ils avaient bien répondu ou non. La fille devant tremblait légèrement. Je la regardais fixement, attendant le bon moment. Un des instructeurs entra, s’approcha d’elle et l’interpella.  

  • Disqualifiée.

L’instructeur annonça cela le plus calmement du monde. Ainsi, le nombre d’enfants de quatrième génération se réduisait de jour en jour. Nous n’étions déjà plus que quatre, et ce chiffre diminuait encore.

Yuki — Oh non…

Dans la White Room, il n’était pas grave d’échouer au cours du temps d’enseignement lui-même. Un dix ou un cinq aux autres examens n’avait aucune importance l’’instructeur se contentant de poursuivre le programme sans s’arrêter. C’était l’examen final qui décidait de tout : un mauvais résultat à cet instant T vous disqualifiait, peu importe vos progrès ou autres.

  • Debout.

Aucun mot supplémentaire. Juste des phrases les plus courtes possibles ;

Yuki — Je… Je ne veux pas…

Personne ne l’aurait fait de gaité de cœur. En plus, elle n’était qu’à 5 points de la note de passage. Néanmoins, dans la White Room, même un seul point ne permettait pas d’exception. Dans un certain sens, ce n’était pas illogique : les enfants qui échouent à atteindre un objectif une fois sont moins disposés à la perfection ensuite. En clair, même s’ils la laissaient passer cette fois, il y avait de grandes chances que la situation se répète à chaque fois. Elle avait atteint son maximum, donc ne pouvait plus rester.

  • Les pommes pourries doivent être éliminées. Toute entrave deviendra un fardeau pour notre croissance.

Je suppose qu’ils n’avaient pas l’intention de s’attarder sur la question. L’un des instructeurs attrapa Yuki par le bras.

Yuki — Non… Ce n’est pas juste !!

Balayant son bras, Yuki se précipita vers moi tout en étant encore secouée.

Yuki — Kiyotaka, sauve-moi ! Je ne veux pas disparaître !

En larmes, Yuki me demanda de l’aide. Je jetai un coup d’œil à l’instructeur qui s’approchait lentement de moi, mais gardai ma position indifférente.

Moi — C’est impossible…

Yuki — …

Moi —  Je ne peux pas t’aider. Non, je ne vais pas le faire.

Yuki — S’il vous plaît !!! Je ferai mieux la prochaine fois !! La prochaine !!!

Moi — La prochaine fois ? Pourquoi n’as-tu pas tout donné cette fois ? Tu sais bien qu’il n’y a pas de prochaine fois ici. 

Yuki — Eh bien, c’est… !

Comme nous n’avons qu’une seule vie, c’est maintenant qu’il faut saisir toutes les occasions et non « la prochaine fois ».

Yuki — Mais quand même… Je peux le faire, je peux le faire… !

Tout ce que j’avais accompli jusqu’à ce moment… À quoi cela rimait ? Les instructeurs nous encerclèrent, Yuki et moi.

Yuki — Huuh ?

Je fis signe aux instructeurs qui approchaient de s’arrêter et je me tournai vers Yuki.

Moi — Il est vrai que tu es ici depuis longtemps. Mais tes notes baissent d’années en années, sans amélioration. Tu as atteint ta limite.

Puis même si elle devait être sauvée et rester, ce serait la décision de l’instructeur, pas la sienne. Je ne pouvais que supposer que Yuki faisait une erreur en s’accrochant à moi comme ça.

— Allez, viens !!

Yuki — Non ! Non ! S’il vous plaît ! S’il vous plaît, laissez-moi essayer à nouveau !!!

En élevant la voix, Yuki montra une résistance particulière aux instructeurs. Ce n’était pas un comportement inhabituel chez les décrocheurs, mais il y avait un je ne sais quoi de différent avec elle… 

Moi — Tu connais bien les règles. Pourquoi es-tu si contrariée ?

Les autres, tout comme moi, semblaient ne pas comprendre sa réaction. Les instructeurs en avaient certainement leur petite idée, mais ils ne communiquaient jamais avec nous. Ils l’attrapèrent de nouveau par les bras et l’arrachèrent de force de moi.

Yuki — Aide-moi ! Kiyotaka !

Elle cria mon nom encore et encore, en hurlant et en suppliant.

Yuki — Au secours ! Au secours… !

Elle me tendit la main alors qu’elle s’effondrait au sol, me suppliant de l’aider.

De l’aide ? La fille devant moi était disqualifiée. Les disqualifiés partaient et ne revenaient jamais, il n’y avait aucune exception. Alors pourquoi avait-elle besoin de demander de l’aide ? C’était une perte d’effort, une perte de temps.

Yuki — S’il vous plaît, je ne veux pas partir !!!

Deux adultes, qui ne supportaient pas de la voir insister, entrèrent en toute hâte et la trainèrent dehors.

Yuki — Non ! Non ! Non ! Aidez-moi !!!

Une personne de plus n’avait pas atteint son objectif et fut éliminée. J’étais sûr que les autres enfants regardaient Yuki avec les mêmes yeux froids que moi. Ou peut-être avaient-ils peur d’être les prochains. Dans tous les cas, mon destin était écrit : j’allais être le dernier debout. Depuis le début, j’ai vécu en me fiant à moi. Seul. Dans ce monde blanc. Comment s’expliquait sa réaction ? Une déception de quitter l’endroit où elle avait vécu depuis des années, où elle avait presque une famille ? Ou peut-être une affection pour quelqu’un du sexe opposé ? Être traîné hors d’ici aussi brutalement n’était ni plus ni moins qu’un viol de notre identité. Ainsi, les personnes restantes se remirent à étudier immédiatement, pour ne pas être les suivants.  Toutefois…

Moi — Attendez.

Je murmurai cela à voix basse aux instructeurs.

  • Qui t’a autorisé à parler ? Ouvre-la encore et tu vas déguster !

Moi — Qu’il en soit ainsi. Mais écoutez-moi.

Immédiatement après avoir prononcé ces mots, l’instructeur se tut, s’approcha de moi et me donna un coup de pied sans hésiter.

— Je le répète, je ne t’ai pas donné la permission de parler.

Moi — Yuki ne se sentait pas bien ce matin. Elle semblait agitée pendant l’examen, et je pense qu’elle n’a pas pu montrer son vrai potentiel.

Comme j’allais continuer, il m’attrapa par le col comme pour me faire taire.

  • Il en est de sa responsabilité de prendre soin d’elle.  Tu crois que c’est une excuse ? Elle ne montrait rien d’anormal ce matin.

Moi — Vous avez raison… Mais c’était peut-être inattendu.

  • « Inattendu » ?

L’instructeur se retourna et regarda ses collègues entourant Yuki.

— …Il y a un saignement.

Les adultes semblaient réaliser que Yuki était dans un état inhabituel.

  • Saignement ? S’est-elle blessée quelque part… Non, c’est « ça » ?

  • En effet, normalement cela se produit au plus tôt vers 9 ans. Cette précocité est exceptionnelle. C’est probablement dû au stress, qui est propre à chacun, causé par la difficulté du programme. Elle semble également avoir de la fièvre, donc ce n’est pas si surprenant.

  • Allez côté clinique. Nous verrons si elle est disqualifiée ou non après l’avoir examinée de plus près.

Sur ces mots, l’instructeur donna des instructions à Yuki et la fit sortir de la pièce. Yuki me jeta un dernier coup d’œil, mais je ne lui fis pas face.

  • « Bien vu », c’est ce que j’aurais dit en temps normal. Mais tu crois qu’on ne l’aurait pas remarqué nous-mêmes ? Tes commentaires non autorisés sont toujours un problème.

Moi — Alors vous allez me punir ?

Généralement, la violation des règles était sanctionnée par des châtiments corporels. Pas plus. Je ne les voyais pas m’exclure pour si peu.

— Tu crois que je plaisante ?

Moi — Si vous comptez rester là à me surveiller, vous feriez mieux de me surveiller de plus près.

  • Alors toi…

Trop tard. L’instructeur dirigea son poing resserré vers moi. Je l’évitai. 

  • Stop !

L’instructeur tenta de répliquer, mais un autre se précipita pour l’arrêter.

  • Ne te laisse pas provoquer par un gamin, la recrue !

— … !

Il y avait de nouveaux instructeurs, plus à même de faire des erreurs grossières. Il fallait en profiter : ou ils formaient mieux leur personnel, ou ils s’encombraient de gens inutiles dont il fallait se débarrasser au plus vite.

Au final, après ce jour, Yuki ne revint plus jamais.

9

Finalement, Shiro et moi n’étions plus que tous les deux. Cela faisait des mois.

Nous n’avions pas parlé une fois, chaque jour n’était que silence. Mais ce n’était pas plus mal pour moi : sans les bavardages de  Yuki, je pouvais pleinement me concentrer sur mon apprentissage. Ce jour-là, nous allions faire du judo. Le programme était si intensif que nous ne pouvions pas faire chaque activité chaque jour. Néanmoins, Shiro et moi avions progressé, de nombreuses compétences étant communes à plusieurs arts martiaux.

  • Entraînez-vous comme d’habitude. Je sors de la pièce un moment.

L’instructeur qui faisait office d’arbitre quitta la pièce en vitesse, comme s’il avait été convoqué. Ainsi nous débutions notre randori[5], serrant le judogi[6] de l’autre. Nous avions fait cela des centaines de fois.

Shiro — Je peux te parler ?

Le silence des derniers mois fut brisé quand Shiro me murmura à l’oreille. Je pensais qu’il préparait quelque chose, mais il était complètement immobile.

Shiro — Ça fait des années que je ne t’ai pas battu au judo, hein ?

Moi — C’est exact.

Dès mon second combat, je n’arrêtais pas de gagner.

Shiro — La boxe, le karaté, le jeet kune do… Peu importe, je vais gagner un round ou deux, après c’est fini. Tu es vraiment exceptionnel.

Pourquoi me dire ça au milieu d’un combat ?

Shiro — J’ai une chose à te dire.

Moi — …Quoi ?

J’écoutais les murmures, qui se poursuivaient à une distance si proche que les adultes ne pouvaient pas les percevoir.

Shiro — J’ai décidé de quitter cet établissement.

Moi — Seuls les déchets partent d’ici.

Shiro — Alors j’en serai un. À en juger par les tendances des disqualifiés, j’ose espérer ne pas être tué si je fais les choses calmement.

Moi — Y a-t-il un but à cela ?

Shiro — Oui. Je veux la liberté.

Moi — La liberté ?

Shiro — Je veux être libre. Je veux avoir des amis. N’est-ce pas normal ? Regarde autour de toi, nous sommes seuls. Allons-nous vraiment continuer comme ça  plus de dix ans ?

Je n’arrivais pas à le comprendre, à comprendre pourquoi il me disait ça.

Shiro — Tu n’es pas curieux du monde extérieur ? Ou alors tu es juste habitué à cet endroit désormais ?

Je ne m’étais jamais posé toutes ces questions, honnêtement.

Shiro — La connaissance en cet espace confiné… Cela te convient ?

Moi — Au moins, je ne m’en plains pas.

Je progressais chaque jour dans la White Room. N’était-il pas curieux de découvrir ses limites ? Ce genre d’éducation était impossible dans le monde extérieur, sa courbe d’amélioration allait totalement s’effondrer. 

Shiro —  Moi, je veux voir le monde réel, pas le monde virtuel.

Objectivement, j’avais conscience du ras le bol des enfants avec nous. Mais l’idée d’abandonner ne m’avait jamais traversé l’esprit.

Shiro —  C’est ce que j’ai compris en voyant Yuki partir. Je l’enviais, même.

Moi — Je vois.

Si c’était la conclusion de Shiro, alors je n’avais rien à dire.

Shiro — Je me disais que tu étais comme moi. Je pensais que tu voudrais explorer le monde, un jour.

Moi — Je suis désolé, mais je n’ai jamais pensé ça.

Shiro — …Je vois. Je t’aurais bien proposé de venir avec moi…

Les adultes soupçonnaient-ils une prise de conscience pareille ? Il était établi que les éducateurs ne disaient pas tout aux enfants, mais l’inverse était aussi vrai : pour preuve, le garçon face à moi voulait quitter cet endroit le plus vite possible. Cela m’était égal, du moment que j’étais le dernier debout.

Shiro — Je vais aller de l’avant et te revoir un jour, Kiyotaka.

Je ne lui répondis pas, mais je ressentis une extraordinaire détermination qui avait l’air de le motiver. Et pourtant… Ouchhh !! Je repoussai son attaque, puis lui assenai un coup net.  Je ne pouvais pas perdre contre lui, qui avait appris des mêmes erreurs que moi : s’il exerçait une puissance de 120, j’exerçais 130. S’il exerçait 140, j’exerçais 150… Le confort de la White Room, la liberté… Je me fichais de tout ça, tout ce qui comptait était ce que j’avais à apprendre ici. Autrement dit, ma curiosité intellectuelle me poussait à rester.

Moi — C’est parti !

Même s’il n’y avait pas de juge à proximité, nous étions toujours surveillés depuis une autre pièce au deuxième étage, derrière la vitre. Shiro fut éjecté sur le tatami, conduisant à la fin du match.

Shiro — J’ai encore perdu après tout. Ma victoire n’est qu’un lointain souvenir !

Il posa son bras sur son front, essoufflé, et parla de ses souvenirs fanés.

Shiro — Cinq ans à perdre tout le temps. Je suppose que j’ai réalisé ne plus pouvoir gagner tant que tu étais là.

Moi — Tu vas vraiment laisser tomber ?

Shiro — Oui. Je quitterai la White Room quand le moment sera venu.

Il n’allait pas changer d’avis. Je ne comprenais pas. Quitter la White Room, c’était mourir, quelle que soit la forme. C’était inconcevable pour moi, mais lui devait concevoir les choses autrement. Il pouvait même se tuer, je n’allais pas l’arrêter.

Shiro — Au revoir, Kiyotaka.

C’était notre dernière conversation, à Shiro et moi.

10

Peu de temps après, Shiro abandonna. Mon dernier camarade était parti.

À partir de ce moment, ma mémoire devint plus monotone. Après tout, je n’avais personne à qui parler. Là, la seule chose qui différenciait les journées était le contenu des enseignements.

Rien ne changeait, à part les arts martiaux du moment. D’ailleurs, jusqu’à présent, j’étais en compétition avec les autres enfants. Désormais, mes adversaires étaient les adultes. À l’âge de neuf ans, j’avais vaincu tous les instructeurs qui m’avaient enseigné tout ce que je savais sur les arts martiaux. C’était sans doute pour cela que les instructeurs avaient organisé une réunion.

— Kiyotaka, tu vas maintenant affronter plusieurs personnes dans un vrai combat. Voici l’aboutissement de tout ce que tu as appris jusqu’à présent. Tous les coups sont permis.

Moi — D’accord.

— Bien sûr, tu ne te retiendras absolument pas. Tu peux combattre avec l’intention de les tuer.

Moi — Puis-je vraiment le faire ?

  • Tant que l’on n’intervient pas, tu n’as aucune limite. Attention à toi.

Moi — Oui.

J’étais dans une grande salle d’entraînement, et un groupe d’adultes en costume entra. Je ne les avais jamais vus auparavant. Quand ils me virent, ils firent des grimaces et commencèrent à rire.

— Je pensais que c’était une blague quand ils ont demandé de combattre un gamin…

Ils étaient clairement différents des adultes que j’avais eus comme professeurs d’art martiaux. Leurs mouvements n’étaient pas fluides, mais rudes et fougueux. Ils ne combattaient sûrement pas dans les règles, et devaient connaître la réalité des combats dangereux.

Il ne fallait même pas penser aller sur le terrain de la force physique avec des gens comme ça : dans un combat frontal, il n’y avait aucune chance de gagner même en faisant cent fois le duel.

  • Oui, c’est ridicule, mais reste sur tes gardes. Vu la somme qu’on a reçu, on pourrait penser qu’il a des compétences inhabituelles.

L’un des hommes semblait avoir un peu plus de jugeote que les autres.

— Viens, comme si tu voulais nous tuer. Non, essaye même. J’aurais besoin que tu aies ce genre d’envie pour avoir le cœur à te tabasser.

L’homme, qui semblait être le chef du groupe, me demanda de m’exécuter. J’allais le faire. J’avais déjà reçu mes ordres.

  • Si tu veux, nous avons des armes.

Il dit cela en posant ses chaussures sur le sol. Le son du métal grattant contre le métal résonnait au sol.

Moi — Je n’en ai pas besoin.

  • Tu veux y aller à mains nues ?

Moi — Oui.

— Tu ne plaisantes sûrement pas. Mais… Je suis sérieux aussi. Choisis-en une.

Moi — Monsieur, est-ce un ordre ?

Je me tournai vers l’instructeur, qui me regardait d’en haut, et lui demandai les consignes.

  • Faîtes ce qu’il te dit. Je suis sûr que tu sais toutes les utiliser !

Alors je décidai d’obéir, et fouillai un petit peu dans le sac.

— Matraque, pistolet paralysant, couteau… tout ce que vous voulez.

Bien sûr, pour chacune de ces armes, je les avais vues, tenues et appris à les maîtriser. Pour le simple pouvoir de tuer, j’aurais pris le couteau, mais je voulais avoir un peu de portée.

Moi — Je vais prendre celui-là.

Sans hésiter, j’attrapai la matraque qui faisait environ 30 centimètres de long.

— Sais-tu comment l’utiliser ?

Moi — On la balance, il s’agrandit jusqu’à 80 cm. C’est ça ?

— C’est ça.

Pour gagner, je devais frapper avec précision les points vitaux du corps humain. Il n’avait probablement jamais combattu un combattant de mon gabarit auparavant : je devais profiter de ma petite taille et de ma légèreté.

Après quelques minutes, le dernier adulte était par terre. La jambe écrasée par la matraque, je lui assénais le coup de grâce avec un coup sur le crâne. Cela l’assomma d’un seul coup.  Si cela n’avait pas marché, j’aurais donné un second coup qui lui aurait brisé le crâne.

  • Stop ! Stop !

J’entendis une voix qui résonnait dans la pièce, j’arrêtai donc de bouger et lançai la matraque au loin. Les adultes se précipitèrent dans la pièce et virent en aide aux blessés.

— Oh mon dieu… Il faut l’emmener immédiatement à l’infirmerie.

L’équipe médicale arriva  avec des brancards.

— À quoi jouais-tu, Kiyotaka ?

Moi — On m’a ordonné de tuer, non ?

Je leur avais même demandé confirmation.

Moi — Y a-t-il un problème ?

Les instructeurs étaient stupéfaits par la situation, mais peu après, la porte de la salle s’ouvrit.

— Ayanokôji-sensei !

M. Ayanokôji — Prenez en charge les blessés. J’aimerais m’entretenir avec Kiyotaka. Suis-moi.

Les ordres étaient absolus. Je le suivis sans hésiter. Habituellement, il y avait plusieurs instructeurs à mes côtés, mais aujourd’hui nous semblions être seuls.

M. Ayanokôji — Comme tu dois maintenant le savoir, je suis responsable de la White Room et je suis ton père.

Moi — Je le sais.

M. Ayanokôji — Je ne me suis pourtant jamais présenté tel quel.

Moi — Quand j’avais 4 ans… Je vous avais entendu parler avec les instructeurs.

M. Ayanokôji — Je vois… Tu as survécu au programme de 4ème génération. Non, tu l’as même perfectionné, totalement dépassé ;

Pour moi, l’existence d’un père n’avait rien de spécial. C’était juste un fait. Rien de plus, rien de moins.

M. Ayanokôji — Tu es spécial à mes yeux.

Moi — …

M. Ayanokôji — La White Room n’est en activité que depuis peu, environ 14 ou 15 ans… Et pourtant, aucun génie de ta trempe en vue.  Bien sûr, nous améliorons les programmes au fur et à mesure des années.

Il semblait certain que j’avais des capacités hors norme. Mais tout comme le discours sur le fait d’être mon père, ce n’était qu’un fait de plus.

M. Ayanokôji — Tu peux y retourner, maintenant.

Moi — Veuillez m’excuser.

Quel était le sens de cette conversation ? Peut-être cela avait-il un lien avec l’appareil attaché à mon bras. Comme pour confirmer cela, l’homme demanda.

M. Ayanokôji — Comment ça s’est passé ?

— Pendant le combat et la conversation avec Ayanokôji-sensei, il n’y avait pas la moindre perturbation du pouls de Kiyotaka.

M. Ayanokôji — Ses battements de cœur sont restés inchangés alors que je l’ai complimenté. Ses émotions humaines semblent complètement éteintes.

Dr. Ishida — C’est à la fois une force et une faiblesse pour Kiyotaka.

Dr. Suzukake — Ishida a raison. Les émotions ne sont pas prioritaires, mais elles sont importantes. Même la moitié de ce qu’il reste chez une personne moyenne est suffisante, mais dans le cas de Kiyotaka, il n’y en a presque plus. Il est à la fois apte et inapte à être éducateur, politicien ou à toute autre activité assimilée.

Ils continuaient de parler devant moi, sans rien cacher. Je me demandais si cela faisait partie du programme scolaire. Et peu importait les compliments ou les critiques, tout ce qui comptait était de ne pas abandonner.

Dr. Suzukake — Il est probablement impossible pour lui d’apprendre à ressentir des émotions dans l’environnement de la White Room, n’est-ce pas ?

Dr. Ishida — Oui, mais il sait utiliser le mensonge à son avantage quand c’est nécessaire. Il n’a peut-être pas beaucoup d’émotions, mais il est passé maître dans l’art de faire semblant d’être ce qu’il n’est pas.

Dr. Suzukake — C’est là le problème. Il est trop tard pour qu’il apprenne à exprimer ses émotions ici. Alors nous n’avons pas d’autre choix que de changer radicalement l’environnement.

M. Ayanokôji — Je ne vous suis pas…

Dr. Suzukake — En êtes-vous sûr ?

Dr. Ishida — Nous avons éduqué de nombreux enfants, de la première à la treizième génération qui est actuellement en cours. Le niveau de difficulté du programme d’études a eu de l’impact, mais clairement, Ayanokôji Kiyotaka est différent. Ce n’est pas parce qu’il est le fils d’Ayanokôji-sensei, mais parce qu’il est une anomalie.

Dr. Suzukake — En effet. Peu importe la dureté de l’environnement, l’adaptabilité de Kiyotaka est sans faille. Chaque enfant a des limites, mais pourquoi Kiyotaka est-il le seul à ne pas en avoir ? Comment se fait-il que plus on lui apprend, plus il absorbe tout tel un trou noir ?

M. Ayanokôji — Je ne sais pas… C’est facile de parler de génétique, mais la White Room ne sera complète que lorsque nous aurons élucidé le mystère autour de cet enfant.

Dr. Suzukake — Si je pouvais obtenir un approvisionnement régulier de gamins de ce niveau, ce serait le rêve !

M. Ayanokôji — Il faut persister. C’est pour cela que vous recevez un salaire. 

Je poursuivis mon apprentissage.

Ce qui m’attendait au bout, ce qui se trouvait au-delà de la quête du savoir, était secondaire à mes yeux.


[1] « Alphabet » (アルファベット), se réfère à l’alphabet latin.

[2] Randori (乱取り): Concrètement, un match de judo en 1 contre 3.

[3] Les canaux semicirculaires (CSC) sont trois tubes semi-circulaires interconnectés, situés dans la partie la plus interne de chaque oreille.

[4] Sakayanagi est ici sur écoute. Ayanokôji n’est pas encore à ses côtés. 

[5] Randori (乱取り) : combat d’entraînement commun à plusieurs sports (judo, aïkido…)

[6] Judogi : tenue portée au judo, souvent remplacé par « kimono » par abus de langage.

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